SAINT POTHIN ET SES COMPAGNONS MARTYRS

 

LIVRE DEUXIÈME. — LA PERSÉCUTION.

CHAPITRE PREMIER. — Comment et par qui nous a été conservée la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum.

Authenticité de cette Lettre. — Témoignages qui servirent à sa rédaction. — Beauté de cette pièce. — Images empruntées à la lutte et aux combats. — Traductions latines et françaises de cette Lettre. — Sa date ; réponse aux objections élevées contre l'année 177.

 

Les orages religieux qui avaient éclaté à Rome, à Smyrne, en Égypte, tenaient en éveil les chrétiens de Lugdunum. Le sang déjà versé avait donné un cruel démenti aux espérances qu'un petit nombre avait pu fonder sur l'humanité de Marc-Aurèle, sur la douceur de son caractère. Cependant neuf années s'écoulèrent depuis la mort de saint Polycarpe jusqu'à la crise de l'année 177, époque féconde où, suivant une belle expression de Tertullien, les enfants du bienheureux Pothin s'exerçaient dans la palestre chrétienne. Aussi, les jours de la persécution venus, eurent-ils le courage de confesser Jésus-Christ par la généreuse effusion de leur sang. Après la lutte, l'Église de Lugdunum prit la plume à son tour, et, dans une Lettre admirable adressée à l'Église de Smyrne[1], elle lui raconta les souffrances et la mort de ses quarante-huit martyrs. C'était une réponse de tout point conforme à l'Épître qu'elle avait reçue, neuf ans auparavant, touchant le martyre de saint Polycarpe. Écrite sous la même inspiration, la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum relatait des faits de même nature ; elle retraçait les combats d'une légion de héros chrétiens ; elle représentait le bienheureux Pothin présidant à l'immolation de ses enfants, comme il présidait à l'assemblée ordinaire des fidèles. La chrétienté de Lugdunum n'avait pas dégénéré de l'Église-mère ; l'Église de Smyrne se reconnaissait dans cette fille généreuse qu'elle avait enfantée à Jésus-Christ sur les bords de la Saône.

La Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum constitue la première et la plus précieuse page de l'histoire religieuse de Lyon. Nous sommes redevables de sa conservation à Eusèbe (Pamphile) ; elle nous est parvenue avec l'Histoire ecclésiastique de cet auteur, dont elle fait un des plus beaux ornements. Seulement, il est à regretter qu'un monument si précieux ne nous soit pas arrivé dans son intégrité. L'évêque de Césarée ne s'est pas astreint à reproduire dans son entier la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum ; cet historien avait pour cela une raison qui augmente les regrets, en expliquant une perte par une autre : il avait inséré cette Lettre tout entière dans un de ses ouvrages qui est malheureusement perdu.

Né vers l'an 267, Eusèbe avait vécu sous Dioclétien ; il avait pu suivre dans toutes ses phases la persécution la plus terrible que l'enfer eût déchaînée contre l'Église du Christ. Le christianisme étant monté sur le trône avec Constantin, l'évêque de Césarée eut l'heureuse idée de recueillir les Actes des martyrs qui avaient été immolés, non seulement sous Dioclétien, mais encore pendant toutes les autres persécutions, et d'en former un grand recueil qui le profiterait pas moins à la piété des fidèles qu'à l'histoire de l'Église. Or, personne n'était en meilleure position que lui pour mener à bien cette belle entreprise. Eusèbe, comme on sait, était en grand crédit à la cour ; la faveur dont il jouissait auprès de Constantin lui fit ouvrir tous les dépôts des pièces officielles ; il fut autorisé à compulser les archives de l'Empire, à fouiller dans les greffes des tribunaux, à prendre copie de tous les actes proconsulaires et autres relatifs à son travail[2]. De plus, l'étendue de ses relations lui donnait toute facilité de pousser ailleurs ses investigations, de puiser à des sources privées. Grâce à ces recherches et aux circonstances qui les favorisèrent, Eusèbe parvint à réunir un grand nombre d'actes authentiques[3]. La Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum avait trouvé place dans ce recueil ; elle y avait été insérée dans son entier, avec un soin qui en avait respecté jusqu'aux moindres détails[4]. Dans son Histoire ecclésiastique, Eusèbe pouvait donc se contenter de reproduire de cette Lettre ce qui se rapportait à son but, les circonstances appelées par les besoins du récit, sauf à renvoyer pour le reste à sa Collection des Actes[5]. Il pouvait, en manière de conclusion, terminer tout ce qui se rapporte aux martyrs de Lugdunum par ces paroles : A quoi bon reproduire ici le catalogue donné par la Lettre précédente ? Qu'est-il besoin de rappeler le nombre des confesseurs qui survécurent ? On peut s'édifier pleinement là-dessus par la Lettre que j'ai insérée intégralement dans ma Collection relative aux martyrs[6].

Malheureusement cette Collection a eu le sort de beaucoup d'autres ouvrages, elle n'est pas arrivée jusqu'à nous. Perte sensible pour l'Église catholique en général, et pour celle de Lyon en particulier ; car cette perte a entraîné pour cette dernière Église la mutilation de son titre le plus vénérable et le plus précieux. Dès le VIe siècle, les Actes réunis par Eusèbe ne se trouvaient ni dans les bibliothèques d'Égypte, ni dans celles de Rome. Eulogius, patriarche d'Alexandrie, s'étant adressé à saint Grégoire le Grand pour lui demander cette Collection, le pape répondit qu'il lui avait été impossible de trouver cet ouvrage dans les bibliothèques de Rome[7].

Telle que nous la possédons, la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum ne renferme pas le catalogue des martyrs, ni le nombre des confesseurs qui survécurent à la persécution. C'est Eusèbe lui-même qui nous en avertit. En passant dans son Histoire, la Lettre des deux Églises a subi d'autres retranchements impossibles à déterminer. Toutefois, il ne parait pas que l'évêque de Césarée y ait beaucoup retranché, qu'il ait taillé dans le vif. Il ne s'est pas contenté de reproduire les passages les plus importants de cette Épître, il en a, paraît-il, respecté tout ce qui pouvait intéresser l'histoire de la persécution et la mémoire des martyrs lugdunais. A en juger par la liaison du récit, et les solutions de continuité, qu'Eusèbe prend soin d'indiquer, les retranchements auront porté sur des détails accessoires, sur des faits d'un intérêt secondaire.

L'authenticité de ce monument n'a été mise en doute par personne. Par le fait de son insertion dans l'Histoire d'Eusèbe, la Lettre des deux Églises est mise à couvert sous l'autorité de cet historien. Saint Augustin l'avait sous les yeux, et la citait d'après l'évêque de Césarée, dans son ouvrage intitulé : De cura gerenda pro mortuis. Nous lisons, dit ce grand docteur, dans l'Histoire ecclésiastique écrite par Eusèbe et traduite en langue latine par Rufin, qu'on exposa aux chiens les corps des martyrs des Gaules. En traduisant cette Lettre, Rufin a donné l'autorité de son savoir et de son nom à l'authenticité de cette pièce. De plus, elle est citée dans les Actes des saints martyrs Epipode et Alexandre[8]. Aussi un auteur a-t-il pu dire : Nous n'avons rien de plus authentique après l'Écriture sainte[9].

Mais à quoi bon entasser ici des noms et des textes pour prouver cette authenticité ? La Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum se suffit à elle-même ; elle porte les marques d'une incontestable originalité ; elle présente un cachet de sincérité que la main d'un faussaire ne saurait imiter. Ces pages respirent le parfum de la plus pure antiquité ; quiconque est familier avec les monuments des premiers siècles, y reconnaît un air de famille avec les pièces similaires arrivées jusqu'à nous de cet âge primitif. Ce caractère, indice manifeste de sa provenance, est l'effet des circonstances qui présidèrent à la rédaction de cette Lettre. Impossible de la lire avec quelque attention, sans y connaître la vive empreinte des faits qu'elle retrace, sans conclure qu'elle a été écrite en pleine persécution, sous le coup des évènements racontés par des témoins, spectateurs à la fois et acteurs dans cette sanglante tragédie.

Aussi bien que les autres Églises, celle de Lugdunum avait à cœur de ne laisser rien perdre de ce qui intéressait sa gloire propre et l'honneur de ses enfants. Elle mit donc un soin religieux à recueillir tous les détails de la lutte où ces derniers furent engagés. Après le triomphe, les sources d'informations ne manquaient pas pour en tracer le glorieux récit ; plus d'un témoin pouvait donner des renseignements détaillés sur ce qu'il avait vu de ses yeux, entendu de ses oreilles, éprouvé même de la part des persécuteurs.

En effet, les confesseurs de Lugdunum, incarcérés pour Jésus-Christ, n'étaient point délaissés par leurs frères demeurés libres. Non contents d'assister les martyrs de leurs prières solitaires, les fidèles les visitaient dans les prisons, ils les suivaient au pied du tribunal, les soutenaient de leur présence et de leurs regards, autant que le permettait la prudence, et encore une prudence dont l'ardeur du zèle reculait fort loin les limites. Témoin le médecin Alexandre, qui se trahit aux yeux des païens par le langage trop expressif de ses gestes et de sa physionomie.

A l'égard des confesseurs, les chrétiens de Lugdunum remplissaient un rôle dont quelques uns étaient chargés d'office, comme les notaires ecclésiastiques[10], que d'autres prenaient sous l'inspiration d'un généreux dévouement. Lorsque les martyrs étaient produits en public, les fidèles se glissaient au milieu des païens ; mêlés à la foule confuse et bruyante, ils assistaient avec une ardente curiosité aux scènes de l'interrogatoire, de la torture, de la mort même. Ils étaient là tout yeux, tout oreilles, gravant dans leur mémoire, quelquefois même sur des tablettes cachées sous les plis de la toge, tout ce qu'ils pouvaient voir et entendre[11]. Mieux que personne, les notaires ecclésiastiques de Lugdunum étaient en mesure de ne rien laisser échapper. Grâce à un système d'écriture expéditive, sorte de sténographie qui composait leur art, il leur était facile de relever rapidement interrogations et réponses, de noter toutes choses avec la plus grande exactitude. Le soir venu, les principaux d'entre ces témoins, les notaires surtout, allaient faire leur rapport au bienheureux Pothin, avant son arrestation, et depuis, au sénat presbytéral chargé de veiller aux intérêts de l'Église persécutée. Ainsi faisait-on après les journées marquées par un interrogatoire ou quelque supplice. Ce n'est pas tout encore. Pour compléter ces premières données, les martyrs eux-mêmes étaient mis à contribution. Les diacres qui les visitaient dans les cachots s'entretenaient avec eux des incidents de la lutte. Ces entretiens, des notes prises sous la dictée des martyrs, fournirent tous les renseignements que l'on pouvait désirer.

C'est ainsi que furent réunis les éléments qui servirent à composer la Lettre adressée par les Églises de Vienne et de Lugdunum aux Églises d'Asie et de Phrygie.

Dès que le triomphe des martyrs de Lugdunum eut été consommé par leur mort, il fallut songer à écrire leurs Actes, à dresser le bulletin de leur victoire. Pour cela, on avait sous la main trois sortes de témoignages : les dépositions des chrétiens qui avaient assisté aux différentes scènes de la lutte, le rapport plus autorisé et plus circonstancié des notaires ecclésiastiques, et enfin les révélations fournies par les martyrs eux-mêmes. Restait à emprunter la plume d'an prêtre ou d'un diacre, pour rédiger, d'après ces témoignages, les Actes des martyrs de Lugdunum.

A qui fut déféré l'honneur d'élever ce monument à la gloire des martyrs lugdunais ? qui fut chargé de tenir la plume, d'écrire la Lettre collective des Églises de Vienne et de Lugdunum aux Églises d'Asie et de Phrygie ? Henri Valois, traducteur exact, annotateur érudit d'Eusèbe, l'attribue à saint Irénée[12]. Tillemont[13], les Bénédictins de l'Histoire littéraire[14], Colonia[15], inclinent aussi à ce sentiment. Effectivement, la position occupée par Irénée dans l'Église de Lugdunum semblait le désigner tout naturellement au choix pour cette importante rédaction. D'autre part, la beauté de son génie, son goût éclairé, son savoir et ses vertus le rendaient très-propre à retracer les combats de Pothin et de ses compagnons. Ce n'est là toutefois qu'une opinion. Quoi qu'il en soit, la valeur intrinsèque de cette Lettre ne dépend nullement de la question de savoir qui l'a rédigée. Ce qu'il importe de faire remarquer, c'est qu'elle a été écrite sous la dictée des martyrs, sur la déposition de témoins oculaires ; c'est que le rédacteur parle au nom des fidèles des deux Églises, qu'il doit être regardé comme leur secrétaire et leur interprète.

Ce qui relève encore à nos yeux le caractère de cette Lettre, c'est l'autorisation dont elle fut revêtue avant d'être envoyée en Asie. Dans les premiers siècles de l'Église, c'était un point de discipline générale que les Actes des martyrs fussent, après rédaction, soumis à l'évêque du lieu. Ces Actes, qu'ils eussent été dressés en forme de lettre, ou bien rédigés en forme de récit, ne pouvaient être rendus publics, adressés à aucune Église, avant d'avoir reçu l'approbation épiscopale[16]. Alors seulement il était permis d'en multiplier les exemplaires, de les répandre parmi les fidèles.

Le bienheureux Pothin avait été victime de la persécution avec quarante-sept de ses enfants. L'Église de Lugdunum étant veuve de son pontife, la Lettre destinée aux Églises d'Asie et de Phrygie fut donc, avant d'être envoyée à destination, soumise au sénat de l'Église lugdunaise, c'est-à-dire au conseil des prêtres de cette Église[17].

L'origine de cette Lettre est la source des beautés qui la distinguent, beautés pénétrantes, signalées par tous les auteurs qui ont parlé de ce monument vénérable. Eusèbe, historien si grave et si calme, ne peut s'empêcher, en abordant la persécution, de sortir de son impassibilité ordinaire. Contrairement à ses habitudes de gravité dans le ton,, de sécheresse dans la forme, l'évêque de Césarée anime et colora son style, il lui donne une ampleur et un mouvement inaccoutumés : Ces évènements, dit-il (ceux qui se rapportent à la persécution de Lugdunum), dignes d'une éternelle mémoire, ont été confiés aux Lettres pour passer à la postérité... Victoires dans les combats, dépouilles remportées sur les ennemis, hauts faits des chefs, traits de bravoure des soldats, qui, pour défendre leurs biens, leurs enfants, leur patrie, ont rougi leurs mains du sang de nombreux ennemis, voilà ce que les autres historiens enregistrent dans leurs annales. Pour nous, chargé d'écrire l'histoire d'une république divine et sacrée, nous confierons à des monuments immortels les pacifiques combats rendus pour la paix de rame, la gloire de ceux qui ont vaillamment combattu pour la religion et la vérité ; nous confierons à une éternelle mémoire la constance de nos athlètes luttant pour la piété, leur courage à supporter des supplices variés, les dépouilles qu'ils ont enlevées au démon, les victoires qu'ils ont remportées sur les ennemis invisibles, enfin les couronnes, récompense de tous leurs exploits[18].

Un accent si élevé révèle l'impression produite sur Eusèbe par la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum. Il est permis de le penser, cette admiration que l'évêque de Césarée ne peut contenir, n'aura pas peu contribué à sauver la Lettre des deux Églises d'un complet naufrage. La beauté de ce monument aura porté l'historien ému à lui faire une large place dans son Histoire, à l'y insérer sans grandes mutilations.

Du Bosquet ne sait comment louer cette Épître admirable. En pleine histoire, il interrompt le fil de son récit pour s'écrier avec enthousiasme : Quel est celui qui oserait entreprendre d'imiter l'éloquence de ces Pères ? Le bienheureux esprit des martyrs est encore vivant dans ces paroles, toutes mortes qu'elles sont. Le sang répandu pour Jésus-Christ y paraît encore tout bouillant. Ils ne parlent que de choses qu'ils ont vues, qu'ils ont touchées, qu'ils ont endurées ; ils ne rapportent que les paroles qu'ils ont recueillies de la bouche sacrée des saints, ou celles qu'ils ont employées pour les exhorter à remporter la victoire sur l'idolâtrie[19].

Bien que séparé de Rome, de cette Église qui réclame les martyrs pour ses légitimes enfants, Scaliger n'a pas laissé d'écrire ces mémorables paroles sur les Actes de saint Polycarpe et la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum : Ces Actes, qui sont des plus anciens de l'Église, touchent tellement le lecteur religieux, qu'il ne peut se rassasier de cette lecture. Il n'y a personne qui, selon la portée de son esprit et le mouvement de sa conscience, ne puisse reconnaître cette vérité. Pour moi, je n'ai jamais rien lu dans l'histoire ecclésiastique qui laisse une si forte impression dans mon âme, m'emporte ainsi hors de moi-même. Parlant en particulier de la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum. Peut-on, dit-il, rien lire dans les monuments de l'antiquité chrétienne qui soit plus auguste et plus digne de respect ?[20]

La Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum se rapporte à cette branche de la littérature chrétienne où sont rangés les Actes des martyrs. Ce n'est pas sans forcer un peu les termes que l'on peut rattacher à la littérature proprement dite un monument si différent des productions ordinaires de l'esprit humain. En effet, les événements relatés dans cette Lettre se déroulent dans un milieu surnaturel, dans une région supérieure où, les forces de la nature étant dépassées, la grâce divine opère sur sa plus grande échelle. Dans ces hauteurs, si voisines du ciel, si éloignées de la terre, il ne saurait y avoir grande place pour les effets de l'art et les combinaisons littéraires. Les beautés du fond sont ici d'un ordre tellement relevé, qu'il y aurait eu danger de les altérer, de les ternir, en y mêlant les ornements ordinaires de l'esprit. Ces Actes, comme tous les autres, appartiennent donc par leur nature à une sphère plus élevée que les ouvrages éclos du génie de l'homme ; ils excluent donc les combinaisons de l'art et les efforts de l'étude. Cette double réserve faite, rien n'empêche de lire la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum comme morceau de littérature chrétienne, de la considérer par ce côté secondaire. A ce point de vue, nous la comparerions volontiers à ces monuments cyclopéens dont les assises puissantes et les lignes sévères repoussent des ornements faits pour des styles plus humbles, pour des édifices d'un ordre inférieur.

Étranger à toute préoccupation littéraire, le rédacteur de cette Lettre s'est effacé complètement, il s'est bien gardé d'en faire une œuvre sienne par un travail personnel ; aussi ne s'est-il pas réservé le privilège, ailleurs pleinement acceptable, d'y apposer sa signature. Œuvre collective des Églises de Vienne et de Lugdunum, cette Épître ne devait pas, même quant à la forme, dépouiller ce caractère général pour revêtir celui d'une personnalité trop accusée. Recueillir les paroles des martyrs avec celles du gouverneur ; saisir sur le vif, rendre dans leur touchante réalité les principales scènes du drame sanglant de la persécution ; nous y faire assister par un vivant récit ; nous en transmettre l'édifiant spectacle sans altération aucune, sans aucun mélange d'agrément emprunté à l'imagination, tel était le but du rédacteur, tel l'objet sacré de la tâche qui lui était confiée. Pour cela il n'avait qu'à mettre en œuvre les riches matériaux déposés entre ses mains, à les rédiger dans une forme d'une austère simplicité.

Eh bien ! il se trouve que cette absence de tout artifice littéraire atteint à une puissance supérieure à tous les effets de l'art. Cette reproduction exacte, scrupuleuse des scènes du forum, des prisons et de l'amphithéâtre, met notre âme en contact avec la grande âme des martyrs. Saisis d'admiration, nous sentons passer en nous quelque chose de l'esprit qui animait ces héros chrétiens. La vertu communicative de leur grandeur morale est telle, qu'elle nous élève, qu'elle nous arme de courage pour ce martyre de détail, condition de toute vie sérieusement chrétienne.

Pourtant, si attentif qu'il ait été à s'effacer, le rédacteur de la Lettre n'a pu s'empêcher d'y laisser quelque chose de sa manière, de son style, une légère empreinte de son talent. Or, l'ensemble et les détails de ce monument trahissent une main habile, un esprit cultivé ; on y rencontre nombre de traits qui dénotent un écrivain d'un goût exquis, familier avec tous les genres de beauté. Ainsi, lorsque le bienheureux Pothin paraît au pied du tribunal, le rédacteur a un magnifique coup de pinceau pour nous représenter la générosité du saint évêque, la soif du martyre qui le dévorait. Épuisé par l'âge et les infirmités, dit la Lettre, il retenait son âme dans son corps afin de ménager par sa mort un glorieux triomphe au Christ. Le passage suivant peint avec un rare bonheur les enchaînés du Christ ; il fait ressortir vivement à nos yeux la sérénité de ces héros chrétiens. Les martyrs paraissaient joyeux ; leur front respirait un mélange de grâce et de majesté. Les chaînes composaient à leurs membres une- parure admirable ; c'étaient les bracelets de l'épousée, vêtue d'une tunique aux franges d'or, aux dessins variés. Voici maintenant une gracieuse image pour retracer dans leur ensemble les supplices qui terminèrent la vie des martyrs : c'est une couronne de fleurs déposée sur leur tombeau. Ils accomplirent leur martyre par divers genres de mort. De la sorte ils offrirent au Père céleste une couronne tressée avec des fleurs variées, nuancée de différentes couleurs. En plus d'un endroit, l'expression, comme la pensée, est d'une force, d'une énergie remarquable. Après avoir dit que les martyrs obtinrent par leurs prières la conversion de plusieurs qui avaient eu la faiblesse de renier leur foi, le rédacteur ajoute : Ils (les martyrs) étreignirent si fortement à la gorge le dragon infernal, qu'ils le forcèrent de rendre vivants ceux qu'il croyait avoir dévorés.

Il serait facile de multiplier les citations de cette nature, celles que nous venons de faire suffisent, comme échantillons, pour faire apprécier le mérite même littéraire de la Lettre des deux Églises. Comme il est aisé de s'en apercevoir, ses beautés ne sont pas agréments factices, ornements de placage ; elles viennent du fond même des choses, elles en sont une éclosion naturelle. Ici tout relève 'du sentiment chrétien, tout émane d'une inspiration supérieure à l'inspiration purement littéraire. Pour tout dire en un mot, de la sublimité du fond, comme de la sévère beauté de la forme, résulte une œuvre que l'admiration de tous les auteurs compétents a classée parmi les plus beaux Actes des martyrs.

A la lecture de cette Lettre, impossible de n'être pas frappé d'une terminologie spéciale, d'un genre de figures qui se reproduit souvent dans le récit. Il n'y est question que de lutte et de combat, de soldats et d'athlètes, de palmes et de victoire. Le rédacteur de ce monument a mis largement à contribution le vocabulaire des gladiateurs et des légionnaires ; il fait de fréquentes allusions aux exercices gymniques et aux combats militaires. Dans cet ordre d'idées, la langue grecque, si abondante et si riche, fournissait de grandes ressources à l'écrivain. Ce langage emprunté au métier des armes, les saintes Lettres l'avaient employé en nous représentant la vie comme une milice[21], comme un combat, comme une lutte[22]. A l'exemple des écrivains sacrés, les Pères et les apologistes s'étaient emparés de ces belliqueuses images, qui allaient si bien à leurs œuvres défensives, à leur parole militante.

Cette langue de l'arène et du champ de bataille convenait merveilleusement au récit des souffrances endurées pour le Christ. Lorsqu'il est question des martyrs, lutte, combat, triomphe, ces vocables ne perdent pas complètement leur signification propre, ils n'entrent qu'a demi dans le domaine des figures. Effectivement, la persécution était-elle autre chose qu'un combat, une guerre à mort où se trouvaient engagées les forces conjurées de-deux sociétés rivales ? La guerre une fois déclarée aux disciples du Christ par un édit impérial ou le soulèvement des masses, les agents de la force publique d'un côté, et les chrétiens de l'autre, se trouvaient en présence. Les premiers avaient d'abord recours aux promesses flatteuses, puis aux menaces, à l'emprisonnement, aux supplices les plus raffinés, enfin à la mort ; les chrétiens opposaient aux attaques successives de la séduction et de la force brutale le calme de leurs réponses, l'énergique affirmation de leur foi, la fermeté d'un courage supérieur à tous les supplices. Chrétiens et païens, les premiers surtout, s'intéressaient vivement à la lutte, s'y associaient avec une ardeur non pareille. De part et d'autre on accourait au forum, à l'amphithéâtre. Les multitudes païennes stimulaient le zèle des magistrats par leurs vociférations et leurs cris, leur dictaient souvent les supplices à infliger. Les chrétiens, de leur côté, ne mettaient pas moins d'empressement à soutenir les confesseurs de leur présence, ales animer par le jeu de leur physionomie. Ce n'est pas tout encore : les persécuteurs et les martyrs ne se trouvaient pas seuls engagés dans le combat, les puissances célestes et les esprits de l'abîme y intervenaient à leur manière. L'action du ciel et celle de l'enfer sont signalées toutes les deux dans la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum. Or, par un effet spécial à cette lutte, à la mort était attaché l'avantage de la victoire : mourir c'était triompher. La palme revenait de droit aux confesseurs qui demeuraient étendus sur l'arène ; le déshonneur de la défaite retombait, et sur les juges qui avaient condamné les martyrs, et sur les multitudes qui avaient réclamé leur sang, et sur les bourreaux qui leur avaient arraché la vie. Les figures empruntées au vocabulaire de l'arène et du champ de bataille sont donc bien à leur place dans les Actes des martyrs, et spécialement dans la Lettre des deux Églises.

Cette Lettre a été rédigée en grec ; elle nous est parvenue dans la langue originale avec l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe[23]. Adressée aux Églises d'Asie et de Phrygie par une Église de fondation hellénique, il était tout naturel qu'elle fût écrite dans l'idiome de la Grèce.

Nous avons de ce précieux monument quatre traductions latines ; nous les devons à quatre auteurs qui ont fait passer dans la langue de Rome l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe. La première pour l'ancienneté, mais. non pour le mérite, est celle de Rufin, le prêtre d'Aquilée si connu par ses démêlés avec saint Jérôme. Rufin a le grand défaut de prendre, dans l'interprétation du texte grec, plus de liberté que n'en comporte la rôle d'un traducteur. Ainsi, il lui arrive fréquemment de regarder plus au sens qu'aux paroles ; il, se permet quelquefois d'ajouter, de retrancher, de modifier. Malgré ces défauts, cette traduction ne laisse pas d'être estimable. L'Église d'Occident s'en est servie jusqu'aux temps modernes. Vers le milieu du XVIe siècle, Musculus (Wolfgang), ministre protestant, fit parai-Ire une nouvelle version latine de l'Histoire d'Eusèbe. Cette version a le mérite de la clarté, de la précision, mais elle n'est pas toujours fidèle au sens. Quelques années après, Christophorson, évêque anglican de Chichester, traduisit aussi en latin le grand ouvrage historique d'Eusèbe. 'Cette traduction est d'une latinité élégante, elle se fait remarquer par un style cicéronien, mais elle manque de précision, quelquefois aussi de fidélité. C'est pour s'être trop fié à Christophorson que Baronius est tombé dans quelques erreurs historiques et chronologiques, Venue la dernière, la version latine de Henri Valois l'emporte sur les trois autres ; elle leur est supérieure pour la précision et l'exactitude.

Nous avons en français deux traductions complètes de l'Histoire d'Eusèbe. La première est de Claude de Seyssel, d'abord évêque de Marseille, puis archevêque de Turin. Publiée en 1532, elle porte l'empreinte de son époque : elle est d'un style vieilli, suranné. Nous devons la seconde traduction française d'Eusèbe au président Cousin. Écrite dans un siècle où notre langue était pleinement formée, cette version est correcte, elle ne manque pas d'une certaine élégance, mais elle a le défaut d'être trop libre[24].

La Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum a été traduite séparément en français par Drouet de Maupertuy[25], l'abbé Guillon[26], M. Denain[27] et Collombet[28]. Maupertuy se met trop au large ; sa version se joue autour du texte à la façon d'un commentaire plutôt que d'une sévère traduction. Or, avec cette largeur d'interprétation, le sens n'est pas toujours sauvé ; les beautés de l'original sont ternies, effacées ; le caractère général de la Lettre, son accent et sa couleur disparaissent ; et, au lieu d'une reproduction exacte, il ne vous reste qu'une pâle et infidèle copie d'un chef-d'œuvre chrétien. Nous insistons sur les défauts de cette traduction, parce qu'elle est la plus connue. Celle de Collombet nous semble être la meilleure à tous égards.

C'est ici le lieu de préciser la date de la Lettre adressée aux Églises d'Asie et de Phrygie, et par là même d'indiquer l'année où l'Église de Lugdunum reçut le baptême du sang. Cette date est importante à déterminer pour répondre aux difficultés élevées sur ce point, et aussi pour ranger à sa place, dans l'ordre des temps, un évènement qui intéresse à un si haut point Phis., Loire religieuse de Lyon.

Dans son Histoire ecclésiastique, Eusèbe indique positivement l'année où souffrirent le bienheureux Pothin et ses compagnons ; il rapporte leur martyre à la dix-septième année de Marc-Aurèle, année qui répond à l'an 177. Voici ses paroles : Soter, évêque de Rome, étant mort après huit ans d'épiscopat, Éleuthère, douzième successeur des apôtres, lui succède. Or, c'était la dix-septième année d'Antonin Vère. En ce temps-là...[29] Et l'évêque de Césarée commence le récit de la persécution. On ne saurait être plus précis ni plus clair. Mais, dans sa Chronique, Eusèbe rapporte à la septième année de Marc-Aurèle (167) et le martyre de saint Polycarpe et la persécution des Gaules. La persécution, dit-il, s'étant élevée en Asie, Polycarpe et Pionius accomplirent leur martyre. Et immédiatement après : Dans les Gaules, plusieurs périrent glorieusement pour le nom du Christ ; leurs combats ont été retracés dans des écrits que nous avons encore[30].

Placée entre ces deux textes, la critique a de graves raisons de se prononcer pour le premier. D'abord la Chronique présente un texte rapide, sommaire, tandis que l'Histoire ecclésiastique offre des indications précises, multiples. Dans ce dernier ouvrage, Eusèbe appuie, insiste sur le temps ; il y réunit trois faits qui peuvent être contrôlés les uns par les autres : la mort de Soter, l'avènement d'Éleuthère et la persécution de Lugdunum. Ces indications ouvrent le cinquième livre de l'Histoire ecclésiastique ; elles se trouvent en tète de la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum, pour lui servir de date, de lumière chronologique. Ensuite, la Chronique ayant été composée avant l'Histoire ecclésiastique, Eusèbe a pu se tromper dans le premier de ces ouvrages, et se corriger dans le second. Il y a mieux, la Chronique nous fournit des données contre sa chronologie ; nous y trouvons une raison péremptoire d'abandonner la date qu'Eusèbe assigne dans cet ouvrage à la persécution des Gaules, pour nous en référer sur ce point à l'Histoire ecclésiastique. En effet, l'évêque de Césarée, dans sa Chronique, place l'avènement d'Éleuthère au siège de Rome la quatorzième année de Marc-Aurèle, in de l'ère. chrétienne. Voici ce que nous y lisons sous cette date : Douzième évêque de Rome, Éleuthère. XV ans de pontificat[31].

Mais, comme nous l'apprend Eusèbe dans son Histoire[32], en même temps que les martyrs de Lugdunum écrivaient aux Églises d'Asie et de Phrygie, touchant l'hérésie des Montanistes, ils adressaient des lettres sur le même sujet à Éleuthère, évêque de Rome. Or, comme, d'après la Chronique, Éleuthère monta sur la chaire de Pierre en l'année 174, les lettres qui lui furent adressées de Lugdunum ne peuvent être antérieures à cette date, et partant ceux qui les écrivirent ne peuvent avoir été martyrisés avant cette année 174. Donc, d'après la Chronique, il est impossible de rapporter à la septième année de Marc-Aurèle (167) la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum, Lettre qui retrace le martyre de Pothin et de ses compagnons. De plus, les Montanistes, sur lesquels les martyrs de Lugdunum furent appelés à se prononcer, ne commencèrent, toujours d'après la Chronique d'Eusèbe, à répandre leurs erreurs que vers l'année 173 ; il ne pouvait donc en être question en l'année 167, septième de Marc-Aurèle. La Chronique d'Alexandrie se sépare aussi de la Chronique d'Eusèbe, et, sans concorder exactement sur ce point avec l'Histoire ecclésiastique, elle s'en rapproche assez pour appuyer la chronologie de ce dernier ouvrage, puisqu'elle rapporte à l'an 175 la persécution des Gaules[33].

Mais est-il nécessaire de supposer en défaut la Chronique d'Eusèbe ? N'est-ce pas s'exposer à prêter gratuitement une erreur chronologique à l'évêque de Césarée ? D'après le P. Pagi[34], et ce sentiment nous parait très-plausible, l'opposition signalée entre les deux textes cités plus haut serait plus apparente que réelle. En effet, en inscrivant la persécution des Gaules après le martyre de saint Polycarpe, Eusèbe n'a pas prétendu rapporter ces deux faits à une même date, mais seulement à une même persécution, laquelle se prolongea, avec des intermittences, jusqu'à la fin du règne de Marc-Aurèle. A propos du soulèvement de Smyrne contre les chrétiens, le chroniqueur a mentionné un mouvement semblable qui se produisit plus tard dans la Gaule. C'est par un procédé du même genre que l'évêque de Césarée a réuni dans sa Chronique, sous la dixième année de Trajan, le martyre de Simon, fils de Cléophas, avec celui de saint Ignace d'Antioche.

Ainsi toutes les difficultés élevées contre la date de l'an 177 par Blondel, Dodwell et Pearson, tombent devant ce texte si formel d'Eusèbe : C'était la dix-septième année d'Antonin Vère. Blondel a prétendu que Pothin et ses compagnons souffrirent la septième année de Marc-Aurèle, sous le pontificat de Soter, mais que la Lettre écrite au pape Éleuthère ne fut envoyée que dix ans plus tard[35]. De la part d'un érudit, la distraction est un peu forte. Avec un peu d'attention, Blondel aurait pu s'apercevoir que la Lettre des deux Églises fut écrite en pleine persécution ; tout y respire l'impression d'évènements récents. Et puis, pourquoi ce délai de dix années avant de renseigner les frères d'Asie sur le triomphe des martyrs de Lugdunum ? Dodwell, ministre anglican, célèbre par sa théorie du petit nombre des martyrs[36], tient aussi pour la septième année de Marc-Aurèle, 167 de l'ère chrétienne. La raison qu'il en donne, c'est que les fêtes pendant lesquelles souffrirent les martyrs de Lugdunum revenaient tous les cinq ans, comme les jeux olympiques, et qu'en partant du consulat d'Antonins Africanus et Fabius Maximus, 744 de Rome, on arrive à l'an 167 de l'ère chrétienne[37]. Mais la raison alléguée par Dodwell est sans fondement. Cet auteur suppose fort gratuitement que les jeux établis par Drusus à Lugdunum, lors de l'érection de l'autel consacré à Rome et à Auguste, revenaient tous les cinq ans seulement, au lieu que tout donne à penser que les fêtes d'août, pendant lesquelles furent immolés Pothin et ses compagnons, étaient annuelles. Le goût excessif des Romains et des provinciaux pour les jeux publics, l'intérêt des empereurs et de leurs lieutenants à flatter cette passion, le retour annuel du plus grand nombre des fêtes romaines, ces raisons ont une autre force que l'induction tirée des jeux olympiques. Aussi le savant de Marca[38], le P. Pagi[39], dom Ruinart[40], et les critiques les plus autorisés, tiennent-ils que les fêtes de Lugdunum se célébraient chaque année. En supposant même que ces fêtes revinssent tous les cinq ans, pour légitimer la date assignée par lui, Dodwell devrait prouver qu'il n'y a jamais eu anticipation ni retardement pour la célébration des jeux d'Auguste, ce dont l'histoire fournit plusieurs exemples pour les grands jeux de Rome et de la Grèce. Ensuite, Dodwell devrait, pour le calcul, prendre son point de départ deux ans plus tôt qu'il ne fait ; car, d'après Dion Cassius, l'autel de Rome et d'Auguste fut dédié sous les consuls M. Valerius Messala et Sulpitius Quirinus, l'an 742 de Rome[41]. Or, en partant de cette année, qui marque l'origine des fêtes en question, on arrive par séries de quatre ans à l'année 177 de Jésus-Christ. De la sorte, Dodwell aurait fourni des armes contre lui-même : on ne saurait être plus malheureux. La théorie de Pearson revient à celle de Dodwell, avec cette différence qu'arrivé à l'année 167, le premier de ces deux auteurs ajoute deux séries de quatre ans, ce qui le conduit à 175, année, suivant lui, de la persécution de Lugdunum[42]. Inutile de réfuter des fantaisies de cette nature.

Cette date de l'année 177 ne saurait être infirmée non plus par l'endroit où se trouve, dans l'Histoire ecclésiastique d'Eusèbe, le miracle de la légion Fulminante[43]. Les chronologues rangent la victoire obtenue par les soldats chrétiens de cette légion parmi les évènements de l'année 174. Mais de ce que le récit de ce prodige vient, dans l'Histoire d'Eusèbe, après la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum, il ne s'ensuit nullement que le bienheureux Pothin et ses compagnons aient souffert le martyre avant l'année 174. Pour cela il faudrait que l'évêque de Césarée suivit toujours exactement l'ordre des temps. Or, comme il est facile de s'en apercevoir, il déroge fréquemment à cet ordre pour grouper ensemble les faits similaires. C'est ainsi qu'après avoir déroulé, dans le quatrième et au commencement du cinquième livre de son Histoire, des faits exclusivement religieux, en retard pour ce qui tient à l'histoire civile et politique, il revient en arrière pour rapporter la victoire due aux chrétiens de la Fulminante.

Il serait à désirer, pour l'honneur de Marc-Aurèle, que cette victoire eût précédé la réponse faite par lui au président de la Lugdunaise. Mais la date assignée par Eusèbe à la persécution qui sévit dans cette dernière ville, réduit à néant les prétendues raisons tirées de la reconnaissance de l'empereur. Marc-Aurèle, il est vrai, ne fut pas insensible à un service dont il avait été le premier à profiter. Malheureusement il ne conserva pas longue mémoire d'un si grand bienfait. Rentré à Rome, il ne tarda pas à mettre tout en oubli, à retomber sous la funeste influence des Crescent et des Fronton. Puis, le moment venu de se prononcer sur les confesseurs de Lugdunum, il eut la cruelle ingratitude de condamner à mort ceux dont les frères en Jésus-Christ l'avaient sauvé, lui et toute son armée. Plus tard, l'année même de sa mort, Marc-Aurèle devait écrire ces mots : L'âme doit se tenir prête à la mort, et cela par un acte de son propre jugement, et non par esprit de faction, comme les chrétiens, mais avec réflexion, avec gravité, sans rien de théâtral[44]. Celui qui croyait voir des factieux dans les chrétiens n'avait pas conservé grande reconnaissance à leur égard.

Jusqu'ici nous avons cheminé dans un sentier inexploré, mal connu, n'ayant pour guider notre marche aucun monument écrit de quelque étendue, prenant souvent pour fil conducteur les inductions tirées de l'histoire civile et de l'histoire religieuse des deux premiers siècles. Arrivé à la persécution de 177, nous allons descendre sur un terrain solide, pleinement éclairé. Grâce à la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum, nous marcherons désormais d'un pas sûr, nous aurons à produire des faits d'une incontestable certitude. Notre récit va se dérouler parallèlement avec la Lettre des deux Églises, la côtoyant souvent, s'y appuyant toujours, s'y confondant de fois à autre comme un canal disparaît par endroits dans le fleuve qui alimente ses eaux.

 

 

 



[1] Smyrne était, après Éphèse, la seconde ville de l'Asie proconsulaire. L'Église de cette ville reçut donc la Lettre des martyrs de Lugdunum, puisque cette Lettre était adressée aux Églises d'Asie et de Phrygie.

[2] Une lettre fort ancienne, attribuée à saint Jérôme, et qui se trouve en tète du martyrologe qui porte son nom, raconte que Constantin, étant venu à Césarée, offrit à Eusèbe le choix de quelques gratifications pour son église. Eusèbe aurait répondu que son église était assez riche des biens qu'elle possédait ; mais qu'il avait à exprimer le plus cher de ses désirs, c'est que l'on fit une recherche exacte dans tout l'Empire, partout où on avait rendu contre les saints sentences sur sentences ; qu'on fouillât dans toutes les archives publiques, qu'on recueillit tout ce qui pouvait concerner le nom d'un martyr, les juges, la province, la cité, le jour, les supplices, la victoire ; que tout fût mis à sa disposition, afin qu'il en composât les annales universelles des martyrs de toutes les provinces de l'Empire. (Hieron. op., t. XI, p. 435, éd. Valarsi.)

[3] Eusèbe parle de cette Collection en plusieurs endroits de son Histoire ecclésiastique : l. IV, c. XV ; l. V, in proœmio, et c. XXI.

[4] Et Acta quidem ipsa quibus plenissima harum rerum narratio continetur, in opere de martyribus integra a nobis incerta sunt. (Eusèbe, Hist. ecclés., c. V, in proœmio.)

[5] Quæcumque ad institutum nostrum spectare mihi visa sunt, ea in præsentiarum seligens hic apponam. (Ibid.)

[6] L. V, c. IV.

[7] S. Gregor. Epistolæ, l. VIII, epist. 29.

[8] Apud D. Ruinart.

[9] Baillet, les Vies des Saints.

[10] Les notaires étaient proprement des sténographes. Dès le Ier siècle, l'Église de Rome eut des notaires ecclésiastiques à son service. Leur institution première remonte au pape saint Clément. Il partagea, dit le Liber pontificatis, les diverses régions de Rome entre de fidèles notaires de l'Église, qui, chacun dans son quartier, devaient recueillir avec sollicitude et curiosité les actions des martyrs. (Anastase le Bibliothécaire, in Clemente.) Comme on le voit, le principal office des notaires ecclésiastiques était de recueillir les Actes des martyrs. Les services rendus par ces officiers les firent bientôt adopter par les autres Églises. Il est donc naturel de penser que l'Église de Lugdunum en possédait quelques uns.

[11] D. Ruinart, Acta sincera, in præfat.

[12] Annotationes in lib. V Eusebii.

[13] Mémoires, t. III, p. 28.

[14] T. I, p. 291.

[15] Hist. litt. de Lyon, t. I, p. 33.

[16] Dom Ruinart, Acta sincera, præf.

[17] Il n'est pas probable que saint Irénée fût déjà évêque de Lugdunum ; autrement la Lettre lui aurait été soumise pour être revêtue de son autorité.

[18] Hist. ecclés., l. V, in proœmio.

[19] Hist. Ecclés. gallic., l. II, c. XVIII.

[20] Animadv. ad Eus. Chronic.

[21] Job, VII, 1.

[22] S. Paul, passim.

[23] Hist. ecclés., l. V, c. I.

[24] Paris, 1675, 4 vol. in-4°.

[25] Les Véritables Actes des martyrs, trad. de dom Ruinart, t. I, Paris, 1708.

[26] Bibliothèque choisie des Pères de l'Église latine, t. IV.

[27] Chefs-d'œuvre des Pères, Paris, 1837.

[28] Les Saints de Lyon, Lyon, 1835.

[29] Hist. ecclés., l. V, in prœmio.

[30] Chronicon.

[31] Chronicon.

[32] Hist. ecclés., l. V, c. III.

[33] Chronicon Alexandrinum.

[34] Notæ ad Baron.

[35] De episc. et presbyt.

[36] Dom Ruinart a victorieusement réfuté cette théorie dans la préface placée en tête des Acta sincera.

[37] Dissert. Cypr.

[38] De primatu.

[39] Notæ ad Baron.

[40] Acta sincera, præf.

[41] Dion, l. IV.

[42] Vind. Ignat.

[43] Hist. ecclés., l. V, c. V.

[44] Pensées, l. XI, III.