SAINT POTHIN ET SES COMPAGNONS MARTYRS

 

LIVRE DEUXIÈME. — LA PERSÉCUTION.

CHAPITRE X. — Réponse de Marc-Aurèle au président de la Lugdunaise.

Rétractation des apostats. — Dernière lutte. — Le médecin Alexandre. — Quelques mots sur l'exercice de la médecine dans l'Empire. — Éloge d'Alexandre. — Détails sur ce martyr. — Attale et Alexandre exposés aux bêtes. — Le jeune Ponticus ; il n'était pas frère de Blandine. — Ponticus et Blandine dans l'amphithéâtre. — Leur mort glorieuse. — Crypte d'Ainay.

 

Le courrier expédié par le président avait à sa disposition les chevaux de poste échelonnés sur la voie romaine ; il pouvait donc faire grande diligence, franchir en quelques jours la distance qui séparait Lugdunum de Rome. Ce messager dut rencontrer l'empereur dans cette dernière ville. A la date de 177, Marc-Aurèle était de retour dans sa capitale, après le voyage qu'il avait entrepris en Orient, dans le but de pacifier les provinces ébranlée par la révolte de Cassius.

Il est fort douteux qu'il ait été flatté du message qui lui arrivait de Lugdunum, satisfait de ce recours à son autorité. Par la lettre consultative du président de la Lugdunaise, Marc-Aurèle était mis en demeure de s'expliquer nettement sur le compte des chrétiens, de se prononcer par mi acte officiel, dont il ne pouvait se dissimuler les conséquences. Or, les grands partis, les coups décisifs, répugnaient à l'indécision de sa politique, allaient mal à la faiblesse de son caractère. Sa douceur naturelle, le souvenir de la victoire due aux chrétiens de la Fulminante ; l'inclinaient peut-être à la clémence ; mais, d'autre part, son dévouement au culte officiel, les influences païennes qui assiégeaient son palais, lui conseillaient la rigueur. Placé entre ces deux partis, Marc-Aurèle n'eut pas le courage de suivre les inspirations de la tolérance et de la gratitude. Au lieu de consulter la voix de sa conscience et les principes de l'équité, il regarda au fanatisme des masses, aux passions des sophistes, des enchanteurs et des devins dont il aimait à s'entourer. Ce fut sans doute sous l'influence d'un Fronton, d'un Crescent, d'un Arnouphis, qu'il répondit au gouverneur de la Lugdunaise ; on dirait que Marc-Aurèle eut la main forcée par son puissant entourage. Bien que cette réponse accuse autant de faiblesse que de cruauté, elle n'en constitue pas moins un acte qui charge la mémoire de ce prince, et lui imprime au front une large tache de sang. A ce titre, elle entre nécessairement au dossier que doit parcourir l'historien, avant de porter un jugement sur le fils adoptif d'Antonin-le-Pieux. Ce rescrit était conçu en termes aussi catégoriques qu'ils étaient cruels. Il ne nous est pas parvenu dans sa teneur officielle ; le passage suivant de la Lettre peut nous tenir lieu du texte :

César répondit qu'il fallait mettre à mort ceux qui persisteraient dans leur confession, et relâcher ceux qui renieraient leur foi.

Le président ne pouvait qu'applaudir à cette réponse. En portant la peine de mort contre les confesseurs fidèles au Christ, Marc-Aurèle sanctionnait implicitement l'effusion du sang déjà versé. Pour les mesures déjà prises, comme pour la sentence à intervenir, le gouverneur pouvait abriter sa responsabilité derrière la volonté de César.

D'après l'opinion commune, les derniers martyrs furent mis à mort au commencement du mois d'août. Le rédacteur de la Lettre ne signale pas expressément cette époque, mais il la donne suffisamment à entendre par le terme qu'il emploie. Dans cette panagyrie, les historiens lyonnais s'accordent à voir le concours immense que les fêtes en l'honneur de Rome et d'Auguste, célébrées aux calendes d'août, attiraient de toute part à Lugdunum. Il n'y a donc pas lieu de reporter deux mois plus tôt le dernier interrogatoire, comme le fait un auteur[1]. La fête de saint Pothin et de ses compagnons, fixée par l'Église au deuxième jour de juin, ne favorise nullement cette opinion. Aux termes de la Lettre, la grande boucherie où furent immolés les martyrs de Lugdunum, fut consommée à l'amphithéâtre, pendant des fêtes qui, suivant toute vraisemblance, étaient les fêtes du mois d'août (177). On ne sait combien de jours s'écoulèrent entre la mort du bienheureux Pothin et cette dernière date. Toutefois il est naturel de penser, avec dom Ruinart[2], que ce grand évêque succomba dans la prison le deuxième jour de juin. Après la persécution, l'Église de Lugdunum, instituant une fête en l'honneur de saint Pothin, ne voulut pas séparer du pontife ceux qui lui avaient été associés dans les souffrances. Elle choisit donc, parait-il, le deuxième jour de juin, pour honorer dans une fête commune ses quarante-huit premiers martyrs.

Lorsqu'arriva la réponse de l'empereur,

On était, dit la Lettre, au commencement d'une réunion solennelle qui attire de tous les pays un grand concours d'étrangers. Le président traduisit les saints à son tribunal, pour les donner en spectacle à la multitude. Il leur fit subir un nouvel interrogatoire. Après quoi, tous ceux qui furent trouvés ayant droit de cité eurent la tête tranchée ; quant aux autres, ils furent livrés aux bêtes.

Ainsi, par une coïncidence fortuite, la lettre de Marc-Aurèle était rendue au président à la veille des fêtes d'Auguste. En cela encore, la fortune servait ce magistrat à souhait. Il ne lui était pas malaisé de faire tourner au profit de sa popularité l'exécution du rescrit impérial. Des chasses, où figureraient les prisonniers chrétiens, enrichiraient le programme des jeux ; elles fourniraient un spectacle non moins intéressant que les courses de chars, les jeux mêlés et les combats d'éloquence. Habitants de Lugdunum, étrangers accourus dans cette ville, prendraient à ces chasses un al plaisir. Le gouverneur se flattait de piquer ainsi la curiosité des Gaulois, de leur fournir ample matière à des récits qu'ils porteraient, comme souvenirs des Pètes augustales, jusqu'aux frontières du Rhin et aux plages lointaines de l'Océan.

La réponse de Marc-Aurèle fut à peine connue dans la ville, qu'elle provoqua de toute part de bruyantes acclamations. De leur prison, les confesseurs y applaudirent par une joie reconnaissante envers le Dieu qui les appelait à lui par la voie triomphale du. martyre. Le jour des calendes d'août, premier jour des fêtes, s'était levé sur Lugdunum. Les quatre routes ouvertes par Agrippa, les voies fluviales du Rhône et de la Saône, avaient versé dans la cité des flots d'étrangers. Des Lingons et des Morins, des Pictons et des Arvernes, s'y rencontraient avec des Éduens et des Séquanais, avec des Ségusiens et des Gallo-Romains de la Narbonnaise. Ces étrangers étaient attirés par des mobiles divers. Les uns (c'étaient les notables des cités) se rendaient à l'assemblée politique du confluent, ils accouraient à Lugdunum pour y conférer sur les intérêts généraux de la Gaule ; d'autres profitaient de cet immense concours pour les affaires de leur commerce ; un petit nombre était mu par un sentiment religieux ; tous se promettaient de prendre part aux réjouissances publiques, d'assister aux spectacles préparés par le président de Lugdunum-et les édiles de la cité.

Avant de mettre à exécution le rescrit impérial, le président devait s'assurer préalablement des dispositions actuelles des prisonniers chrétiens ; après quoi, il ferait justice de tous ceux qui s'opiniâtreraient dans la confession de leur foi. C'était matière toute trouvée à un double spectacle : l'un aurait pour théâtre le forum ; l'autre, l'amphithéâtre du confluent.

Le jour des calendes d'août, le président prit place sur son tribunal, entouré de ses licteurs portant les faisceaux, au milieu de ses assesseurs, des greffiers, des hérauts, des appariteurs et autres officiers, dans un appareil propre à frapper les Gaulois étrangers à la solennité de ces assises. Les confesseurs demeurés fidèles, ainsi que les tombés, furent tous tirés de prison, amenés sur la place publique et introduits dans l'enceinte réservée. Comme toujours, leur arrivée fut accueillie par des cris sauvages, par un torrent d'imprécations et d'injures qui se perdaient.au milieu de la clameur universelle. Le silence rétabli, les spectateurs, avides des émotions du prétoire, sont tout yeux et tout oreilles. Le président ouvre la séance par l'interrogatoire des apostats. Il pensait en avoir bientôt fini avec ces déserteurs de la cause chrétienne ; un mot de leur part, ratifiant leur apostasie, lui suffirait pour les élargir et les renvoyer libres de toute accusation. Ce magistrat, qui comptait sur la persistance de ces malheureux dans leur première faiblesse, y voyait plus d'un avantage pour la cause païenne. D'abord, le spectacle d'une abjuration solennellement renouvelée, atténuerait l'effet que ne manquerait pas de produire la constance des autres martyrs ; ensuite, l'exemple des tombés pouvait déterminer la défection de quelques confesseurs, ébranlés peut-être par les tourments qu'ils avaient déjà endurés.

Les apostats formaient un groupe à part dans l'enceinte réservée. Une place leur avait été assignée tout prés du tribunal, à une certaine distance des bancs où étaient assis les confesseurs demeurés fidèles. Ils devaient être interrogés à part ; le président voulait sans doute ménager en eux un reste de pudeur, les amener à faire, à voix basse, une déclaration qu'ils rougiraient de proclamer tout haut. Quelques paroles tombées de leurs lèvres pouvaient suffire à tout. Ces mots, murmurés tout bas, seraient recueillis par un héraut, et proclamés à voix de Stentor. Le peuple y applaudirait avec fureur, et l'effet désiré serait produit.

Le président s'adressa donc, comme dans un aparté, aux apostats, établis tout prés de son tribunal. Aux réponses qui lui furent faites, quels ne furent pas son désappointement et son dépit ! Au lieu de ratifier leur défection première, les tombés avaient le courage de la désavouer ; presque tous se rétractaient avec éclat, voulaient, à force d'héroïsme, réparer le scandale qu'ils avaient donné par leur faiblesse. Exhortations, promesses, menaces de la part du président ; du côté de la multitude, trépignements, imprécations, hurlements sauvages, rien n'y fit. Le courage de ces convertis étant doublé par la vivacité de leur repentir, ils supportèrent le déchaînement de ce double orage d'un front qui fit perdre toute espérance au juge et au peuple. Bon gré mal gré, il fallait prendre son parti de cette solennelle déception, dévorer en silence la honte d'un échec auquel on avait ménagé soi-même une éclatante publicité. Ordre fut immédiatement donné de mettre au nombre des autres martyrs ces chrétiens revenus de leur apostasie. La hache des licteurs ou la dent des bêtes leur feraient payer la blessure faite par eux à l'amour-propre du lieutenant de César. Quelques uns, en fort petit nombre, persistèrent dans leur lèche défaillance. Pour l'Église de Lugdunum, c'était un motif plus que suffisant de s'affliger, de verser des larmes ; quant au gouverneur, il n'avait pas de quoi lever la tête et triompher.

Le Christ, disent les martyrs, fut glorifié d'une manière éclatante, lorsque ceux qui avaient d'abord renié son nom vinrent, à la grande surprise des païens, à le confesser de nouveau. On les interrogeait à part pour les mettre immédiatement en liberté ; mais, ayant rendu témoignage au Christ, ils furent rangés au nombre des martyrs. Ils demeurèrent hors du sein de l'Église, ceux qui ne surent garder ni trace de la foi, ni respect pour la robe nuptiale, ni sentiment de crainte envers Dieu. Enfants de perdition, ils déshonorèrent la religion par leur impiété ; tous les autres furent réunis à l'Église.

Par la rétractation des apostats, l'accusation venait de perdre tout le terrain qu'elle avait conquis. Le président avait cru faire preuve d'habileté, en détenant, sous la prévention de crimes imaginaires, ceux qui avaient renié leur foi, et ce beau calcul venait de tourner contre lui, d'aboutir finalement à la gloire du Christ et de son Église.

Le dernier interrogatoire fut marqué par un touchait épisode. Ce fait projette un éclair de vive lumière sur l'empressement des fidèles à suivre les phases de la lutte, à soutenir les martyrs devant les juges et les bourreaux. Il nous a aussi valu de précieux détails sur saint Alexandre. La Lettre des deux Églises nous fait connaître son nom, son pays, sa profession ; elle nous trace un vigoureux profil de ce chrétien, zélé comme un apôtre, intrépide comme un martyr. C'était un moyen de reconnaitre les importants services rendus par lai à la cause du christianisme.

Alexandre était Phrygien ; il appartenait par sa naissance à une des deux provinces auxquelles fut adressée la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum. Les parents, les amis, les compatriotes qu'il avait laissés de l'autre côté de la mer, purent lire avec un légitime orgueil son éloge, tracé par des témoins oculaires de ses souffrances et de sa mort. Alexandre faisait partie de la colonie asiatique, si brillamment représentée dans la liste des martyrs de Lugdunum. Il était de condition libre, sans avoir la qualité de citoyen romain, car il fut condamné aux bêtes. Fixé depuis nombre d'années dans les Gaules, c'était un vétéran du Christ, probablement un de ces chrétiens qui reçurent le bienheureux Pothin à son arrivée sur les bords de la Saône. En grand renom parmi les fidèles de la ville, il était connu de tous par la ferveur de sa piété et la courageuse initiative de son zèle. Alexandre était médecin. On se rendrait difficilement compte de l'influence exercée par ce chrétien de Phrygie, si l'on n'avait une idée de la position faite à ceux de sa profession chez les Romains et les Gallo-Romains.

Naturellement, on faisait grand cas de la médecine dans une société où l'homme tenait à la vie, surtout pour la somme de jouissances qu'elle pouvait donner. Dans l'Empire, de nombreuses immunités étaient attachées à l'enseignement et à l'exercice de l'art médical. Antonin-le-Pieux dispensa les philosophes, les rhéteurs, les grammairiens et les médecins, des fonctions municipales, des tutelles, du service militaire, et de plusieurs autres charges tant civiles que politiques[3]. Sous Marc-Aurèle, Galien enseignait à Rome, il était dans tout l'éclat de sa renommée. Cependant la médecine n'avait pu réaliser encore de grands progrès. La cause en était, d'abord à l'état d'enfance où se trouvaient les sciences naturelles, ensuite aux obstacles créés à la dissection du corps humain par le respect dont lez anciens entouraient les morts.

Les Romains ne l'ignoraient pas plus que nous, la médecine intéresse au plus haut point la vie et la santé ; pourtant la législation de ce peuple ne présente aucune disposition spéciale sur cette matière. L'art médical était assimilé aux industries ordinaires, et, comme tel, il était régi par le droit commun. Cette lacune dans le code venait moins de négligence ou d'oubli, que de l'impossibilité de réglementer un art réduit encore aux tâtonnements de l'empirisme. Dans l'Empire romain, l'exercice de la médecine n'était soumis à aucune des conditions généralement exigées aujourd'hui. Aucune obligation pour le candidat de faire ses preuves devant un jury spécial, de se munir d'un diplôme, d'obtenir une autorisation préalable. L'État se déchargeait de tout sur les intéressés eux-mêmes. Chacun pouvait recourir, à ses risques et périls, au médecin qui lui inspirait le plus de confiance. C'était faire la partie belle aux empiriques et aux praticiens de toute sorte. Ces gens-là ne se faisaient pas faute de vanter leurs recettes curatives, de donner tous leurs remèdes comme des panacées universelles. La médecine étant un métier comme les autres, c'était aux familles et aux individus à prendre leurs garanties, à s'adresser à bonne enseigne, afin de n'être pas dupes. des charlatans et victimes de leurs drogues.

Les citoyens opulents, attachés plus que les autres à la vie, se procuraient à beaux deniers un esclave expert en médecine. Cet Hippocrate domestique était chargé de Veiller sur la précieuse santé de son maître. Comme de raison, il tenait une des premières places parmi ses compagnons d'esclavage ; il était estimé, prisé, choyé autant et plus que le poète, le philosophe, le musicien, le secrétaire, et tous les autres qui entraient dans la famille, pour embellir la vie de son chef ou charmer ses loisirs.

Au prix élevé où ils se vendaient, ces praticiens de condition servile ne pouvaient être acquis par tous les citoyens. Mais tout le monde pouvait s'adresser à des médecins de condition libre, qui mettaient leur savoir et leur expérience au service du public, pratiquaient leur art sans autre recommandation que leur habileté personnelle. Les sujets sortis des écoles de Marseille et d'Alexandrie étaient en grande estime ; ceux de la Grèce et de Rome n'avaient pas une moindre réputation. Les cités opulentes s'adressaient volontiers à ces écoles ; elles leur demandaient des maîtres pour l'enseignement et la pratique de la médecine[4]. Les médecins orientaux n'attendaient pas toujours un appel de ce genre pour aller chercher fortune au loin. Ils quittaient spontanément les rivages de l'Égypte ou de l'Asie, et allaient se fixer dans des villes lointaines, où leur origine seule ne contribuait pas peu à les mettre en faveur, à leur attirer riche et nombreuse clientèle.

Comme beaucoup d'autres, Alexandre avait abandonné sa patrie pour les régions occidentales. Arrivé à Lugdunum, il s'était arrêté dans cette ville pour y pratiquer son art. A l'époque de la persécution (177), il comptait de nombreuses années de séjour dans la cité de Plancus. Alexandre avait donc une longue pratique ; de plus, il exerçait la médecine avec la conscience d'un chrétien et la délicatesse qu'inspire la charité, deux causes qui devaient servir sa réputation, lui attirer la confiance publique. Il n'est pas probable qu'il appartînt au corps officiel des professeurs, nommés par les magistrats de Lugdunum et payés sur la caisse de la curie ; sa qualité de chrétien, dont il n'était pas homme à faire mystère, eût suffi pour lui faire donner l'exclusion.

Dans l'exercice de son art, Alexandre ne se préoccupait pas moins des intérêts de l'âme que de la santé physique de ses clients. Par lui la vérité pouvait circuler assez librement, trouver accès dans les maisons et les familles païennes. Sans doute, plus d'un adorateur des idoles, prédisposé par la reconnaissance, ouvrit les yeux à la lumière, après avoir été guéri par ses soins. Et puis, combien d'enfants en danger de mort furent par lui baptisés et envoyés au ciel !

Tel était le médecin Alexandre. Soit que sa profession eût protégé sa personne, soit qu'il eût pris les précautions suggérées par la prudence, il avait échappé aux poursuites exercées contre les chrétiens. Cependant, dévoué comme il l'était à la cause commune, il ne pouvait demeurer étranger à la lutte. Puisqu'il ne lui était pas donné de payer de sa personne, du moins il voulait paraître sur le théâtre du combat, porter aux confesseurs l'appui de sa présence, l'encouragement d'une visible sympathie.

Déjà la multitude inondait le forum de Trajan. Alexandre, fendant ses flots pressés, parvient au premier rang des spectateurs, et s'établit en face des accusés. L'interrogatoire commencé, il se met en tiers dans la scène, afin d'y jouer un rôle muet d'une singulière expression. Mouvements de tête, jeu de physionomie, gestes raffine, il emploie tous les moyens, la voix seule exceptée, pour encourager les martyrs, les soutenir dans la confession de la foi. On eût dit une femme dans les douleurs de l'enfantement, suivant l'énergique expression de la Lettre. Cette mimique à laquelle il s'abandonnait sans souci de sa propre sûreté, ne pouvait manquer de frapper les yeux des païens. A cette vue, la foule exaspérée frémit de rage ; elle s'en prend à lui du changement qui venait de s'opérer dans les apostats, l'accusant d'avoir été l'auteur de ce retour. Cette accusation allait donner la parole à Alexandre, rendre son rôle parlant et actif. Aux cris poussés contre lui, le président le prenant à partie, lui demanda ce qu'il était. Directement interpellé, le médecin de Phrygie ne faillit point à sa vieille réputation ; il confessa hardiment qu'il était chrétien. Et il fut condamné aux bêtes.

Pour le président et le peuple, le premier jour des fêtes pouvait compter au nombre des jours néfastes. Grand était le désappointement du juge ; l'exaspération de la populace était à son comble. Il leur restait, pour tout dédommagement, la ressource stérile de la vengeance. Ce plaisir des âmes basses et cruelles, les bourreaux et les bêtes le donnèrent largement au gouverneur, aux prêtres des idoles et au peuple. En exécution du rescrit impérial, les martyrs furent partagés en deux groupes : les citoyens romains et ceux qui ne l'étaient pas. La tête des premiers tomba sous la hache des licteurs : c'était leur privilège. Quant aux autres, esclaves ou sujets provinciaux, ils furent condamnés à figurer dans les chasses de l'amphithéâtre.

On s'en souvient, le président avait retiré Attale de l'arène ; son titre de citoyen romain exemptait légalement ce dernier de toute peine infamante, et par conséquent de l'exposition aux bêtes. Mais soit que la réponse de l'empereur autorisât formellement à passer outre, soit que le président, vu les dispositions manifestées par Marc-Aurèle à l'égard des chrétiens, se crût autorisé à faire bon marché du droit de cité, ce magistrat ramena le martyr Attale dans l'amphithéâtre, il le rendit à la dent des bêtes et à la férocité du peuple.

Alexandre descendit dans l'arène avec Attale de Pergame ; noble couple, tous les deux originaires de l'Asie, en partance tous les deux pour la patrie céleste, par la voie du martyre. Comme deux athlètes d'élite, ils soutinrent un grand combat, parcoururent la série des tourments dus à la fertile imagination des bourreaux. Donnés en spectacle à des milliers de spectateurs, ils se montrèrent dignes de leurs devanciers dans la carrière sanglante, dignes du Christ auquel ils rendaient le suprême témoignage. Égaux en courage, ils parurent différents dans leur attitude extérieure. Muet, immobile, Alexandre ne dit pas un mot, ne fit pas entendre un gémissement. Recueilli en Dieu, il s'entretenait paisiblement avec Celui pour lequel il allait mourir ; il s'adonnait à une oraison qui émoussait les pointes de la douleur. Pour Attale, préoccupé de l'honneur du nom chrétien, il ne voulut pas mourir avant d'avoir à son tour protesté contre les calomnies proférées par les esclaves. De la chaise ardente sur laquelle il était douloureusement assis, l'intrépide martyr s'adressant à la foute, s'écria : Ce que vous faites, vous, voilà ce que l'on peut appeler manger de la chair humaine. Pour nous, nous n'en mangeons pas, et nous ne sommes coupables d'aucun autre crime. On pouvait en croire un témoin qui allait périr pour sa foi, s'en rapporter à un avocat élevant la voix d'un siège de fer rougi au feu. Puis, à la question qui lui était faite sur le nom de Dieu, Attale répondit : Dieu n'a pas de nom comme un homme. Par cette réponse, le martyr voulait écarter toute assimilation entre le Dieu véritable et l'homme, sa créature. Alexandre et Attale furent meurtris de coups, brûlés sur la chaise de fer, déchirés par les bêtes. Comme ils respiraient encore, sur la réquisition du peuple, arbitre et régulateur des supplices, le confecteur parut dans l'arène ; il s'approcha le glaive à la main, et perça les deux athlètes l'un après l'autre. Généreux martyrs, ils tombèrent empourprés de leur sang, comme la victime s'affaisse, au pied de l'autel, sous le couteau du victimaire. Bientôt après, leurs dépouilles sanglantes furent traînées à la pointe d'un croc sous les voûtes du spoliarium.

Le texte suivant de la Lettre en dira plus que de longues paroles sur les confesseurs Alexandre et Attale :

Pendant qu'on interrogeait les martyrs, un chrétien nommé Alexandre se tenait près du tribunal. C'était un médecin, Phrygien de naissance, fixé dans les Gaules depuis nombre d'années, connu de tous par son amour pour Dieu et l'intrépidité de son zèle à prêcher la vérité, car il avait reçu dû ciel communication de l'esprit apostolique. Pendant l'interrogatoire, il encourageait par signes les confesseurs à tenir ferme. A ses gestes, pleinement aperçus de ceux qui entouraient le tribunal, on eût dit une femme dans les douleurs de l'enfantement. La multitude, furieuse de voir ceux qui avaient renié leur foi la confesser de nouveau, poussa des cris de rage contre Alexandre, l'accusant d'être l'auteur de ce changement. A ces cris, le gouverneur, s'adressant à Alexandre, lui demanda ce qu'il était. Celui-ci ayant répondu qu'il était chrétien, le juge irrité le condamna aux bêtes. Le lendemain, il parut dans l'amphithéâtre avec Attale. Le président, voulant être agréable au peuple, avait condamné ce dernier pour la seconde fois aux bêtes. Ces deux athlètes soutinrent un grand combat ; ils parcoururent la série des tourments inventés par les bourreaux. Enfin ils furent égorgés. Alexandre ne poussa pas un gémissement, ne fit pas entendre une parole ; mais, recueilli dans son cœur, il s'entretenait familièrement avec Dieu. Pour Attale, il était assis sur une chaise de fer rougie au feu. Alors que de ses membres s'exhalait une forte odeur de chair brûlée, il s'écria : Ce que vous faites, vous, voilà ce que l'on peut appeler manger de la chair humaine. Pour nous, chrétiens, nous ne mangeons pas de chair humaine, et nous ne sommes coupables d'aucun autre crime. Puis, comme on lui demandait quel était le Dieu des chrétiens, il répondit : Dieu n'a pas de nom comme un homme.

Enfin nous touchons au dénouement de cette horrible tragédie. Le dernier jour des jeux était arrivé ; il devait éclairer de ses rayons le triomphe final des martyrs. Une chasse annoncée dans toute la ville allait dignement couronner les fêtes d'Auguste. L'amphithéâtre s'ouvrit à une foule immense, composée d'étrangers et d'habitants de Lugdunum. La curiosité des uns et des autres avait été vivement excitée par les spectacles des jours précédents. Aussi, longtemps avant l'heure, les gradins avaient disparu sous les nombreux spectateurs qui tapissaient la vaste enceinte. L'impatience était grande au milieu de cette multitude passionnée, rugissante, altérée de sang. L'arrivée du président fut saluée de bruyantes acclamations. Bientôt après, les appariteurs introduisirent dans l'arène Ponticus et Blandine ; ils les flagellèrent à coups de fouet, suivant l'usage, les promenèrent autour de l'amphithéâtre, et la chasse commença.

Ponticus était un adolescent de quinze ans, bien au dessus de son âge par la virilité de son âme et l'énergie de sa foi. Nous ne savons rien des antécédents ni de la famille de cet intéressant martyr. Son nom, de physionomie grecque, semblerait indiquer que Ponticus était d'origine hellénique. Quelques auteurs l'ont donné pour frère à Blandine, et l'ont placé, comme. cette dernière, dans la condition servile. Cette double conjecture ne nous parait pas fondée. Selon nous, Ponticus n'était pas uni à Blandine par une fraternité autre que la fraternité chrétienne ; c'est en ce sens seulement que celle-ci est appelée sa sœur. Si Ponticus fût issu de parents esclaves, le rédacteur de la Lettre, si attentif à relever tout ce qui pouvait tourner à l'honneur du christianisme, n'aurait pas omis ce détail. Son silence à cet égard indique suffisamment que Ponticus n'était point né dans l'esclavage, et partant qu'il n'était pas frère de Blandine. Pour la troisième fois, l'esclave chrétienne est ramenée, comme personnage actif, sur la scène du martyre. Enfin, elle va par sa mort glorieuse clore le drame sanglant de Lugdunum, donner le signal des applaudissements aux anges et aux saints, invisibles témoins de son triomphe. Les jours précédents, Ponticus et Blandine avaient été placés dans un coin de l'arène, non comme bestiaires, mais comme spectateurs. En les faisant assister tous les deux à l'immolation d'Alexandre et d'Attale, le président espérait les effrayer, et amener par suite une scène d'apostasie. Ponticus pouvait, par sa jeunesse, donner lieu à de telles espérances ; mais Blandine avait fait assez bien ses preuves pour écarter de sa tête l'outrage d'un pareil sentiment.

Introduits de nouveau dans l'arène, la douce esclave et le tendre adolescent se tenaient debout au milieu de l'amphithéâtre, prêts à la lutte dernière. Avant de les exposer aux assauts des bêtes, le président les pressa d'abjurer leur foi pour embrasser le culte des idoles. Mais Ponticus et Blandine lui répondirent en des termes empreints d'un profond mépris pour les faux dieux. Le peuple alors, se livrant aux accès d'une frénétique fureur, réclama contre eux des supplices variés et cruels. Ses désirs furent servis à souhait par les bourreaux. Cependant, après chaque torture, le président revenait à la charge contre les deux martyrs, les pressant de jurer par les dieux de l'Empire, mais sans plus de succès une fois que l'autre. Au milieu de ces alternatives, Ponticus trouvait force et soutien dans Blandine. L'héroïque esclave animait le jeune martyr du regard, de la voix et surtout de l'exemple. La vue de Blandine, si sereine au milieu des tourments, le front rayonnant d'espérance, soutenait, enflammait Ponticus. Aussi cet adolescent de quinze ans déploya-t-il un courage digne d'un vétéran chrétien. Enfin il rendit au milieu des supplices son âme innocente et pure à son Créateur.

Demeurée seule debout sur l'arène ensanglantée, Blandine contemplait à ses pieds le corps inanimé de Ponticus. Dans le cadavre du jeune martyr, elle voyait un magnifique trophée élevé à la gloire du Christ. Radieuse et triomphante au milieu de l'arène, elle aspirait à sceller son témoignage avec les dernières gouttes de son sang. Tous les martyrs, ses compagnons de souffrances, étaient déjà partis pour le ciel ; l'heure était venue pour elle d'aller les rejoindre au rendez-vous donné par le Christ.

L'esclave chrétienne avait subi les fouets, la chaise de fer, les morsures des bêtes ; elle avait parcouru toute la série des tourments. A bout d'inventions, les bourreaux s'avisèrent de l'exposer à un taureau furieux. Afin qu'elle présentât plus de prise aux cornes de l'animal, elle fut enveloppée dans un filet et jetée sur le sable comme une masse de chair humaine. Pendant que l'animal en faisait le jouet de ses caprices furieux, Blandine était tout entière aux divines espérances ; elle avait pris l'essor sur les ailes de la prière ; réfugiée en Dieu, elle semblait être insensible à la souffrance. Femme admirable ! avec la timidité de son sexe, la faiblesse de son tempérament, elle avait défié les persécuteurs, mis en défaut leurs plus cruelles inventions. Cependant il fallait en finir d'une manière ou d'une autre. Vouée par sa condition à expirer sur un gibet ou à devenir la pâture des bêtes, l'esclave Blandine eut les honneurs du glaive ; elle fut frappée d'un coup d'épée, comme on eût pu le faire pour une noble matrone. Et, pour que rien ne manquât à sa gloire, les païens eux-mêmes ne purent lui refuser l'hommage de leur admiration : ils avouèrent que jamais femme n'avait souffert des tourments si variés et si cruels.

Ainsi se termina le spectacle offert par le président aux étrangers accourus à Lugdunum des quatre coins de la Gaule. Ponticus et Blandine avaient terminé la lutte, complété la victoire ; ils étaient allés rejoindre dans la patrie le bienheureux Pothin et ses compagnons. La légion des quarante-huit martyrs s'y trouvait au complet. La palme en main, la couronne en tête, ils avaient pris place autour de leur divin Chef, pour triompher avec lui dans la gloire immortelle.

Voici comment le rédacteur de la Lettre rend compte de cette scène suprême :

C'était le dernier jour des jeux. Après tous les autres, Blandine fut amenée dans l'amphithéâtre avec un adolescent nommé Ponticus, lequel pouvait avoir environ quinze ans. Les jours précédents, on les avait établis dans l'arène, pour les faire assister au supplice de leurs frères. On les pressa de jurer par les idoles des nations ; mais comme ils demeuraient fermes dans la foi, et ne témoignaient que du mépris pour les faux dieux, le peuple entra dans une telle fureur, que, sans égard pour la jeunesse de l'un et le sexe de l'autre, il les fit condamner aux tourments les plus atroces et les plus variés. Après chaque torture, on insistait pour les faire jurer par les dieux, mais toujours sans succès. Or, Ponticus était encouragé par sa sœur, qui le soutenait et le fortifiait sous les yeux des païens. Il rendit son âme à Dieu après avoir enduré courageusement tous les supplices. Restait la bienheureuse Blandine. Semblable à une mère généreuse qui, après avoir fortifié ses enfants pour le combat, et les avoir envoyés victorieux au Roi suprême, parcourt après eux la même carrière pour aller les rejoindre, Blandine se hâtait de parvenir au terme avec une joie, une allégresse si grande, qu'elle paraissait plutôt invitée à un festin de noce, que condamnée aux bêtes. Après avoir subi les fouets, la chaise de fer, les morsures des bêtes, elle fut enveloppée dans un filet, puis exposée à un taureau furieux. L'animal la lança plusieurs fois dans les airs ; mais Blandine demeurait insensible à tout, préoccupée des biens dont elle prenait possession par l'espérance, absorbée dans un entretien familier avec le Christ. Enfin, elle fut immolée par le glaive. Les païens avouèrent que jamais femme n'avait souffert des tourments si longs et si affreux.

Le nom de l'esclave chrétienne est demeuré attaché à un oratoire bâti prés du Héli qui fut le théâtre de son immolation. La crypte de l'église d'Ainay est dite crypte de sainte Blandine.

Nous pensons que près de l'amphithéâtre se trouvait une prison spéciale où l'on enfermait les condamnés aux bêtes, en attendant l'heure des jeux, ou bien lorsqu'ils devaient paraître à plusieurs reprises dans l'arène. D'après cela, sainte Blandine aura été tirée des cachots de la colline, et sera demeurée dans la prison contiguë à l'amphithéâtre jusqu'à son dernier combat. De là sera venue aux fidèles la pensée de lui élever une chapelle dans l'endroit où elle avait été enfermée entre sa première et sa dernière exposition aux bêtes.

Quoi qu'il en soit, nous ne pouvons, faute de données, assigner une date certaine à la crypte actuelle. Pendant l'ère des persécutions, une chapelle chrétienne ne pouvait exister à deux pas de l'autel de Rome et d'Auguste. On ne peut donc remonter plus haut que Constantin la construction d'un oratoire élevé à Blandine au confluent du Rhône et de la Saône. Nous savons que le solitaire Badulphe vint se fixer en cet endroit, abriter là sa vie de pénitence et de prière. Mais à quelle époque ? Est-ce au IVe ou au Ve siècle ? Nous l'ignorons. En supposant que Badulphe ait vécu seulement au Ve siècle, il resterait à savoir si ce solitaire trouva, vers l'extrémité du delta, un oratoire existant déjà en l'honneur de sainte Blandine, ou s'il fut le premier à en jeter les fondements.

La crypte que l'on visite aujourd'hui accuse une très-haute antiquité. Son caractère architectonique permet de la faire remonter au Ve siècle. Voici la description qu'a donnée de ce monument M. Boué, curé d'Ainay :

La crypte d'Ainay est un carré d'environ 3 mètres 10 centimètres. Elle est accostée de deux petits réduits voûtés, ou cayeux, d'environ 1 mètre 30 centimètres de longueur, sur 80 centimètres de largeur, et dans lesquels on pénètre par une ouverture carrée. Ces réduits ont dû sans doute servir à quelque usage ecclésiastique des premiers siècles, puisqu'on a pris la peine de les construire. Une petite ouverture pratiquée à l'orient verse une faible lumière. Deux contreforts d'environ 75 centimètres de largeur, sur 40 d'épaisseur, sont élevés au milieu des murs latéraux de la crypte, sans doute pour soutenir la poussée des voûtes des petits caveaux construits de chaque côté[5].

Ajoutons que l'oratoire de sainte Blandine repose sur l'ancien sol romain, que l'exhaussement progressif du terrain l'a enterré de manière à en faire une sorte de crypte.

Précieuse à la piété lyonnaise, cette crypte l'est encore à un autre point de vue : elle semble appuyer la tradition sur l'emplacement de l'amphithéâtre. Suivant nous, c'est un monument indicateur qui signale l'endroit où furent immolés Blandine et plusieurs autres martyrs de Lugdunum.

 

 

 



[1] M. Martin-Daussigny.

[2] Notæ ad Epist. Eccl. Vienn. et Lugd.

[3] Pandectes, l. XXVII, tit. I, De excusat.

[4] Sous Antonin-le-Pieux, les villes de premier ordre n'avaient pas moins de dix professeurs chargés d'enseigner la médecine. Au commencement du IIe siècle, un médecin célèbre, nommé Abascantus, professait la médecine à Lugdunum. Galien dit avoir profité de ses ouvrages.

[5] Congrès scientifique de France en 1841, 9e session.