HISTOIRE DES JUIFS

DEUXIÈME PÉRIODE — APRÈS L’EXIL

Première époque — La restauration

Chapitre premier — Le retour de Babylone — (537-459).

 

 

Au printemps de l’an 537, dans le même mois où les ancêtres, huit ou neuf siècles auparavant, étaient sortis d’Égypte, les petits-fils quittèrent la Babylonie après un exil de quarante-neuf ans, pour reprendre possession de la patrie si longtemps pleurée, de cette Jérusalem, objet de leurs ardentes aspirations.

Ils ne revenaient pas avec une allure d’esclaves effarés qui viennent de voir tomber leurs chaînes, mais d’un cœur joyeux, enthousiaste, animé des plus nobles espérances. Un essaim de chanteurs marchait à leur tête, s’accompagnant d’instruments divers et entonnant des hymnes où revenait sans cesse ce refrain : Louez le Seigneur, car il est bon, car sa grâce est éternelle ! Les Judaïtes restés en Babylonie — et ils étaient nombreux, c’étaient les riches négociants et possesseurs de terres — témoignèrent de leur sympathie pour leurs frères en les reconduisant, en leur prodiguant les offrandes destinées à faciliter leur établissement. Le roi Cyrus leur donna une escorte de mille cavaliers[1], qui avaient la double mission de les protéger contre les attaques des peuplades vivant de rapine, et de porter aux tribus installées sur le sol de la Judée l’ordre de céder la place à ses maîtres légitimes. Ainsi s’accomplissait la parole prophétique qui avait récemment retenti : Vous partirez avec joie, et vous serez paisiblement réintégrés dans votre pays. Paisiblement et sans péril, sous la protection de l’escorte persane, ils purent traverser les centaines de lieues qui les séparaient de la Judée. Aussi, à la différence de l’exode égyptien, le départ de Babel n’a-t-il donné lieu à aucune mention de détail. Il semblait inutile d’énumérer les étapes du voyage, alors qu’elles ne furent marquées d’aucun incident digne d’être recueilli par l’histoire. Dieu les conduisit, par un chemin uni et sûr, au terme de leurs désirs.

Lorsque les exilés, quatre ou cinq mois après leur départ, revirent cette terre objet de tant de vœux, une joie immense dut remplir leurs cœurs. Prophéties, espérances, rêves d’avenir, étaient devenus une réalité !... Leur joie, cependant, ne fut pas sans nuage. Le pays et particulièrement la ville sainte, centre de leurs affections, étaient désolés. Une grande partie du sol était occupée par des étrangers, le nord par les Samaritains ou Cuthéens, le sud par les Iduméens. A la vérité, ces régions durent être en partie abandonnées par leurs possesseurs et cédées aux propriétaires légitimes ; mais, par cela même, ils devinrent pour les Judaïtes d’implacables ennemis. D’ailleurs, les débuts du nouvel État juif furent pauvres et difficiles. Il ne put même pas occuper le territoire entier de l’ancien royaume de Juda. La population, de quarante mille hommes seulement, ne pouvait cultiver un territoire bien étendu. La colonie rapatriée se groupa ainsi autour de Jérusalem, à proximité de cette capitale dont les ruines attendaient encore leur réparation. Mais cette situation avait son bon côté : serrée ainsi près de sa capitale, la population du pays était à même de savoir tout ce qui s’y passait et d’y prendre une part active.

Du reste, si la modestie des débuts et l’exiguïté du territoire durent déconcerter les hautes espérances éveillées dans le cœur des exilés par lents derniers prophètes, si les illusions durent faire place au désenchantement, des circonstances inattendues vinrent raviver leur enthousiasme et les remplir d’un nouveau zèle pour le relèvement de la patrie.

De tous les pays d’alentour, de l’Égypte, de la Phénicie, même des îles et des côtes grecques[2] où les avaient poussés soit l’émigration volontaire, soit les hasards de l’esclavage, accouraient une multitude d’exilés juifs, avides de se presser autour de Jérusalem, comme des enfants autour de leur mère revenue à la vie. Des étrangers même de toute nationalité, grands et petits, humbles ou puissants, se joignirent à eux en assez grand nombre et nouèrent avec eux d’étroites relations. C’étaient ceux qui rendaient sincèrement hommage au Dieu d’Israël et qui désiraient fermement suivre sa doctrine. On les accueillit avec joie. La présence de ces prosélytes apportait une certaine force à la communauté naissante, mais cette dernière y puisait surtout la confiance en elle-même.

A l’approche du septième mois, dans lequel le code sacré et l’antique usage ont placé plusieurs fêtes, les chefs de famille de toutes classes s’assemblèrent à Jérusalem et, sous la direction des deux principaux dignitaires, — le gouverneur Zorobabel et le grand prêtre Jésua, — procédèrent à la première oeuvre de réorganisation : ils érigèrent un autel. Cet autel était comme la première assise du temple que, dès l’origine, on avait résolu de relever pour en faire le point central de l’organisme nouveau ; mais le manque de matériaux n’en permettait pas encore l’édification.

Les chefs du peuple se mirent en mesure de la préparer. Grâce aux riches offrandes qu’on leur avait remises, ils purent louer des ouvriers et des hommes de peine ; faire extraire et tailler des pierres, amener du Liban des troncs de cèdre comme avait fait Salomon. — Lorsqu’on disposa d’une quantité suffisante de matériaux, on procéda à la pose de la première pierre. Non seulement les chefs de la nation, mais ceux des familles et une foule considérable assistèrent à cette cérémonie, qui se fit avec une solennité particulière. Les Aaronides se montrèrent de nouveau dans leur costume sacerdotal et sonnèrent de la trompette ; les Lévites chantèrent un hymne de reconnaissance célébrant la grâce de l’Éternel, et le peuple salua de ses acclamations joyeuses l’avènement du jour si longtemps attendu. Des voix chagrines, il est vrai, se mêlaient aux cris d’allégresse, à la vue de ce temple moins grand et moins riche que celui de Salomon ; mais les cris d’allégresse dominaient le bruit de la plainte.

On travailla également à la réparation des ruines dont Jérusalem était couverte.

Toutefois, l’ivresse des premiers jours ne devait pas durer longtemps ; la lune de miel s’écoula vite et fit place à de cuisants soucis. Tout près de la frontière de Juda vivait la population hétérogène des Samaritains ou Cuthéens, lesquels, initiés par des prêtres israélites du temple de Béthel, avaient adopté partiellement le culte de ce peuple, mais conservé en même temps les rites et l’esprit de leur idolâtrie première.

Or, on vit inopinément se présenter dans Jérusalem des chefs samaritains, exprimant le désir de prendre part à la construction du temple et d’être accueillis comme membres de la communauté judaïque. La proposition parut assez grave pour donner lieu à une délibération, dont la conclusion fut un refus. Zorobabel déclara aux chefs samaritains qu’on ne pouvait leur permettre de participer aux travaux du temple. Cette décision était grosse d’ennuis et de troubles pour Israël. Les Samaritains, depuis ce moment, poursuivirent de leurs ressentiments et de leurs haines l’État judaïque. Ce fut une série de collisions incessantes entre cet État et ses voisins du nord.

Ces derniers, par leur hostilité systématique, montrèrent qu’ils avaient bien moins à cœur de prendre part au culte de Jérusalem que de nuire à la république juive et d’entraver la contraction du temple. Tandis que, d’un côté, ils s’efforçaient, à l’occasion, de refroidir l’ardeur des Judaïtes pour cette œuvre, de l’autre ils y nuisaient directement en soulevant contre elle l’opposition des fonctionnaires persans. Sous l’influence de cette double cause, les travaux furent discontinués pendant quinze ans. Ainsi se reproduisait, pour les Israélites, la fâcheuse situation où s’étaient trouvés leurs pères après leur entrée dans le Canaan. Le morceau de terre conquis par eux leur était disputé par les peuplades voisines, et ils se heurtaient partout à des antagonismes. Qu’y pouvaient-ils faire ? Ils étaient à peu près sans armes pour briser ces obstacles.

Dans ce triste état de choses, chacun pensait à soi-même, non au bien public. De la construction du temple, naturellement, il n’était plus question. Les principaux chefs de famille, les grands, se bâtissaient de belles et riches demeures, probablement avec les matériaux qu’on avait réunis pour le temple. A cela se joignirent les mauvaises récoltes de plusieurs années successives. Le charbon et la grêle ruinaient l’espoir des laboureurs. On semait beaucoup et l’on récoltait peu ; ni pain pour se rassasier, ni vêtements pour se garantir du froid, et le peu qu’on gagnait était vite dissipé. Bien pire encore était le déclin des mœurs, conséquence de la détresse matérielle. On ne retomba plus, il est vrai, dans l’idolâtrie ; tous étaient radicalement guéris de cette aberration, même les plus abjects, même les esclaves du temple. Mais des passions sordides, des vices bas et mesquins, l’amour du lucre, l’égoïsme, l’absence de charité, régnaient partout.

En présence de cette situation, qui contrastait si fort avec les riantes perspectives des premiers jours de l’émigration, les meilleurs sentaient leur courage défaillir. Que restait-il de ce bel avenir promis aux rapatriés dans la ville bien-aimée ? La misère pour le corps, l’abaissement pour l’âme.

La mort de Cambyse (521) et l’avènement de son successeur Darius, troisième roi des Perses (521-485), amenèrent d’heureux changements pour Juda. Diffèrent de son prédécesseur et semblable à Cyrus, Darius était un prince humain et généreux. D’après une légende curieuse, Zorobabel serait allé en Perse et aurait gagné, par sa sagesse, les bonnes grâces de Darius, qui lui aurait permis de retourner à Jérusalem et d’y rebâtir le temple aux frais du trésor royal. Mais la chose n’alla pas si facilement. Les chefs du peuple, Zorobabel et Jésua, avaient bien songé à reprendre les travaux interrompus, maintenant que la mort de Cambyse avait mis fin aux tiraillements et aux confits du voisinage ; mais le peuple, mais les chefs de famille, leur dirent : Non, le temps n’est pas encore venu de rebâtir le temple. Il ne fallut rien moins que la parole enflammée des deux prophètes Aggée et Zacharie pour déterminer la reprise du travail. Plusieurs fois, dans un espace de cinq mois, ils interpellèrent le peuple, et pour stimuler son ardeur et pour lui révéler les secrets de l’avenir. Enfin, grâce à leur énergique intervention, l’on se remit activement à l’œuvre si longtemps interrompue. Toutefois, il fallut encore quatre ans pour l’achever (519-516), et ce fut le 23 adar, peu de jours avant la fête de Pâque, qu’on célébra avec bonheur l’inauguration du sanctuaire, enfin rétabli après tant de luttes et d’efforts. Il y avait juste soixante-dix ans que le temple de Salomon avait été détruit.

Le peuple entier, sans doute, accourut à Jérusalem pour assister à l’inauguration, heureux de contempler le saint édifice qui, désormais, allait de nouveau devenir le centre de la vie israélite. — Trois semaines plus tard, la Pâque était célébrée avec ferveur par la communauté entière, et les étrangers qui s’étaient ralliés de cœur au judaïsme y prenaient pareillement part.

Quelque profondément, toutefois, que le peuple fût alors pénétré de l’esprit de la Torah et des prophètes, et quelque vives que fussent ses aspirations à l’unité, un dissentiment grave ne laissa pas d’y éclater, dissentiment qui enfanta des luttes et dont on ne triompha pas sans peine. Deux Israélites étaient à sa tête : le gouverneur, Zorobabel, de la race royale de David, et le grand prêtre, de la lignée d’Aaron. Ils représentaient respectivement le pouvoir temporel et le pouvoir spirituel, qui ne pouvaient guère manquer d’empiéter l’un sur l’autre. Zorobabel avait bien pour lui le prestige populaire attaché à la maison de David ; il semblait réaliser les souvenirs de l’antique splendeur et les paroles des prophètes qui en avaient prédit le retour. Le prophète Aggée l’avait appelé l’élu du Seigneur, son bien-aimé, son joyau précieux. Mais, par cela même, il devenait un embarras. Les ennemis des Judéens trouvaient là un thème d’accusation contre ce peuple, à qui ils reprochaient la secrète pensée de proclamer roi le fils de David. D’un autre côté, le prophète Zacharie avait annoncé que grand prêtre Jésua ceindrait la couronne, monterait sur le trône et réaliserait les espérances messianiques. II avait ainsi placé le pontife au-dessus du prince ; de là, froideur et mésintelligence entre les deux chefs du peuple.

La paix ne pouvait se rétablir que par la retraite de l’un des deux rivaux. La coexistence de ces autorités ne pouvait être qu’une source incessante d’irritations et de troubles. Or, du moment qu’il y avait lieu d’opter, ce ne pouvait être qu’au détriment de Zorobabel, le prince étant un personnage moins nécessaire que le prêtre.

Le premier fut donc écarté[3] ; l’administration du pays resta exclusivement aux mains de Jésua, et passa, après sa mort, aux mains de son fils Joakim. Avait-on gagné au change ? Si l’histoire ne dit pas de mal des deux premiers grands prêtres, elle n’en dit pas grand bien non plus, et nous ne voyons pas qu’ils aient relevé ni amélioré en rien la situation générale. La défaite du descendant de David n’apporta aucun avantage au pays. Ses ennemis, notamment les Samaritains, recommencèrent de plus belle à représenter les Judaïtes comme un fléau, et obtinrent contre eux, de la cour de Perse, des édits oppressifs. En outre, les divers gouverneurs qui se succédèrent dans le pays, s’ingénièrent à accabler sans cesse les cultivateurs d’exigences exorbitantes. Dans cette terre natale, où les pas des premiers colons s’étaient imprimés avec tant d’ivresse, la seconde et la troisième génération voyaient leur sort empirer de jour en jour.

Pour échapper, au moins partiellement, à ces vexations, les principales familles prirent un parti qui devait leur occasionner plus tard de graves embarras. Elles se rapprochèrent des peuples voisins ou accueillirent amicalement leurs avances, et, pour s’assurer de bonnes relations, s’allièrent avec eux par des mariages. Du temps des juges, à l’époque de leur première immigration en Canaan, la même cause, le même désir, avait produit le même effet. Mais, maintenant, les circonstances n’étaient plus les mêmes. Les Cananéens, les Héthéens et autres peuplades primitives, du pays professaient une abominable idolâtrie et infectaient les Israélites de la contagion de leurs vices. Tout au contraire, les voisins de l’État judaïque, spécialement les Samaritains, avaient renoncé à leurs pratiques païennes et aspiraient sincèrement à prendre part au culte divin célébré à Jérusalem. Au fond, ils étaient ou voulaient être des prosélytes juifs ; ils avaient à cœur d’entrer dans la communion religieuse des Judaïtes, de s’associer étroitement à leur existence. Fallait-il donc les repousser toujours, leur opposer d’inflexibles dédains ? La plupart des familles notables opinaient résolument pour l’admission de ces étrangers, et le grand prêtre (Joakim ou son fils Eliasib) avait donné à cette opinion l’appui de sa grave autorité. Il en résulta que bon nombre de familles, même celle du grand prêtre, s’allièrent par mariage avec les Samaritains et d’autres peuplades voisines.

Les Samaritains avaient alors à leur tête un certain Sanballat (Sanaballat), homme d’une indomptable énergie, farouche, tenace et astucieux. Cet homme prétendait sérieusement s’attacher au judaïsme ; il voulait de bonne foi avoir part au Dieu d’Israël et à son temple : mais il ne reculait pas devant la violence, et si on lui refusait le royaume du ciel, il l’eût pris d’assaut ou enlevé par stratagème. Au moyen d’une alliance matrimoniale, il espérait faciliter son accession à la communauté judaïque. C’est ainsi que son ami Tobie, l’Ammonite, était doublement allié à des familles juives : il avait épousé une fille de la noble famille d’Arach, et son fils avait obtenu en mariage la fille d’un certain Meschoullam, personnage de marque. Or, les mariages avec les Ammonites et les Moabites, jusqu’à la dixième génération, étaient formellement défendus par la Loi. Le grand prêtre et d’autres représentants de la république juive, n’osant violer ouvertement la loi, doivent avoir trouvé quelque accommodement, quelque interprétation complaisante pour apaiser les scrupules de leur conscience. Mais tous n’étaient pas aussi souples. Une fraction des meilleures familles s’était conservée pure de ces mésalliances, qu’elle déplorait comme une transgression de la Loi, comme une contamination du principe judaïque par l’introduction d’éléments étrangers. C’est surtout la classe des chantres sacrés, gardiens de la langue hébraïque et des vénérables Écritures de la tradition, qui paraît s’être abstenue de ces unions hétérogènes. Ceux-là s’élevèrent peut-être contre cette indulgence excessive, contre cette faiblesse à l’endroit d’une fusion coupable ; mais ils étaient en minorité, leur rigorisme ne prévalut point.

Lorsqu’une autorité dominante, partie de la terre d’exil, se fut installée dans Jérusalem, cette minorité accentua ses réclamations, et détermina une réaction si décisive que de fâcheuses complications en furent la conséquence.

 

 

 



[1] Ce fait résulte de l'Ezra apocryphe (ou Ezra grec), V, 8. Le texte, il est vrai, porte Darius  ; mais on admet généralement que c'est une faute de copiste pour Cyrus. Cet apocryphe, primitivement rédigé en hébreu, racontait l'histoire du retour de la Babylonie avec plus de détails que notre Ezra canonique.

[2] Cela résulte du psaume CVII, qui fut certainement composé postérieurement à l'exil. Comparez Isaïe, LXVI, 19-20, d'où il appert que les îles grecques eurent aussi leur contingent d'exilés judéens.

[3] Qu'il y ait en antagonisme entre Zorobabel et Jésua, cela résulte de Haggaï, II, 21-23, qui promet la suprématie au premier, et de Zacharie, VI, 11 sqq., qui la revendique pour le second. En fait, Zorobabel fut dépossédé de cet avantage. D'après la tradition talmudique, il reprit le chemin de la Babylonie ; ce qui résulte également d'Ezra, VIII, 2, où nous voyons un descendant de David, Ballousch, revenir de Babel à Jérusalem avec Ezra. Il était arrière petit-fils de Zorobabel, d'après I Chroniques, IV, 42.