HISTOIRE DES JUIFS

DEUXIÈME PÉRIODE — APRÈS L’EXIL

Deuxième époque — L’apogée

Chapitre VI — Les princes Hasmonéens — (160-143).

 

 

Lorsque Juda Maccabée eut exhalé sa grande âme sur le champ de bataille d’Eleasa, la nation entière prit le deuil, et véritablement elle était devenue orpheline. L’immense élan qui avait enfanté tant d’exploits prodigieux, suscité tant de poètes avec leurs strophes enflammées, cet élan extraordinaire ne pouvait, en raison même de sa nature fiévreuse, durer indéfiniment, et une détente graduelle devait fatalement lui succéder. Un peuple entier ne peut rester sans cesse sous les armes, pour repousser des hostilités sans cesse renouvelées. D’ailleurs, le principal grief qui lui avait mis les armes à la main n’existait plus, et les Judéens avaient, dans un sens, gagné définitivement leur cause : ils n’étaient plus contraints, désormais, de renier le Dieu d’Israël et de sacrifier à Jupiter. Le traité conclu par Juda Maccabée avec le jeune roi Antiochus Eupator et son tuteur Lysias, traité qui garantissait aux Judéens la liberté religieuse, avait été respecté par Démétrius Io , successeur de ce prince. On pouvait sacrifier dans. le temple de Jérusalem selon les prescriptions de la Loi, et si Yakim ou Alcime, — le grand prêtre institué par Démétrius, — n’était pas précisément cher au peuple, toujours est-il qu’à la différence de son prédécesseur Ménélaüs, il était de race sacerdotale pure. Le parti helléniste et anti-judaïque détenait toujours, il est vrai, la citadelle de l’Acra, d’où il menaçait et les fidèles et le temple ; Bacchidès vainqueur, après la mort de Maccabée, lui avait même donné pleine autorité sur le pays, et il abusait de ce pouvoir au grand dommage des gens de bien. Mais des faits de ce genre, qui pourraient émouvoir ou révolter de grandes âmes, ont moins d’importance pour le vulgaire, amoureux de sa tranquillité avant tout, et peu disposé à risquer sa personne, sa famille et ses biens, s’il n’y est contraint par une autorité reconnue. Or, Juda Maccabée disparu, une telle autorité manquait en Israël. Les frères hasmonéens, quoique aimés du peuple, ne possédaient pas encore assez de prestige pour rallier la nation en masse autour de leur drapeau, et ils n’étaient, pour elle, qu’un parti comme un autre.

On peut, en effet, distinguer chez les Judéens, après la mort de Juda, trois partis bien tranchés ; et c’est même, à vrai dire, dans l’époque maccabéenne qu’il faut chercher la formation première des partis, ce signe de vitalité dans l’histoire d’un peuple. L’un de ces partis, qui avait ses racines dans l’essence même du judaïsme, était celui des Chassidim (Hassidéens), des piétistes rigides. L’antipode de ce parti était celui des Hellénistes, qui comptaient dans leurs rangs des prêtres, des employés du temple et les descendants de l’ancienne noblesse. La mort de Juda leur avait valu la reprise du pouvoir.

Le troisième grand parti était celui que les Hasmonéens avaient eu, en peu de temps, la puissance de constituer. Il avait à sa tête les trois fils survivants de Mattathias : Jonathan, Siméon et Johanan, autour desquels se groupaient des alliés de leur famille, des amis et d’autres Judéens partageant leurs vues. D’accord avec les Hassidéens dans l’amour du judaïsme et des objets de son culte, les Hasmonéens se séparaient d’eux par une intuition plus large, une appréciation plus saine des circonstances et une activité résolue, marchant droit à son but sans s’effrayer des obstacles. Ce n’était pas assez pour eux d’avoir fait cesser la profanation du sanctuaire et les attentats à la liberté religieuse; ils voulaient aussi supprimer les causes déterminantes de ces maux. L’attitude de ce parti est bien caractérisée par cette parole d’un psalmiste : La louange de Dieu est dans leur bouche, et dans leur main un glaive à deux tranchants. Ils ne pouvaient souffrir que la Judée subit plus longtemps le joug abhorré de la Grèce, que le sort du judaïsme dépendit des caprices d’un despote syrien ou des intrigues d’une faction perverse. Ce n’était pas seulement la liberté religieuse qu’ils prétendaient fonder dans leur pays, c’était aussi l’indépendance politique. — Mais pour cette considérable entreprise, de constituer un État judaïque indépendant, les ressources dont disposaient les Hasmonéens leur semblaient absolument insuffisantes. Ils écoutèrent donc les conseils de la prudence humaine, en cherchant à suppléer, par une assistance étrangère, à leur propre impuissance. C’est ainsi qu’ils entamèrent des relations avec Rome et aussi, parait-il, avec les Parthes, qui avaient pareillement secoué le joug de la Syrie. Mais cette politique terrestre ne pouvait plaire à leurs alliés, les Hassidéens, qui, mettant leur confiance exclusivement en Dieu, attendaient de lui seul, comme dans l’histoire biblique, l’anéantissement miraculeux de leurs ennemis, et qui blâmaient le recours à l’étranger comme un manque de foi à la puissance divine : Il vaut mieux se fier à Dieu qu’aux hommes ; il vaut mieux compter sur Dieu que sur les princes ! Il est à supposer que ce mécontentement fut une des causes qui les séparèrent des Hasmonéens et, par suite, réduisirent le nombre des combattants, circonstance à laquelle on peut attribuer lai mort de Juda.

De ces trois partis, celui des Hasmonéens était le seul qui pût arriver à prendre le timon des affaires. Les Hellénistes avaient trop violemment rompu avec le gros de la nation pour pouvoir espérer un avenir. Pour les Hassidéens, leurs vues étroites et leur placide indifférence les rendaient incapables de dominer l’anarchie pour y substituer l’ordre. Or, elle était terrible l’anarchie dont la Judée était alors le théâtre. Les deux partis armés — les Hasmonéens et les Hellénistes — s’attaquaient et s’entredéchiraient en toute rencontre ; nulle autorité régulière n’existait dans le pays, d’ailleurs en proie à une famine qui aggravait encore ce triste état de choses. Cette situation troublée est ainsi décrite dans le document primitif : Il y avait une grande affliction en Israël, comme il n’y en avait pas eu depuis le jour où la prophétie avait cessé.

Dans leur désespoir, les Judéens tournèrent leurs regards vers Jonathan Apphus : lui seul, pensaient-ils, saurait dompter des Hellénistes, rendre au pays la paix et le bien-être. Mais Jonathan ne possédait ni la popularité de son frère Juda ni ses qualités militaires. Il était homme d’État plutôt que grand capitaine. Trop faible pour attaquer Bacchidès et son armée, que Démétrius avait fait marcher sur la Judée, il ne pouvait que se tenir sur la défensive. Poursuivis par l’armée syrienne, les Hasmonéens se retranchèrent près d’une citerne d’Asphar, dans un fourré de la plaine du Jourdain ; mais, ne s’y croyant pas encore assez en sûreté, ils envoyèrent les femmes et les enfants de l’autre côté du fleuve, dans la tribu des Nabatéens, avec laquelle ils étaient en bonnes relations. Ces malheureux, que conduisait l’Hasmonéen Johanan, furent attaqués en route par une peuplade hostile, les Bné-Amri, de Médaba, et massacrés jusqu’au dernier ; atrocité dont, plus tard, Jonathan tira vengeance. — Mais les retraites mêmes de la vallée du Jourdain n’offraient plus de sécurité à la troupe hasmonéenne. Bacchidès l’y pourchassa, tomba sur elle un jour de sabbat, où la résistance, sans être défendue, était cependant plus molle par suite des habitudes formalistes de ce jour, — et la contraignit de se sauver à la nage jusqu’au delà du Jourdain. Toute la contrée citérieure se trouva ainsi livrée sans défense à l’ennemi, et Bacchidès ne laissa pas échapper cette bonne occasion d’enlever aux Hasmonéens toute possibilité de tentatives nouvelles.

Il restaura les forteresses détruites, renforça celles d’Acra, de Bethsour, de Gazara, et les munit d’armes et de vivres. En outre, pour mieux s’assurer de la fidélité du peuple, il garda comme otages, dans l’Acra, les enfants des meilleures familles. Bacchidès avait ainsi réalisé, dans l’espace d’une année (160-159), ce que ses prédécesseurs n’avaient pu faire en six ans : il avait brisé la résistance des Judéens. Le bras puissant des Maccabées leur manquait, ils ne le sentaient que trop. Certes, s’il eût convenu au roi Démétrius d’intervenir de haute lutte dans les affaires religieuses du peuple, rien ne lui était plus facile, et il ne pouvait trouver une occasion plus favorable ; mais le deuxième successeur d’Antiochus Épiphane, adonné uniquement aux plaisirs, se contentait d’avoir assuré son autorité sur la Judée, de pouvoir encaisser le tribut annuel et mettre la main sur les forces productives de la nation.

La cour de Syrie montra aussi, après la mort d’Alcime, qu’elle n’entendait plus exercer de compression religieuse. Ce grand prêtre, tout impopulaire qu’il fût, n’avait nullement pactisé avec les Hellénistes à outrance. Il n’était, en somme, qu’un ambitieux, qui se mettait volontiers du côté du plus fort. Le méfait qu’on lui reprochait n’était pas précisément, à tout prendre, une transgression religieuse. Il y avait dans le temple, entre le parvis intérieur et le parvis extérieur, une sorte de palissade, une cloison à claire-voie, qu’on appelait pour cette raison le Soreg. Cette cloison, œuvre des prophètes, à ce qu’on disait, était une barrière que ne pouvaient franchir les païens, non plus que les personnes souillées par un cadavre. Alcime entreprit de la faire abattre, évidemment dans le but de permettre aux païens l’accès de l’intérieur. Les âmes pieuses en furent profondément blessées, et Alcime ayant été peu après atteint d’une paralysie des membres et de la langue, on ne manqua pas d’y voir un châtiment céleste. La charge de grand prêtre, la plus éminente dans l’État judaïque, se trouvait ainsi vacante ; la cour de Syrie la laissa inoccupée, ne voulant pas que les Judéens conservassent même ce vestige d’indépendance. Pendant sept années, le temple resta sans grand prêtre et le pays sans représentant politique. Selon toute apparence, les fonctions de grand prêtre furent exercées, dans cet intervalle, par un vicaire ou sagan, emploi qui subsista pendant toute la durée du temple. — On ne nous dit pas que les Syriens aient porté d’autre atteinte à la liberté intérieure des Judéens. Bacchidès, dit-on, se retira aussitôt après, et le pays eut deux ans de tranquillité (159-157).

Les chefs du parti hasmonéen, Jonathan et Siméon, profitèrent de cette accalmie pour se refaire et se mettre en état de défense. Dans le désert de Jéricho se trouvait une oasis, qu’ils fortifièrent c’était Beth-Agla, non loin du Jourdain, qui leur offrait le double avantage d’un bois épais et d’une source d’eau douce et limpide. Le voisinage du Jourdain protégeait les derrières de la petite troupe et lui assurait un refuge en cas de défaite. Dans cette guerre, il est vrai, Jonathan n’était guère mieux qu’un chef de bédouins obtenant de la puissance régnante une trêve plus ou moins forcée ; mais il avait une autorité bien plus haute, parce qu’il possédait les sympathies du peuple et qu’il combattait pour une sainte cause. Du poste avantageux qu’il occupait, il dut infliger des pertes sérieuses aux Hellénistes, car nous les voyons de nouveau porter plainte auprès de la cour syrienne contre l’audace des Hasmonéens. Mais Démétrius ni Bacchidès, l’un indolent, l’autre instruit par l’expérience, ne se souciaient plus de batailler avec des guérillas sur un terrain défavorable ; les Hellénistes offrirent alors de leur livrer Jonathan et Siméon, qu’ils se chargeaient de prendre par ruse. Déjà une embuscade était préparée contre ces deux chefs, sur lesquels reposait l’avenir de la nation, lorsqu’un avis, qui leur parvint à temps, leur permit de déjouer le complot. Le résultat de cette échauffourée fut que cinquante Hellénistes furent pris et mis à mort. Bacchidès, qui avait compté sur un prompt dénouement, se vit empêtré dans une nouvelle guerre. Il assiégea les Hasmonéens dans leur fort de Beth-Agla. Mais leur troupe était déjà devenue assez considérable pour pouvoir se partager en deux corps. Harcelé de deux côtés, Bacchidès fut contraint de lever le siège, après avoir perdu une partie de son armée. Il se vengea de cet échec sur les Hellénistes, dont il fit périr un grand nombre.

Jonathan estima le moment opportun pour entrer en négociation avec le général syrien, et il réussit en effet à obtenir un traité de paix. Aux termes de ce traité, Jonathan pouvait, sans être inquiété, demeurer dans le pays ; excepté toutefois à Jérusalem ; comme garantie de ses promesses, — dont on ne connaît, du reste, rien de plus, — il devait donner des otages. On échangea les prisonniers. Bacchidès se retira, abandonnant à leur mauvais sort ses alliés les Hellénistes. Jonathan fixa sa demeure dans la place forte de Mickmas, où Saül aussi avait autrefois séjourné ; reconnu tacitement chef du peuple judéen, il en traita les ennemis avec une inflexible sévérité. Cette période, pendant laquelle le glaive cessa de sévir en Israël, fut d’environ cinq années (156-152). Ce qui serait sorti de cette situation indécise, il n’est pas facile de le dire ; ce qui est certain, c’est que, à moins d’un hasard inespéré, les Hasmonéens avaient peu de chances de voir se réaliser leur rêve. Une péripétie politique du royaume de Syrie eut, par contrecoup, des suites avantageuses pour la Judée et accrut la puissance de Jonathan et de son peuple.

Ce revirement de fortune fut occasionné par un obscur jeune homme de Smyrne, nommé Alexandre Balas. Ce jeune homme avait une singulière ressemblance avec le roi syrien Antiochus Eupator ; Attale, roi de Pergame, tira parti de cette circonstance pour l’opposer, comme roi rival, à Démétrius qu’il détestait. Il le fournit largement d’argent et de troupes, et Alexandre n’eut pas plus tôt débarqué à Ptolémaïs, que la garnison s’empressa de le reconnaître. Cette circonstance arracha Démétrius à son apathie et le décida à se mettre en quête d’alliés. Tout d’abord, il songea à gagner Jonathan. Dans une lettre flatteuse adressée au chef hasmonéen, il le qualifia d’allié, lui permit de lever des troupes, de se procurer des armes, et ordonna que les Judéens retenus comme otages lui fussent remis. Jonathan n’eut garde de perdre une si belle occasion. Il vole à Jérusalem, en prend possession, fait réparer les murs, met la ville en état de défense. Les Hellénistes, voyant la puissance aux mains de leur redoutable ennemi, abandonnent épouvantés la capitale judaïque et vont se réfugier dans la forteresse de Bethsour. — Mais Alexandre Balas, qui, lui aussi, avait besoin d’aide, vint à son tour solliciter l’alliance de Jonathan et sut, mieux que Démétrius, se le rendre favorable. Il le nomma grand prêtre, lui envoya un manteau de pourpre et une couronne d’or, et l’érigea ainsi en prince vassal du royaume de Syrie et en ami du roi. A la fête des Tentes de l’an 152, Jonathan revêtit pour la première fois les insignes de grand prêtre et fonctionna en cette qualité dans le temple. C’est ainsi que la Judée, si abaissée naguère et poussée jusqu’au bord de l’abîme, mais sauvée par le dévouement héroïque de quelques braves, sortit d’une lutte qui s’était prolongée prés de vingt ans. Elle releva la tète, et sa passive résignation fit place à un rôle actif.

Jonathan, pendant les neuf ans qu’il gouverna (152-144), contribua puissamment à cette fortune croissante. Dans cette compétition des deux rivaux pour la couronne de Syrie, il reconnut, d’un coup d’œil sûr, de quel côté il devait se ranger. Il se déclara pour Alexandre, encore que Démétrius, en homme qui n’avait rien à perdre, eut mis en avant les promesses les plus alléchantes. Ainsi, il avait écrit au peuple des Judéens, —sans mot dire du grand prêtre nommé par Alexandre, — qu’il allait lui faire remise de la plupart des impôts et redevances, rendre à la Judée trois cantons qui avaient été annexés à la Samarie, reconnaître Jérusalem comme cité d’asile et même abandonner aux Judéens l’importante citadelle d’Acra. Il promettait, de plus, de pourvoir aux frais du culte avec les fonds du trésor royal, et d’affecter à cet effet les revenus de la ville de Ptolémaïs, qui était aux mains de son adversaire. On lèverait des troupes à ses frais, lesquelles auraient droit à l’avancement et à la solde comme celles de Syrie. Ces troupes, soit trente mille hommes, deviendraient, bien entendu, une armée auxiliaire, qui l’aiderait à triompher de son rival. Aux Judéens du dehors, domiciliés en Syrie, Démétrius promettait pareillement toutes les franchises possibles ; il ne permettrait pas qu’ils fussent molestés par leurs voisins, ni qu’à l’époque de leurs sabbats et fêtes, compris les trois jours d’avant et d’après, on les dérangeât par des procès et des citations en justice. Mais le peuple, fidèle à Jonathan, ne donna pas dans le piège ; et Jonathan, lui, connaissait trop bien le caractère de Démétrius pour se laisser leurrer par ses promesses, évidemment intéressées. Il resta le partisan d’Alexandre, l’aida à triompher de son rival, et n’eut point sujet, par la suite, de regretter sa détermination. Alexandre le combla d’honneurs et lui témoigna, d’une manière bien remarquable, combien il lui savait gré de lui être venu en aide dans un moment critique. Recevant à Ptolémaïs son beau-père, Ptolémée VI Philométor, roi d’Égypte, qui lui amenait sa fille, il invita Jonathan à cette entrevue, et le traita comme son égal. Aussi, pendant le règne d’Alexandre Balas (de 152 à 146), la Judée put-elle reprendre haleine et panser les blessures que lui avaient faites la tyrannie d’une part, la trahison de l’autre. Elle se trouva en état de mettre sur pied dix mille hommes de guerre.

De son côté, Jonathan répondit à la bienveillance d’Alexandre par une fidélité à toute épreuve. Lorsque Démétrius II, surnommé Nicator, fils de Démétrius Ier, attaqua, comme héritier légitime du trône de Syrie, l’usurpateur Alexandre, Jonathan continua à soutenir ce dernier, bien que l’Égypte et Rome l’eussent abandonné. Alexandre l’en récompensa en lui cédant la ville d’Accaron (Ekron) et ses dépendances, qui, depuis lors, restèrent partie intégrante de la Judée (147).

Les troubles qui suivirent dans le royaume de Syrie, où une partie du peuple et de l’armée tenait pour Démétrius II, tandis que l’autre restait fidèle à la maison d’Alexandre Balas, même après l’assassinat de ce dernier ; ces troubles, disons-nous, parurent à Jonathan une occasion favorable de se débarrasser des Hellénistes. Il les assiégea dans l’Acra, leur forteresse, où ils continuaient à manœuvrer sans relâche contre le parti national. Dans leur détresse, ils s’adressèrent au nouveau roi de Syrie et lui demandèrent assistance. Démétrius II (146-138) était d’abord disposé à les satisfaire ; déjà même il se mettait en campagne contre Jonathan et lui signifiait d’avoir à comparaître devant lui, à Ptolémaïs, pour se justifier. Mais, voyant Jonathan venir à lui les mains pleines de présents, et jugeant son aide utile contre les ennemis qui le menaçaient lui-même, il se radoucit subitement, et loin de blâmer son entreprise contre l’Acra, il le confirma dans sa dignité de grand prêtre. Jonathan sut mettre à profit la détresse financière que Démétrius avait héritée de ses prédécesseurs pour obtenir de lui, moyennant une somme de trois cents talents, que la Judée serait exempte d’impôts et augmentée de quelques cantons. Ces privilèges furent consacrés par une lettre royale, que l’on déposa dans les archives du temple.

Toutefois, en dépit de ces assurances solennelles, Démétrius regretta bientôt d’avoir ainsi renoncé à ses avantages. Les princes syriens, de père en fils, pratiquaient volontiers l’oubli des engagements et ne se faisaient pas scrupule de reprendre, à l’occasion, ce qu’ils avaient accordé dans un moment de gène. Bientôt, du reste, l’armée judaïque eut la joie inespérée de rendre à la capitale des Syriens les humiliations qu’à maintes reprises ils avaient infligées à Jérusalem. Les habitants d’Antioche, irrités contre Démétrius, l’assiégèrent dans son propre palais ; et comme ses soldats, qu’il ne payait pas, refusaient de le secourir, il se vit dans la désagréable nécessité de s’adresser à Jonathan pour qu’il envoyât à son aide des troupes judéennes. Les trois mille hommes envoyés par Jonathan incendièrent une partie de la capitale syrienne, contraignirent les habitants et les soldats mutinés à lever le siège et à demander pardon au roi. Mais lorsque Démétrius se trouva hors de danger, il ne témoigna à son libérateur qu’une dédaigneuse ingratitude et le traita en ennemi. On ne saurait donc blâmer Jonathan d’avoir tourné le dos à ce roi déloyal, lorsqu’un général d’Alexandre Balas, Diodote Tryphon, ayant organisé une conspiration contre Démétrius, le força de fuir, en faisant proclamer roi à sa place le jeune Antiochus VI, fils de son maître. Reconnaissant envers Alexandre, autant qu’indigné de la mauvaise foi de Démétrius, Jonathan soutint le jeune roi, qui, en récompense, le confirma dans sa dignité de grand prêtre, lui conféra le droit de porter une agrafe d’or, marque distinctive des princes, et lui garantit la propriété des cantons annexés à la Judée. Son frère Siméon eut le commandement de la côte méditerranéenne, depuis l’Échelle de Tyr jusqu’à la frontière d’Égypte. Les deux frères combattirent vigoureusement pour Antiochus, dont le maintien était un gage d’indépendance pour la Judée. Tour à tour vainqueurs et vaincus, les Hasmonéens finirent par triompher. Ils assiégèrent et prirent plusieurs villes du littoral, pénétrèrent dans Damas, chassèrent les Hellénistes de Bethsour et y mirent garnison.

Mais ce que les Hasmonéens avaient le plus à cœur, c’était de rendre Jérusalem inexpugnable. A cet effet, ils en exhaussèrent partout les murs, les prolongèrent à l’orient jusqu’à la vallée du Cédron. — ce qui protégeait en même temps la montagne du Temple, — et construisirent au milieu de la ville, en face de l’Acra, un solide rempart, pour fermer aux Hellénistes le commerce de Jérusalem. Le ravin dit Chaphenatha, qui séparait de la ville la montagne du Temple, fut comblé, de sorte que toutes les parties de la ville se trouvèrent reliées entre elles. Entreprendre le siège de l’Acra leur parut sans doute peu opportun, soit parce que les Syriens auraient pu en prendre ombrage, soit parce que les généraux de Démétrius conservaient encore, malgré sa chute, une attitude menaçante et qu’il eût été, par suite, imprudent de concentrer toutes Ies forces sur un seul point. A cette époque (144-143), la Judée possédait quarante mille soldats d’élite.

L’événement montra bien qu’en fortifiant ainsi le pays et en tenant sur pied un nombre imposant de troupes, les Hasmonéens n’avaient pas fait preuve d’une prévoyance exagérée. Le général rebelle Diodote Tryphon ne se vit pas plus tôt maître de la Syrie, qu’il songea à se débarrasser de ce fantôme de roi qui avait nom Antiochus VI, et à ceindre lui-même la couronne de Syrie. Mais il trouvait dans Jonathan un puissant obstacle à ses visées ; dans Jonathan, sincèrement dévoué au jeune roi par reconnaissance pour son père, et maître alors d’une partie du littoral. Tryphon chercha donc, avant tout, à écarter de son chemin ce grand prêtre judéen devenu trop puissant, et à affaiblir, par sa mort, la Judée et le parti du jeune roi. Mais, jugeant doublement dangereux d’employer la force contre Jonathan, il eut recours à l’astuce et il réussit à vaincre, sur ce terrain, et à amener dans ses filets le plus rusé des Hasmonéens. Informé que Tryphon, à la tête d’une armée, était entré dans Bethsan (Scytopolis), Jonathan y accourut avec quarante mille guerriers ; mais Tryphon l’amadoua si bien par ses présents et ses flatteries obséquieuses, que l’Hasmonéen fut pris au piège. Sur les instances de Tryphon, il renvoya la plus grande partie de ses troupes et se rendit avec lui dans l’importante cité maritime d’Acco (Ptolémaïs), dont le fourbe lui avait promis la possession. Des trois mille hommes qu’il avait gardés, Jonathan en envoya deux mille en Galilée, de sorte que mille seulement le suivirent à Acco. Tryphon avait pris ses mesures pour qu’on s’emparât de la personne de Jonathan, aussitôt entré dans la forteresse, et qu’on massacrât son escorte. Quant aux troupes judéennes retenues dans la plaine de Jezréel et dans la Galilée, Tryphon leur fit donner la chasse ; mais elles avaient eu vent du piège tendu à leur chef, elles se défendirent énergiquement et forcèrent les poursuivants à battre en retraite.

La nouvelle des méfaits de Tryphon, apportée par ces deux mille hommes à Jérusalem, y sema le deuil et l’effroi. On était persuadé que Jonathan, partageant le sort de son escorte, avait péri de la main du perfide. Une nouvelle mainmise des Syriens sur la Judée, avec ses funestes conséquences, semblait prochaine et inévitable, et l’on croyait sentir derrière eux la main des Hellénistes. De fait, il se forma une alliance occulte entre Tryphon et les derniers Hellénistes : il paraît les avoir leurrés de l’espoir qu’il viendrait à leur secours, et eux, de leur côté, lui auraient facilité une entreprise sur la capitale judaïque. Ce double danger fut heureusement conjuré par Siméon Tharsi, le dernier des frères Hasmonéens. Bien qu’approchant de la vieillesse, il montra une résolution si virile, une ardeur si communicative, qu’il sut, dans une grande réunion convoquée au parvis du temple, ranimer dans les cœurs abattus l’espérance de la victoire. Lorsqu’il conclut par ces mots : Suis-je plus que mes frères, qui sont morts pour la religion et pour la liberté ? l’assemblée lui répondit tout d’une voix : Sois notre général, comme l’ont été Juda et Jonathan, tes frères ! Élevé ainsi au commandement par la confiance du peuple, Siméon s’occupa avant tout de mettre Jérusalem à l’abri d’un coup de main du dehors, comme des attaques éventuelles de l’intérieur, et de fermer à Tryphon tout accès dans le pays. A Joppé, le port le plus voisin de Jérusalem, il mit une garnison sous les ordres de Jonathan ben Absalom, pour empêcher, de ce côté, une descente de troupes syriennes. Siméon lui-même rassembla une armée près d’Adida, pour repousser les Syriens en cas d’irruption par les basses terres du littoral.

Mais déjà Tryphon était sorti d’Acco avec le dessein de tomber sur la Judée, terrifiée par son méfait, avant qu’elle pût s’organiser pour la résistance. Il emmenait avec lui Jonathan, qu’il avait retenu prisonnier, parce qu’il comptait tirer parti du danger qui menaçait la tête du héros populaire, bien plus que de sa mort même. Mais quand il sut que la Judée était résolue à lui tenir tête et qu’elle s’était donné un chef prêt à tous les sacrifices, il se ravisa et eut recours à la voie des négociations. Il prétendit n’avoir retenu Jonathan prisonnier que pour se faire payer les cent talents que les Judéens devaient annuellement au trésor royal et qu’ils avaient cessé de payer. Qu’on acquittât cette dette, qu’on lui remit les deux fils de Jonathan comme otages, et il s’engageait à lui rendre la liberté. Siméon devina bien l’hypocrisie de ces propositions ; il accepta néanmoins, ne voulant pas s’exposer au reproche d’avoir causé la mort de son frère. Tryphon reçut la somme et les otages demandés, mais n’en continua pas moins la guerre ; seulement il dut faire un circuit, car la présence de l’armée judaïque l’empêchait d’aller droit devant lui.

Cependant la fortune, que semblait défier cet ambitieux sans pudeur, traversa encore ses desseins. Une effroyable chute de neige, phénomène rare dans ces chaudes régions, rendit impraticable le trajet des monts de Juda et força Tryphon de prendre par la rive opposée du Jourdain. Pour se venger de sa déconvenue, il fit mettre à mort Jonathan (143), dont les restes furent plus tard, par les soins de Siméon et au milieu de la douleur universelle, déposés dans le sépulcre des Hasmonéens à Modin. Telle fut la fin du quatrième de ces frères, qui fit plus que ses devanciers et que son successeur ; car il fit monter, du fond de l’abîme, la république judaïque à un point d’où elle pouvait aisément s’élever encore, même dans des circonstances médiocrement favorables.

Juda Maccabée, sans doute, avait accompli plus d’exploits et laissé un plus brillant renom de capitaine ; mais Jonathan créa une nation forte et influente et, par la dignité de grand prêtre qui devint son partage, fit de sa propre famille la première en Israël. Juda, en mourant, laissait l’unité nationale presque aussi complètement brisée que sous le règne sanguinaire d’Antiochus ; à la mort de Jonathan, au contraire, la Judée possédait déjà les éléments essentiels d’un État régulier, les bases d’une oeuvre qu’on pouvait désormais poursuivre. Si Juda Maccabée, par le rôle qu’il a joué, rappelle les Juges de la première période de l’histoire d’Israël, Jonathan ressemble, en un sens, à son premier roi, Saül, qui sut mettre un terme à l’anarchie et fonder une autorité centrale. La couronne royale de Saül fut le trait d’union des tribus et en fit un peuple fort ; le diadème pontifical de Jonathan fut le trait d’union des partis et les fondit en une nation énergique, homogène et ayant conscience d’elle-même. L’un comme l’autre, quelque douloureuse que fût leur perte, n’emportèrent pas en mourant l’unité et la puissance nationales, parce que la destinée de ces choses reposait non sur la tête d’un homme, mais sur la conscience de tous. Comme Saül dans son gendre David, Jonathan trouva dans son frère Siméon un successeur capable de développer et de consolider son œuvre.

Mais, à l’époque même où l’État judaïque s’affermissait ainsi à travers les difficultés des luttes politiqués, la doctrine judaïque s’épanouissait sur un autre théâtre et devait, par son caractère original, exercer une influence sur la civilisation du monde. Le développement politique du judaïsme s’est accompli dans la Judée, son développement théorique dans l’Égypte.