SAINT POTHIN ET SES COMPAGNONS MARTYRS

 

LIVRE DEUXIÈME. — LA PERSÉCUTION.

CHAPITRE VIII. — Les jeux de l'amphithéâtre.

Passion des Romains et des provinciaux pour ce genre de spectacle. — Chasses ; exposition aux bêtes, combat contre les animaux féroces. — Détails relatifs à ces jeux. — Sanctus, ?daturas, Attale et Blandine exposés aux bêtes. — Ils sont promenés autour de l'amphithéâtre. — Sanctus et Maturus sont égorgés. — L'esclave Blandine, attachée à un gibet, est épargnée par les bêtes. — Attale réclamé par le peuple. — Son titre de citoyen romain le fait retirer de l'amphithéâtre. — Le président consulte Marc-Aurèle au sujet d'Attale et des autres confesseurs. — En quel lieu s'élevait l'amphithéâtre de Lugdunum ? Discussion à ce sujet.

 

La mort du bienheureux Pothin privait l'Église de Lugdunum de son pontife. Dans les circonstances critiques où l'on se trouvait, il n'était guère possible de faire cesser immédiatement le veuvage de cette Église. Pour élire un nouvel évêque, il fallait, suivant la discipline du temps, réunir les clercs et les fidèles, les consulter, prendre leur avis sur le sujet le plus digne de remplacer Pothin. Ces opérations pouvaient alors créer des dangers ; il fallut donc les ajourner un peu. En attendant, le conseil presbytéral de Lugdunum, où figurait le prêtre Irénée, dut pourvoir provisoirement aux besoins de la communauté chrétienne.

Tout semblait s'acheminer vers une crise dernière, vers le dénouement de cette sanglante tragédie. Avant de dérouler le récit des supplices, le rédacteur de la Lettre y prélude par une gracieuse image, fleur brillante, dont l'éclat ressort vivement au milieu des tristes objets qui l'entourent.

Ensuite, les saints consommèrent leur martyre par divers genres de mort. De la sorte, ils offrirent au Père céleste une couronne tressée de fleurs variées, nuancée de différentes couleurs. Il était juste que ces généreux athlètes, qui avaient soutenu plusieurs assauts, remporté d'éclatantes victoires, reçussent la belle couronne de l'immortalité.

Quatre martyrs, bien connus de nous, vont être signalés pour la seconde fois dans la Lettre des deux Églises. Nous allons contempler de nouveau le diacre Sanctus, le néophyte Matures, le citoyen romain Attale et l'esclave Blandine. Ce groupe glorieux va être ramené sur la scène du témoignage, Sanctus et Maturus pour l'inonder de leur sang.

La lutte, quelques jours interrompue, allait être reprise avec une recrudescence d'animosité, un déploiement de supplices nouveaux d'une part, et de l'autre, avec une nouvelle énergie, avec des forces retrempées aux sources célestes. Les quatre athlètes que nous venons de nommer avaient été brûlés, tenaillés, soumis à d'horribles tortures, et, après quelques jours de réclusion, ils se trouvaient sains et saufs dans les cachots, prêts à recommencer le combat comme s'ils n'avaient rien souffert. Témoins de ces prodiges, auxquels ils ne comprenaient rien, les païens en frémissaient de rage ; ils y voyaient une manière de défi auquel ils se croyaient obligés de répondre pour leur honneur propre et celui de leurs dieux.

La multitude pouvait lui rendre ce tém6ignage : le président de la Lugdunaise avait organisé la lutte avec une habileté rare ; il s'était montré maître consommé dans l'art de persécuter. Dans l'application des tourments, ce magistrat avait procédé graduellement, suivi les degrés d'une échelle ascendante : la prison et ses mille incommodités, la question et les tortures, le fer et le feu ; et tout s'était brisé contre des hommes invinciblement retranchés dans leur conscience. Loin de faiblir, le courage des martyrs semblait, au contraire, se raviver après chaque épreuve.

Tous les moyens ayant été épuisés, il ne restait plus au président qu'à les condamner à mort. Toutefois, ce magistrat n'était point pressé de prononcer la sentence capitale ; son amour-propre semblait reculer devant cette mesure extrême, la mort des confesseurs devant constater tout à la fois et leur-triomphe et la défaite de leur juge. Pourtant il fallait en finir. Or, pour livrer aux témoins du Christ l'assaut définitif, les lois armaient le gouverneur d'un supplice où le caractère des Romains respire dans toute sa férocité : l'exposition aux bêtes. Sanctus, Matures, Attale et Blandine furent condamnés à figurer dans l'amphithéâtre, à périr sous la dent des animaux féroces. Avant de les contempler aux prises avec ces bourreaux d'un nouveau genre, il n'est pas sans utilité d'exposer brièvement la nature et les conditions des jeux de l'amphithéâtre. Ces détails éclaireront la scène où vont paraître les athlètes du Christ ; ils serviront aussi à éclaircir plusieurs passages de la Lettre des deux Églises.

Le Colisée, demeuré debout dans la majesté de ses ruines, rappelle la froide cruauté d'un peuple qu'il fallait amuser avec des hécatombes humaines. Les nobles jouissances de l'esprit, les chefs-d'œuvre dramatiques avaient perdu le privilège d'intéresser des hommes fermés aux nobles pensées, aux sentiments délicats. Sauf de rares exceptions, le théâtre ne se soutenait, à Rome et dans les provinces, que par de misérables farces et des comédies obscènes. Pour piquer ces Romains dégénérés, répondre à la brutalité de leurs instincts, il fallait étaler sous les yeux des spectateurs mille fois plus d'atrocités que le poète n'en pouvait exposer sur la scène ; il fallait offrir à la curiosité publique d'effroyables boucheries, substituer un abattoir au théâtre, remplacer les personnages par des gladiateurs ou des bétel féroces. Ce peuple en était venu au point de ne goûter plus que des représentations assaisonnées par le sang ou la luxure ; toute autre lui était fade ou ennuyeuse. Aussi pas de spectacles plus recherchés, plus fréquentés que ceux de l'amphithéâtre. Ce qui nous serait un supplice, à nous chrétiens humanisés par la religion de notre doux Sauveur, constituait pour l'inhumanité de ces païens une jouissance de premier ordre, un besoin dont ils réclamaient la satisfaction aussi bien que celle de la faim : panem et circenses. Ce genre de spectacle, dit Cicéron parlant des jeux de l'amphithéâtre, est celui qui est le plus agréable au peuple. Pas de circonstance où il accoure en plus grand nombre, pas même de comices qui réunissent tant de monde[1]. Des milliers de personnes se pressaient sur les gradins qui entouraient l'arène, suivant d'un œil avide les péripéties de la lutte, battant des mains à un beau coup, applaudissant avec fureur un athlète vainqueur de ses adversaires, qu'il avait étendus morts et sanglants à ses pieds. Tertullien nous représente toute cette multitude le corps penché vers l'arène, contemplant d'un œil impassible des corps en lambeaux et souillés de sang[2].

Le peuple n'assistait pas à ces jeux en simple spectateur, il y intervenait aussi comme arbitre et comme juge. De par une coutume, respectée des magistrats, il exerçait sur les combattants un certain droit de vie et de mort. Ainsi, en élevant le pouce ou en l'abaissant, il pouvait sauver des mains d'un adversaire ou condamner à périr sous ses coups, l'athlète blessé qui inclinait ses armes et se tournait vers les assistants pour demander grâce. On connaît les vers suivants, dans lesquels Prudence représente une vestale exerçant ce droit dans le sens de la cruauté :

Consurgit ad ictus,

Et quoties victor ferrum jugulo inserit, illa

Delicias ait esse suas, pectusque jacentis

Virgo modesta jabot converso pollice rumpi[3].

Un athlète qui savait son métier devait, sur la condamnation du peuple, tendre au glaive une gorge intrépide, et tomber avec grâce. La lutte venait-elle à languir, les coups étaient-ils portés avec mollesse ou inhabileté, le mécontentement se traduisait aussitôt par des trépignements, par de furieuses réclamations. Le peuple n'entendait pas que les gladiateurs servissent si mal ses plaisirs, eussent si peu d'égard aux désirs de sa souveraineté[4].

Dans le principe, les prisonniers de guerre, les esclaves fugitifs ou réfractaires, faisaient seuls les frais de ces représentations barbares. Plus tard, les jeux de l'amphithéâtre prenant faveur à Rome et dans les provinces, on vit des hommes de toute condition s'enrôler dans les rangs des gladiateurs. Des citoyens romains, des chevaliers, des sénateurs même, entraient dans les écoles (ludi) pour se former, sous des lanistes, à l'art si fort prisé de porter de beaux coups, de tomber correctement et de mourir suivant toutes les règles. La passion pour ces jeux alla si loin, elle avait pris sous l'Empire de telles proportions, que le pouvoir dut intervenir pour la retenir dans certaines limites. Néron lui-même essaya de la modérer, de lui opposer des mesures restrictives[5]. Ce qui n'empêcha pas le grand et vertueux Trajan de donner plus tard en spectacle au peuple dix mille gladiateurs dans l'espace de cent vingt-trois jours.

La religion de Jésus-Christ devait mettre fin à ces horribles boucheries, en fermant les amphithéâtres et les écoles des lanistes. Inspiré par les grands principes du christianisme, Constantin défendit de souiller les villes des spectacles sanglants de l'arène[6]. Toutefois, tel était l'attachement des païens à ces représentations, que la politique chrétienne dut lutter deux siècles encore avant de fermer au flanc de la société une blessure d'où s'écoulaient des ruisseaux de sang. Nonobstant des prohibitions réitérées, les jeux de l'amphithéâtre se prolongèrent jusqu'au règne d'Honorius. Le fait qui détermina leur abolition est trop remarquable pour ne pas être ici rapporté. Le moine Télémaque, dit Théodoret, quitta sa cellule, il partit d'Orient et vint à Rome pour mettre un terme aux combats de gladiateurs. Un jour que cet affreux spectacle était donné au peuple, il se rend au stade, descend dans l'arène, et s'efforce de séparer les combattants. A cette vue, les spectateurs indignés accablent le pacifique Télémaque sous une grêle de pierres. Son sang fut le dernier versé dans l'arène. A la nouvelle qu'il en apprit, l'empereur Honorius défendit de donner jamais ces hideux spectacles[7].

Les chrétiens ne pouvaient descendre comme champions actifs dans l'amphithéâtre. Résolus à ne disputer pas une vie dont ils faisaient à leur foi le sacrifice volontaire, la lutte avec eux eût été impossible ; tout se fût borné à un égorgement dépourvu des incidents auxquels donnait lieu l'habileté de deux athlètes acharnés l'un contre l'autre. Les martyrs étaient donc réservés à un autre genre de combat : on les exposait aux bâtes. Ici revient un de ces vocables qui n'appartiennent qu'a la langue des Romains, comme les choses qu'ils expriment ne trouvent place que dans les mœurs de ce peuple. Ces jeux où des hommes figuraient en face d'animaux féroces, étaient appelés des chasses (venationes). Or, par un raffinement de cruauté barbare, les conditions ordinaires de la chasse étaient interverties au profit des bâtes sauvages : l'homme servait de gibier aux lions et aux ours, il était destiné à devenir la proie de ces animaux, à leur servir de pâture. Pour procurer au peuple ce spectacle barbare, il fallait mettre à contribution les différentes provinces de l'Empire ; il fallait dépeupler les forêts, les déserts, les bords des fleuves, de leurs farouches habitants. Ours, tigres, lions, panthères, urus, monstres de toute espèce étaient, sur la réquisition de l'empereur ou des magistrats, expédiés à Rome et dans les cités qui rivalisaient sur ce point avec la capitale de l'Empire. Faute de mieux, les taureaux sauvages, les chevaux indomptés, qu'il n'était pas besoin d'aller quérir fort loin, servaient à amuser la multitude. Aussi incidentés et non moins sanglants que les combats de gladiateurs, ces jeux étaient fort goûtés. Sans compter donc le plaisir personnel qu'ils pouvaient y prendre, les empereurs et les magistrats n'ignoraient pas que de belles chasses données au peuple étaient un sûr moyen de lui être agréable. Auguste, dit un auteur[8], trouvait un grand charme aux spectacles de tout genre, surtout aux chasses où des animaux inconnus paraissaient en grand nombre. Nous savons par les marbres d'Ancyre que 3.500 bêtes fauves furent abattues dans les jeux donnés par cet empereur.

Ces amusements se bornaient quelquefois à des combats d'animaux les uns contre les autres. Mais la chasse par excellence était celle où des hommes étaient exposés aux bêtes, ou bien destinés à combattre contre elles. Or, il y avait cette différence entre le combat et l'exposition, que, dans le premier cas, le condamné descendait dans l'arène avec des armes défensives, tandis que, dans le second, il était jeté désarmé à la dent des lions et des ours. Les chrétiens étaient toujours condamnés à l'exposition. Au surplus, ils n'auraient eu que faire d'armes mises entre leurs mains, car tous étaient animés de cet esprit qui faisait dire à saint Ignace : Plaise à Dieu que je puisse jouir des bêtes qui me sont réservées ! Si elles refusent de se jeter sur moi, je les forcerai de me dévorer[9]. Lors donc que l'évêque d'Antioche s'écrie : Je désire combattre contre les bêtes sauvages[10], il veut parler d'une lutte spirituelle, et non d'une lutte défensive.

Pendant les trois premiers siècles de l'Église, grand nombre de martyrs moururent victimes de ces chasses barbares. Ce supplice était souvent réclamé par le peuple. Dans la même représentation, les païens pouvaient satisfaire à la fois leurs instincts sanguinaires et la haine religieuse qui les animait contre les chrétiens. Aussi le peuple faisait-il souvent retentir les amphithéâtres de ce cri mille fois répété : Les chrétiens aux lions[11].

Colonie de Rome, Lugdunum avait adopté tous les éléments de la civilisation romaine. Cette ville fut dotée d'un amphithéâtre, d'un cirque, d'une naumachie, d'un théâtre, monuments destinés à des plaisirs chers aux Gallo-Romains. Les habitants de Lugdunum s'habituèrent, puis se complurent à voir couler le sang sous le fer des gladiateurs et sous la dent des bêtes féroces. Dans la cité de Plancus, la cruauté de ces amusements marchait de pair avec la licence des représentations scéniques. Comme dans les autres villes, les luttes de l'amphithéâtre y étaient l'objet d'un vif intérêt, d'une ardente curiosité.

A Rome, les chasses et les combats de l'arène étaient donnés par les empereurs, ou bien par les édiles chargés de l'intendance des jeux. Dans les autres cités de l'Empire, les gouverneurs de province ou les magistrats des villes étaient chargés d'organiser ces représentations et de pourvoir à tous lés frais. De simples particuliers pouvaient aussi, avec l'agrément du pouvoir, gratifier une ville d'une chasse ou d'un combat de gladiateurs. Ces jeux, dont le peuple se montrait fort avide, étaient fixés pour tout l'Empire à certains jours solennels, spécifiés par le calendrier romain. Ce qui n'empêchait pas les cités d'avoir, pour leurs fêtes, des spectacles particuliers. En dehors des jours déterminés par le calendrier ou les usages locaux, les magistrats municipaux, encore moins les simples citoyens, ne pouvaient donner ni chasses ni combats de gladiateurs. L'Épître des fidèles de Smyrne, touchant le martyre de saint Polycarpe, nous en fournit une preuve. Le peuple, y est-il dit, demandait à grands cris que l'asiarque Philippe lâchât un lion contre Polycarpe. Mais Philippe répondit qu'il ne le pouvait, parce que les jeux étaient terminés. Voilà aussi pourquoi, dans son ardeur pour le martyre, saint Ignace d'Antioche craignait de n'arriver pas à temps à Rome : le jour des jeux passé, il n'aurait pas été moulu sous la dent des bêtes aussitôt qu'il le désirait. Mais cette règle ne s'appliquait pas aux grands juges, à ceux qui avaient le jus gladii et pouvaient condamner à mort. Ces hauts personnages étaient autorisés à donner des chasses quand bon leur semblait. Ce droit, ils l'exerçaient soit pour être agréables au peuple, soit pour purger les cités des malfaiteurs et des impies[12].

Usant donc du privilège de sa charge, le président de la Lugdunaise annonça une chasse exceptionnelle, dont les martyrs de Lugdunum devaient faire les frais. Par là, ce magistrat répondait à merveille aux désirs de la multitude ; en même temps il usait de son dernier moyen pour ébranler la fermeté des confesseurs.

De l'amphithéâtre de Lugdunum rien n'est resté debout, pas même des ruines. Mais avec le Colisée, type reproduit en petit dans tous les monuments de ce genre, il est facile de reconstruire par la pensée celui où combattirent les premiers martyrs de Lyon. Cet édifice avait été probablement construit avec des dimensions en harmonie, non seulement avec la population urbaine, mais encore avec les nombreux étrangers qui accouraient aux foires du confluent et aux fêtes célébrées à l'autel d'Auguste. Donc, au jour et à l'heure fixés par le président, une foule immense encombrait les gradins de l'amphithéâtre. Les hauts fonctionnaires de l'Empire, le collège des prêtres augustaux, les sévirs, les membres de la curie occupaient les places d'honneur sur le pourtour de la première précinction. Derrière ces grands personnages, s'échelonnaient en retraite sur les autres précinctions, d'abord les chevaliers, ensuite les citoyens romains, puis le simple peuple, enfin les matrones et les femmes, reléguées à la partie supérieure de l'édifice. Le gouverneur présidait au spectacle du haut d'un siège élevé sur le podium.

A leur entrée dans l'arène, Sanctus, Maturus et Blandine furent accueillis par des battements de mains et des hurlements sauvages. Ces martyrs paraissaient frais et dispos, comme s'ils fussent entrés en lice pour la première fois. « Et cependant, dit la Lettre, semblables à des athlètes vainqueurs de plusieurs adversaires donnés par le sort, ils combattaient pour le prix de la dernière victoire. » Ce passage fait allusion à un usage suivi par les anciens pour accoupler les gladiateurs par paires, et décerner le prix de la lutte. Terrasser un antagoniste ne donnait pas toujours droit à la couronne. Souvent les athlètes qui avaient eu l'avantage dans un premier combat, étaient mis aux prises les uns avec les autres. La lutte recommençait entre ces champions, et ainsi de suite, jusqu'à ce que tous, à l'exception d'un seul, ayant été vaincus, il ne restât plus debout et en armes, sur l'arène jonchée de cadavres, que le vainqueur suprême, celui qui avait triomphé de tous ses antagonistes. C'est à cet athlète, demeuré seul maître du terrain, que les magistrats décernaient la récompense proposée[13].

A peine introduits dans l'arène, les condamnés aux bêtes faisaient le tour de l'amphithéâtre. C'était une manière d'exhiber aux spectateurs les chrétiens qui allaient être donnés en spectacle, ou bien les malfaiteurs qui allaient subir la peine due à leurs crimes.

Conformément à cet usage, Sanctus, Maturus et Blandine furent promenés autour du mur d'enceinte ; en même temps un héraut proclamait à haute voix leur nom et le motif de leur condamnation. A Rome, les gladiateurs, en passant devant la chaise curule de l'empereur, le saluaient en disant : Ave, imperator, morituri te salutant. En exécutant cette marche circulaire dans l'amphithéâtre de Lugdunum, Sanctus, Maturus et Blandine élevaient leurs regards et leurs pensées bien plus haut que le podium. Les yeux au ciel, ils disaient, non des lèvres, mais avec la langue du cœur : Seigneur, ceux qui vont mourir pour vous, vous saluent et vous invoquent.

Avant d'être livrés aux bêtes, les trois martyrs furent fouettés[14] ; cette flagellation était infligée à tous les bestiaires, et généralement à tous ceux qui étaient condamnés à la peine capitale[15].

Ces préliminaires du supplice étant terminés, les portes des loges souterraines furent ouvertes, et les bêtes lancées à coups de fouet par les chasseurs contre les martyrs. Mais, malgré l'excitation des cris et le stimulant des lanières, ces animaux ne répondirent pas à l'attente du peuple. Moins féroces que les spectateurs, ils se contentèrent de traîner Sanctus et Maturus sur l'arène sans leur arracher la vie. Mécontent des bêtes, le peuple frémit de rage, il réclame d'autres supplices. Le président s'empresse de faire droit à ces impérieuses réclamations. Sur son ordre, les soldats aussitôt de se mettre à l'œuvre, d'apporter au milieu de l'amphithéâtre des sièges de fer, de les faire rougir au feu, et d'y asseoir les bienheureux martyrs. Les flots d'une âcre fumée s'élèvent dans les airs, ils remplissent la vaste enceinte d'une forte odeur de chair brûlée. Demeurés inébranlables au milieu de ce supplice, Sanctus et Maturus furent, aux cris réitérés de la multitude, soumis à d'autres tourments qui ne sont pas spécifiés dans la Lettre. Mais, en dépit des bourreaux et de tous leurs efforts, ces généreux champions du Christ ne cessèrent de confesser leur foi. Dans leur personne, la conscience attestait ses droits les plus sacrés ; elle les défendait contre les assauts impuissants de la force brutale. A la fin, le confecteur fut chargé de terminer cette horrible scène. Sanctus et Maturus furent égorgés au milieu de l'amphithéâtre ; ils tombèrent doux comme des agneaux, courageux comme des lions. A cette vue, la multitude ne dut pas être tentée de battre des mains ; elle aurait applaudi à sa défaite. Sa fureur, si bien servie par les bourreaux, venait d'échouer contre la victorieuse fermeté de Sanctus et de Maturus.

Le confecteur ne tarda pas à faire disparaître les restes de ces deux victimes. Au moyen d'un croc de fer, il traîna les deux corps jusqu'à l'intérieur du spoliarium. Le spoliarium était un caveau creusé au dessous de l'amphithéâtre ; charnier dégoûtant où, les jeux terminés, on retirait les cadavres étendus sur l'arène, et aussi les athlètes respirant à peine, sauf à les achever, à leur donner le coup de grâce. C'est dans cet affreux réduit que fut traînée la dépouille mortelle de Sanctus et de Maturus.

Ces explications données, lisons la belle page qui nous dépeint le dernier combat et la victoire du diacre Sanctus et du néophyte Maturus.

Sanctus, Maturus et Blandine furent conduits à l'amphithéâtre ; destinés aux bêtes, ils devaient être donnés en spectacle à l'inhumanité des gentils. Un jour extraordinaire fut choisi pour ces jeux, où nos martyrs devaient figurer. Maturus et Sanctus subirent de nouveau, dans l'amphithéâtre, toute la série des tourments, comme s'ils n'eussent rien souffert, ou plutôt semblables à des athlètes vainqueurs de plusieurs antagonistes désignés par le sort, et qui combattraient le combat auquel est attachée la couronne. Ils furent fouettés suivant l'usage> livrés à la dent des bêtes et à tous les supplices que réclamait par ses cris une multitude en fureur. Enfin, on fit asseoir les martyrs sur une chaise de fer rougie au feu. De leur chair brûlée s'exhalait une odeur qui saisissait fortement l'odorat des spectateurs. Toutefois, les bourreaux ne furent point satisfaits ; leur ardeur s'enflammait du désir qu'ils avaient de vaincre la constance des martyrs. Mais ils ne purent obtenir de Sanctus d'autres paroles que celles qu'il n'avait cessé de répéter dans son premier interrogatoire. Comme Sanctus et Maturus respiraient encore après une lutte si acharnée, ils furent égorgés au milieu de l'amphithéâtre. Ce jour-là ils furent exposés aux yeux du monde ; ils fournirent un spectacle ordinairement donné par un grand nombre de bestiaires.

Blandine apparaît au commencement de ce passage ; elle s'éclipse un instant à nos yeux, mais pour reparaître, bientôt avec éclat. Le rédacteur de la Lettre nous la représente introduite dans l'arène avec Sanctus et Maturus ; puis, tout entier au supplice de ces derniers, il ne dit mot de la douce vierge : c'était à dessein de revenir à elle et de lui consacrer une page spéciale. Fidèle à son premier procédé, une seconde fois il la détache de ses compagnons de souffrances, afin de lui donner une place à part dans le récit. En cela, du reste, il semble avoir suivi l'exemple des bourreaux, car ces derniers avaient réservé à Blandine un supplice qui la séparait dé Sanctus et de Maturus. Comme elle était de condition servile, elle avait été condamnée à être attachée à la croix des esclaves, à être exposée aux bêtes dans cet état. Un gibet fut donc planté dans un coin de l'amphithéâtre ; l'esclave chrétienne y fut liée assez bas pour que les bêtes, en se dressant sur leurs pattes de derrière, pussent l'atteindre de leurs morsures. Suspendue entre le ciel et la terre, elle était donnée en spectacle, d'abord à Sanctus et à Maturus luttant à ses pieds dans l'arène, ensuite à tous les païens étagés sur les degrés de l'amphithéâtre, depuis le président siégeant sur le podium jusqu'aux femmes entassées sous les portiques du faîte. Les bras étendus dans l'attitude des orantes, les regards en haut, les lèvres murmurantes, le front radieux d'espérance, elle était plongée dans l'extase de la prière ; insensible à ce qui se passait autour d'elle, elle puisait dans cette communication avec Dieu une force qui la plaçait, elle physiquement si débile et si faible, au rang des martyrs les plus vaillants et les plus intrépides. La vue de Blandine attachée à la croix, tout entière à la sublimité de son oraison, malgré les rugissements des bêtes féroces, ne contribuait pas médiocrement à soutenir Maturus et Sanctus. Ces deux athlètes contemplaient dans leur héroïque sœur l'image du divin Crucifié ; ce spectacle exaltait leur courage, les saisissait d'une vive et puissante émotion. Un prodige vint ajouter encore à l'impression des deux martyrs et à l'étonnement général. Les animaux lâchés dans l'arène oublièrent leur férocité au pied de la croix ; ils respectèrent la douce esclave, ne la troublèrent pas dans sa prière. Victorieuse pour la seconde fois, Blandine fut détachée du gibet et reconduite en prison. Rentrée dans les cachots, elle ne manqua pas de donner aux enchaînés du Christ des détails sur la lutte d'où Sanctus et Maturus venaient de sortir vainqueurs. Et sous les voûtes des prisons, comme à l'ombre des foyers chrétiens, on célébra la gloire de ceux qui avaient suivi l'Agneau jusqu'à l'immolation, on fit monter des actions de grâces vers Celui qui avait été leur modèle et leur appui.

Pour Blandine, dit la Lettre, elle fut attachée à un gibet ; elle fut exposée en cet état à la dent et aux assauts des bêtes féroces. Suspendue sur la croix, plongée dans une prière ininterrompue, sa vue remplissait d'ardeur les autres combattants. Dans la personne de leur sœur, ils envisageaient Celui qui, crucifié pour eux, a laissé dans sa croix à ses disciples le gage que ceux qui souffrent pour sa gloire jouiront un jour du Dieu vivant. Les bêtes ayant respecté Blandine, elle fut détachée du gibet et reconduite en prison. Elle était réservée à d'autres luttes ; victorieuse dans plusieurs combats, elle devait rendre certaine et inévitable la condamnation du serpent infernal, enflammer aussi le courage de ses frères. Elle était faible, délicate, méprisée ; mais elle avait revêtu la force du Christ, l'invincible athlète ; mais elle triompha plusieurs fois de l'ennemi, et conquit dans une glorieuse lutte la couronne de l'immortalité.

Cependant un athlète manquait pour compléter le groupe que nous avons vu se signaler dans un premier combat. La foule s'en avisa, paraît-il, immédiatement après la mort de Sanctus et de Maturus. Ne séparant pas dans ses ressentiments un chrétien si digne d'être associé à Sanctus, à Maturus et à Blandine, elle fit retentir bruyamment le nom d'Attale, demandant qu'il fût livré aux bêtes. Le peuple fut obéi ; le chrétien de Pergame fut amené dans l'arène.

Suivant l'usage, Attale fit le tour de l'amphithéâtre. Une inscription latine était portée devant lui ; elle était conçue en ces termes : Celui-ci est le chrétien Attale. Chez les Romains, le nom des condamnés ainsi que le motif de leur condamnation étaient proclamés par la voix d'un héraut. Quelquefois ces renseignements, à l'adresse du public, étaient inscrits sur une tablette, portée devant le patient, comme nous le voyons par l'exemple d'Attale, ou bien attachée à l'instrument du supplice, comme il fut fait pour notre Seigneur Jésus-Christ.

Attale allait être battu de verges[16], lorsque le spectacle dont il devait être l'objet fut subitement arrêté. A en juger par l'incident qui va suivre, la cause de ce confesseur n'avait pas été suffisamment instruite, ou bien le président ignorait le résultat de l'instruction. Attale faisait le tour de l'arène, lorsque ce magistrat apprit qu'il était citoyen romain. Légalement, il n'en fallait pas davantage pour arrêter le supplice. D'abord l'exposition aux bêtes ne pouvait être décernée contre un personnage jouissant du droit de cité : le noble sang d'un Romain ne devait pas couler sous la dent des bêtes. Par un autre privilège, la tête du citoyen romain était sacrée ; régulièrement, quiconque en portait le titre ne pouvait être mis à mort que sur un ordre de l'empereur ou sur sentence ratifiée par lui. Ce n'est pas que ces privilèges fussent toujours respectés par les proconsuls et les gouverneurs de province ; de nombreux exemples montrent que, dans le feu des persécutions, les magistrats ne tenaient pas grand compte du droit de bourgeoisie. Mais, dans le cas présent, le président de la Lugdunaise avait ses raisons pour ne pas sortir de la stricte légalité.

Soit égard pour la naissance d'Attale et son titre de citoyen romain, soit plutôt crainte des conséquences que le mépris de ce titre pourrait entraîner, le gouverneur n'osa rien entreprendre qui dépassât les limites de son pouvoir ; il recula devant la responsabilité qu'il assumerait en livrant aux bêtes un personnage de cette qualité. Il n'eut donc pas plutôt appris qu'Attale jouissait du droit de cité, que, malgré le peuple et la violence, de ses réclamations, il ordonna de retirer ce martyr de l'arène et de le reconduire en prison. Après quoi, suivant en cela le précédent bien connu de Pline, il écrivit à Marc-Aurèle pour le consulter sur la ligne de conduite qu'il avait à tenir.

En toute cette affaire, la conduite du président est parfaitement liée ; elle accuse un politique prudent, avisé, qui examine quel vent souffle de Rome, qui prend ses mesures afin de ne pas s'exposer à être désavoué par l'empereur. Cette réserve à l'endroit d'Attale prouve, comme nous l'avons fait remarquer précédemment, que la persécution n'émanait pas de Marc-Aurèle, mais qu'elle tenait à des causes probablement locales. Au surplus, une circonstance semble lever tous les doutes à cet égard, c'est que la consultation du président avait pour objet non seulement le sort du confesseur de Pergame, mais encore celui de tous les autres, comme il ressort de la Lettre des deux Églises.

Cependant, disent les martyrs, Attale, dont le nom était fort Connu, fut réclamé à grands cris par le peuple. Attale s'avança donc comme un athlète préparé à la lutte. Il était fort de sa conscience ; il s'était solidement exercé dans la discipline chrétienne, montré toujours témoin fidèle de la vérité. D'abord il fut promené autour de l'amphithéâtre, précédé d'une inscription latine portant ces mots : Celui-ci est le chrétien Attale. Le peuple frémissait de rage contre lui. Mais le président, informé qu'il était citoyen romain, le fit reconduire en prison et renfermer avec les autres. Ensuite il écrivit à l'empereur à leur sujet, et attendit la réponse.

Pour l'Église de Lyon, il n'est pas sans intérêt de savoir en quel lieu s'élevait l'amphithéâtre où, suivant l'expression consacrée, combattirent ses premiers martyrs. Cette arène, champ sacré, se recommandait puissamment aux chrétiens qui survécurent à la tempête ; ils durent entourer ce lieu d'un culte religieux, le signaler à leurs enfants et à leurs petits-enfants. Héritières de ces indications, les générations suivantes se les transmirent les unes aux autres avec le plus grand soin. Au vie siècle, Grégoire de Tours, écho vivant de cette tradition, écrivait : Locus autem ille in quo passi sunt Athanaco vocatur ; ideoque et ipsi a quibusdam vocantur Athanacences[17]. Au IXe siècle, Adon, archevêque de Vienne, indiquait dans les mêmes termes le théâtre du martyre : Quia locus in quo passi sunt Athanaco vocatur[18]. Guidés par ces témoignages, les fidèles de Lyon qui vécurent dans les siècles suivants étaient pleinement fixés sur l'emplacement de l'amphithéâtre ; ils savaient en quel lien avaient été immolés Sanctus, Maturus, Attale, Ponticus, Blandine et les autres. Tradition orale, tradition écrite, monuments sacrés, ruines profanes, une église se rattachant au solitaire Badulphe, et par Badulphe à Blandine, tout leur disait que l'arène où souffrirent les martyrs se trouvait au confluent du Rhône et de la Saône, dans les entours d'Ainay. Concluons. La Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum dit positivement que les martyrs de ces deux villes combattirent dans l'amphithéâtre ; d'après Grégoire de Tours et Adon, ces martyrs souffrirent au lieu dit Athanaco (Ainay) ; la conséquence rigoureuse est que l'arène rougie de leur sang s'étendait dans la zone actuellement occupée par l'église d'Ainay et les rues adjacentes.

Il y a quelques années, M. Auguste Bernard et M. Martin-Daussigny se sont séparés sur ce point de la tradition séculaire, et lui ont opposé, le premier, une topographie imaginaire ; le second, des découvertes précieuses sans doute, mais appliquées d'une manière inacceptable[19].

Dans un siècle de démolition comme le nôtre, on se gène fort peu pour jeter à bas des murailles historiques, pour les sacrifier à la tyrannie de la ligne droite. Heureusement, il est plus difficile de renverser une tradition sérieuse, arbre séculaire qui enfonce ses puissantes racines dans les profondeurs du passé, les enlace aux institutions, aux pratiques religieuses, aux symboles du culte, à la croyance des fidèles, à des monuments de tout genre. Avant de donner un démenti à la mémoire du passé, il faut être bien sûr de son fait, mettre dans la balance des preuves qui fassent à tout le moins équilibre à l'autorité des siècles.

M. Auguste Bernard s'est le premier inscrit en faux contre la croyance commune, relativement au lieu où s'élevait l'amphithéâtre de Lugdunum ; il affirme que ce monument et l'autel d'Auguste[20] étaient assis dans la zone actuellement occupée par l'église de Saint-Pierre, la place de ce nom et les rues adjacentes[21]. Un ton tranchant, des affirmations carrées ne sauraient suffire pour décider une question ; il faut des preuves. Or, nous n'en trouvons chez M. Auguste Bernard aucune qui ait une valeur sérieuse. Une seule observation dont la vérité ne peut échapper à personne. M. Auguste Bernard n'a pas pris garde aux conséquences de la topographie qu'il propose. D'après son système, saint Pothin se serait donné un redoutable voisinage ; il se serait installé à deux pas de l'amphithéâtre, il aurait élevé un autel au vrai Dieu presque à la porte du temple d'Auguste : saint Pothin n'était pas si malavisé.

M. Martin-Daussigny a parfaitement reconnu l'impossibilité de ce voisinage. A son tour, il a tenté de déshériter le quartier d'Ainay, d'arracher l'amphithéâtre et l'autel d'Auguste à leur place traditionnelle, et de transporter ces deux monuments au pied de la colline de Saint-Sébastien. Pour opérer un pareil transfert, cet archéologue s'est appuyé sur des découvertes qui lui font honneur, mais ne se rapportent pas plus à l'autel d'Auguste qu'à l'amphithéâtre de Lugdunum[22].

Les plus anciens historiens de Lyon avaient aperçu dans l'enclos de la Déserte, transformé sous l'Empire en Jardin des Plantes, les restes d'un amphithéâtre. En 1818, Artaud, secondé par l'administration, put faire des fouilles dont il consigna les résultats dans un mémoire demeuré manuscrit[23]. En 1857, les travaux de nivellement entrepris au Jardin des Plantes fournirent à M. Martin-Daussigny l'occasion de reconnaître les débris de cet amphithéâtre, ainsi que les importantes substructions sur lesquelles il reposait. Les précieuses indications fournies par Artaud et M. Martin-Daussigny permettent de déterminer la destination primitive de ce monument.

Il plaît au conservateur du musée de Lyon de voir les restes de l'amphithéâtre de Lugdunum dans les ruines mises à découvert au pied de la côte Saint-Sébastien ; c'est là une conclusion que ne légitiment point les éléments reconnus et décrits par cet archéologue. En effet, l'aqueduc qui amenait au pied de la colline les eaux du plateau de la Bresse, la profondeur du bassin, le carrelage à double rang de briques, le cimentage du fond, ces détails de construction, sans parler des autres, suffisent à déterminer la nature et la destination du monument. D'après ces caractères, il est permis de voir dans l'amphithéâtre de la Déserte une véritable naumachie. Quant aux débris de décorations antiques exhumés dans le voisinage, ils n'appartiennent pas davantage à l'autel d'Auguste. M. Martin-Daussigny a essayé de restituer cet autel avec un massif de maçonnerie et des fragments de marbre mis au jour à quelques pas de la naumachie ; mais, avec les mêmes éléments, il ne serait pas malaisé d'arriver à vingt combinaisons tout aussi vraisemblables.

Pour faire accepter un système opposé à la croyance commune, il était besoin de se mettre en règle avec Grégoire de Tours, le représentant le plus ancien et le plus autorisé de la tradition. Or, ici la difficulté n'était pas médiocre. Voici comment M. Martin-Daussigny prépare son terrain : Grégoire de Tours, dit-il, sur l'assertion duquel se sont appuyés tous ceux qui ont cru que l'autel d'Auguste était à Ainay, où l'on n'a jamais trouvé un seul monument de ce culte[24].....  Cette affirmation a de quoi surprendre sous la plume du conservateur des collections archéologiques de Lyon. M. Martin-Daussigny compte-t-il pour rien les quatre colonnes de granit sur lesquelles repose la coupole de l'église d'Ainay[25] ? Peut-il ne pas connaître les débris de tout genre trouvés dans le quartier d'Ainay : inscriptions honorifiques votées par les trois provinces de la Gaule, marbres et colonnes, mosaïques, fragments de statues, blocs considérables, débris dont plusieurs peuvent être rapportés à l'autel d'Auguste ou aux demeures des prêtres augustaux ?

Cette première tentative, à l'effet de se préparer les voies, ne semble pas des plus heureuses. Eût-elle été plus habile et mieux fondée, le système topographique de M. Martin-Daussigny ne pouvait y gagner grand'chose, tant que subsisterait ce passage de Grégoire de Tours : Locus in quo passi sunt Athanaco vocatur. Pour déraciner l'amphithéâtre de la Mile indiquée par la tradition, il fallait se débarrasser d'un texte si gênant, et surtout du mot passi, capital dans la question. Si les manuscrits avaient présenté des variantes, ne fût-ce qu'une seule, ces différences auraient donné prise à la critique, motivé un essai de correction. Mais voilà que, pour cette phrase, toutes les éditions de Grégoire de Tours sont conformes, que tous les manuscrits anciens reproduisent le mot passi. C'est donc là un texte sincère, arrêté, fixé, qu'il faut accepter, sous peine de se brouiller avec les règles de la critique. M. Martin-Daussigny ne l'entend pas ainsi. Sa raison, la voici : Peut-être, dit-il, le mot passi a-t-il été substitué au mot sepulti. Le procédé est des plus simples et des plus expéditifs. A raisonner de la sorte, pas de texte, si sincère qu'il soit, qu'on ne puisse modifier pour l'utilité de la cause ; pas d'autorité qu'on ne puisse écarter, pour peu qu'elle soit gênante. Bref, la phrase de Grégoire de Tours n'a rien à souffrir de cet innocent peut-être.

Disons-le aussi, dans l'intérêt de son système, M. Martin-Daussigny traite Grégoire de Tours d'une manière un peu légère. Le père de notre histoire a droit, ce semble, à plus d'égards. Qu'un érudit ne soit pas tenu de le croire sur parole, qu'il puisse faire subir à ses légendes et à ses récits le contrôle de la critique, passer au crible des faits ou des détails peu vraisemblables, c'est son droit ; pour l'exercer, il n'est pas besoin d'insister sur la prétendue crédulité de l'évêque de Tours.

On ne saurait le nier, Grégoire a recueilli sur les Mires de ses contemporains, ou bien dans les ouvrages qu'il avait à sa disposition, une multitude de détails et de faits qu'il n'a eu ni le temps ni les moyens de vérifier suffisamment ; mais, dans la question topographique qui nous occupe, rien de semblable ne peut être invoqué pour écarter l'indication donnée par ces mots : Locus in quo passi sunt Athanaco vocatur.

Élevé par saint Nizier, son grand-oncle maternel, Grégoire de Tours avait passé plusieurs années de sa jeunesse à Lugdunum. Trois siècles et demi seulement s'étaient écoulés depuis Marc-Aurèle. Au vie siècle, la mémoire du bienheureux Pothin et de ses compagnons était encore vivante dans la cité qu'ils avaient illustrée par leur martyre. De plus, le souvenir de ces héros, chrétiens était entretenu par la vue des lieux témoins de leur combat, peut-être aussi par les ruines de l'amphithéâtre. Car enfin le delta tracé par le Rhône et la Saône n'avait pas, dans l'espace de trois ou quatre siècles, changé tellement de physionomie, que les constructions de l'époque romaine n'y fussent encore reconnaissables, au moins dans leurs débris. Au VIe siècle, la naumachie était encore debout. L'amphithéâtre du confluent, à moins qu'il n'eût été construit en bois[26], n'avait pas disparu si complètement qu'il n'en demeurât quelque vestige. Dans tous les cas, la chapelle de Badulphe, qui remontait au IVe ou au Ve siècle, s'élevait à la pointe du delta ; c'était un monument indicateur de l'amphithéâtre. Cet oratoire protégeait la tradition locale ; il disait alors, comme plus tard la basilique d'Ainay devait le répéter aux âges suivants, que là se trouvait l'arène où Blandine et ses compagnons avaient combattu jusqu'à la mort pour Jésus-Christ. Grégoire de Tours, qui avait vécu plusieurs années dans ce milieu, devait savoir au juste en quel lieu avaient souffert les premiers martyrs lugdunais ; son témoignage sur ce point revêt donc le caractère d'une incontestable autorité.

Adon, le grand archevêque de Vienne, confirme l'indication donnée par cet historien. Chroniqueur exact, auteur attentif à relever, dans son Martyrologe et sa Chronique, tous les faits relatifs à la gloire de son Église, Adon reproduit la phrase de Grégoire de Tours : Locus in quo passi sunt Athanaco vocatur. Or, sous la plume de l'évêque de Vienne, ces mots ont une valeur autre que celle d'une simple répétition. L'Église de Vienne ayant fourni son contingent à la phalange des martyrs de Lugdunum, tout ce qui intéresse leur mémoire avait à ses yeux une grande importance. Dans les fréquents voyages qu'il fit à Lyon, Adon eut la facilité de recueillir sur les lieux tous les renseignements désirables sur l'emplacement de l'amphithéâtre, de vérifier l'exactitude de l'indication topographique fournie par l'évêque de Tours.

Il n'y a donc pas lieu de se séparer de la tradition ancienne, de voir l'amphithéâtre de Lugdunum ailleurs qu'aux environs d'Ainay. Les systèmes topographiques dont nous venons de parler sont impuissants à enlever cet amphithéâtre au quartier où le place la tradition, à le transporter près de l'église de Saint-Pierre ou sur la place Sathonay[27].

Qu'on ne s'étonne pas de l'importance que nous attachons à cette question. Suivant la judicieuse observation de M. de Boissieu, le culte des lieux touche de trop près à celui des choses, pour qu'il soit toujours facile de les isoler complètement l'un de l'autre. En bonne critique, un fait religieux bien établi subsiste tout entier, lors même que les circonstances de temps et de localité données par un auteur seraient trouvées inexactes. En fait, une déception de ce genre ne laisse pas que de troubler le commun des esprits, et, par contre, de jeter quelques nuages sur l'exactitude du fait lui-même.

 

 

 



[1] Pro P. Sextio.

[2] De spectaculis, XX.

[3] Contra Symmachum, l. II, v. 1095.

[4] La plume indignée de Lactance a tracé des jeux de l'amphithéâtre la peinture suivante :

Ludos vocant in quibus humanus sanguis effunditur. An possint pii et justi homines esse, qui constitutos sub ictu mortis, ac misericordiam deprecantes, non tantum patiuntur occidi, sed efflagitant, feruntque in mortem crudelia et inhumana suffragia, nec vulneribus satiati, nec cruore contenti ? Quia etiam percussos jacentesque repeti jubent, et cadavera ictibus dissipari. Indignabatur enim populus, injuriamque putabat si ferrum aut feram arenarii refugerent. (Divin. institut., I. VI, c. XX.)

[5] Tacite, Annal., XIII, XXXI.

[6] Eusèbe, De vita Constantini, l. IV.

[7] Théodoret, Hist. ecclés., l. V, XXVI.

[8] Aurelius Victor.

[9] Epist. ad Romanos.

[10] Epist. ad Romanos.

[11] Clamare enim solebat populus : Christiani ad leones. (Tertullien, Apolog., XXXV.)

[12] On condamnait aux bêtes les grands criminels et les impies. L'exposition aux bêtes était une peine infamante ; elle ne devait donc pas être appliquée aux citoyens romains.

[13] Voici ce que nous lisons dans l'Hermotime de Lucien : Avant la lutte, dit un des interlocuteurs, on apporte une urne dans laquelle on jette de petits sorts de la grosseur d'une fève, et qui portent un signe écrit. Sur les deux premiers est un A, sur les deux suivants un B, et ainsi des autres d'après le nombre des athlètes. Deux sorts portent toujours la même lettre. Alors chacun des combattants s'avance, et, après avoir adressé ses vœux à Jupiter, il plonge la main dans l'urne..... Lorsque tous ont tiré une lettre, le directeur des jeux se lève, et, faisant le tour des combattants rangés en cercle, il inspecte le sort de chacun, désigne celui qui a tiré l'A pour combattre avec celui qui a tiré la même lettre, de même pour le B et les caractères suivants. Après la première lutte, la même opération recommençait pour accoupler à nouveau les athlètes vainqueurs, et ainsi de suite jusqu'à la fin, c'est-à-dire jusqu'à ce qu'il ne demeurât plus qu'un seul vainqueur.

[14] Les esclaves et les étrangers étaient fouettés, les citoyens romains battus de verges.

[15] Tertullien, Ad nationes, c. XVIII ; Ad martyres, c. V.

[16] En sa qualité de citoyen romain, Attale ne devait pas être fouetté comme Sanctus, Maturus et Blandine, mais battu de verges.

[17] De gloria martyrum, XLIX.

[18] Martyrologium, 2e junii.

[19] Nous ne parlons pas de la confusion faite par quelques auteurs du théâtre avec l'amphithéâtre. Une étude plus attentive des ruines du théâtre, dont on voit encore quelques restes dans l'endos des Minimes, a fait revenir de cette erreur.

[20] L'amphithéâtre de Lugdunum se trouvait placé prés de l'autel d'Auguste. On ne pouvait donc déplacer l'un de ces monuments sans l'autre, ce qu'il ne faut pas oublier pour l'intelligence de la discussion.

[21] Revue archéologique, 1847, p. 577. — L'Autel d'Auguste.

[22] Notice sur la découverte de l'amphithéâtre antique et des restes de l'autel d'Auguste à Lugdunum. — Notice sur la découverte des restes de l'autel d'Auguste, par M. Martin-Daussigny.

[23] Mémoires sur les vestiges d'un amphithéâtre naumachique, mss. de l'académie.

[24] Notice sur la découverte de l'autel d'Auguste.

[25] On s'accorde à penser que ces quatre piliers formaient les deux colonnes de l'autel d'Auguste, surmontées chacune d'une statue colossale de la Victoire.

[26] De bonne heure les Romains avaient construit, et plus tard ils continuaient à construire des amphithéâtres en bois. Celui de Lugdunum pouvait être de cette nature. On expliquerait ainsi comment il se fait que ce monument n'a pas laissé de ruines reconnaissables.

[27] Voir, sur la question relative à l'emplacement de l'amphithéâtre de Lugdunum, Ainay, son temple et son autel. Dans cet opuscule, M. de Boissieu défend la tradition avec une érudition et une abondance de preuves qui nous paraissent décisives. Nous avons largement profité de cet ouvrage.