SAINT POTHIN ET SES COMPAGNONS MARTYRS

 

LIVRE DEUXIÈME. — LA PERSÉCUTION.

CHAPITRE XI. — Les corps des martyrs sont exposés aux outrages de la multitude.

Ces restes sont brûlés, et les cendres en sont jetées dans le Rhône. — L'ustrinum de Bellecour. — Comment et pourquoi s'était introduit chez les Romains l'usage de brûler les corps. — Les chrétiens repoussèrent toujours la crémation. — Apparition des martyrs. — Les fidèles de Lugdunum retrouvent miraculeusement leurs cendres. — Liste des martyrs. — Homélie de saint Eucher en leur honneur.

 

Rien n'avait manqué au triomphe des martyrs de Lugdunum. Assez nombreux pour former une phalange composée des éléments les plus divers, ils avaient montré au monde comment la grâce peut transformer l'homme en héros ; corriger les inégalités de la condition, de l'âge ou du sexe ; mûrir le courage de l'adolescent ; inspirer à la femme timide une mâle énergie ; communiquer à l'humble esclave une noblesse supérieure à celle du sang. Le drame sanglant, ouvert au forum, s'était déroulé dans des selles successives où les martyrs avaient déployé une énergie supérieure à tous les tourments.

Ce ne fut pas sans un dessein de la divine Providence que plusieurs de ces héros chrétiens furent immolés aux fêtes d'Auguste. Dans la pensée du président, les confesseurs exposés aux bêtes devaient rehausser l'éclat des jeux ; mais, contrairement aux désirs de ce magistrat, le combat des martyrs tira aussi de cette solennité un nouveau degré de lustre et de gloire. Les Gallo-Romains de la Narbonnaise, les Celtes venus de tous les points des Gaules, avaient assisté aux chasses où Alexandre et Attale, Ponticus et Blandine avaient figuré d'une manière si brillante. Impossible que les assistants n'eussent été frappés du spectacle donné par les athlètes du Christ : de ce calme dans la souffrance, de cette fière attitude au milieu des tourments, de cette joie dans la mort. Sur le champ de bataille de l'amphithéâtre, la victoire avait été complète du côté des confesseurs ; ils avaient été ensevelis dans leur triomphe. La défaite des païens ne pouvait être plus éclatante. La honte en retombait d'abord sur le président de la Lugdunaise, principal auteur de la persécution ; ensuite sur les prêtres, moteurs secrets du déchaînement populaire ; enfin sur la multitude, complice des magistrats et des prêtres, écho retentissant, instrument actif de leurs passions. La solennité des fêtes d'Auguste avait donc eu pour effet de donner à l'héroïsme des confesseurs un grand nombre de témoins, de faire parvenir jusqu'aux extrémités des Gaules les noms d'Alexandre et d'Attale, de Ponticus et de Blandine. Pour un lieutenant de César, habitué à voir tout plier sous ses ordres, la déconvenue était cruelle. De son côté, le peuple en conçut un dépit tel, que ce sentiment se tourna en rage et se porta aux dernières extrémités.

C'est une loi de la nature, que la vengeance de l'homme doit s'arrêter à la mort d'un adversaire. Poursuivre un ennemi jusque dans son cadavre, c'est sortir de l'humanité, c'est descendre au niveau des bêtes sauvages. Ivres de fureur, les païens de Lugdunum ne se contentèrent pas d'envier un tombeau à leurs victimes ; poursuivant les martyrs au delà même du trépas, ils s'acharnèrent sur ce qui restait d'eux, prirent d'horribles représailles sur des corps inanimés. Des os qu'ils avaient donnés à ronger aux chiens, des têtes coupées, des troncs mutilés, à demi dévorés par le feu, tous ces débris humains furent réunis, formés en un monceau. Pendant six jours, ce hideux trophée fut donné en spectacle à la foule en délire ; pendant six jours, elle put exhaler son aveugle fureur contre les restes des martyrs. Scène sauvage, digne d'une bande de cannibales, propre à faire rougir quiconque est sensible à l'honneur de l'espèce humaine. Et cependant cette horrible scène était donnée en pleine civilisation romaine, dans la métropole de la Lugdunaise, sous le règne de Marc-Aurèle, d'un empereur philosophe. En face de pareilles atrocités, il est facile de mesurer la distance qui séparait la religion des victimes de celle des bourreaux.

Sensibles aux outrages prodigués aux dépouilles mortelles de leurs frères, les chrétiens de Lugdunum ne l'étaient pas moins à l'impossibilité où ils étaient de les recueillir, de leur rendre les derniers devoirs. Leur piété attachait trop de prix à ces reliques pour ne pas tenter tous les moyens de les obtenir des gardiens, ou de les soustraire à leur surveillance. Mais toutes les tentatives demeurèrent inutiles. Vainement firent-ils briller l'or et l'argent : la sévérité de la consigne rendit les soldats incorruptibles. D'autre part, impossible de surprendre leur vigilance ; les sentinelles tenaient le poste la nuit aussi bien que le jour.

Après six jours d'exposition, les païens brûlèrent tous les ossements et en jetèrent les cendres au courant du Rhône. Dans leurs idées grossières, ils s'imaginaient par là rendre impossible à Dieu la résurrection des martyrs, leur enlever le bénéfice d'une espérance qui les avait soutenus au milieu des tortures.

Voici la peinture de toutes ces horreurs tracée par le rédacteur de la Lettre :

La mort des martyrs ne put assouvir la cruauté, la rage des païens. Déchaînées par le dragon infernal, ces multitudes barbares et cruelles ne pouvaient être facilement apaisées. Pour se venger, les païens s'en prirent aux corps des saints. La raison ne trouvant plus de place dans leur esprit, ils ne rougissaient pas de la défaite qu'ils venaient d'essuyer ; mais le triomphe des martyrs allumait leur fureur. Semblables à des bêtes féroces, le président et le peuple déchargèrent contre nous l'injustice de leur haine, afin que cette parole de l'Écriture fût accomplie : Que la malice du méchant croisse encore, que la justice du juste augmente toujours[1]. Ils jetèrent aux chiens les corps de ceux qui périrent dans les prisons, veillant exactement, la nuit comme le jour, de peur qu'on ne leur rendît tes honneurs de la sépulture. Ensuite ils réunirent en un monceau des membres moitié dévorés, moitié brûlés, restes des bêtes et des flammes ; ils y ajoutèrent les têtes et les troncs de ceux qui avaient été décapités, et ils tinrent ces débris exposés plusieurs jours sous la garde des soldats. A cette vue, les uns frémissaient de rage, grinçaient les dents, cherchaient à exercer contre les martyrs les plus atroces vengeances. D'autres leur insultaient avec dérision, exaltant la gloire de leurs dieux, leur faisant honneur de la mort des confesseurs. Les plus modérés, ceux qui semblaient n'être pas insensibles à notre sort, se répandaient en invectives. Où est leur Dieu ? disaient-ils. Que leur a servi cette religion à laquelle ils ont sacrifié leur vie ? C'est ainsi que les païens firent éclater leur fureur. Pour nous, nous éprouvions un vif regret de ne pouvoir inhumer les corps des saints. Les ombres de la nuit nous furent inutiles ; l'argent et les prières échouèrent également. Les païens faisaient une garde vigilante ; ils attachaient le plus grand prix à priver ces os de sépulture.

Les corps des martyrs demeurèrent donc, pendant six jours, exposés aux regards et aux insultes. Enfin les païens les brûlèrent et en jetèrent les cendres dans le Rhône, qui coule tout auprès, afin que rien n'en restât sur la terre. Ils se flattaient par là de l'emporter sur Dieu, de priver ses serviteurs de la résurrection. Nous voulons, disaient-ils, leur enlever cette résurrection qui fait leur espérance, qui les porte à introduire une religion étrangère et nouvelle, et, plutôt que d'y renoncer, à braver les tourments, à marcher gaîment à la mort. Voyons maintenant s'ils ressusciteront, si leur Dieu pourra leur venir en aide, les arracher de nos mains.

Saint Augustin s'en réfère à cette page de la Lettre, dans le passage suivant d'un de ses écrits : Nous lisons, dit ce grand docteur, dans l'Histoire ecclésiastique écrite en grec par Eusèbe, et traduite en latin par Rufin, que, dans la Gaule, on jeta aux chiens les corps des martyrs ; qu'on fit brûler, consumer leurs ossements, et qu'on en jeta les cendres dans le Rhône, de peur qu'il n'en restât quelque chose. Nous devons le croire, le ciel a permis cela pour apprendre aux chrétiens que s'ils méprisent la vie en confessant le Christ, ils doivent à plus forte raison ne pas tenir à la sépulture. Car si cette inhumanité, exercée sur la dépouille des martyrs, avait pu leur être nuisible, empêcher leurs âmes victorieuses de reposer en paix, Dieu n'aurait pas permis qu'on en usât ainsi envers eux. Le Seigneur a dit : Ne craignez pas ceux qui peuvent tuer le corps, sans pouvoir aller au delà[2]. Les faits ont montré que, par ces paroles, il ne s'est pas engagé à protéger les corps des morts. Le Seigneur a promis que les méchants ne pourraient rien qui atteignît la félicité des défunts, rien que ces derniers pussent ressentir après leur trépas, rien qui pût mettre obstacle à la résurrection de leurs corps[3].

Les restes des martyrs de Lugdunum durent être brûlés dans un ustrinum public, élevé sur les bords du Rhône, à peu de distance de l'amphithéâtre. C'était une construction quadrangulaire, formée de fortes et solides murailles, sorte de bûcher permanent où l'on brûlait les corps, surtout ceux des pauvres. Vers le milieu du XVIe siècle, des ouvriers, en creusant des fondations sur la place de Bellecour, mirent à découvert les ruines d'un monument que l'on reconnut avoir servi à la crémation des corps[4]. Ce bûcher public pourrait bien être celui où les os des premiers martyrs de Lyon furent réduits en cendres. Conformément à la législation romaine, cette construction se trouvait hors de Lugdunum. Par la loi des Douze Tables, il était également défendu de brûler les corps et de leur donner la sépulture dans l'enceinte des villes[5]. Le voisinage de l'amphithéâtre n'avait pas dû être étranger à la pensée d'élever un ustrinum non loin du confluent. Pour se débarrasser des débris humains entassés après les jeux dans le spoliarium, il n'était pas sans utilité d'avoir à proximité un bûcher commun : celui de Bellecour répondait à ce besoin. Outre les corps des pauvres, il était destiné, paraît-il, à consumer les cadavres des bestiaires et des gladiateurs, dont l'amphithéâtre faisait grande consommation. La position de ce bûcher public s'accorde aussi très-bien avec la circonstance topographique signalée par ce passage de la Lettre : Les païens brûlèrent les restes des martyrs et en jetèrent les cendres dans le Rhône, qui coule tout auprès.

Avec les données topographiques que nous avons produites, il n'est pas malaisé de suivre les faits antérieurs ou postérieurs à la mort des saints qui combattirent dans l'amphithéâtre. Blandine et les autres condamnés aux bêtes furent tirés des cachots du palais des Empereurs, et transférés dans la prison du confluent, en attendant l'heure des jeux. L'immolation étant terminée, les restes des martyrs furent réunis en un monceau, sur les bords du Rhône. Ils demeurèrent là, pendant six jours, sous la surveillance des soldats, exposés aux regards et aux insultes de la populace. Après six jours d'exposition, ces débris sacrés furent brûlés dans l'ustrinum, voisin de l'amphithéâtre, et les cendres, résultat de la crémation, jetées dans le Rhône.

En tout cela, les païens de Lugdunum étaient mus par un esprit de vengeance forcenée. Toutefois, en brûlant les dépouilles des martyrs, ils ne faisaient rien de nouveau, ils suivaient un usage assez ancien dans l'Empire. Dans les premiers siècles de Rome, les corps n'étaient point livrés aux flammes du bûcher pour être réduits en cendres. Après l'ensevelissement, on les inhumait, on les confiait à la terre suivant les rites prescrits. La crémation s'introduisit chez les. Romains, lorsqu'ils eurent reconnu, par une triste expérience, que la religion des tombeaux ne mettait pas toujours les morts à l'abri de profanations sacrilèges. Néanmoins bien des familles, fidèles à l'antique usage, continuèrent d'inhumer leurs morts. Dans la famille Cornelia (gens Cornelia), par exemple, Sylla fut le premier dont le corps fut réduit en cendres. Le dictateur, dont on remplissait les dernières volontés, avait eu ses raisons de le vouloir ainsi. Il avait, au mépris du respect dû aux tombeaux, fait exhumer le corps de Marius ; et Sylla craignait que pareil outrage ne fût infligé à son cadavre[6].

Les chrétiens repoussèrent toujours la crémation ; ils conservèrent l'ancien usage d'ensevelir et d'inhumer les morts, comme plus conforme au respect dû au Créateur et à son ouvrage. En réduisant par le feu les cadavres à un moindre volume, les fidèles auraient eu facilité plus grande de cacher les reliques des saints, de les emporter avec eux lorsque le vent de la persécution venait à souffler. Ces avantages ne leur parurent pas assez considérables pour déroger à l'ordre établi parle Créateur, pour accélérer la décomposition des restes mortels de leurs frères, réduire en cendres des corps qui avaient été les membres vivants du Saint-Esprit.

Quant à la défense d'inhumer dans l'intérieur des villes, les chrétiens n'avaient aucun motif de l'éluder ; ils avaient, au contraire, tout intérêt à s'y conformer. Les tombeaux chrétiens se trouvaient plus à l'abri de la profanation hors des murs que dans l'intérieur des cités, sans compter que les fidèles pouvaient visiter ces tombeaux avec moins de danger pour leurs personnes. Sur ce point encore ils prenaient une précaution qui révèle la délicatesse de leurs sentiments. Ayant passé leur vie loin de tout commerce religieux avec les adorateurs des idoles, ils tenaient à ce que cette séparation se prolongeât au delà du trépas, à ce que les corps des fidèles ne fussent pas, par une sorte de promiscuité, confondus avec ceux des païens. Généralement, les communautés chrétiennes avaient leurs cimetières particuliers, où les frères pouvaient dormir en famille jusqu'à la résurrection générale. Quel lieu avait été choisi par le bienheureux Pothin pour y enterrer les morts ? Nous n'avons aucune donnée à ce sujet.

Grande était la douleur des chrétiens de Lugdunum, après l'horrible scène décrite par la Lettre des deux Églises. Les cendres des martyrs ayant été jetées au courant du Rhône, ces reliques vénérables semblaient perdues à jamais. Mais, par un prodige qui ne doit pas trop étonner après ceux que le Seigneur avait opérés déjà en faveur de ses martyrs, leurs cendres furent restituées par le Rhône, et les chrétiens eurent la joie de recueillir, sur les bords du fleuve, ce précieux trésor. Voici comment Grégoire de Tours raconte ce miracle :

Le juge inique fit livrer aux flammes les corps des saints. Lorsqu'ils furent brûlés, il ordonna qu'on en jetât les cendres dans le fleuve. Les chrétiens en conçurent un vif regret ; ils déploraient la perte de ces saintes reliques. Or, pendant la nuit, voici que les martyrs apparurent à quelques fidèles, à l'endroit même où leurs membres avaient été brûlés. Ils étaient sains et saufs, exempts de toute blessure. Alors, s'adressant à ces fidèles, ils leur dirent : Qu'on recueille nos reliques, aucun de nous n'a péri ; car de cette terre nous avons passé au repos que nous a promis le Roi du ciel, le Christ, pour le nom duquel nous avons souffert. Ces chrétiens firent part de leur vision aux autres. Ils rendirent tous grâces à Dieu, et furent par là confirmés dans la foi. Ayant recueilli les cendres sacrées, ils bâtirent en l'honneur des martyrs une basilique d'une merveilleuse grandeur. Ces bienheureux gages furent placés sous le saint autel. Les prodiges opérés en ce lieu n'ont cessé de montrer que ces martyrs habitent dans le Seigneur. Or, le lieu où ils souffrirent est appelé Athanaco[7], d'où vient que quelques uns les appellent martyrs d'Athanaco[8].

Ce passage est reproduit à peu près intégralement dans le Martyrologe d'Adon[9].

Baillet[10] et d'autres auteurs ont élevé des doutes sur la réalité de ce fait miraculeux, se fondant sur ce qu'il n'en est fait mention ni dans le passage de saint Augustin, cité plus haut, ni dans l'homélie de saint Eucher en l'honneur de sainte Blandine, ni dans la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum. Mais d'abord on ne peut rien conclure du silence de saint Augustin. L'évêque d'Hippone était fort éloigné du lieu où s'était passé le prodige ; il pouvait donc parfaitement l'ignorer. Pour saint Eucher, la suite de ses idées n'appelait pas nécessairement une mention spéciale à cet égard. Quant au silence de la Lettre des deux Églises, il ne peut être invoqué contre la réalité du miracle. Cette Lettre ne nous ayant pas été conservée dans son intégrité, l'apparition des saints peut fort bien avoir été tirée d'un passage omis par Eusèbe. Grégoire de Tours aura puisé ce fait dans la tradition orale ou écrite de l'Église de Lugdunum. Ce qui donne le plus grand poids à son récit, c'est qu'il l'appuie sur la croyance des fidèles. Au temps où il vivait, moins de quatre siècles après la persécution, les chrétiens de Lugdunum croyaient posséder, dans l'oratoire de saint Pothin, les restes de leurs premiers martyrs. Après cela, peut-on supposer que ces reliques n'ont jamais reposé en ce lieu ?

Quant à cette basilique d'une merveilleuse grandeur dont parle l'évêque de Tours, il n'est pas possible d'entendre ces paroles d'une église élevée immédiatement après la mort des martyrs. En pleine persécution, cette entreprise eût été d'une. exécution impossible. De deux choses l'une, ou bien cette phrase : Ædificaverunt basilicam mirœ magnitudinis in eorum honorem, mise en note par quelque copiste, aura passé de la marge d'un manuscrit dans le corps du texte, ou bien Grégoire de Tours, sans distinguer les temps, aura voulu parler de l'église qu'il avait vue lui-même, s'en rapportant à cet égard au bon sens des lecteurs.

Sur les quarante-huit bienheureux qui composent la légion des martyrs de Lugdunum, dix seulement sont désignés dans la Lettre des deux Églises, telle que nous la possédons. Voici leurs noms : Pothin, Vettius Epagathus, Sanctus, Maturus, Attale, Bibliade, Alcibiade, le médecin Alexandre, Ponticus et Blandine. Les autres n'avaient pas été passés sous silence. L'admiration provoquée par ces témoins du Christ avait amené tous leurs noms sous la plume du rédacteur de la Lettre ; ils avaient tous été signalés nommément dans un passage non reproduit par Eusèbe. Pour cette nomenclature, l'évêque de Césarée renvoie formellement à sa Collection des Actes des martyrs[11]. Il est possible que Grégoire de Tours ait tiré de ce dernier ouvrage celle qui a été donnée par lui. Dans tous les cas, cette liste se trouvait dans l'exemplaire de la Lettre conservé dans les archives de l'Église de Lugdunum. Ensuite, c'était la pratique de ces premiers âges d'inscrire aux diptyques sacrés les noms des martyrs, de les proclamer dans l'assemblée des fidèles, d'invoquer ces bienheureux dans les prières publiques. Les sources ne manquaient donc pas au vte siècle, il était facile d'y puiser les noms des quarante-huit martyrs lugdunais.

La liste donnée par l'évêque de Tours n'est pas identique avec celle que nous lisons dans le Martyrologe d'Adon. Ces deux auteurs présentent, pour le nombre et la physionomie des appellations, des variantes que la négligence des copistes suffit à expliquer. Le premier annonce quarante-huit martyrs, et il n'en nomme que quarante-cinq. Le nom d'Attale manque dans son catalogue, tandis que celui de saint Pothin y figure deux fois. De plus, une virgule insérée par un copiste maladroit entre Vettius et Epagathus, a fait deux personnages d'un seul.

Le prêtre Zacharie est rangé par tous les Martyrologes au nombre des citoyens romains qui furent décapités. La traduction fautive de Rufin, qui a substitué à Zacharie, père de Jean-Baptiste, un prêtre de même nom, a fait mettre en doute l'existence de Zacharie, prêtre de Lugdunum. Mais l'erreur de Rufin ne prouve qu'une chose, l'infidélité de sa traduction en ce point comme en plusieurs autres. Le nom de Zacharie figure dans Grégoire de Tours, dans le Martyrologe de saint Jérôme et dans celui d'Aden. Ces autorités sont assez graves pour autoriser à maintenir le nom du prêtre Zacharie dans la liste des martyrs.

En comblant les lacunes et confrontant les variantes, voici comment nous avons cru devoir établir la liste des quarante-huit premiers martyrs de Lugdunum :

Eurent la tête tranchée en qualité de citoyens romains : Zacharie, Vettius Epagathus, Macarius, Alcibiade, Silvius, Primo, Ulpius, Vitalis, Comminus, October, Philominus, Geminus, Julia, Albina, Grata, Rogata, Æmilia, Posthumiana, Pompeia, Rhodana[12], Bibliade, Quinta, Materna, Helpis, appelée aussi Amnas.

Furent exposés aux bêtes : Sanctus, Maturus, Attale, Alexandre, Ponticus et Blandine.

Moururent dans les prisons : le bienheureux Pothin, Arescius, Cornelius, Zozimus, Titus, Zoticus, Julius, Apollonius, Geminianus, Gamnite, Julia, Æmilia, Pompeia, Antonia, Alumna, Justa, Trophima, Antonia.

Pour exalter le triomphe de cette légion glorieuse, nous ne pouvons mieux faire que d'avoir recours à saint Eucher, un des plus grands évêques de Lyon. Pour cela, nous allons reproduire, en la traduisant, sa belle homélie sur sainte Blandine. Ce discours fut prononcé, paraît-il, dans l'église des Saints-Apôtres, le jour où Lugdunum célébrait la fête de ses premiers martyrs. L'effet de cette éloquence, où l'inspiration du génie s'unissait à l'ardeur de la foi, dut être immense dans un lieu où tout parlait de Pothin, de Blandine et de leurs compagnons.

HOMÉLIE SUR SAINTE BLANDINE DE LUGDUNUM[13].

Adresser des vœux, rendre de pieux hommages à des martyrs étrangers à notre pays, serait agir à notre avantage, bien entendre nos intérêts. Cette confiance de notre part les rendrait nôtres, et, malgré l'éloignement des lieux, nous attirerait les secours que nous en espérerions. Leur assistance, en effet, dépend non des lieux, mais des sentiments de notre cœur. Aussi ces serviteurs de Dieu nous accorderont-ils toujours un appui mesuré sur les hommages que nous leur aurons rendus. Donc nous devons, par un culte religieux, disposer en notre faveur ceux qui n'appartiennent pas à notre terre, et ne pas nous rendre étrangers, par indifférence et froideur, ceux qui sont nôtres ; le premier de ces devoirs n'est pas moins important que le second. Reconnaissons ici et la richesse et l'abondance des largesses divines à l'égard de notre Église. Les reliques d'un seul martyr suffisent pour exciter l'allégresse d'une ville. Pour nous, voici que nous possédons tout un peuple de martyrs. Joie à notre terre, nourricière de célestes combattants, mère féconde d'héroïques vertus ! Non, avec tous les moyens imaginables, jamais l'ennemi de notre foi n'eût pu servir la gloire de cette cité autant qu'il l'a fait par le glaive. Si l'iniquité abonda contre notre ville, la grâce et la bénédiction surabondent aujourd'hui dans elle ; témoin ce jour consacré à la fête présente. Nous lisons qu'au temps où Hérode faisait rechercher le Christ, des milliers d'enfants furent massacrés pour leur bonheur. Là-dessus le prophète s'écrie : Rachel pleure ses enfants et refuse toute consolation, parce qu'ils ne sont plus[14]. Eh bien ! notre terre, mère fortunée, patrie de soldats vainqueurs, enrichie des mérites de ces héros, gages précieux qu'elle a donnés au ciel, cette terre, on l'a vue privée ici-bas de ses enfants. Toutefois, elle n'a pas besoin de consolation, elle ne leur donne point de larmes. Pourquoi les pleurer, puisqu'elle les retrouva au jour même de son deuil, à l'instant où ils lui furent enlevés ? 0 Bethléem, terre de Juda, terre victime de la cruauté d'Hérode par la mort de tes fils, terre jugée digne d'offrir à Dieu une troupe de faibles enfants ayant encore toute la blancheur de l'innocence, c'est avec une légitime confiance que notre cité de Lugdunum ose se mettre en parallèle avec toi, comparer ses richesses spirituelles aux tiennes, t'adresser la parole en ces termes : Ô Bethléem, tu l'emportes par le nombre de tes martyrs, moi, par le mérite des miens. De ton côté, l'égorgement, mais pas trace de confession ; de mon côté, il y a eu lutte et souffrance, la mort des tiens a été une bonne fortune, une occasion de félicité. La richesse des bénédictions, tu la dois au bourreau, moi, au courage ; tes enfants, tu les as vus périr inondés de leur sang ; il ne t'a pas été donné de les contempler au milieu d'un long combat. L'innocence de ces victimes a formé ta couronne ; moi, je suis couronnée de la gloire et du triomphe de mes fils. Tes martyrs ont mérité de parvenir au royaume céleste sans avoir conscience du témoignage qu'ils rendaient ; quant aux miens, accablés de souffrances, éprouvés dans les tourments, consumés comme des victimes par des flammes dévorantes, ils ont reçu autant de couronnes spirituelles que leur corps a enduré de supplices ; avant leur mort, leurs membres ont été consacrés par les blessures reçues et les lenteurs calculées des persécuteurs. Tu as offert des enfants en bas âge, moi, des chrétiens consommés en mérites. De mon côté, la victoire dans les tourments, avec la possibilité de la défaillance dans la foi ; de ton côté, une mort bienheureuse qui excluait le péril de la défection. Tu as offert une troupe innocente pour soustraire Je Christ aux recherches d'un roi sacrilège ; moi, un grand nombre de chrétiens forts et robustes, dont l'exemple pouvait servir au Christ pour gagner et convertir les ministres cruels des persécuteurs. Enfin, Hérode, s'attachant à la recherche de l'Enfant-Dieu, ne livra que des enfants à une mort pour eux fortunée. Dans ta cause, un seul sexe a mérité le triomphe, les deux sexes ont partagé ma victoire ; dans mes rangs, les femmes elles-mêmes ont remporté la palme sur le prince du monde. Comme toi, j'ai vu figurer de jeunes innocents dans le chœur de mes martyrs ; le chœur des tiens ne compte pas une femme comme ma Blandine. Cependant la divine Providence permit que le pontife présidât au grand sacrifice de la patrie. On entraîne, pour lui faire subir un interrogatoire impie, Focin (Pothin), notre bienheureux père, le chef de cette Église. Plein de jours, accablé par l'âge, il est uni à son troupeau, afin de lui donner, croyons-nous, une dernière leçon. Après le sacrifice du corps du Sauveur, il est conduit au pied d'un tribunal profane, afin qu'il s'immole lui-même pour la gloire du Christ. La faiblesse de son âge ne put soutenir longtemps les injures et les tourments que lui infligeaient des bourreaux furieux : il était évident que Dieu l'avait conservé jusqu'à cette heure pour lui ménager le mérite du martyre. Heureux celui qui, parvenu aux limites de l'âge, meurt pour une cause glorieuse, et non pour obéir aux lois de la nature ! L'exemple de ce père admirable fortifie ses enfants ; ils n'attendent pas les tourments qui leur sont préparés, ils volent au devant. Les supplices variés par le génie de la cruauté, les souffrances inventées contre eux ne peuvent entamer leur invincible fermeté ; le poids des maux que l'on fait peser sur eux, ils en triomphent en les méprisant, et, par leur patience dans ces épreuves, ils obtiennent d'y devenir insensibles. On soumet leur corps au feu ; mais tout l'effet des flammes est de consacrer leurs membres. On irrite contre eux les bêtes ; mais, en face de leur proie, la férocité de ces animaux tombe, ils respectent ceux qu'ils devaient dévorer. Mis en lambeaux par divers genres de tourments, leurs membres sont sanctifiés par un feu qui ne sait les consumer, honorés par des bêtes qui refusent de les déchirer. Où sont-ils les hommes qui prétendent qu'on ne doit aucun honneur aux martyrs ? Voici des bêtes féroces dont l'instinct sanguinaire ne connaît pas le sens religieux, et cependant elles déférent aux corps des martyrs un hommage de vénération ; étrangères aux lumières de la raison, elles sont incapables de discernement, et, pour la condamnation des méchants, elles reconnaissent l'honneur dû aux saints. Chose admirable ! ces animaux, ce feu, qui servent d'instruments aux supplices, rendent témoignage au mérite des martyrs, et par là condamnent tacitement l'impiété. Alors que notre Église était ornée des brillants trophées de la foi, l'iniquité cherchait à se surpasser elle-même par un crime inouï. Les corps des saints, privés de sépulture, furent livrés aux flammes. Non contents de faire mourir des hommes, les païens s'en prenaient à l'humanité elle-même. L'objet de leur fureur n'était plus, et ils ne savaient pas mettre un terme à leur cruauté. Mais, bon gré mal gré, ils rendaient témoignage à la félicité de leurs victimes en les poursuivant de leur envie après les avoir immolées. Il est donc bien vrai, la sottise s'unit toujours à la méchanceté. Les païens réduisaient en cendres ces ossements vénérables, comme s'ils eussent pu consumer par les flammes les mérites des saints, détruire leurs vertus avec leurs reliques. Ô folie, qui se confond elle-même ! Ils leur avaient ouvert le ciel, et ils leur refusaient la terre. Non, vous n'avez rien fait en poussant l'inhumanité jusqu'à ses dernières limites. Vainement vous êtes-vous flattés d'éteindre la mémoire des martyrs, vous avez étendu la gloire de leur nom. Vous jetez les cendres des saints dans les flots du Rhône, pour rendre leur résurrection impossible ; mais les eaux ne sont pas un obstacle à la résurrection ; mais c'est précisément par la vertu de l'eau que l'homme reçoit la grâce qui régénère, principe de la résurrection future. Vous livrez au courant du Rhône ces reliques sacrées ; mais un corps se dissout par l'action du temps comme par celle d'un fleuve. Qu'un oiseau de proie emporte quelque chose de notre dépouille mortelle, qu'un animal la dévore, qu'une rivière l'absorbe, bien que cette dépouille ne soit pas enfermée dans une tombe, elle n'en demeure pas moins au sein de la nature. Ce n'est pas la terre qui, par sa propre énergie, doit réparer l'homme dans sa forme première, mais bien la volonté, la puissance du divin Réparateur. Je suis la résurrection et la vie[15], nous a dit de sa bouche pleine de vérité Celui qui vit dans les siècles des siècles. Amen.

 

 

 



[1] Apocalypse, c. XXII, v. 11.

[2] Matthieu, X, 25.

[3] De cura gerenda pro mortuis, édit. Bened., tom. VI, p. 520.

[4] Colonia, Histoire littéraire de Lyon, t. I, p. 280.

[5] Hominem mortuum in urbe neve urito, neve sepelito, dit la loi des Douze Table.

[6] Pline, VII, LIV.

[7] Suivant quelques auteurs, Ainay viendrait de Αθήνη, à cause du concours d'éloquence établi par Caligula à l'autel d'Auguste. D'autres font dériver Ainay de αθάνατος, d'où vient que les premiers martyrs de Lyon sont appelés Athanacenses.

[8] De gloria martyrum, l. I, XLIX.

[9] Martyrologium, 2e junii.

[10] Vies des Saints, 2 juin.

[11] Hist. ecclés., l. V, c. IV.

[12] D'après Paradin et Lamure, la prison de Roanne tirerait son nom de Rhodana. La ville de Roanne, en Forez, se vante d'avoir donné naissance à cette héroïne chrétienne.

[13] Cette homélie, souvent imprimée avec les ouvrages d'Eusèbe d'Émèse, est généralement attribuée à saint Eucher. Il en faut dire autant de l'homélie sur les saints Epipode et Alexandre.

[14] Jérémie, XXI, 45. — Matthieu, XI, 18.

[15] Jean, XI, 23.