SAINT POTHIN ET SES COMPAGNONS MARTYRS

 

LIVRE DEUXIÈME. — LA PERSÉCUTION.

CHAPITRE IV. — Les chrétiens de Lugdunum recherchés avec une extrême rigueur.

Discussion d'un passage de la Lettre des deux Églises. — Justus, évêque de Vienne ; son exil, sa mort. — Des esclaves appartenant aux chrétiens sont arrêtés ; ils accusent leurs maîtres de crimes horribles. — Illégalité de cette déposition. — Réponse des apologistes aux calomnies dirigées contre les chrétiens. — Origine de ces imputations. — L'apparition des Marcosiens dans la vallée du Rhône donne crédit à ces calomnies. — Impression produite à Lugdunum par la déposition des esclaves. — Les chrétiens de cette ville y deviennent un objet d'horreur universelle.

 

La lutte était engagée. Dans la première journée, l'apostasie avait enlevé aux chrétiens dix des leurs. Perte sensible, il est vrai ; mais la fidélité dont les autres confesseurs avaient fait preuve, consolait l'Église de Lugdunum de cette perte ; mais la fermeté de leur attitude devant le président, ne permettait pas aux païens de chanter victoire. Au reste, les vides ouverts dans les rangs des martyrs devaient être largement comblés ; des arrestations quotidiennes allaient compléter, et au delà, l'effectif primitif de cette glorieuse légion.

Lugdunum avait été trop habilement travaillé, la multitude avait pris trop vivement fait et cause contre les chrétiens, pour qu'il fût possible au pouvoir de s'arrêter, de borner l'action judiciaire aux seuls confesseurs emprisonnés par les duumvirs. Décimer les adorateurs du Christ eût pu suffire à leur donner une leçon terrible ; les prêtres des faux dieux et le peuple exigeaient plus encore, ils avaient juré leur extermination.

Le président n'était que trop disposé à satisfaire ce fanatisme religieux. Offensé de la résistance que lui avait opposée le plus grand nombre des confesseurs, il donna plus d'activité aux poursuites ; il enjoignit de les pousser avec la dernière rigueur. Les soldats, exécuteurs de ces ordres, se mirent en campagne dans la ville et ses alentours ; ils y firent une sorte de battue contre les sectateurs du culte proscrit. De leur côté, les gens du peuple, prenant conseil de leur haine, ou bien poussés par des agents secrets, s'empressèrent de donner aux soldats un concours ardent et passionné. La délation éclairait ces recherches. Réduite en art sous les premiers empereurs, la délation avait été répudiée par les Antonins comme indigne de leur politique ; ce qui n'empêchait pas de la pratiquer en grand, sans ombre de scrupule, contre les chrétiens de Lugdunum et des autres villes de l'Empire. Ainsi la rigueur des perquisitions enveloppait les enfants du bienheureux Pothin dans un réseau auquel il leur était difficile d'échapper.

Chaque jour, dit la Lettre, amenait de nouvelles arrestations. On saisissait des chrétiens dignes de remplacer ceux qui étaient tombés. Bientôt les prisons recueillirent les principaux membres des deux Églises, ceux qui avaient le plus contribué à leur développement.

On a voulu tirer avantage de cette dernière phrase de la Lettre pour conclure à la fondation récente de l'Église de Vienne. Mais, pour arriver à cette conclusion, il a fallu fausser l'interprétation du texte grec, le traduire suivant un système préconçu, et non d'après le sens des expressions. Le verbe grec sur lequel on prétend s'appuyer[1], n'a pas ici la signification de fonder ou d'établir, mais bien celle d'affermir et de développer. Dans le passage précité de la Lettre, rien donc qui soit de nature à infirmer ce que nous avons dit sur l'antiquité de l'Église de Vienne. Dom Massuet, qui n'admet pas l'origine apostolique de cette Église, a prétendu que les fidèles de Vienne, destitués d'évêque, se trouvaient réunis avec ceux de Lugdunum sous le gouvernement du bienheureux Pothin[2]. Mais le savant bénédictin n'a pas pris garde que le titre d'Églises donné aux chrétientés de Vienne et de Lugdunum, rend inadmissible leur union prétendue sous un seul évêque. En effet, dans le style de l'antiquité, le vocable d'Église était réservé à une communauté chrétienne organiquement constituée, c'est-à-dire ayant un évêque à sa tête, et un clergé dépendant de ce premier pasteur. Or, dans leur Lettre, les martyrs parlent de deux Églises ; il faut donc que toutes les deux aient été gouvernées par un évêque particulier.

Cette preuve générale, tirée du langage ecclésiastique des premiers siècles, se trouve confirmée par les traditions locales, surtout par la liste des pontifes viennois antérieurs à la persécution de l'année 177. Nous savons que, sous l'empire de Marc-Aurèle, le siège de Vienne était occupé par l'évêque Justus. D'après Adon, un de ses plus illustres successeurs, ce pontife souffrit les rigueurs d'un long exil, et termina sa vie par un glorieux martyre[3]. A quelle époque précise Justus donna-t-il sa vie pour Jésus-Christ ? Il est malaisé de le déterminer ; il n'est pas plus facile d'indiquer le lieu et les circonstances de son martyre. Adon et les auteurs qui l'ont suivi se renferment dans les données générales de l'exil et de la mort, sans éclaircir cette double donnée d'aucun détail[4]. Ce que l'on peut affirmer sans crainte de se tromper, c'est que Justus ne souffrit point le martyre avec Pothin et ses compagnons. Dans le cas contraire, comment expliquer le silence absolu des deux Églises sur son compte ? Si Justus eût combattu dans l'amphithéâtre de Lugdunum, s'il eût été arrêté dans cette ville, son nom figurerait dans la Lettre à côté du nom de Pothin ; nous lirions dans ce monument les circonstances relatives aux souffrances et à la mort du pontife viennois[5].

En attendant l'heure où ils mêleraient leur sang sur le sable de la même arène, bon nombre de fidèles des deux Églises se trouvaient captifs entre les sombres murailles des mêmes cachots. Là du moins ils pouvaient communiquer en toute liberté, mêler leurs chants et leurs prières comme dans un oratoire chrétien.

Tous les jours étaient marqués par des arrestations nouvelles. Bientôt les prisons regorgèrent de fidèles enchaînés pour Jésus-Christ. Peu content de ces nombreuses arrestations, le président en prescrivit d'autres, dont il espérait tirer bon parti ; il fit saisir des esclaves appartenant aux chrétiens, à l'intention de leur arracher contre leurs maîtres les accusations les plus horribles.

Cette mesure du président s'explique très-bien, si l'on admet que la persécution de Lugdunum fut postérieure au miracle de la Fulminante. Depuis ce prodige, avons-nous dit, Marc-Aurèle ne s'était pas expliqué officiellement sur le compte des chrétiens. Effectivement, sans parler des autres raisons, la gravité des événements qui remplirent les années 175 et 176, lui donnait de tout autres soucis que ceux qui provenaient des questions religieuses. Une nouvelle prise de boucliers de la part des peuplades germaniques, avait obligé l'empereur de se mettre à la tête de son armée et de marcher en toute haie sur le Danube. Vainqueur des Barbares, il avait dû passer aussitôt de la Germanie en Orient, où l'appelait la révolte de Cassius, préfet d'Égypte. Enfin, débarrassé de ce nouvel ennemi, Marc-Aurèle était rentré à Rome, après un long voyage à travers l'Asie et la Grèce. Au commencement de l'année 177, la capitale de l'Empire sortait à peine des réjouissances et des fêtes données au peuple pour célébrer le retour de l'empereur.

Au milieu de ces préoccupations, Marc-Aurèle n'avait guère eu le loisir de s'occuper des questions religieuses. Sa lettre au sénat touchant le miracle de la Fulminante, lettre portant défense d'accuser les chrétiens, demeurait donc, semble-t-il, l'expression officielle de ses volontés. C'était de quoi donner des inquiétudes au président de Lugdunum. Ce magistrat avait lieu de le craindre, la persécution qu'il venait d'ouvrir contre les adorateurs du Christ pouvait ne paraître pas suffisamment légitimée par les emportements de la multitude, ou par des lois que l'empereur laissait dormir. Condamner les chrétiens sans articuler aucun grief contre eux, leur faire un crime de leur nom, de leurs pacifiques réunions, le sentiment d'équité commun à tous les hommes ne pouvait y applaudir aussi volontiers que les passions. Qu'il subît la pression du peuple, ou qu'il obéît à ses impressions personnelles, le président pouvait craindre d'aller trop avant.. de s'exposer à un blâme de la part de Marc-Aurèle. Dans tous les cas, il était bon de prendre ses précautions, de se mettre en. mesure à tout événement.

Ce nom de chrétien, trop obscur encore pour rien dire de bien clair à l'esprit de la multitude, il fallait lui donner un sens odieux, le déshonorer en y rattachant l'idée des plus grands crimes. Pour cela, il suffisait de mettre dans l'air, sur les bords du Rhône et de la Saône, des bruits répandus en Orient contre la religion nouvelle, puis de les faire retomber en accusations accablantes sur les fidèles de Lugdunum. A cet effet, le président irait prendre des témoins dans la demeure même des chrétiens, parmi les familiers de leur maison ; il ferait saisir leurs esclaves. Sollicitations, menaces, primes offertes à la délation, application à la torture, il n'en faudrait pas tant pour obtenir tout ce qu'il voudrait de ces esclaves. Au moyen des accusations qu'il tirerait de leur bouche, il se (lattait de se mettre en règle avec Rome et avec la conscience publique, telle qu'elle pouvait être à cette époque.

Toutefois, si habile qu'elle pût paraître à son auteur, cette combinaison péchait de tout point. Mieux que personne, le président devait savoir quelle valeur pouvait avoir le témoignage de ces êtres méprisés, et souvent méprisables, que l'on appelait esclaves. De vrai, comment prendre au sérieux le dire d'un malheureux placé entre le supplice et une déposition commandée ? Pas n'était besoin d'appartenir à la religion du Christ pour s'écrier avec un auteur : Quoi d'étonnant qu'un esclave s'empresse de se racheter du fouet par un mensonge ?[6] Avec un peu d'impartialité, un païen lui-même pouvait entrer en suspicion, conclure que le recours à des témoins de cette espèce supposait une grande pénurie de moyens.

Chez les Romains, ces principes du bon sens servaient de règle à la procédure civile et criminelle. La législation romaine, suspectant à bon droit la sincérité de l'esclave, l'écartait de tout jugement où son maitre était impliqué. Dans la position où il se trouvait, le président de Lugdunum ne pouvait ignorer cette disposition de la loi. Les principes du droit sur cette matière devaient être familiers à un justicier dont les sentences ne pouvaient être réformées que par le chef de l'État. Les responsa des jurisconsultes, les rescrits des empereurs, les habitudes des tribunaux avaient fondé sur ce point une jurisprudence dont les juges ne devaient point s'écarter. Auguste avait imaginé un singulier expédient pour éluder, dans certains cas de nécessité, cette disposition de la loi. Afin de mettre alors les esclaves dans la condition légale de témoigner contre leur maître, il ordonna qu'ils seraient vendus à la république ou bien à lui-même. Ayant ainsi changé de possesseur, ces esclaves deviendraient libres vis-à-vis de leur premier maître, et partant habiles à déposer contre lui[7]. Cette fiction, malgré sa singularité, n'en est pas moins une marque du respect d'Auguste pour la lettre, sinon pour l'esprit de la loi. D ne pouvait donc y avoir aucun doute sur l'inhabileté des esclaves à paraître comme témoins dans la cause de leur maitre. Dioclétien et Maximin, formulant plus tard ce principe, s'exprimaient ainsi : Il est constant que les esclaves ne peuvent être interrogés ni pour ni contre leur maître[8].

Pour arriver à son but, le président de Lugdunum était donc obligé de fouler aux pieds la légalité, de faire intervenir aux débats des témoins repoussés par le droit romain. Nouvelle preuve de l'équité avec laquelle la procédure était conduite. Organe et interprète de la loi, chargé d'en procurer l'exécution, le président était le premier à y déroger, à la violer dans la sagesse de ses prescriptions.

D'après ses ordres, plusieurs esclaves des confesseurs furent saisis et amenés, pieds et poings liés, au forum de Trajan. Les faisceaux, les haches, les instruments de supplice étalés devant eux, ce terrible appareil produisit son effet naturel. Pour ajouter encore à l'impression, leurs maîtres furent mis à la torture sous leurs yeux. Étendus sur le chevalet, les martyrs étaient frappés de verges, tenaillés, brûlés avec des torches. Cependant les soldats pressaient les esclaves de parler ; ils leur faisaient leur thème, leur soufflaient à l'oreille les crimes à dénoncer, ajoutant que c'était l'unique moyen d'échapper aux tourments qu'ils voyaient endurer à leurs maîtres. Avec des êtres terrifiés de la sorte, le président avait beau jeu ; il en obtint facilement tout ce qu'il désirait. La torture fut à peine nécessaire. Vaincus d'avance, ces misérables reproduisirent les accusations qui leur avaient été dictées, chargeant leur déposition d'incestes, d'égorgements d'enfants, de repas de chair humaine, d'infamies sans nom dans une langue honnête. Voici en quels termes les martyrs s'expriment à ce sujet :

On mit aussi la main sur quelques uns de nos esclaves qui étaient païens. Le président voulut les interroger tous publiquement avec nous. Inspirés par le démon, poussés par les soldats, redoutant surtout les supplices qu'ils voyaient endurer aux saints, ces esclaves nous accusèrent de nous adonner à des repas de Thyeste, à des amours d'Œdipe, à des infamies telles que nous ne saurions les nommer, y penser même, ni croire qu'énormités semblables aient jamais été commises par des hommes.

Ainsi, dans leur déposition, les esclaves avaient réuni ce que la cruauté a de plus atroce, le libertinage de plus révoltant : l'homicide, l'anthropophagie, l'inceste, et autres crimes que la pudeur chrétienne n'ose confier au papier. Ces accusations servaient à merveille le plan du président. En imprimant au nom chrétien une note d'infamie, ces crimes devaient motiver la condamnation des accusés, préparer à la sentence qui serait rendue un applaudissement universel. Quant à la question de légalité, le président s'en préoccupait médiocrement ; l'important pour lui était de compliquer la cause chrétienne de forfaits dignes de tout châtiment, d'obtenir approbation à Rome aussi bien qu'à Lugdunum.

Ce n'était pas la première fois que de pareilles armes étaient employées contre les disciples du Christ. Le président ne pouvait se flatter d'avoir les honneurs de la découverte ; seulement, en persécuteur habile qu'il était, il en usa contre les chrétiens de sa capitale, à peu près comme il employa, pour les faire souffrir, des instruments de supplice qui n'étaient pas de son invention.

Il y avait déjà près d'un siècle que le paganisme, peu scrupuleux sur le choix des moyens, attaquait le christianisme avec l'arme déloyale de la calomnie. D'après Origène, les Juifs avaient donné l'exemple ; ils avaient été les premiers à imputer aux chrétiens les crimes les plus révoltants[9]. Parties de l'Orient, où elles avaient pris naissance, ces calomnies se répandirent bientôt dans les régions occidentales. Malgré leur invraisemblance, elles trouvèrent assez de crédit dans lès grands centres de l'Empire pour créer de sérieux obstacles à l'apostolat. L'Église de Jésus-Christ ne tarda pas à s'en émouvoir. Aussi les apologistes du ne et du in. siècle s'accordèrent-ils presque tous à porter la défense sur ce terrain, comme sur les autres, à laver le nom chrétien des crimes monstrueux dont le mensonge cherchait à le noircir.

Ces atroces calomnies, personne ne les a mieux formulées que Minucius Félix. La nature de son ouvrage, consacré tout entier à exposer et à détruire les objections élevées par les païens contre le christianisme, appelait les détails donnés par cet auteur. Le païen Cécilius, l'un des deux interlocuteurs de l'Octavius, nous édifie pleinement sur les bruits accusateurs mis en circulation[10]. Égorgement d'enfants, anthropophagie, inceste, adoration de la tête d'âne, culte plus abominable encore, rien n'y manque ; c'est un réquisitoire en règle dressé contre les chrétiens devant le tribunal de la conscience publique. Par suite de ces imputations, les fidèles n'étaient pas menacés seulement dans leurs biens, leur liberté, leur vie ; l'honneur même de leur nom se trouvait en cause. Il ne s'agissait de rien moins que de marquer les adorateurs du Christ d'un stigmate infamant, de les signaler comme des monstres à l'horreur et à l'indignation du genre humain.

L'Église ne pouvait rester sous le coup de si graves inculpations ; elle se devait à elle-même et à l'innocence de ses enfants de repousser ces indignes attaques, de venger l'honneur du nom chrétien si grossièrement outragé. Saint Justin[11], Athénagore[12], Théophile d'Antioche[13], Tertullien[14], Minucius Félix[15], Origène[16], les plus beaux génies de cet âge, se levèrent pour défendre la réputation des fidèles, détruire l'horrible trame ourdie contre eux par l'esprit de mensonge. Forts de la vérité, les apologistes n'eurent pas de peine à faire justice de ces imputations. Ensuite, exerçant de justes représailles, ils renvoyèrent aux accusateurs eux-mêmes les crimes attribués sans fondement aux chrétiens. Ces prodiges d'infamie et de cruauté, ils en montraient l'affreuse réalité dans l'histoire de Rome et de la Grèce, dans les mystères du paganisme, jusque dans l'Olympe et la vie de ses célestes habitants. Les prouesses des dieux immortels, qui donc pouvait les ignorer ? On n'apprenait rien à personne en disant que Saturne avait dévoré ses enfants, que Jupiter avait été incestueux, Vénus impudique, et ainsi des autres. Les noms des Atrée et des Œdipe, avec les horreurs que ces noms rappellent, appartenaient à l'histoire du paganisme. Des crimes qui révoltent la nature pouvaient être familiers à l'imagination des païens ; était-ce une raison d'en noircir sans motif les disciples du Christ ? La sainteté de leur vie, la pureté de leurs mœurs, l'élévation de leur doctrine, tout ne se réunissait-il pas pour repousser loin d'eux de pareilles accusations ? Les chrétiens poussaient l'horreur du sang jusqu'à s'abstenir de celui des animaux, jusqu'à s'interdire l'assistance aux jeux sanglants de l'amphithéâtre ; comment donc pourraient-ils égorger des enfants, se nourrir de leurs membres encore palpitants ? Ils avaient la chasteté en si grande estime, que plusieurs préféraient la virginité, la continence parfaite, à la sainteté même du mariage. Afin de ne pas blesser une vertu si délicate, ils veillaient sur leurs regards, sur leurs plus secrètes pensées ; et ils pourraient s'abandonner aux excès les plus révoltants ! A ce témoignage vivant et parlant de leur conduite, que pouvait-on opposer ? Des rumeurs vagues, absurdes ; des bruits semés par le mensonge, propagés par la haine. Les païens ne pouvaient rien opposer à des plaidoyers si forts de vérité, de logique et d'éloquence.

Une question se pose ici naturellement à l'esprit. Les mœurs des fidèles ne donnant aucune prise à leurs ennemis, d'où pouvaient provenir les calomnies dirigées contre eux par les païens ? Quel prétexte avait donné naissance à ces imputations ? Quelles causes en avaient favorisé la diffusion ? Les Pères et les apologistes nous donnent à cet égard tous les renseignements désirables ; ils sont unanimes à rattacher ces bruits calomnieux aux doctrines perverses, surtout aux pratiques immondes et cruelles de certains hérétiques. Telle est la source impure où les païens ont puisé, pour incriminer les mœurs de tous les chrétiens sans distinction.

Saint Épiphane soulève en partie le voile derrière lequel les Gnostiques cachaient leurs mystères d'iniquité. Là tout se rencontre : repas de chair humaine, promiscuité, pratiques infâmes. Ce Père nous montre, chez ces hérétiques, l'impudeur et le cynisme poussés si loin, qu'il se trouve obligé quelquefois d'arrêter sa plume, de s'excuser auprès du lecteur par la nécessité de dévoiler tant d'horreurs, afin de prémunir les fidèles contre la propagande de ces misérables[17]. Clément d'Alexandrie, parlant des Carpocratiens, nous représente ces hérétiques s'adonnant à des passions incestueuses, et cela dans de ténébreuses réunions, où nous reconnaissons, avec leurs principales circonstances, les crimes imputés aux chrétiens par le païen Cécilius[18]. Les gentils, qui avaient les yeux ouverts sur tous ceux qui portaient le nom chrétien, finirent par pénétrer ces affreux mystères. Voilà pourquoi, dit saint Épiphane, dans tous les lieux où se rencontrent des Carpocratiens, la plupart des gentils ne veulent avoir aucun commerce avec nous[19]. Saint Cyrille de Jérusalem est on ne peut plus explicite sur l'immolation des enfants, crime dont il accuse les Montanistes. Voici ce que nous lisons dans une de ses catéchèses : Montan, après s'être établi à Pépusa, petit bourg de Phrygie, immolait.de malheureux enfants et les coupait en morceaux pour servir à d'horribles repas. Aussi, ajoute ce Père, nous soupçonnait-on de ces forfaits, parce que les Montanistes portaient comme nous le nom chrétien, bien que ce nom ne leur convint pas[20]. Amené par son sujet à dire un mot en passant de ces crimes, Salvien se demande comment il a pu se faire qu'ils fussent imputés aux fidèles, et il répond : La cause en est à ceux qui portent le nom du Christ et ne sont pas chrétiens, qui déshonorent la religion par leurs turpitudes et leurs forfaits ; gens dont il est écrit : La voie de la vérité est blasphémée[21].

Dans son Histoire ecclésiastique, Eusèbe indique avec sa netteté ordinaire le motif de ces calomnies. Ayant vécu à une époque où des bruits injurieux n'étaient point encore complètement tombés, il était en mesure d'être bien informé sur leur nature et leur origine. Or, il en voit la cause dans les excès dont se souillaient les Carpocratiens. La malignité du démon, dit-il, en fit ses ministres ; il s'en servit d'abord pour enchaîner et conduire à une fin déplorable tous ceux qui s'étaient laissés séduire. Ce n'est pas tout ; par eux il fournit à ceux qui sont étrangers à notre foi un motif d'attaque et de calomnie contre l'Évangile ; car l'infamie dont ils se couvraient s'attachait à tous les chrétiens. De là ces idées absurdes et impies répandues parmi les infidèles de ce temps-là. On nous accusait d'avoir des rapports incestueux avec nos sœurs et nos mères, de manger des mets abominables[22].

Colportées de toute part, ces accusations ne devaient pas tarder à se répandre dans les Gaules. Un fait local propre à leur donner crédit dans la Narbonnaise et la Lugdunaise, c'est que les disciples du Gnostique Marc venaient de porter dans la vallée du Rhône la licence de leur doctrine et le débordement de leurs mœurs. L'invasion du Gnosticisme dans les Gaules est signalée par saint Irénée. Après avoir parlé des moyens de séduction employés par les Marcosiens, ce grand docteur ajoute :

Avec de tels discours et de semblables œuvres, ils sont arrivés près de nous, dans la région arrosée par le Rhône ; ils y ont séduit un grand nombre de femmes[23].

Ainsi les accusations d'inceste et d'anthropophagie dérivaient des atrocités et des infamies auxquelles s'abandonnaient les hérétiques, notamment les Gnostiques et les Montanistes. Le nom de frères que se donnaient les fidèles, l'usage où ils étaient d'échanger le baiser de paix dans leurs synaxes ou réunions, les idées fausses que les païens se formaient de l'Eucharistie, tout cela prêtait un certain air de vraisemblance à ces imputations. La malignité des Juifs et la haine des païens firent le reste.

Aux accusations d'homicide et d'inceste, les ennemis du christianisme en ajoutaient une autre, fruit de leur imagination fertile en toutes sortes de monstruosités. Dans les premiers siècles de l'Église, les fidèles se prosternaient devant le prêtre pour faire l'exomologèse, ou confession de leurs péchés[24]. Cette attitude, interprétée à mal par l'ignorance et la perversité des païens, leur aura suggéré l'idée d'accuser les chrétiens d'un culte obscène.

Quant à l'adoration d'une tête d'âne, nous savons à quoi nous en tenir sur ce point ; grâce à Tacite, nous connaissons la source de cette imputation absurde. A propos de la guerre qui aboutit à la destruction de Jérusalem, cet historien donne sur les Juifs, leurs institutions et leur culte, des détails dont plusieurs sont fort loin de la vérité. Voici ce qu'il nous raconte au cinquième livre de ses Histoires. Après la sortie d'Égypte, les Juifs, traversant les vastes déserts de l'Arabie, se trouvèrent pressés d'une soif dévorante, au point que plusieurs en mouraient. Un jour Moïse aperçut des ânes sauvages qui venaient de paître ; il pensa que ces animaux se hâtaient vers quelque fontaine pour s'y abreuver. Il les prit donc pour guides, et, sur leurs traces, il parvint à une source où tout le peuple put largement se désaltérer. De là le culte rendu à cet animal[25]. Plutarque, crédule comme chacun sait, a recueilli cette fable en la flanquant d'une autre tout aussi ridicule. Comme les Juifs, dit-il, rendent un culte à l'âne, qui leur découvrit une source d'eau, ainsi ont-ils un grand respect pour le porc, qui leur apprit l'art de semer et de labourer[26]. L'historien Démocrite répète le même conte, avec cette différence qu'il mentionne seulement une tête d'âne comme objet du culte : c'est la partie pour le tout. Les Juifs, dit-il, adorent une tête d'âne[27]. Les Gnostiques, déjà si mêlés dans les autres calomnies, se retrouvent encore dans celle-ci. D'après les uns, dit saint Épiphane en parlant des Gnostiques, le dieu Sabaoth des Juifs avait une tête d'âne ; d'après les autres, une tête de porc[28]. Cette accusation, dirigée contre les Juifs, l'historien Josèphe se fit un devoir de la relever et de lui donner un énergique démenti. Dans sa réponse à Apion, il prend tous les avantages que lui donne la sottise de cette fable pour confondre celui qui a osé la répéter[29].

Débitée d'abord contre les Juifs, l'adoration de la tête d'âne fut mise ensuite sur le compte des chrétiens. Dans son Apologétique, Tertullien explique fort bien comment la chose a pu se faire. Après avoir fait justice de ce conte, il ajoute : On a supposé, je pense, qu'ayant une religion semblable à celle des Juifs, nous adorons la même idole[30].

Il y a une dizaine d'années, le P. Garucci découvrit à Rome, parmi les ruines du palais des Césars, un dessin qui se rapporte à l'adoration de l'âne. Cette image, tracée grossièrement avec la pointe d'un style sur la paroi d'une muraille, représente, attaché à la croix, un homme dont le corps se termine par une tête d'âne. Le sens de cette figure n'est pas difficile à saisir : c'est à la fois un blasphème contre le Christ et une caricature destinée à ridiculiser ses adorateurs[31].

Il fallait autant de sottise pour accepter, que de haine pour répandre un mensonge qui attribuait aux fidèles l'adoration de l'âne. Un apologiste était l'interprète du bon sens lorsqu'il disait : Il ne faut pas une folie ordinaire pour adresser ses hommages à une tête d'âne ; mais il en faut une dose bien plus forte pour imputer ce culte aux chrétiens[32].

A en juger par l'effet qu'elles produisirent à Lugdunum, ces différentes calomnies n'étaient point encore parvenues dans cette ville ; ou du moins, connues d'un petit nombre seulement, elles n'étaient pas descendues jusques aux masses. Dès que les esclaves eurent fait leur déposition, les échos d'une bruyante publicité la portèrent à toutes les oreilles. Les prêtres, les augures, tous les ministres attachés à l'autel d'Auguste et à celui des autres dieux, répétaient ces accusations autour des temples avec l'accent d'une vertueuse indignation, tandis que la populace les faisait bruyamment retentir dans les rues et les places de la cité. L'imagination ébranlée du peuple ne manquait pas de broder sur ce thème, de répandre ces odieux mensonges avec des exagérations nouvelles.

L'impression produite sur les esprits fut immense. De toute part les sentiments d'horreur se traduisirent par des imprécations et des cris de mort. Jusque là les païens de Lugdunum ne s'étaient pas tons également prononcés contre les disciples du Christ. Scepticisme religieux, douceur de caractère, ou bien relations d'affaires et d'amitié, quelques uns s'étaient tenus en dehors du mouvement provoqué contre les chrétiens. Chassés des rues, des places publiques, les fidèles savaient où s'abriter, où trouver quelques marques d'intérêt, même en dehors de la société des frères. De plus, leurs parents et leurs amis, séparés d'eux sur l'article de la religion, n'avaient pas tous épousé les haines de la multitude. Ils trouvaient donc auprès de plusieurs des dispositions qui laissaient place aux affections de famille et au commerce de l'amitié.

Mais à la nouvelle des forfaits dont ils étaient accusés, une révolution complète se fit autour d'eux. Tous les liens se brisèrent à la fois, ou furent méconnus. Parents, amis, voisins admis dans leur intérieur, ne crurent plus pouvoir rester avec les chrétiens en des termes de modération, encore moins de sympathie. Ce soulèvement de l'opinion publique fit soudain le vide autour de leur personne. On fuyait comme des monstres, ou bien on abordait avec stupeur des hommes accusés de se livrer aux crimes les plus affreux, d'outrager les saintes lois de la nature. Ce coup atteignait les fidèles à la partie sensible du cœur : affections de famille, commerce de l'amitié, estime de ses semblables, tout ce qui, fait la douceur de la vie et sa dignité extérieure disparaissait à la fois ; et, à la place, il ne leur restait que le mépris, l'isolement, l'opprobre dont ils étaient couverts aux yeux de tous. Au milieu de leurs épreuves, celle-ci ne fut pas la moindre ; car enfin, pour être chrétiens, ils n'en étaient pas moins hommes ; loin d'étouffer en eux les sentiments de la nature, la religion donnait à ces sentiments, qu'elle épurait, un caractère de délicatesse inconnu aux païens.

La Lettre des deux Églises signale en quelques mots ce nouveau genre d'épreuve. Si sobres que soient les expressions, elles en disent assez pour laisser entrevoir combien les martyrs furent sensibles aux calomnies dont ils étaient l'objet.

Ces accusations ayant été répandues de toute part, soulevèrent tout le monde contre nous. Ceux même que les liens du sang et de l'amitié avaient maintenus à notre égard dans une certaine mesure, donnèrent un libre cours à leur indignation et à leur fureur. Alors se vérifia cette parole du Sauveur : Un jour viendra où l'on croira servir Dieu en vous mettant à mort[33]. Ensuite les saints martyrs endurèrent des supplices que le langage humain est impuissant à retracer. Satan faisait tous ses efforts pour leur arracher quelque aveu contre notre religion.

La déposition des esclaves, le soulèvement de la conscience publique qui s'en était suivi, c'était beaucoup sans doute. Toutefois le triomphe du président ne pouvait être complet qu'à la condition de forcer les confesseurs à se reconnaître coupables des crimes imputés, ou du moins de les amener à renier leur foi. Voilà pourquoi il les fit appliquer à la question, torturer de mille manières, afin de leur arracher les aveux qu'il désirait.

 

 

 



[1] Συνειστήκει.

[2] Dissert. 2e in Iren., art. 1, 13.

[3] Justus, viennensis episcopus, longo tempore exilio maceratus, martyr gloriosus efficitur. (Chronicon, ætas 6e.)

[4] D'après saint Antonin, Justus serait mort à Vienne. Voici ses paroles : Potinus lugdunensis episcopus, atque Justus viennensis episcopus, in civitatibus illis (Lugduno et Vienna) cum multis aliis martyrio coronati sunt. (Hist., titul. VII.)

[5] Voir les Bollandistes, 6 mai.

[6] Salvien.

[7] Dion, LV.

[8] Servos pro domino, quemadmodum adversus eum, interrogari non pose, non ambigitur. (Codex, l. VIII.)

[9] Cum primum christiana doceretur religio calumnias adversus eam (Judæi) spargebant ; mactari a christiania puerum, ejus carnibus vesci illos, et opera tenebrarum peragere volentes, exstinctis luminibus, cum obvia quaque singulos commisceri. (Adversus Celsum., l. VI, XXVII.)

[10] Nec de ipsis (sceleribus) nisi subsisteret veritas, maxima et varia sagax fama loqueretur. Audio eos turpissimæ pecudis caput asini consecratum, inepta nescio qua persuasione, venerari : digna et nata religio talibus moribus. Alii eos ferunt ipsius entistitis et sacerdotis colere genitalia... Jam de initiandis tiruncalis fabula tam detestanda quam nota est : infans farre contectus, ut decipiat incantos, apponitur ei qui sacris imbuatur. Is infans a tirunculo, farris superficie quasi ad innoxios ictus provocato, cæcis occultisque vulneribus occiditur. Hujus, proh nefas ! sitienter sanguinem lambunt, hujus certatim membra dispertiunt : bac fæderantur hostia, hac conscientia sceleris ad silentium mutuum pignerantur. Hæc sacra sacrilegiis omnibus tetriora. Et de convivio notum est, passim omnes loquuntur, id etiam Cirtensis nostri testatur oratio*. Ad epulas solemni die coeunt cum omnibus liberis, sororibus, matribus, sexus omnis et ætatis. Illic, post multas epulas, ubi convivium caluit..... canis qui candelabro nexus est, jacta offulæ ultra spatium lineæ qua vinctus est, ad impetum et saltum provocatur. Sic everso et exstincto conscio lumine, impudentibus tenebris nexus infandæ cupiditatis involvunt per incertum sortis. (Octavius, c. X.)

* Fronton, maitre d'éloquence de Marc-Aurèle, était de Cirtha, en Afrique, aujourd'hui Constantine. Ennemi des chrétiens, il composa contre eux un discours où il les accusait de se livrer à une horrible promiscuité. Ce discours est perdu.

[11] Apol. Ier et IIe, passim — Dialog. cum Tryphone, X.

[12] Legatio, III.

[13] Ad Autolycum, III, IV.

[14] Apolog., VII, VIII, XVI.

[15] Octavius, XXXI.

[16] Contra Celsum, VI, XXVII.

[17] Hœreses, XXVI, III et sqq.

[18] Stromata, l. III, XIII.

[19] Hœreses, XXVI, III.

[20] Catechesis, XVI, VII.

[21] De gubernatione, l. IV, XVIII.

[22] Hist. ecclés., l. IV, VII.

[23] Contra hœreses, l. I, XIII.

[24] Tertullien, De pœnitentia, IX.

[25] Hist., l. V, III.

[26] Sympos.

[27] Apud Suidam.

[28] Hœres., XXVI, X.

[29] Contra Apionem, l. II.

[30] Opinor præsumptum..... nos quoque ut judaicæ religionis propinquos eidem simulacro initiari. (Apol., XVI.)

[31] Voir la dissertation du P. Garucci dans la Civilta cattolica, 3e série, t. IV, p. 529.

[32] Minucius Félix.

[33] Jean, c. XVII, 2.