SAINT POTHIN ET SES COMPAGNONS MARTYRS

 

LIVRE DEUXIÈME. — LA PERSÉCUTION.

CHAPITRE III. — Retour du président à Lugdunum.

Pression exercée par la multitude sur ce magistrat. — Les chrétiens arrêtés sont traduits devant lui. — Venins Epagathus demande à les défendre. — Illustration de la famille des Vettius. — Faut-il voir dans Léocadius l'ancêtre ou bien le descendant d'Epagathus ? Saint Ursin, premier apôtre des Bituriges. — Léocadius lui fait don de son palais de Bourges. — Portrait d'Epagathus. — Sa demande était autorisée par la loi et les habitudes romaines. — Elle est repoussée par le président. — Epagathus mis au nombre des martyrs. — Dix chrétiens apostasient. — Deuil causé par leur chute.

 

Résidant à Lugdunum, le gouverneur de la province était obligé de s'absenter assez fréquemment de cette ville. Sans parler des voyages qu'il pouvait faire à Rome, mandé par l'empereur, ou bien dans l'intérêt de son ambition personnelle, l'administration compliquée dont il faisait mouvoir les ressorts, réclamait assez souvent sa présence sur divers points de son vaste gouvernement : L'inspection de la province ; la justice à rendre dans les villes principales ; des questions relatives aux impôts, aux subsistances, aux travaux publics, questions qui voulaient are tranchées sur place ; des ferments de discorde à étouffer, des abus à réprimer, des services en souffrance à surveiller de près, c'étaient là autant de motifs, sans compter beaucoup d'autres, qui appelaient en divers lieux l'intervention de son autorité judiciaire, administrative ou militaire. En l'année 177, rentré à Lugdunum après une de ses tournées, le président se trouva, comme de coutume, en présence des questions restées pendantes par l'insuffisance des pouvoirs laissés à ses lieutenants et l'incompétence de la curie. La cause des chrétiens était de ce nombre.

Quelle conduite allait tenir le gouverneur à l'égard des fidèles arrêtés pendant son absence ? Depuis la lettre adressée par Marc-Aurèle au sénat, après la victoire due aux chrétiens de la Fulminante, aucun acte, paraît-il, n'était intervenu pour ou contre la religion du Christ. Vu la faiblesse de l'empereur, et surtout les influences païennes qui assiégeaient son palais, il était fort douteux qu'après trois ans Marc-Aurèle persistât encore dans ses bonnes dispositions pour le christianisme. Cette incertitude mettait le sort des confesseurs de Lugdunum à la merci du président. La sentence que ce magistrat rendrait dans leur cause serait favorable ou non, suivant qu'il invoquerait les anciens édits de persécution, qui n'avaient pas été rapportés, ou bien qu'il s'inspirerait de la lettre de Marc-Aurèle au sénat, lettre portant défense d'accuser les adorateurs du Christ.

Encore la liberté de choisir entre ces deux partis n'était-elle pas complète et entière pour le président. La position de ce haut fonctionnaire le soumettait forcément à une pression peu favorable à l'impartialité du juge, au libre exercice de son autorité. Voici comment. Dans les provinces du sénat, les gouverneurs étaient renouvelés tous les ans ; il n'en était pas de même dans les provinces césariennes : les lieutenants de l'empereur n'y étaient pas soumis à ces mutations annuelles, ils pouvaient être continués plusieurs années de suite dans leur gouvernement, à la volonté de l'empereur, seul juge en cette matière. Évidemment le chef de l'État avait tout intérêt à maintenir à la tête d'une province un personnage assez ferme pour imposer aux ennemis du dehors, assez habile pour faire fleurir l'ordre et la paix dans les villes de l'intérieur. Ainsi, le moyen pour un président de province impériale de se maintenir longtemps en charge, était sans doute de repousser les Barbares qui insultaient les frontières, mais aussi de ménager l'esprit des provinciaux, de ne pas se mettre en opposition trop ouverte avec eux, et, pour éviter de graves perturbations, de passer sur bien des désordres. Cette situation se conciliait assez mal avec la liberté d'action dont un gouverneur avait besoin dans l'exercice de ses fonctions administratives ou judiciaires. Il était fort à craindre qu'il n'eût en maintes circonstances la main poussée, forcée même. Dans le déchaînement des passions populaires, sa conscience pouvait être mise à une périlleuse épreuve : placée entre les intérêts de l'ambition et ceux de la justice, elle pouvait entrer en perplexité et n'en pas sortir toujours par la porte du devoir. Non pas qu'un président de province impériale dépendit en quoi que ce fût du peuple, qu'il eût à redouter le moindre contrôle de sa part ; mais la multitude avait une grande voix, et plus d'un écho pouvait en porter le retentissement jusqu'à Rome ; mais les grandes cités, comme Lugdunum, entretenaient dans la capitale de l'Empire des défenseurs ardents à soutenir leurs intérêts, à faire parvenir leurs plaintes jusqu'aux oreilles de César. Qu'un gouverneur refusât de satisfaire les désirs de la multitude, qu'il se mît en lutte ouverte avec elle, qu'il fît appel à la force, et l'exaspération de la plèbe se traduisait en émeutes, en soulèvements difficiles à apaiser. Or, ces désordres servaient à souhait les ambitions qui s'agitaient autour des hauts emplois. A Rome, en effet, et dans les métropoles secondaires, il ne manquait pas de citoyens à l'affût des places, guettant l'occasion de parvenir au gouvernement d'une province. Ces intrigants s'empressaient de faire sonner bien haut les troubles survenus, de les exagérer, de les exploiter dans le sens de leur ambition personnelle. Il n'en fallait pas davantage pour que l'empereur obsédé, fatigué de ces dénonciations, rejetât tout le mal sur l'incapacité de son lieutenant et lui donnât promptement un successeur. C'est ainsi que le gouverneur d'une province césarienne, comme était la Lugdunaise, de quelque fermeté qu'il fût doué, était réduit à redouter la populace, à caresser ses caprices, à lui faire des concessions plus qu'il ne convenait à sa dignité personnelle et aux devoirs de sa charge.

Le mouvement qui avait abouti à la réclusion de plusieurs chrétiens, avait pris à Lugdunum la proportion d'une véritable émeute. Durant les jours qui s'écoulèrent entre l'instruction ouverte par les duumvirs et l'arrivée du président, les esprits, loin de se calmer, s'échauffèrent dans de violentes et tumultueuses réunions. Le peuple, qui avait le sentiment de sa force, était bien décidé à s'en prévaloir auprès du gouverneur. Du reste, la cupidité toute seule suffisait à l'exciter contre les sectateurs du Christ, qu'il pouvait dépouiller impunément ; dont les biens lui étaient abandonnés par la faiblesse du pouvoir.

Dès son arrivée à Lugdunum, le président fut informé de ces troubles religieux : c'était de quoi lui donner à réfléchir. Question religieuse à part, avec une indomptable énergie, il lui eût fallu un désintéressement rare pour résister aux masses, aux corporations sacerdotales, à un courant qui avait entraîné et la curie, et la cité tout entière. Le gouverneur était réinstallé à peine au palais des Empereurs, lorsque la populace, inondant les abords de sa demeure, fit entendre des cris de mort contre les chrétiens. Ces clameurs, qui renfermaient un ordre, pouvaient blesser la délicatesse de ce haut fonctionnaire, mais il avait de bonnes raisons de ne pas s'en montrer offensé. Après tout, ces cris trouvaient un écho dans les sentiments personnels du président, comme la suite le fera paraître.

Sans tarder, les confesseurs mis en prison par les duumvirs furent appelés à comparaître devant le gouverneur.

A Rome, le préteur siégeait au milieu du forum, sur un tribunal en forme d'hémicycle. Du haut de ce tribunal, il rendait la justice, assis sur une chaise curule. A l'instar des préteurs romains, les gouverneurs de province tenaient ordinairement leurs assises en pleine place publique[1]. Donc, à Lugdunum, le tribunal présidentiel avait été dressé au milieu du forum de Trajan.

Au jour et à l'heure fixés pour les débats, le président parait ; il s'avance précédé de six licteurs portant les haches et les faisceaux, symboles de sa haute puissance. Dés qu'il a pris place sur son siège, les confesseurs sont amenés garrottés au forum. Introduits dans l'espace réservé entre l'estrade du juge et le peuple, ils sont établis mir le banc des accusés. Les bourreaux se tiennent à quelques pas du tribunal ; prés d'eux sont étalés les instruments ordinaires : les chevalets, les fouets garnis de plomb, les tenailles et les brasiers ardents. Enfin une ceinture de soldats retient à distance une foule curieuse, frémissante, parmi laquelle s'est glissé bon nombre de chrétiens.

Le crieur public indique la cause, et l'interrogatoire commence au milieu de l'attention générale ; il se poursuit non sans être troublé par les interruptions réitérées de la multitude. Cependant les paroles et les actes sont recueillis précieusement par des représentants des deux sociétés, chrétienne et païenne. Assis à leur bureau, les greffiers du président enregistrent interrogations, réponses, et jusqu'aux moindres incidents qui se produisent. Ces notes serviront à dresser l'acte officiel destiné au greffe de la province. De leur côté, les fidèles mêlés à la foule ne sont pas moins attentifs à graver dans leur mémoire, les notaires ecclésiastiques à tracer sur des tablettes, tout ce qu'il leur est permis de voir et d'entendre. Dans ce premier interrogatoire, le président de la Lugdunaise répondit pleinement à l'attente des païens ; il procéda contre les confesseurs avec une rigueur qui dut plaire à la plèbe, provoquer ses applaudissements.

Après son arrivée, dit la Lettre, les confesseurs ayant été traduits à son tribunal, le président ne leur épargna aucun genre de cruauté.

Dans son énergique brièveté, cette phrase laisse suffisamment entendre les rigueurs déployées contre les martyrs. Au reste, ce passage nous est vivement interprété par l'impression produite sur un des fidèles, témoin de cette première scène. Ce président en qui la passion avait détruit l'impartialité du juge, ce peuple faisant pleuvoir l'insulte et l'outrage sur la tète des accusés, ces prévenus abandonnés sans défense aux haines conjurées d'un pouvoir infidèle et d'une populace avide de sang, un tel spectacle était de nature à soulever l'indignation de quiconque avait conservé quelque sentiment de justice et d'humanité. Donc un chrétien qui assistait au jugement de ses frères en fut révolté de telle sorte, qu'il ne craignit pas de découvrir ses sentiments religieux, et de se poser en défenseur des accusés : c'était Vettius Epagathus, personnage bien connu dans la ville, mais dont on ignorait peut-être les engagements avec les disciples du Christ. Sa courageuse démarche nous a valu les quelques lignes qui lui sont consacrées dans la Lettre des deux Églises. Epagathus est le premier des confesseurs dont le nom soit inscrit dans ces pages glorieuses ; il tient une belle place dans la galerie des quarante-huit martyrs de Lugdunum, où il figure en qualité de défenseur des chrétiens.

Par la noblesse de sa naissance, Epagathus marchait l'égal de ce qu'il y avait de plus distingué à Lugdunum et dans la province ; il portait un nom auquel ne manquait aucun genre d'illustration. Dans la personne de plusieurs de ses membres, sa famille (gens) était arrivée aux plus grands honneurs. Le nom des Vettius avait été plusieurs fois inscrit aux fastes consulaires ; il avait aussi brillé sur l'album du sénat romain[2]. A cet éclat profane, le confesseur Epagathus joignait le lustre qui vient de la foi. Enfant de l'Église lugdunaise, il se distinguait par des vertus qui le rendaient cher à tous les frères. Par sa position, sa fortune et son zèle, ce descendant des Vettius seconda puissamment le ministère du bienheureux Pothin ; il fut entre les mains de son évêque un des instruments les plus actifs de la propagande chrétienne sur les bords de la Saône.

Epagathus était, parait-il, le petit-fils de Léocadius, de ce sénateur qui vendit, ou plutôt donna généreusement à saint Ursin un palais qu'il possédait à Bourges, pour que ce palais fût converti en église. D'après Grégoire de Tours, il faudrait voir dans Léocadius, non pas l'ancêtre, mais le descendant de Vettius Epagathus, martyr de Lugdunum[3]. Quelle que soit l'autorité de cet historien en ce qui concerne les origines religieuses de Lyon, il nous est impossible de le suivre sur ce point. Pour cet ordre de descendance, il a manifestement confondu les temps. Une pareille inexactitude doit d'autant moins surprendre de sa part, que sa chronologie se trouve assez souvent en défaut. Pour n'en citer qu'un ou deux exemples, qui touchent aux annales religieuses de Lyon, Grégoire de Tours place après le martyre de saint Irénée le supplice des quarante-huit martyrs d'Ainay, en tête desquels il met Vettius Epagathus[4]. Or, tout le monde sait que ces héros chrétiens, compagnons de saint Pothin, furent immolés sous Marc-Aurèle, tandis que saint Irénée cueillit la palme du martyre sous Septime-Sévère. Erreur non moins forte, l'évêque de Tours fait vivre sous l'empire de Dèce l'hérétique Valentin, qu'il appelle Valentinien[5]. Mais l'hérésie des Valentiniens parut bien avant cette époque, puisqu'elle fut combattue par saint Irénée et Tertullien. Une méprise du même genre lui aura fait renvoyer au Me siècle un personnage qu'il aurait dû placer au Ier.

Léocadius était un des personnages les plus considérables de la Lugdunaise. Premier sénateur des Gaules, il avait palais à Lugdunum, palais à Bourges. Né dans le paganisme, il en partageait les erreurs avec ses deux fils. Or, saint Ursin vint à Bourges afin de prêcher aux habitants de cette ville le vrai Dieu qu'ils ne connaissaient pas. Les pauvres, les ouvriers, les prolétaires, furent les premiers à recevoir la bonne nouvelle, à se grouper autour de l'apôtre des Bituriges. Une chapelle étroite et modeste suffit d'abord aux réunions de ce petit troupeau. Bientôt le nombre des néophytes venant à augmenter, il fallut aviser à se procurer un sanctuaire plus vaste et aussi plus digne de la Majesté divine. Tous les regards alors se portèrent sur le palais de Léocadius. Mais comment faire l'acquisition de cette somptueuse demeure ? Trois cents pièces d'or, réunies à grand'peine, étaient tout ce qu'on pouvait offrir. Avec une pareille somme on était loin de compte. Les fidèles de Bourges n'en furent pas moins d'avis qu'il fallait s'adresser à l'opulent propriétaire : ils comptaient sur la générosité de Léocadius et sur l'aide du Seigneur. Et saint Ursin prit la route de Lugdunum, où se trouvait alors le sénateur, afin de traiter avec lui cette importante affaire. Admis en présence de Léocadius, Ursin fait connaitre l'objet de son voyage ; il demande au sénateur son palais de Bourges pour le consacrer au vrai Dieu ; en même temps il lui présente, dans un bassin d'argent, les trois cents pièces d'or. Les Bituriges n'avaient pas trop présumé de la générosité de Léocadius. Au lieu de débattre le prix de vente avec saint Ursin, le sénateur fait don de sa maison de Bourges, pour que cet édifice soit converti en église chrétienne. Puis, afin de n'avoir pas l'air de dédaigner la somme offerte, il étend la main vers le bassin d'argent, et y prend trois pièces d'or. Le Seigneur, à qui ce palais était offert dans la personne de son ministre, se chargea d'en acquitter le prix. A la voix d'Ursin, Léocadius fut touché de la grâce ; il ouvrit les yeux à la lumière du Christ, et il fut avec un de ses fils, nommé Lusor, régénéré dans les eaux du baptême.

Le récit qui précède, tiré des Actes de saint Ursin[6], est reproduit, dans ses circonstances principales, par Grégoire de Tours, qui certainement l'a puisé à cette source[7]. D'après ces Actes, dont la sincérité a été établie par l'abbé Faillon, Léocadius a été le contemporain du premier apôtre de Bourges ; il ne doit donc pas être séparé chronologiquement de saint Ursin. Ainsi la question de savoir si Léocadius a été l'ancêtre ou le descendant du martyr Vettius Epagathus, se réduit à déterminer l'époque où vivait saint Ursin.

Eh bien I les Actes de ce saint disent positivement qu'il fut envoyé de Rome par les apôtres, avec les sept premiers évêques des Gaules[8]. De plus, nous savons, par un monument précieux de l'Église d'Arles, que saint Pierre adjoignit aux évêques des Gaules des compagnons de son choix, ce qui est en concordance parfaite avec les Actes de saint Ursin[9]. Les Actes de saint Austremoine rapportent aussi que saint Pierre avait donné à l'apôtre des Arvernes saint Ursin pour compagnon[10]. Enfin, la liturgie et l'ancienne tradition de l'Église de Limoges prouvent l'existence de Léocadius au ter siècle ; elles attestent que saint Martial, envoyé par saint Pierre dans les Gaules, convertit à la foi sainte Valérie, fille de Léocadius[11]. De tous ces témoignages il est permis de conclure que saint Ursin, fondateur de l'Église de Bourges, avait reçu sa mission des apôtres, et partant que Léocadius, contemporain d'Ursin, vivait au Ier et non au IIIe siècle de notre ère.

Mais, grâce à une contradiction de Grégoire de Tours, nous n'avons pas à l'abandonner complètement sur ce point. Il nous suffit pour cela d'opposer cet historien à lui-même, et, entre deux textes contradictoires, d'opter pour celui qui concorde avec les textes cités plus haut. Dans son Histoire des Francs, Grégoire recule jusqu'au IIIe siècle la prédication de saint Ursin, aussi bien que celle des sept évêques des Gaules ; mais, dans son ouvrage sur la Gloire des confesseurs, il nous représente ce même saint Ursin comme envoyé par les disciples des apôtres. Voici ses paroles : Ordonné évêque par les disciples des apôtres, Ursin fut envoyé dans les Gaules, où il fonda et gouverna l'Église de Bourges[12]. D'après ce passage, saint Ursin aurait reçu sa mission d'un évêque envoyé directement par les apôtres[13]. L'évêque de Tours nous autorise donc à remonter Léocadius de l'empire de Dèce, où il l'avait placé dans son Histoire des Francs, au temps de l'empereur Claude, et conséquemment à voir dans ce sénateur l'ancêtre et non le descendant de Vettius Epagathus, martyr de Lugdunum. La vraisemblance est encore toute en faveur de la préexistence de Léocadius.

A l'arrivée de saint Ursin à Bourges, Léocadius était plongé dans les ténèbres de l'idolâtrie[14]. Mais si l'on recule son existence jusqu'à l'empire de Dèce, il faudra dire que la foi s'était éteinte dans la famille de Vettius Epagathus, presque immédiatement après la mort de ce dernier. Les enfants de ce généreux martyr n'auront pas été élevés dans la croyance de leur père, ou bien ils auront répudié ce précieux héritage. Ces conclusions ne ressemblent guère à la vérité. D'autre part, les circonstances de la donation faite par Léocadius trouvent difficilement leur place dans la seconde moitié du Ille siècle, tandis que la liberté dont jouissaient les chrétiens sous l'empire de Claude, explique très bien le voyage de saint Ursin à Lugdunum, ainsi que tous les détails donnés par les Actes de ce saint. Avec l'empire de Dèce s'ouvre une ère de persécution, qui va se prolongeant, presque sans interruption, jusqu'à la paix donnée à l'Église par Constantin. Or, comment concilier avec des temps si orageux des faits qui supposent une époque de calme et de liberté ? Au lieu de cela, remontons Léocadius du règne de Dèce au temps de Claude, et tout va s'arranger de soi. Le christianisme n'ayant pas encore donné d'ombrage au pouvoir, les apôtres et leurs envoyés en profitent pour étendre le règne du Christ. Le premier de sa race, Léocadius reçoit le bienfait de la foi ; il fait pénétrer la lumière dans la famille des Vettius avec les circonstances rapportées par les Actes de saint Ursin. En mourant, ce sénateur lègue la vérité chrétienne à ses descendants. Vettius Epagathus a recueilli dans sa précieuse intégrité cet héritage de famille ; pour gage de sa foi, le martyr de Lugdunum donnera mieux qu'un palais matériel, il offrira sa vie au Seigneur, il s'immolera pour la défense de ses convictions religieuses.

Le rédacteur de la Lettre s'arrête un instant devant cette figure, où respire avec la noblesse du sang la noblesse supérieure des vertus chrétiennes. En quelques lignes, il nous trace d'Epagathus cette magnifique esquisse :

Vettius Epagathus fut révolté de la cruauté du président. C'était un de nos frères dont le cœur débordait d'amour pour Dieu et le prochain, d'une vie si parfaite que, jeune encore, il méritait déjà l'éloge décerné au vieillard Zacharie : Il marchait sans reproche dans les commandements et les justices du Seigneur[15]. Il était toujours prêt à servir le prochain, plein de zèle pour la gloire de Dieu, animé de son esprit. Avec un tel caractère, Vettius ne put se contenir devant l'injustice de cette procédure ; dans son indignation, il demanda qu'il lui fût permis de parler en notre faveur, de prouver que rien ne se passait parmi nous qui sentît l'athéisme ou l'irréligion.

La démarche de Vettius Epagathus ne présentait rien d'insolite ou d'illégal ; tout au contraire, sa demande allait à combler une lacune qui viciait la procédure et la rendait anormale. Les confesseurs, en effet, étaient exposés sans défense à des accusateurs et à des bourreaux ; ils étaient assis au banc des accusés, dépourvus d'avocats, garantie que la loi romaine assurait aux plus grands coupables. Les autres accusés, disait plus tard Tertullien, peuvent se défendre ou par eux-mêmes ou par le ministère vénal des avocats. Ils ont tous la liberté de répondre et de discuter, parce que la loi défend de condamner personne sans l'avoir entendu, sans lui avoir fourni les moyens de se justifier[16]. Parmi les devoirs d'un gouverneur de province, Ulpien signale celui de donner des défenseurs à ceux qui n'en ont pas[17]. La demande d'Epagathus était donc fondée en droit ; elle s'appuyait sur le texte de la loi et la pratique ordinaire des tribunaux. Si l'arbitraire n'eût présidé à la procédure ouverte contre les fidèles de Lugdunum, le gouverneur, loin de rejeter la demande de Vettius Epagathus, lui aurait volontiers déféré le ministère de défendre les martyrs. Voici comment fut accueillie la réclamation de ce généreux chrétien :

La multitude qui entourait le tribunal se mit à vociférer contre lui, car Vettius était fort connu. De son côté, le président, irrité de sa demande, toute juste qu'elle fût, lui demanda pour toute réponse s'il était chrétien. Vettius ayant déclaré très haut qu'il l'était, il fut mis au nombre des martyrs, avec la désignation d'avocat des chrétiens.

Le président ne savait pas que cette appellation, qu'il jetait au jeune héros comme une insulte, lui serait un honneur auprès de la postérité, que l'Église de Lugdunum l'attacherait au nom d'Epagathus comme un titre de gloire.

Ainsi, la conduite du juge répondait à l'irritation de la multitude : cet accord ressemblait fort à l'entente de la complicité. Le président se garda bien de faire droit à la demande d'Epagathus ; il avait de bonnes raisons pour lui fermer la bouche. D'abord, le peuple, dont la volonté devait être prise en considération, ne l'eût pas permis ; ensuite, c'eût été faire la partie trop belle à un chrétien, que de l'admettre à défendre ses frères ; surtout c'eût été renoncer au bénéfice de l'arbitraire dont on ne voulait pas se dessaisir. Avec une parole exercée, le prestige d'un grand nom, le charme qui s'attache à la jeunesse, Epagathus pouvait faire impression sur plusieurs, provoquer quelque intérêt en faveur des victimes. Qui sait même s'Il ne parviendrait pas à justifier les croyances chrétiennes, à repousser les accusations portées contre eux, à faire retomber ces accusations sur les adorateurs des dieux de tout le poids d'une écrasante vérité ? A tout prix, il fallait écarter la possibilité même de pareils résultats, ne pas s'exposer aux embarras qu'ils pourraient susciter. Pour parer à ces éventualités, il suffisait au président d'user de sou pouvoir discrétionnaire, de faire appel à la force brutale, raison dernière de ceux qui foulent aux pieds le droit et l'équité. Bâillonner les défenseurs intrépides de la vérité, étouffer toute parole qui s'élève en faveur de la justice et de la vertu, se défaire par la détention ou la mort des avocats toujours prêts à plaider la cause de la religion ou celle de l'humanité, ce programmé à l'usage de la tyrannie, le gouverneur de la Lugdunaise le suivit de point en point, il s'en inspira dans toute la suite du procès. Le refus opposé à la demande si légitime d'Epagathus tenait à ce système.

Par un dernier coup de pinceau, le rédacteur de la Lettre achève ainsi le portrait de ce généreux confesseur :

Or, il portait en lui-même, bien plus que Zacharie[18], le Saint-Esprit, l'Avocat par excellence. Ce qui le prouve, c'est l'amour immense qui le fit s'offrir à la mort pour la défense de ses frères. Il fut, et il n'a jamais cessé d'être, un véritable disciple du Christ, suivant l'Agneau partout où il va.

Après s'être produit si brillamment sur la scène, Epagathus disparaît complètement, il n'en est plus question dans la Lettre des deux Églises. Mis par le président au nombre des martyrs, il partagea leurs souffrances et leur sort glorieux. Condamné à mort avec les autres confesseurs, la noblesse de sa naissance le fit ranger dans la catégorie de ceux qui devaient avoir la tète tranchée.

Quant à la patrie de Vettius Epagathus, aucun monument ne nous la fait connaître d'une manière formelle. Toutefois, comme il était fort connu à Lugdunum, comme il était petit-fils d'un sénateur qui, d'après les Actes de saint Ursin, résidait dans cette ville, Lyon peut à bon droit, ce semble, réclamer Epagathus comme un de ses enfants. A l'encontre de cette revendication, Chorier prétend qu'il était de Vienne. Vienne, dit cet auteur, était peuplée de plusieurs familles grecques, et celle des Epagathe, dont le nom s'est conservé en des inscriptions, était de ce nombre[19]. La preuve, comme on voit, n'est pas très-sérieuse ; elle autoriserait toutes les villes où un membre de la famille des Vettius a laissé une pierre honorifique ou tumulaire, à voir un de ses enfants dans le martyr qui figure dans la Lettre des deux Églises. On pourrait dire avec autant de fondement que Lyon a donné naissance à tous les personnages dont les noms se lisent sur les monuments de son musée épigraphique. Ainsi deux inscriptions de Vienne, portant, l'une le nom de Vettius Gemellus[20], l'autre celui d'Epagathus, ne peuvent équivaloir à un acte de naissance pour Vettius Epagathus, martyr de Lugdunum[21].

Epagathus avait été magnifique de caractère et d'élan. Malheureusement, tous les chrétiens arrêtés ne devaient pas faire aussi bonne contenance devant le juge et ses bourreaux. Pourquoi s'en étonner ? L'humanité se rencontre avec ses faiblesses partout où il y a des hommes. On n'arrive pas sans transition -d'une vie commune et imparfaite aux sublimités de l'héroïsme chrétien ; un martyr de Jésus-Christ ne s'improvise pas plus qu'un soldat accompli. La milice sainte, où le baptême les avait enrôlés, soumettait les fidèles de Lugdunum à une discipline proportionnée aux combats à livrer, aux dangers à courir. Soldats, athlètes de Jésus-Christ, ils devaient s'adonner aux exercices de la gymnastique spirituelle, se soumettre au régime de la mortification, faute de quoi ils s'exposaient à être terrassés, à subir l'humiliation d'une honteuse défaite. Comment un chrétien pouvait-il affronter la mort sous ses formes les plus variées et les plus terribles, si d'avance il n'avait oint son âme des onctions de la grâce, s'il ne l'avait fréquemment retrempée aux sources vives de la religion ? L'austérité de la pénitence était au disciple du Christ un apprentissage du martyre, une échelle pour s'élever graduellement jusqu'au sacrifice suprême ; les victoires de détail remportées sûr lui-même devaient le préparer à la victoire définitive, laquelle était consommée par l'effusion du sang. C'est pour ne s'être pas mis dans ces conditions indispensables que plusieurs faiblirent à la première épreuve ; ne s'étant pas suffisamment préparés à la lutte, ils firent une chute lamentable. Dix environ eurent la lâcheté de trahir leur foi. Les martyrs signalent ce nombre dans leur Lettre, à peu près comme un général victorieux indique, dans le bulletin rédigé après le combat, les pertes essuyées par son armée. Mais, par une délicatesse toute chrétienne, le rédacteur de cette Lettre s'est bien gardé de révéler les noms des tombés ; il a jeté sur leur personne le voile du secret, afin de leur épargner devant la postérité la honte de leur apostasie. Bibliade seule a été nommée, Bibliade qui, revenue au sentiment du devoir après un moment de faiblesse, sut laver sa faute dans les flots de son sang.

Ensuite, dit la Lettre, les autres furent soumis à l'épreuve[22]. Nos premiers martyrs se montrèrent disposés à tout souffrir ; animés d'une générosité sans égale, ils rendirent à leur foi un témoignage parfait. D'autres, au contraire, sans préparation, sans exercice suffisant, se trouvèrent trop faibles pour soutenir le choc de la lutte. Dix environ furent mis hors de combat.

Par l'impression extraordinaire qu'elle produisit dans l'Église de Lugdunum, cette chute nous fait assister à un émouvant spectacle. Nous retrouvons ici, dans une de ses manifestations les plus touchantes, cette charité qui rendait les premiers chrétiens si sensibles aux malheurs comme aux prospérités de leurs frères. L'apostasie venait de retrancher dix membres du corps de l'Église : pour la communauté chrétienne de Lugdunum, ce fut l'objet d'un deuil profond, d'une douleur amère. Le contrecoup de cette chute retentit si péniblement dans les cœurs, que le zèle des fidèles pour assister les martyrs en fut un instant ébranlé.

Leur chute, disent les martyrs, nous causa un grand chagrin, une indicible tristesse. Elle affecta le zèle de ceux qui, n'ayant pas été arrêtés, bravaient tous les inconvénients pour assister les martyrs et les suivre en tout lieu.

Cependant, au milieu du deuil universel, personne ne dut se montrer aussi sensible à cette trahison que le bienheureux Pothin ; père désolé, il venait de perdre des fils qu'il avait enfantés au Christ. A la douleur présente venaient encore s'ajouter des appréhensions pour l'avenir : la défaillance des dix tombés pouvait être suivie de défections plus nombreuses encore. Si, dès l'ouverture de la lutte, plusieurs avaient rendu les armes, demandé grâce pour la vie, à quoi ne devait-on pas s'attendre lorsque les bourreaux déploieraient contre les confesseurs toutes les inventions de la cruauté ?

Alors, disent les martyrs, nous étions tous en proie aux plus vives alarmes sur l'issue de la lutte ; non que les tourments fussent capables de nous effrayer, mais nous appréhendions que quelqu'un des frères ne vint encore à tomber.

Ces fraternelles appréhensions peignent au vif la tendre charité des martyrs lugdunais. Sur les bords du Rhône et de la Saône, les chrétiens reproduisaient le touchant spectacle donné par les premiers fidèles dans les villes d'Orient. Des enfants de Pothin on pouvait dire aussi : Voyez comme ils s'aiment ! Leur amour mutuel n'avait d'égal que l'acharnement avec lequel ils étaient poursuivis par les païens.

 

 

 



[1] Lorsque le mauvais temps ou la rigueur de la saison rendaient impossibles ces séances en plein air, les gouverneurs jugeaient les criminels dans les basiliques.

[2] Les Vettius étaient fort connus à Rome ; leur nom figure dans Cicéron et Juvénal. Tacite parle d'un Vettius Bolanus, lieutenant d'une légion, puis gouverneur de la Bretagne. (Annal., XV, III, et Agricola, VIII.)

[3] Qui (Leocadius) de stirpe Vettii Epagathi fuit. (Gregor. Turon., Hist. Franc., l. I, c. XXIX.)

[4] Post hunc (Irenæum) et quadraginta octo martyres passi sunt, ex quibus primum fuisse legimus Epagathum. (Hist. Franc., l. I, XXVII.)

[5] Id., XXVIII. — Les Valentiniens appartenaient à la grande hérésie des Gnostiques.

[6] M. l'abbé Faillon a donné ces Actes d'après un manuscrit du Xe siècle. (Monuments inédits sur sainte Madeleine, t. II, p. 453.)

[7] Hist. Franc., l. I, c. XXIX.

[8] Sanctissimus igitur ac de septuaginta Jesu Christi, discipulus Ursinus, Biturigæ urbis primus fuit episcopus. Qui a sanctis apostolis ab urbe Roma, cum pretiosissimo protomartyris Christi Stephani sanguine, comitibusque, qui sunt : sanctus Dionysius Parisiacensis, sanctus Saturninus Tholosensis, Trophimus Arelatensis, Paulus Narbonensis  (ici le nom de saint Martial est effacé dans le manuscrit), Austremonius Arvernensis, et sanctus Vatianus episcopus, Evangelii semina sparsurus Galliis directus fuisset, Biturigensium fines ingressus est. (Acta St. Ursini, apud Faillon, Monuments inédits, t. II, p. 423.)

[9] Sub Claudio igitur, Petrus apostolus quosdam discipulos misit in Gallias ad prædicandum gentibus fidem Trinitatis, quos discipulos singulis urbibus delegavit. Fuerunt hi : Trophimus, Paulus, Martialis, Austremonius, Gratianus, Saturninus, Valerius, et plures alii qui comites a beato apostolo illis prædestinati fuerant. (Id., t. II, p. 375.)

[10] Gloriosissimus igitur Austremonius.... paucii tantum secum comitibus quos a beato Petro discipulos et socios accipere meruit retentis, Necterium scilicet presbyterum, Ursinumque almificæ prohitatis virum, Mametumque..... tellurem arvernicam agressus est intrepidus. (Novœ Biblioth. manuscr. Labbe.)

[11] Martialis Lemovicas advenit ; qua in urbe ut primum prædicare cœpit, credidit ac professa est Christi nomen Valeria Leocadii senatoris filia. (Breviarium parisiense, 1er julii, lect IIa.)

[12] De gloria confess., LXXX.

[13] La contradiction de Grégoire de Tours ne porte pas seulement sur saint Ursin, elle porte encore sur l'époque où furent envoyés les sept évêques dans les Gaules.

[14] Acta St. Ursini.

[15] Luc, I, 6.

[16] Apolog., II.

[17] Digest., De officio proconsulum, VI.

[18] Rufin n'a pas saisi le sens de ce passage. Il a transformé Zacharie, père de Jean-Baptiste, dont il est ici question, en un autre Zacharie, prêtre de Lugdunum. Cette erreur a eu pour la liste des martyrs de cette persécution des conséquences que nous discuterons plus loin.

[19] Histoire du Dauphiné, t. I, p. 379.

[20] Chorier, Antiquités de la ville de Vienne, p. 40 et 49.

[21] Voir le P. Raynaud, Hagiologium lugdunense, p. 602.

[22] Examen rendrait plus exactement l'expression grecque. C'est là une métaphore empruntée aux usages de l'amphithéâtre. Avant la lutte, les athlètes étaient soumis à un examen, à l'effet de constater s'ils se trouvaient dans les conditions voulues. (Valois, Annot. ad Eus.)