HISTOIRE DES JUIFS

DEUXIÈME PÉRIODE — APRÈS L’EXIL

Première époque — La restauration

Chapitre III — La période des Sôpherim — (420-300).

 

 

La haine qui naît de l’amour est plus forte et plus passionnée que celle qui prend sa source dans une répulsion irréfléchie, dans un mouvement d’envie ou dans le ressentiment d’une offense. C’était par amour pour le Dieu qu’on adorait à Jérusalem que Sanballat, ses Samaritains et autres compagnons avaient travaillé obstinément à se faire admettre dans la communauté de la vie judaïque. La violence même de leur hostilité contre Néhémie, qui avait relevé l’État de ses ruines, n’était au fond que le désir indiscret et impétueux d’obtenir de haute lutte une fusion intime. Mais se voyant toujours et sans cesse repoussés, leur ardeur impatiente se changea en haine furieuse. Lorsque Sanballat, qui, par son alliance avec la famille du grand prêtre, se croyait arrivé au terme de ses vœux, subit cette humiliation de voir son gendre Manassé banni pour avoir épousé sa fille, il estima que la mesure était comble. Rusé comme il était, il conçut le dessein de faire saper les bases de l’État judaïque par ses propres membres. Ne pouvait-il pas élever à ce même Dieu un temple rival, qui disputerait la prééminence à celui de Jérusalem ? N’avait-il pas des prêtres, des descendants d’Aaron, qui pourraient, dans le sanctuaire projeté, fonctionner selon les rites légaux, selon les prescriptions de la Thora ? Son gendre Manassé pourrait y exercer la dignité de grand prêtre, et les autres Aaronides, expulsés comme lui, l’assisteraient. De la sorte, tout s’arrangeait pour le mieux au gré de ses désirs. Son vœu ardent de s’attacher au Dieu d’Israël, et son ambition d’être le chef d’une république fermée, seraient satisfaits du même coup.

C’est ainsi que Sanballat, vraisemblablement après la mort du roi Artaxerxés (420), éleva un temple au sommet de la fertile montagne de Gerizim (Garizim), au pied de la ville de Sichem, dans une contrée située précisément au centre de la Palestine. Les Aaronides bannis de Jérusalem firent choix de cet emplacement, parce que c’était du haut de cette montagne que, d’après le Deutéronome, devaient être bénis les observateurs de la Loi. Les Samaritains changèrent subrepticement la signification du mot. Ils désignèrent et désignent aujourd’hui encore le Gerizim sous le nom de montagne de la Bénédiction, comme si elle était, absolument parlant, la source de la bénédiction et du salut. Conséquemment aussi, ils nommèrent la ville de Sichem Bénédiction (Mabrachta). — Sanballat, ou les prêtres du temple de Gerizim, déclarèrent en outre que les Samaritains ne descendaient nullement des bannis transplantés là autrefois par un roi d’Assyrie, mais qu’ils étaient bel et bien des Israélites, les restes des dix tribus ou des souches de Joseph et d’Éphraïm. Il se peut, en effet, que parmi eux se soient trouvés quelques descendants des familles qui, après la chute du royaume d’Israël, subsistèrent près de Samarie ; mais que tous les Cuthéens de Sanballat se donnassent pour la postérité authentique de Joseph et d’Éphraïm et prissent le nom d’Israélites, c’était une de ces impostures audacieuses qui déconcertent, par leur audace même, ceux qui savent le mieux à quoi s’en tenir. Mais leur langue trahissait l’origine hétérogène de ce ramassis d’étrangers : c’était un jargon composé d’éléments aramaïques et autres, si barbares et si confus qu’il est impossible d’en reconnaître la source.

Quoi qu’il en soit, la tentative avait réussi. Les Samaritains avaient un temple autour duquel ils pouvaient se réunir, ils avaient des prêtres de la famille d’Aaron ; ils opposaient hardiment leur Har-Gerizim — comme ils nommaient leur montagne sainte — à celle de Moria, prouvaient par le livre de la Loi que Dieu lui-même avait destiné cette montagne à son culte, et s’appelaient eux-mêmes fièrement Israélites. Sanballat et ses successeurs s’appliquèrent à attirer parmi eux le plus grand nombre possible de Judéens. Ils leur concédaient des demeures et des terres, et leur prêtaient un appui efficace. Celui qui, dans Juda ou à Jérusalem, avait commis quelque méfait et en redoutait le châtiment, se réfugiait chez les Samaritains, qui l’accueillaient à bras ouverts. De ces éléments se forma na État pseudo judaïque, la secte des Samaritains, qui eut pour centre ou la ville de Samarie, d’où ils avaient pris leur nom, ou celle de Sichem. Les membres de cette secte formaient un petit peuple tenace, alerte, inventif, à qui Sanballat semblait avoir soufflé son esprit. Malgré sa faiblesse numérique, il s’est, par une sorte de prodige, conservé jusqu’à nos jours. En réalité, la naissance du samaritisme fut une victoire de la doctrine judaïque, si l’on considère qu’une population si disparate se sentit invinciblement attirée par elle, en fit l’étoile polaire de son existence et, en dépit de maintes mésaventures, ne l’a jamais abandonnée. La Thora, — ce code transmis par Moise et que les prêtres exilés de Jérusalem leur avaient apporté, — les Samaritains la révéraient à l’égal des Judaïtes, et réglaient d’après ses prescriptions leur conduite religieuse et civile. Pourtant, malgré cette communauté de principes, le peuple juif n’eut pas à se louer des nouvelles recrues acquises à sa doctrine. Loin de là, cette première secte judaïque lui prépara autant de maux qu’aucune de celles qui depuis se développèrent dans son sein. Les Samaritains ne furent pas seulement, pendant une longue période, ses plus violents ennemis, ils lui contestèrent nettement ses droits à l’existence. Ils soutenaient être les seuls héritiers légitimes d’Israël, niaient la sainteté de Jérusalem et de son temple ; et toutes les œuvres, tous les mérites du peuple juif n’étaient, à les entendre, qu’une falsification du judaïsme primitif. Ils ne cessaient de regarder furtivement du côté de la Judée, pour savoir ce qui s’y faisait et l’introduire chez eux, et pourtant ils auraient de bon cœur, s’ils l’avaient pu, étranglé leur modèle. Au reste, du côté des Judaïtes, la haine du voisin n’était pas moins grande : pour eux, c’était le méprisable peuple qui demeurait à Sichem. L’animosité qui avait régné entre Jérusalem et Samarie à l’époque du royaume d’Israël renaissait de ses cendres ; à la vérité, de politique qu’il était, son caractère, était devenu religieux ; mais elle n’en était que plus violente et plus passionnée.

Toutefois, l’existence de la secte samaritaine exerça sur les Judéens une influence stimulante. Rencontrant sans cesse dans leur plus proche voisinage des pratiques contraires aux leurs, des idées et des doctrines qui les froissaient au plus profond de l’âme, ils durent se recueillir afin de se rendre compte de leur propre essence. Ce sont les Samaritains qui les ont incités à se connaître eux-mêmes. Qu’est-elle au vrai cette chose qui les distingue non seulement du monde païen, mais encore de ces voisins adorant le même Dieu qu’eux et prenant pour base le même livre ? Alors seulement cette pensée, qu’ils avaient une religion propre, s’accusa nettement pour eux ; c’est par le contraste que se fit jour, dans leur conscience, la notion du judaïsme. Elle ne s’appliquait plus désormais à une nationalité, mais à une confession religieuse. Le nom de Judaïtes ou Judéens (Juifs) perdit sa signification de tribu particulière et désigna dès lors, d’une façon générale, les sectateurs du judaïsme, qu’ils appartinssent à la tribu de Juda ou à celle de Benjamin, qu’ils fussent Aaronides ou Lévites. Ce qui constituait avant tout cette croyance, c’était de reconnaître le code de la Thora comme révélé directement de Dieu par l’organe de Moïse. Autant le peuple, en général, était autrefois indifférent à l’endroit de ce code fondamental, autant il l’honora et le glorifia dans les temps qui suivirent l’action d’Ezra et de Néhémie. La Thora fut considérée comme le résumé de toute sagesse et révérée comme telle. La poésie hébraïque, toujours vivace encore, l’exalta par les plus pompeuses louanges.

Il s’ensuit naturellement que la Thora devint la loi fondamentale de la petite république de Juda. Quoi qu’il s’agit de faire ou de ne pas faire, on se préoccupait de savoir si c’était conforme à ce qui est écrit. — L’esclavage, en ce qui concerne les indigènes, disparut complètement. Si un Judéen voulait se vendre comme esclave, il ne trouvait point d’acheteur. Aussi l’institution du Jubilé n’eut-elle plus de raison d’être, ayant pour but essentiel de procurer la liberté aux esclaves. En revanche, on observa strictement l’année sabbatique, eu égard aux personnes et aux terres. Chaque septième année éteignait les dettes des pauvres, et les champs y restaient en friche. Précédemment déjà, selon toute apparence, les favoris juifs des rois de Perse avaient obtenu que, dans cette année de chômage, les redevances agricoles fussent suspendues. Et c’est ainsi que tous les détails de la vie extérieure furent réglés selon les prescriptions du livre de la Loi. Les pauvres furent l’objet d’une sollicitude particulière, conformément aux exhortations du Pentateuque, qui avait dit : Il ne doit pas y avoir de nécessiteux dans le pays. Faire l’aumône passait, dans ce nouvel ordre de choses, pour la plus haute vertu. Chaque communauté choisissait quelques-uns de ses membres, avec mission de se consacrer aux intérêts des pauvres. Les plaintes si fréquentes des prophètes, flétrissant l’inhumanité envers les misérables et les délaissés, il n’était plus nécessaire de les faire entendre.

La justice fut organisée dans tous ses détails et exercée avec tant de scrupule, qu’elle aurait pu servir de modèle à tous les peuples de la terre. Deux fois la semaine, le lundi et le jeudi, les tribunaux siégeaient dans toutes les grandes villes ; soit parce que ces deux jours, déjà antérieurement, étaient jours de marché pour les paysans, ou pour quelque autre raison. Une fois en train d’organiser l’État d’après l’esprit de la Thora ou sur les bases de la Bible, pourquoi les chefs spirituels du peuple n’auraient-ils pas songé à instituer une autorité suprême, avec pouvoir d’interpréter la Loi et de légiférer elle-même ? Le Deutéronome imposait l’établissement d’un tribunal souverain, qui devait prononcer définitivement sur toutes les questions douteuses ; une autorité absolue s’attachait à ses arrêts, dont nul ne pouvait s’écarter à droite ni à gauche. Les chefs de l’État, depuis Néhémie, pénétrés de l’esprit de la Thora, devaient donc se faire un devoir de créer une semblable et toute-puissante autorité. De combien de membres devait-elle se composer ? Sur ce point aussi la Loi contenait une indication. Moïse s’était entouré de soixante-dix Anciens, représentants des soixante-dix principales familles, et qui devaient partager avec lui le fardeau du gouvernement. Il était donc tout naturel, étant donné un Conseil législatif statuant en dernier ressort, de le composer également de soixante-dix Anciens. Cet institut d’une espèce particulière, qui subsista sans interruption jusqu’à la chute de l’État judaïque, qui était le gardien de la Loi et qui parfois joua un rôle considérable, fut créé, sans aucun doute, dans la période dont nous nous occupons. De la Grande Assemblée, convoquée temporairement sous

Néhémie pour édicter un certain nombre de mesures, se forma un corps permanent, qui eut à délibérer sur d’importantes questions religieuses et morales. Les soixante-dix membres de ce grand Conseil furent vraisemblablement choisis dans les différentes familles ; il est également à croire que le grand prêtre en fit partie, mieux encore, qu’il en eut la présidence, lors même qu’il ne l’eût pas mérité. Les soixante-dix membres de la corporation durent ainsi s’augmenter d’une unité, et ce chiffre resta invariable. — Le président reçut le titre de Père du tribunal (Ab-beth-din).

Aussitôt que fut constitué ce corps, — qui s’appela plus tard le Synedrium (Synhédrin), — il s’appliqua à continuer le mouvement commencé par Ezra et Néhémie, c’est-à-dire à faire entrer de plus en plus le judaïsme ou la Loi dans la vie et les habitudes du peuple. Le grand Conseil y introduisit une transformation complète. Tous les changements qu’on remarqua, deux siècles plus tard, dans la communauté judaïque, étaient son œuvre ; les mesures nouvelles que la tradition attribuait à Ezra, ou qui étaient connues sous le nom d’institutions des Sôpherim (dibrê sôpherim), n’étaient autre chose que des créations de ce Conseil. C’est lui qui a posé les solides fondements d’un édifice destiné à braver l’effort des siècles.

On institua, avant toutes choses, des lectures publiques et régulières de la Thora. Chaque sabbat et chaque jour de fête, une section du Pentateuque devait être lue au peuple assemblé. Mais de plus, aux deux jours de la semaine où les villageois avaient coutume d’aller au marché de la ville voisine ou au tribunal, on voulut qu’ils entendissent également la lecture, fût-ce de quelques versets seulement. D’autre part, pour que chacun pût faire cette lecture, le texte devait être lisible. Or ce texte avait conservé jusqu’alors la forme archaïque des caractères phéniciens ou du vieil hébreu. Pour les Judéens de l’empire persan, plus encore que pour ceux de Palestine, la Thora était donc lettre close, et il devint nécessaire de remplaces les caractères anciens, l’écriture hébraïque (khetab ibri), par celle qui avait cours alors dans les contrées de l’Euphrate, et du Tigre. Cette écriture nouvelle, dont les Judéens du pays et plus encore ceux de Perse se servaient dans leur pratique journalière, fut en conséquence adoptée pour la transcription de la Thora et des autres livres saints qui pouvaient exister à cette époque ; pour la distinguer de l’ancienne, on la nomma l’écriture assyrienne (khetab aschouri), parce qu’elle avait reçu sa forme dans une province autrefois assyrienne. Mais les Samaritains conservèrent sa forme antique au texte du Pentateuque, et cela par esprit de contradiction, pour pouvoir accuser leurs adversaires d’avoir introduit une innovation et falsifié la Thora. Aujourd’hui encore leur Écriture sainte offre ces mêmes caractères archaïques, que leurs prêtres eux-mêmes, pour la plupart, sont incapables de lire.

Par suite de ces fréquentes lectures de la Loi et de cette facilité à en déchiffrer le texte, s’éveilla chez les Judéens une sorte d’ardeur et d’activité religieuse, qui imprima peu à peu à toute la race un caractère particulier. La Thora devint pour elle une possession spirituelle, un sanctuaire intérieur. Une autre institution encore prit naissance à cette époque ; je veux dire des écoles pour les adultes, écoles destinées à leur faire connaître, à leur faire aimer la doctrine et les lois religieuses. Les guides spirituels du peuple avaient énergiquement recommandé à leurs successeurs de former beaucoup de disciples, et sans aucun doute ils ont dû faire eux-mêmes ce qu’ils recommandaient d’une manière si pressante. Une de ces écoles supérieures (bêth waad) fut certainement instituée en premier lieu à Jérusalem. On donna aux maîtres le nom de docteurs de l’Écriture, scribes (sôpherim) ou de sages, aux élèves celui de disciples des sages (talmidé chachamim). Le rôle de ces sages ou docteurs était double : d’une part, interpréter les lois de la Thora ; de l’autre, en réaliser l’application dans la vie individuelle ou collective. Le grand Conseil et la maison d’école se donnaient la main et se complétaient mutuellement. Il en résulta une incitation puissante quoique invisible, qui a donné aux descendants des patriarches une empreinte si originale qu’elle agit à l’instar d’une aptitude native ; à savoir, la passion d’approfondir, d’interpréter, de tendre toutes les facultés d’un esprit subtil pour découvrir dans un mot ou dans un fait des aspects nouveaux.

Au surplus, le grand Conseil, auteur ou instigateur de tous ces progrès successifs, ne s’est pas contenté l’expliquer et d’appliquer les lois consignées dans la Thora : il a fait lui-même des lois destinées à diriger, à stimuler et à fortifier le peuple dans sa conduite morale et religieuse. Une antique sentence, émanée de la plus haute autorité judaïque, exhortait les contemporains et la postérité à faire une haie autour de la Loi. Il y avait là un avertissement, pour les législateurs, de défendre certaines choses même licites, si elles confinaient à des choses illicites ou risquaient de se confondre avec elles. Ce système de haies (seyaghim), ce soin anxieux d’empêcher préventivement les transgressions possibles, se justifiait par le caractère transitoire de l’époque. Le peuple, en général, encore dénué d’instruction religieuse, devait par là s’accoutumer à obéir aux lois et à remplir tous ses devoirs. Cette pensée, de tenir le peuple en garde contre toute infraction à la Loi, est l’origine de toute une série de lois lui appartiennent à la période des sôpherim. Les degrés de parenté ascendante, descendante et collatérale, eu égard aux unions illicites, furent considérablement amplifiés. Des précautions extrêmes furent prises pour assurer le respect de la chasteté. On ne permit pas à un homme de rester en tête-à-tête avec une femme mariée. A la tiédeur avec laquelle le repos du sabbat était observé du temps de Néhémie, on opposa des lois sabbatiques d’une rigueur extrême. Pour prévenir la profanation éventuelle du sabbat et des fêtes, le travail devait être suspendu dès la veille, avant le coucher du soleil ; et l’on institua à cet effet un employé chargé de donner, en sonnant du cor, le signal du repos.

Le sabbat et les fêtes devaient d’ailleurs faire naître dans l’âme un saint et religieux recueillement, et lui faire oublier les peines et les soucis du labeur quotidien. Dans cette pensée, il fut ordonné, à l’époque des sôpherim, qu’au début et à la fin de ces jours de repos l’on boirait une coupe de vin, en y joignant une formule de bénédiction : au début, pour se rappeler que ces jours sont saints et consacrés à Dieu (Kiddousch) ; à l’issue, pour marquer leur supériorité sur les jours ouvrables (Habdalak). Par ces dispositions, qui ne sont pas restées lettre morte, le sabbat a acquis un caractère particulièrement religieux. — Le premier soir de la fête du printemps, où l’on mangeait l’agneau pascal, prit également une haute signification à l’époque des sôpherim en vue de réveiller et de raviver chaque année, avec le souvenir de la sortie d’Égypte, le sentiment de la liberté. Dans cette soirée de fête, il était de règle ou d’usage de boire quatre coupes de vin ; les plus pauvres mêmes trouvaient moyen de se procurer la liqueur qui réjouit le cœur de l’homme, ou on la leur procurait par des collectes pour les indigents. Parents et amis se réunissaient en cercle intime autour de la table pascale, non pour célébrer des orgies, mais pour se remettre en mémoire la merveilleuse délivrance d’Israël et glorifier le Dieu de leurs pères ; en souvenir de cet événement, ils mangeaient des herbes amères, rompaient des pains azymes, goûtaient de la chair de l’agneau pascal et faisaient circuler le vin, non pour s’enivrer, mais pour célébrer avec plus d’allégresse la fête commémorative. L’usage s’introduisit peu à peu de se réunir en plus grand nombre ; des groupes de familles amies (chabourah, φρατρέα) s’entendaient pour fêter en commun la soirée de Pâque et manger l’agneau ensemble. On y chantait des psaumes, et cette soirée est devenue, avec le temps, une délicieuse tête de famille.

Les prières instituées par les sôpherim n’avaient pas une forme rigoureusement déterminée, mais l’ordre des idées y était indiqué d’une manière générale. Le rituel du temple servit de modèle pour les synagogues ou maisons de la communauté (béth ha-kenesseth) situées hors de Jérusalem. Le service divin, qui se faisait dans une salle du temple, commençait, le matin, par un ou plusieurs psaumes spéciaux de louanges et d’actions de grâces. L’assemblée y répondait par cette formulé : Loué soit le Dieu d’Israël, qui seul opère des miracles, et loué soit à jamais son nom glorieux, et que sa gloire remplisse toute la terre ! Puis venait une prière de gratitude pour la lumière du soleil, que Dieu dispense à tous les hommes, et pour la lumière de la Thora, qu’il a dispensée à Israël. Suivait la lecture de plusieurs sections du saint livre : le Décalogue ; le Schema, qui affirme l’unité de Dieu et le devoir de l’aimer ; une autre tirade analogue, enfin le paragraphe qui nous met en garde contre les suggestions des yeux et du cœur. Sur la phrase du Schema : Écoute, Israël, JHWH notre Dieu est un, l’assemblée s’écriait : Loué soit à jamais le nom glorieux de son règne ! — La principale prière se composait de six petits paragraphes, exprimant tour à tour : la reconnaissance envers Dieu, pour avoir jugé les patriarches dignes de le servir ; la confession de la toute-puissance divine, qui se manifeste dans la nature par les pluies fécondantes, et qui se manifestera dans l’humanité par la résurrection des morts ; la confession de la sainteté de Dieu ; le vœu de voir Dieu propice aux prières de ses adorateurs et favorable à leurs sacrifices ; des actions de grâces à l’Auteur et au Conservateur de la vie ; enfin une prière pour la paix, faisant suite aux versets de la bénédiction sacerdotale. — L’après-midi et le soir, la communauté se réunissait de nouveau pour la prière, mais y passait peu de temps, parce que les psaumes d’introduction et la lecture des textes saints y étaient omis.

Les sabbats et jours de fête, l’office du matin ne différait pas sensiblement des autres, sauf qu’on y intercalait un morceau spécial, destiné à faire ressortir la sainteté du jour et à l’inculquer à la conscience du croyant. Ce qui donnait son principal relief à l’office des fêtes, c’est qu’on le terminait par la lecture de sections plus étendues de la Thora. A cette lecture se joignit ultérieurement celle de passages tirés des Prophètes, en tant qu’ils avaient trait à la solennité du jour ou en contenaient l’expression. Cette dernière coutume parait avoir son origine dans l’antagonisme qui avait surgi entre les Judaïtes et les Samaritains. Ceux-ci niaient la sainteté du temple et de Jérusalem, et écartaient absolument les livres des prophètes, tout remplis de la glorification de la Ville de Dieu et du Sanctuaire d’élection. Les représentants du judaïsme jugèrent donc d’autant plus utile d’invoquer le témoignage des prophètes à l’appui de ce dogme, devenu en quelque façon le premier de tous, et de porter ce témoignage, chaque sabbat et chaque jour de fête, à la connaissance des croyants. Elle retentit donc de nouveau dans les maisons de prière, cette parole des prophètes, jadis si peu écoutée et si mal respectée de leurs contemporains, et, bien que la plupart la comprissent à peine, leurs âmes y puisaient un religieux enthousiasme. Comme cette lecture terminait d’ordinaire l’office du matin, on l’appela la Clôture (Haphtarah). Comme conséquence de cette mesure, on sentit le besoin de recueillir les livres des prophètes et d’en arrêter la liste, ou plutôt de décider lesquels devaient en faire partie, lesquels en être exclus. Ce départ, selon toute apparence, fut l’œuvre des législateurs de l’époque des sôpherim. La collection comprit, en premier lieu, les quatre livres historiques (Josué, les Juges, Samuel, les Rois), puis les trois grands recueils qui portaient les noms des prophètes Isaïe, Jérémie et Ézéchiel, enfin les douze petits prophètes (Osée, Jo, Amos, Abdias, Jonas, Michée, Nahum, Habacuc, Sophonie, Aggée, Zacharie et Malachie). Par le fait d’être ainsi admise et consacrée pour l’usage du culte, la littérature prophétique acquit un caractère de sainteté et de canonicité, elle fut reconnue Écriture sainte, inférieure sans doute à la Thora, néanmoins la plus rapprochée d’elle comme sainteté du second degré.

Telle fut l’organisation du culte à l’époque des sôpherim. Il était simple et édifiant, n’offrait rien de redondant, d’onéreux ni d’abusif, et répondait bien à l’esprit des temps antiques, à celui des prophètes et des psalmistes. Un seul élément étranger s’y était introduit, la croyance et l’espoir d’une résurrection future, devant s’accomplir à l’époque bénie et bienheureuse du Jugement dernier. Tout le reste était puisé à la pure source de la doctrine primitive. Les habitants des villes voisines de la capitale, ayant souvent, même en dehors des jours de fête, l’occasion de se rendre à Jérusalem, et y assistant au service divin, l’organisèrent sur le même plan dans leurs propres localités. On n’eut pas besoin de les y déterminer par des prescriptions impératives. Ainsi naquirent, au moins dans les villes de province, des maisons de prière ou synagogues, où fut introduit le rituel qui constitue, aujourd’hui encore, le fond du culte public dans les communautés juives.

Les sacrifices, dans le temple, marchaient de compagnie avec la prière, réglés strictement, eux aussi, d’après les prescriptions du Pentateuque. Ces deux expressions du culte formaient une seule unité, se complétaient mutuellement et s’empruntaient leurs caractères respectifs. Le culte spirituel se subordonnait, quant à l’heure, au culte matériel. Au même moment où les prêtres offraient les sacrifices, trois fois par jour, les communautés se réunissaient pour l’office dans les synagogues. Aux jours de sabbat et de fête, où des sacrifices spéciaux étaient offerts en raison de la circonstance (korban moussaph), la communauté s’assemblait pareillement une quatrième fois pour la prière (tephillath mousaph). Et d’autre part le culte des sacrifices ne pouvait exclure absolument la parole vivante, lui aussi devait quelque peu se spiritualiser, et il fit entrer le chant des psaumes dans le programme de ses rites : tant était puissante l’influence de cette sublime poésie !

Toutefois, dans l’économie du temple et des sacrifices, il y avait un élément considérable, de nature à effacer cette divine influence et à paralyser les élans de l’âme vers l’idéal. Cet élément, c’était la question de pureté et d’impureté. Déjà la Thora, sans doute, avait édicté à cet égard des dispositions précises. Un homme impur n’avait le droit ni d’offrir des sacrifices, ni d’entrer dans l’enceinte du sanctuaire, ni de consommer aucune chose sainte. La Thora indique différents degrés de souillure plus ou moins grave. Elle explique d’ailleurs comment les personnes impures ou souillées peuvent rentrer en état de pureté, et détaillé la marche à suivre : c’est par une immersion dans de l’eau de source que doit s’opérer la purification définitive. Or, toutes ces règles de la pureté lévitique n’auraient pas acquis une si grande importance, n’auraient pas envahi à ce point toutes les conditions de la vie, si les Judéens ne se fussent trouvés pendant des siècles, au dedans comme au dehors de leur pays, en contact avec les Perses, qui avaient des lois de pureté bien plus rigoureuses encore et qui les pratiquaient avec un scrupule excessif.

Tant que dura la domination persane, les Judéens voyaient régner autour d’eux le magisme, ou la religion des mages ; dans leur propre pays, et plus encore à l’étranger, ils entendaient tous les jours parler de ses doctrines et de ses lois, ils en avaient sans cesse les pratiques sous les yeux. Ils ne manquèrent pas de s’apercevoir que bien des points offraient, à la forme près, des analogies frappantes avec leurs propres lois et coutumes, et ils succombèrent à cette influence. La croyance fondamentale à un Dieu unique, spirituel, parfait, avait jeté, il est vrai, d’assez fortes racines dans le cœur des Israélites pour ne pouvoir être entamée par la conception, même spiritualisée, de l’Ahoura-Mazda[1] des Perses. Les voyants israélites reconnurent sur-le-champ, avec leur merveilleuse intuition, l’erreur de la doctrine iranienne, qui introduit la discorde dans l’univers en mettant aux prises le dieu de la lumière et du bien avec un dieu des ténèbres et du mal, Angro-Mainyous (Ahriman). A cette conception de la divinité, ils avaient opposé leur propre certitude, à savoir que le Dieu d’Israël a créé la lumière et les ténèbres, le bien et le mal[2], que l’univers et l’humanité ne sont pas tiraillés et déchirés par deux puissances rivales, mais appelés à l’unité et à la paix. Les docteurs de l’époque des sôpherim ont voulu, semble-t-il, donner une formule efficace à cette croyance, en intercalant dans la prière du matin ces mots : Dieu est le créateur de la lumière et des ténèbres, l’auteur de l’harmonie et le producteur de l’univers. — Pourtant, tout en voulant conserver intacte la conception judaïque de la divinité, ils n’en ont pas moins, à leur propre insu, laissé entrer dans le judaïsme certaines idées ou coutumes de la religion perse, ou du moins n’ont pas mis assez d’énergie à les en écarter. Ils crurent glorifier la divinité en lui donnant, à l’exemple des Iraniens, des myriades de serviteurs dociles, prompts à exécuter la volonté de leur maître. Les messagers de Dieu, qui dans les écrits bibliques ne sont autres que des envoyés ayant mission d’accomplir ses ordres, devinrent quelque chose comme les Amescha-Spentas et les Yazatas de la religion persane, c’est-à-dire des êtres célestes ayant un caractère propre et une personnalité bien accusée. On se représenta le trône de Dieu comme environné d’une milice innombrable d’anges, attentifs à son moindre signe et empressés à y obéir : Mille milliers le servent, et des myriades de myriades se tiennent à ses ordres. Comme chez les Perses, les anges s’appelèrent les saints Veilleurs (Irin kadischin). On leur donna même des noms propres : Michaël, Gabriel, Raphaël, Uriel ou Suriel, Matatoron, etc.

De même que l’imagination avait transformé les Yazatas perses en anges hébreux et leur avait donné un cachet judaïque, ainsi elle s’empara des daévas ou mauvais génies de la religion persane et les acclimata dans le judaïsme. Satan n’est que la copie d’Angro-Mainyous, le dieu persan du mal absolu. Sans doute on ne l’érigea pas en rival de Dieu : la notion de Dieu était trop haute dans le judaïsme pour le permettre. Lui, le Très-Saint, le Très-Haut, le Tout-Puissant, pouvait-il être gêné par un être qui n’était lui-même que sa créature ? et cette créature était-elle de taille à traverser ses desseins ? Cependant le premier pas était fait ; Satan vit peu à peu grandir sa puissance au niveau de son modèle iranien, il eut son domaine distinct, celui des ténèbres, où il règne et triomphe au détriment du bien. Une fois créé à l’image d’Angro-Mainyous, Satan devait avoir, lui aussi, son armée de démons, de mauvais génies (schédim, mazikim, malakhe chabalah). Quelques-uns d’entre eux furent inventés de toutes pièces, non sans rappeler certains noms de daévas iraniens : tels sont les démons Asmodée et Samaël, chefs d’une légion d’esprits malfaisants. On imagina aussi un ange de la Mort (malakh hamaweth), ennemi de la vie de l’homme et chargé de la lui ravir.

Ces êtres de fantaisie s’emparèrent aussitôt de toute l’existence judaïque et donnèrent lieu à des usages qui ont une affinité évidente avec le magisme. Pendant le sommeil, croyait-on, un esprit impur s’abattait sur les mains ; d’où l’obligation de se laver les mains chaque matin au sortir du lit, et pareillement après la satisfaction d’un besoin naturel. La pollution nocturne passa, comme chez les Iraniens, pour une très grave souillure, parce qu’on l’attribuait à l’influence d’un démon malfaisant. Enfin, les lois relatives à la purification furent notablement aggravées, — toujours à l’instar des rites iraniens.

La doctrine judaïque de la rémunération se développa également d’une manière nouvelle sous l’influence des idées persanes. La doctrine persane divisait l’univers en deux grands domaines, celui de la lumière et celui des ténèbres ; elle plaçait les purs, les sectateurs d’Ahoura-Mazda, dans l’empire de la lumière, dans le paradis, et les impurs, les sectateurs d’Angro-Mainyous, dans le sombre empire ou l’enfer. Après la mort, disait-on, l’âme humaine reste encore trois jours à proximité du corps, puis, selon la conduite qu’elle a tenue ici-bas, elle est recueillie dans le paradis par les yazatas, ou entraînée dans l’enfer par les daévas. Or, cette manière de concevoir la rémunération d’outre-tombe trouva aussi accès dans le judaïsme. Le jardin d’Éden (gan-éden), où la Genèse faisait habiter le premier couple dans l’état d’innocence, fut transformé et devint le paradis ; et la vallée de Hinnom (Ghé-Hinnom), près de Jérusalem, où, depuis Achaz, on offrait de jeunes enfants en sacrifice, donna son nom à l’enfer (Géhenne). L’Éden devint le partage des bons et des observateurs de la Loi, la Géhenne celui des méchants et des pécheurs. Par quelle voie ces idées peuvent-elles bien s’être introduites dans l’intelligence du peuple juif ? Il n’est pas plus facile de l’établir que de suivre, dans leur voyage aérien, les invisibles miasmes qui s’insinuent dans les corps. — Il ne faut pas croire, du reste, que tous ces concepts, relatifs aux anges, à Satan et à sa légion de démons, au paradis et à l’enfer, se soient figés, dans le judaïsme, en dogmes inflexibles, qu’il faille admettre sous peine de péché mortel. Non, chacun est resté libre, dans cette génération-là comme dans les suivantes, de les accepter ou de les repousser. Une seule des croyances iraniennes de cette catégorie, — celle qui affirme que les morts ressusciteront un jour, — est entrée assez profondément dans le judaïsme pour y devenir principe obligatoire et article de foi. C’est la religion iranienne qui a créé et maintenu la doctrine de la résurrection. Elle relègue cet événement dans l’avenir, à l’époque où Ahoura-Mazda aura triomphé de son adversaire et où celui-ci sera forcé de rendre les corps de ses victimes, les hommes purs dont il aura fait sa proie. Cette croyance, qui ouvrait à l’âme de si douces perspectives, l’époque des sôpherim l’accueillit avec d’autant plus d’empressement qu’elle en trouvait déjà, dans sa littérature sacrée, le germe et le pressentiment. Dans les allusions des prophètes à un jour du Jugement dernier, les docteurs trouvèrent la résurrection clairement indiquée, et ils érigèrent cette espérance en article de foi. Par une prière, intercalée dans l’office journalier, on rendit grâce à Dieu de ce qu’il rappellera un jour les morts à la vie. Il se forma ainsi une doctrine de la rémunération, qui peignit l’avenir ou la vie future sous les plus vives et les plus séduisantes couleurs. Un monde enchanté s’ouvrit aux regards et enivra les imaginations. Ce monde doit mettre fin à toutes les anomalies de l’existence actuelle, en dissiper les illusions, en réparer les mécomptes ; les justes et les bons, les pieux observateurs de la Loi, qui ont tant souffert ici-bas, sortiront de leurs tombes pour entrer, purs et transfigurés, dans la vie éternelle. Les pécheurs mêmes, — ceux qui n’auront failli que par faiblesse et légèreté, — ceux-là aussi, purifiés dans l’enfer et amenés à résipiscence par l’expiation, seront admis aux joies de l’éternité.

Mais cette résurrection, mais ce monde de l’avenir, si beau et si pur, quelle en sera l’économie ? Répondre à cette question dépassait la sphère de la conception humaine. La foi et l’espérance ne s’attardent pas à creuser les problèmes. Elles savent qu’un jour sonnera l’heure d’une équitable réparation, et cela leur suffit pour calmer toutes les souffrances de l’heure présente. Bien que le judaïsme ait, en réalité, puisé hors de lui-même le germe de cette doctrine, il l’a fécondé et enrichi à sa manière, il l’a doué d’une puissance moralisatrice. En le faisant sien, en l’imprégnant de sa propre substance, foncièrement morale, il a transformé, jusqu’à le rendre méconnaissable, cet élément d’origine étrangère. Seuls, les Samaritains s’obstinèrent longtemps à repousser le dogme de la résurrection, ainsi que les conceptions de la vie future qui en étaient le corollaire. Il suffisait qu’une chose fût aimée à Jérusalem, pour qu’à Sichem on s’empressât de la rejeter.

Dans le long espace de près de deux cents ans, — depuis la mort de Néhémie jusqu’à la chute de l’empire perse, — où l’on assura par des lois l’existence de la communauté juive, où l’on éleva l’édifice du judaïsme en élargissant ses éléments propres et en l’enrichissant d’éléments étrangers, pas un seul nom n’est venu jusqu’à nous, pas une des personnalités qui créèrent ce grandiose monument, destiné à résister aux assauts des siècles. Les chefs spirituels du peuple, les auteurs de la nouvelle organisation, ont-ils à dessein, et par excès de modestie, dérobé leurs noms à la publicité, pour écarter de leur oeuvre tout soupçon d’influence personnelle ? Est-ce la postérité qui a été ingrate envers leur mémoire ? Ou bien les membres du grand Conseil étaient-ils réellement des hommes de médiocre valeur, et le judaïsme a-t-il dû son affermissement, son développement et sa grandeur, à l’effort collectif plus qu’à la volonté individuelle ? Toujours est-il étrange que, de cette longue période, si peu de faits soient venus à notre connaissance. Il faut admettre, ou que cette époque n’a poins tenu registre de ses faits et gestes, ou que ses annales se sont perdues. Il n’y avait pas, à la vérité, d’événements mémorables. Toute l’activité de la république juive se concentrait à l’intérieur, et, prise en détail, elle ne semblait pas assez importante aux contemporains pour mériter qu’on en transmit le développement et les résultats à la postérité. Il n’y avait là guère de matériaux pour une histoire. La situation, dans ses phases successives, aurait peut-être frappé un observateur étranger ; mais qu’est-ce qu’un indigène, mêlé lui-même au mouvement, y aurait trouvé d’assez saillant pour songer à en perpétuer le souvenir ? Le peuple juif ne s’adonnait qu’à des travaux pacifiques ; il n’entendait guère le métier des armes, pas même peut-être pour défendre son propre territoire contre les attaques de ses voisins. L’État judaïque était devenu, en réalité, ce qu’avait prédit le prophète Ézéchiel [38, 8] : Un pays tenu à l’écart de la guerre, rassemblé d’entre beaucoup de peuples sur les montagnes d’Israël. Une telle existence se dérobe, par sa silencieuse obscurité, à l’attention de l’observateur, à la plume de l’historien.

Les Judéens ne prirent certainement aucune part aux mouvements belliqueux des Perses, dont leur frontière fut le théâtre. Sous Artaxerxés II (Mnémon, 404-362) et sous Artaxerxés III (Ochus, 361-338), les mécontents d’Égypte, qui se donnaient le titre de rois, tentèrent à plusieurs reprises de secouer la domination persane et de rendre à leur pays son indépendance. Pour pouvoir résister efficacement aux armées persanes chargées de réprimer leurs insurrections, ces rois éphémères s’unissaient régulièrement avec les satrapes persans de Phénicie, qui gouvernaient également la Judée. Souvent des troupes persanes se dirigeant vers l’Égypte, ou égyptiennes vers la Phénicie, ou des mercenaires grecs à la solde de l’une des parties belligérantes sillonnaient la côte judéenne de la Méditerranée, et les Judéens, du haut de leurs montagnes, pouvaient suivre ces mouvements. Mais ils n’en restèrent sûrement pas toujours tranquilles spectateurs ; car s’ils ne furent pas astreints à fournir des contingents militaires, il est d’autres prestations dont ils ne durent pas être exempts.

Une fois, cependant, leurs relations avec les rois perses subirent un trouble grave. Ces derniers, cédant à des influences étrangères, s’adonnèrent à leur tour à l’idolâtrie. La déesse de la Volupté, qu’ils rencontraient partout, dans leurs marches, adorée sous les noms de Beltis, Mylitta ou Aphrodite, exerçait une puissante séduction sur les Perses, efféminés par leurs conquêtes et leurs grandes richesses : ils servirent cette déité et lui sacrifièrent. L’objet de ce culte infâme reçut un nom persan, Anahita ou Anaïtis, et eut sa place dans la religion du pays. Artaxerxés II lui accorda sa royale approbation et lui rit élever des statues dans toutes les parties de son vaste empire, à Babylone, Suse et Ecbatane, les trois capitales, puis à Damas, à Sardes et dans toutes les villes de Perse et de Bactriane. Introduire ainsi une divinité étrangère, et proposer des simulacres à l’adoration du peuple, c’était porter une double atteinte aux doctrines religieuses de l’Iran. C’était aussi détruire le lien moral créé jusqu’alors, entre les Perses et les Judéens, par leur commune horreur du culte des images. On n’offrit plus, chez les Perses, un pur encens au Dieu spirituel du judaïsme. Artaxerxés Mnémon parait avoir imposé de force aux peuples de son empire le culte de cette déesse de la Volupté, et avoir usé de la même violence envers les Judéens. On raconte, en effet, que ces derniers furent maintes fois molestés par les rois et les satrapes de Perse pour renoncer à leurs croyances, mais qu’ils se résignèrent aux plus mauvais traitements, à la mort même, plutôt que de renier la loi de leurs pères. Une relation assez singulière nous apprend qu’Artaxerxés Ochus, pendant ou après sa guerre avec l’Égypte et son roi Tachos (361-360), arracha des Judéens de leur pays et les transplanta en Hyrcanie, sur les bords de la mer Caspienne. Si la chose est authentique, on ne peut y voir qu’une persécution infligée aux Judéens pour leur fidélité à leurs croyances ; car il est difficile d’admettre qu’ils aient pris part au soulèvement qui, de l’Égypte jusqu’à la Phénicie, avait éclaté contre les Perses.

Ils eurent fort à souffrir en ce temps-là, à Jérusalem, de la tyrannie d’une de ces créatures qui, au milieu de l’abjection croissante de la cour de Perse, dans la décadence d’un empire vieillissant, purent s’élever, du sein de la poussière, jusqu’à disposer des trônes et des provinces. Cet homme, c’était l’eunuque Bagoas (Bagosès), qui sut acquérir, sous le règne d’Artaxerxés III, assez de puissance pour écarter ce roi lui-même et toute sa postérité, et disposer à son gré de la succession vacante. Mais, avant d’arriver à un tel pouvoir, il avait commandé les troupes stationnant en Syrie et en Phénicie, et avait su tirer parti de cette position pour acquérir de grandes richesses. C’est à cet homme que s’adressa un prêtre ambitieux, Josué, pour se faire investir, à prix d’or, de la dignité de grand prêtre. Josué avait un frère aîné, Jean (Yohanan), et tous deux étaient fils du grand prêtre Joïada. Celui-ci mort, son plus jeune fils, fort de l’appui de Bagosès, afficha la prétention de ceindre la tiare. Jean fit indigné de cette audace ; une scène violente éclata dans le temple entre les deux frères et eut un dénouement tragique, le protégé de Bagosès fut tué par Jean dans le sanctuaire même. Triste présage pour l’avenir ! — Informé du fait, l’eunuque se rendit à Jérusalem, non pour venger son favori, mais pour extorquer de l’argent sous couleur d’un juste châtiment. Le peuple fut tenu de payer, pour chaque agneau offert journellement au temple, une somme de cinquante drachmes, et cette expiation devait être acquittée chaque matin avant le sacrifice. Bagosès se dirigea lui-même vers le temple, et comme les prêtres voulaient s’y opposer au nom de la Loi, qui en interdit l’accès à tout profane, il leur demanda ironiquement s’il n’était pas aussi pur que le fils du grand prêtre, qu’on y avait immolé. Ce fut là un second et non moins triste présage. Le peuple dut payer sept ans cette rançon, jusqu’à ce qu’une circonstance quelconque vint l’en affranchir.

Les Samaritains, ces mauvais voisins de l’État judaïque, profitèrent sans aucun doute de la malveillance des derniers rois perses à son égard pour lui causer des dommages. C’est ainsi qu’ils paraissent avoir réussi à reprendre, de force ou par ruse, les districts limitrophes qu’ils avaient dû céder antérieurement.

L’État judaïque fut donc réduit, en ce temps-là, à lutter pour pouvoir vivre. Nous ne remarquons, du reste, dans ces deux siècles, que de rares éclaircies : telles sont l’époque du retour, époque d’enthousiasme ; celle du règne de Darius Ier, qui témoigna aux Judéens une constante faveur, enfin la présence de Néhémie à Jérusalem et l’ardente activité qu’il y déploya. A part ces exceptions, ils n’eurent en partage que l’oppression, la misère, le plus lamentable état de faiblesse et d’abandon. Ils semblent lever sans cesse vers le ciel leurs yeux chargés de pleurs, et demander avec le Psalmiste : D’où me viendra le secours ? Les traces de cette situation se montrent dans la littérature qui nous est restée de ces deux siècles. Antérieurement, les douleurs mêmes de l’exil, ses regrets poignants, ses aspirations haletantes avaient fait naître une riche floraison de prophétie et de poésie. Dès que cette surexcitation est tombée, que l’espérance a fait place à la réalité, l’élan poétique se glace. La poésie psalmique devient languissante, se complaît dans les redites ou emprunte son vernis aux oeuvres du passé. L’aimable idylle de Ruth est une exception dans la littérature de cette époque. L’exposition des faits historiques, — ce qui d’ailleurs se conçoit aisément, — est absolument négligée. Ezra et Néhémie avaient simplement rédigé des mémoires sur les événements dont ils furent témoins, mémoires écrits d’un style serré, sans nul souci de la forme littéraire. Tout à la fin de cette période, au terme de la domination persane (vers 336), un écrivain, — un Lévite, à ce qu’il semble, — composa un récit (la Chronique) s’étendant depuis la création jusqu’à son propre temps, et intitulé Histoire des jours (Dibré ha-yamim). Ce livre contient de précieux souvenirs des âges anciens, mais fort peu de renseignements sur les faits de fraîche date et sur le présent...

Cependant un homme parut sur la scène du monde, qui, voyant les divisions des Grecs à Athènes, à Sparte et ailleurs, leurs rivalités mesquines, leurs jalousies mutuelles et leurs faiblesses, sut exploiter cette situation à son profit. Il ne ménageait ni la flatterie qui enivre, ni l’or qui éblouit, et pouvait au besoin s’appuyer sur la force des armes. La Grèce entière dut se livrer à cet homme et, frémissante, mais docile, acquiescer à ses desseins. Cet heureux dominateur fut le roi de Macédoine, Philippe. Grâce à l’unité de sa conduite et de son armée, à son astuce et à son or, toute la Grèce était à ses pieds. Et cependant, même lorsqu’il développa, au milieu d’une grande assemblée à Corinthe, un plan propre à flatter l’orgueil national, lorsqu’il entama une expédition contre la Perse pour châtier ses fréquentes entreprises sur la Grèce, les Grecs ne surent pas triompher de leurs étroites passions. Philippe ne put effectuer sa campagne vengeresse, il périt assassiné au milieu de ses préparatifs. Mais l’œuvre échut à son fils, au grand Alexandre, qui était destiné à transformer la carte du monde, et qui devait entraîner la paisible Judée dans le tourbillon de ses luttes gigantesques. Le vaste ébranlement qu’il imprima au monde eut pour conséquence de nouvelles épreuves, de nouvelles douleurs pour le peuple juif.

Un Judaïte inspiré avait comparé l’impétueux conquérant à un léopard aux ailes d’aigle. Deux batailles lui suffirent à briser l’empire vermoulu de Perse. L’Asie Mineure, la Syrie et la Phénicie se jetaient à ses pieds ; une foule de rois et de princes venaient le visiter en pompeux appareil et lui rendre hommage. Tyr et Gaza, qui avaient essayé de lui tenir tête, furent prises après un siège, l’une de sept mois, l’autre de deux, et furent sévèrement traitées l’une et l’autre. — Quel fut le sort du minuscule pays de Juda en face de ce puissant vainqueur, à qui peu après l’Égypte entière, l’orgueilleux empire des Pharaons, allait humblement se soumettre ? Les traditions historiques de cette époque ont revêtu la forme de la légende et ne peuvent, par conséquent, être acceptées comme peinture exacte des faits. Il est difficile de croire que les Judéens aient refusé de reconnaître Alexandre pour ne pas violer leur serment de fidélité aux rois perses. On ne voit pas qu’ils aient prêté un serment de ce genre, et les précédents rois de Perse ne s’étaient pas, de leur côté, montrés fort scrupuleux à leur égard. Nous pouvons voir qu’un dire populaire dans le récit qui nous montré Alexandre se dirigeant vers Jérusalem, et soudain, sous le coup d’une vive impression, prodiguant aux Judéens des marques de bienveillance. On raconte que le grand prêtre s’avança à sa rencontre, vêtu de ses saints ornements, suivi d’un cortège de prêtres et de Lévites, et que le jeune héros, à cette vue, fut saisi d’une telle émotion qu’il le salua lui-même avec déférence, passant de la colère à la plus tendre sympathie, parce que, — ainsi qu’il l’expliqua à son entourage, — la figure de ce pontife, avec le même costume, lui était apparue en songe dans la Macédoine et lui avait promis l’empire du monde. Le personnage en question serait, d’après une légende, le grand prêtre Jaddua (Jaddus) ; d’après une autre, son petit-fils Siméon.

L’entrevue d’Alexandre avec les représentants de la nation juive se passa sans doute de la façon la plus simple. Le grand prêtre (peut-être bien Onias Ier, fils de Jaddua et père de Siméon) doit être allé avec les Anciens, comme la plupart des rois et des princes du pays, au-devant du vainqueur, lui avoir rendu hommage et promis obéissance. Prince généreux et magnanime, terrible seulement à ceux qui osaient lui tenir tête, Alexandre laissait, en général, les peuples soumis à son empire en possession de leurs lois, de leurs doctrines et de leurs pratiques religieuses ; il n’imposait à personne les idées helléniques. Ce qu’il accordait à tous les peuples, il n’a pas dû le refuser au peuple juif, il a dû lui permettre, au contraire, de vivre selon ses propres lois. Les Judéens avaient simplement à payer aux gouverneurs macédoniens les redevances rurales, fournies jusqu’alors aux satrapes persans ; mais, la septième année de chaque période sabbatique, ils étaient exempts de cette obligation. Des guerriers Judaïtes s’enrôlèrent aussi dans l’armée d’Alexandre.

Le premier contact de l’hellénisme et du judaïsme, chargés tous deux d’une mission civilisatrice différente, ce premier contact, dans la personne de leurs représentants, fut donc tout amical ; seulement, l’un entrait en scène dans tout son éclat et toute sa puissance, l’autre dans sa faiblesse et en posture de suppliant. — La Judée devint l’enclave d’une province située entre l’Égypte au sud, les monts Taurus et Liban au nord, et qu’on nomme Cœlésyrie ou la Syrie creuse, pour la distinguer de la haute Syrie. Le gouverneur de ce vaste territoire, divisé autrefois en tant d’États indépendants, résidait à Samarie, qui doit en conséquence avoir été une ville fortifiée et populeuse. Elle devait cet avantage ou ce danger à sa situation centrale et à la fertilité de son territoire. Ce gouverneur, placé par Alexandre à la tête de la Cœlésyrie, avait nom Andromaque.

Pourquoi cette distinction, flatteuse en apparence, déplut-elle aux Samaritains ? Se sentaient-ils gênés dans leurs mouvements par la présence d’un gouverneur ? On bien étaient-ils mécontents qu’Alexandre eût témoigné plus de bienveillance aux Judéens, qu’ils détestaient ? Telle était leur exaspération que, sans se préoccuper des conséquences de leur audace, ils s’insurgèrent contre Andromaque, se saisirent de sa personne et le jetèrent dans le feu (au printemps de 331). A la nouvelle de cet attentat commis sur un de ses officiers, Alexandre entra dans une violente et légitime colère. Quoi ! toute l’Égypte était à ses pieds, les fiers pontifes se courbaient devant lui, proclamaient hautement sa grandeur, et un misérable petit peuple osait le braver ! Comme il revenait d’Égypte avec le dessein d’asservir la Perse, il courut à Samarie pour châtier les coupables. Il les fit périr dans d’effroyables tortures et peupla leur ville de Macédoniens. Alexandre parait avoir infligé d’autres humiliations encore aux Samaritains. Comme il ne pouvait ignorer leur inimitié à l’égard des Judéens, il prodigua ses faveurs à ceux-ci, pour faire mieux sentir à ceux-là leur disgrâce.

Quelques territoires mitoyens entre la Judée et la Samarie avaient été une cause fréquente de querelles entre les habitants des deux pays : il les adjugea aux Judéens et, probablement sur leur demande, exempta également ces terres de l’impôt à l’époque de l’année sabbatique. Concession insignifiante pour lui, précieuse pour les intéressés, et qui redoubla la haine des Samaritains pour leurs ennemis. Chaque coup de vent jetait une nouvelle flammèche dans ce foyer.

Néanmoins, tant que subsista la puissance d’Alexandre, les Samaritains durent ronger leur frein : il ne souffrait point qu’aucun peuple, dans toute l’étendue de son empire, fit un mouvement sans sa permission. La marche foudroyante de l’heureux conquérant jusqu’à l’Indus et au Caucase exerçait une sorte de fascination sur les esprits et paralysait toute velléité d’indépendance.

Partout où il ne faisait point la guerre, depuis la Grèce jusqu’aux Indes et de l’Éthiopie à la mer Caspienne, régnait une paix profonde. Alexandre est le premier souverain qui ait vu dans la tolérance la meilleure des politiques. Les différences mêmes dans les formes de la religion ou du culte avaient droit, à ses yeux, à un égal respect. Il honora, en Égypte, Apis et Ammon ; en Babylonie, les dieux de la Chaldée. Le temple du dieu babylonien Bel avait été renversé par Artaxerxés, il voulut le rebâtir. A cet effet, il donna ordre à ses soldats de déblayer les décombres amoncelés sur les fondations. Tous obéirent, à l’exception des soldats judéens qui servaient, volontairement ou non, dans ses armées, et qui refusèrent d’aider à élever un temple pour une fausse divinité. Leurs préposés, bien entendu, punirent sévèrement cette désobéissance ; mais ils supportèrent stoïquement leur peine, ne voulant à aucun prix violer une loi fondamentale de leur religion. Enfin Alexandre, informé des scrupules et de la constance des soldats judéens, leur accorda un généreux pardon. — Il y eut là comme un présage de la lutte sanglante qui devait éclater un jour entre le judaïsme et l’hellénisme.

Cependant, au milieu de ses projets de monarchie universelle, le jeune héros mourut (juin 323), sans laisser un héritier légitime de son trône ou de son génie. De là, confusion et perplexité parmi les peuples de la terre comme dans les armées d’Alexandre : on eût dit qu’un vide s’était fait dans les lois de la nature, et qu’on ne savait plus si demain succéderait à aujourd’hui. Ce fut le point de départ de guerres meurtrières, semblables à des combats de Titans. Alexandre laissait derrière lui un si grand nombre de généraux, qui avaient fait leurs preuves sur mille champs de bataille, qu’ils auraient su maintenir l’unité complexe de l’empire macédonien si eux-mêmes eussent été unis. Mais, bien qu’ils ne comptassent point parmi les vrais Grecs, qu’ils eussent au contraire pour les Grecs un profond dédain, ils avaient cependant appris d’eux l’insubordination et l’orgueil, la prétention de mettre leur propre avantage au-dessus du bien de l’État, de n’exercer le pouvoir que pour ses jouissances matérielles ; bref, la corruption morale dans toute sa plénitude.

C’est ainsi que l’empire macédonien se trouva démembré et que les lieutenants d’Alexandre s’en partagèrent les lambeaux. L’Égypte échut à Ptolémée Ier (Soter, surnommé Lagus), qui dut également au gain d’une bataille la possession de la Cœlé-Syrie et de la Judée. Jérusalem, sommée par lui de se soumettre, refusa de lui ouvrir ses portes ; mais un coup de main tenté le sabbat, jour où les Judéens ne prenaient pas les armes, le rendit maître de la ville. Il fit un grand nombre de prisonniers, qu’il emmena en Égypte, et fit subir le même sort à des Samaritains, qui vraisemblablement, eux aussi, avaient refusé de se soumettre.

Judéens et Samaritains auraient pu vivre heureux, — autant du moins qu’on pouvait l’être en ces temps de force brutale, — s’ils fussent restés indéfiniment sous le sceptre de Ptolémée ; car il était le plus humain des belliqueux successeurs d’Alexandre, savait apprécier la valeur des hommes et ne leur faisait pas plus de mal que son intérêt ne l’exigeait. Mais Ptolémée n’avait pas encore de droits légitimes sur la Cœlé-Syrie. Les administrateurs successifs de l’empire, qui gardaient encore l’apparence d’un gouvernement collectif et non divisé, ne lui avaient pas confirmé la possession de ces provinces, ou plutôt ses amis, les généraux alliés, ne voyaient pas cette possession d’un oeil tranquille. Il en était un surtout, Antigone, — âme ardente, politique habile autant que héros intrépide, — qui méditait d’annihiler ses amis et d’englober sous sa puissante main toutes les provinces du grand empire d’Alexandre. Après de longues années de préparatifs, une bataille décisive s’engagea enfin entre Démétrius, fils d’Antigone, et Ptolémée, laquelle se termina au désavantage du premier. La bataille de Gaza (au printemps de 312) est restée mémorable : c’est de cette époque, en effet, que Séleucus, le général proscrit qui avait combattu à côté de Ptolémée, data le début de sa puissance et inaugura une ère nouvelle, celle des Séleucides ou des Grecs, qui fut aussi adoptée par les juifs et s’est le plus longtemps conservée parmi eux.

Vaincu à Gaza, Démétrius fut contraint de se retirer vers le nord et d’abandonner tout le pays au vainqueur. Mais peu de temps après, Antigone et son fils ayant réuni leurs armées et s’apprêtant à recommencer la lutte, Ptolémée prit le parti de se retirer, non sans avoir fait raser les forteresses des côtes et de l’intérieur de la Judée, Akko, Joppé, Gaza, Samarie, et même Jérusalem. Cette situation incertaine de la Judée et des provinces de Cœlé-Syrie se prolongea encore plusieurs années, jusqu’à la bataille d’Ipsus en Asie Mineure (301), où Antigone, vaincu par la ligue des quatre généraux Ptolémée, Lysimaque, Cassandre et Séleucus, perdit du même coup sa gloire militaire et la vie. Les quatre vainqueurs se partagèrent l’empire. Ptolémée eut en partage l’Égypte et ses dépendances ; Séleucus, l’Asie presque entière. Celui-ci fonda l’empire des Séleucides, qui, pendant plus de deux siècles, devait faire figure à côté de l’Égypte. C’est ainsi que la Judée devint une annexe de l’empire des Lagides ou d’Égypte, au sort duquel son sort resta lié assez longtemps.

La situation des Judaïtes n’en fut pas notablement changée. Le tribut qu’ils payaient précédemment à la cour de Perse, ils le devaient maintenant à la cour égypto-macédonienne. Ils n’étaient pas plus gênés qu’avant dans leurs mouvements ni leur autonomie, et l’on pouvait même, en un sens, considérer leur position nouvelle comme une amélioration. Le grand prêtre, responsable du tribut, était en même temps chef politique ; prince spirituel (maschiach naghid), il exerçait aussi les fonctions de gouverneur du pays. Ptolémée Ier, nous l’avons dit, était un esprit pratique et d’humeur bienveillante. Il n’avait ni sujet ni prétexte, pour opprimer les Judaïtes. La ville maritime d’Alexandrie, fondée par Alexandre, et que le premier de ses successeurs égyptiens éleva au rang de capitale, réclamait une nombreuse population, et il devait voir avec satisfaction des Judaïtes du pays voisin y fixer leur demeure. Déjà du temps d’Alexandre un certain nombre d’entre eux s’y étaient établis ; et comme cet habile conquérant avait garanti aux étrangers les mêmes droits qu’aux Macédoniens, la première colonie juive d’Alexandrie obtint, elle aussi, cette égalité de droits, qui lui fit aimer sa nouvelle patrie. Ce premier essaim en attira un plus considérable, surtout pendant les troubles, suscités par Antigone, et la nouvelle colonie reçut de Ptolémée les mêmes avantages. Ainsi se forma en Égypte une communauté judaïque, appelée à vivre de sa vie propre. — D’autres colonies juives s’établirent encore sur d’autres points. Ptolémée, assuré de l’attachement des Judéens, les transplanta dans différentes villes fortes d’Égypte et jusqu’en Cyrénaïque. Séleucus, le fondateur de l’empire des Séleucides, et à qui était échue, entre autres, la Haute Syrie, bâtit dans cette contrée (vers 300) la ville d’Antioche, qui devint résidence royale. Lui aussi, pour peupler cette ville et d’autres encore de création récente, avait besoin d’y attirer des habitants, et, moitié de gré, moitié de force, des Judéens de Babylonie et de Perse vinrent s’y établir. Il accorda également à ces colons la pleine jouissance des droits de bourgeoisie.

Et comme des colonies judaïques se formèrent dans les pays gréco-macédoniens, ainsi se formèrent des colonies grecques sur le territoire de la Judée. Le long des côtes de la Méditerranée, de nouveaux ports furent bâtis, des ports anciens agrandis ou améliorés, auxquels on donna des noms grecs. Le grandiose projet qu’avait conçu Alexandre, de fusionner l’Orient et l’Occident, se développa, par la force des choses, entre les mains de ses successeurs. La Judée se trouva ainsi enserrée de toutes parts dans une population hellénique. Le grec y devint naturellement la langue dominante, même chez les indigènes grecques y furent aussi les mœurs, — même les mauvaises. Toutefois, la Judée elle-même, resta, pour un temps, à l’abri de cette influence. Le pays n’était pas assez riche pour les Grecs, ni les habitants assez sympathiques. Entre la frivolité de l’une des races et la gravité de l’autre, il ne pouvait guère y avoir d’attraction mutuelle. Toutefois, des mots de la langue grecque, qui se parlait dans le voisinage, frappaient souvent les oreilles, et pénétrèrent peu à peu dans le langage usuel des Judéens.

 

 

 



[1] Ormuzd, dieu de la lumière.

[2] Isaïe, XLV, 6, 7.