SAINT POTHIN ET SES COMPAGNONS MARTYRS

 

LIVRE PREMIER. — FONDATION DE L'ÉGLISE DE LYON.

CHAPITRE VII. — Pourquoi cette étude sur Marc-Aurèle.

Capitolin son biographe. — La renommée de ce prince a été bien servie par les philosophes et les rhéteurs. — Pensées de Marc-Aurèle. — Qualités et vertus naturelles de ce prince. — Sa prétendue modestie. — Sa morale défaillante par la base. — Sa confiance dans la magie et les pratiques théurgiques. — Faiblesse de son caractère. — Responsabilité qui lui revient des désordres de Verus, de Faustine et de Commode. — Marc-Aurèle a persécuté les chrétiens.

 

L'histoire de la persécution qui sévit à Lugdunum appelle notre attention sur Marc-Aurèle, sur le prince qui en autorisa les rigueurs de sa signature impériale. Cette étude jettera quelque lumière sur la Lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum. Un autre motif nous engage à nous arrêter devant la figure du fils adoptif d'Antonin, pour en saisir les traits véritables. Dans un but bien connu, l'école encyclopédiste a fait sonner très-haut le nom de Marc-Aurèle. Voltaire l'appelle le grand Marc-Aurèle ; il veut défendre la mémoire sacrée de Marc-Aurèle. De tous les empereurs, dit-il, ce fut celui qui promulgua les meilleures lois ; il protégea tous les sages et ne persécuta aucun chrétien, dont il avait un grand nombre à son service[1]. Quant à prouver ce qu'il avance, Voltaire ne s'en inquiète pas ; il s'imagine modestement qu'en fait d'histoire sa parole vaut preuve. On sent en soi-même, dit Montesquieu, un plaisir secret lorsqu'on parle de cet empereur ; on ne peut lire sa vie sans une espèce d'attendrissement. Tel est l'effet qu'elle produit, qu'on a meilleure opinion de soi-même, parce qu'on a meilleure opinion des hommes[2]. Récemment encore, un auteur est venu renchérir sur les éloges prodigués à Marc-Aurèle par Voltaire et Montesquieu. Marc-Aurèle, dit M. Taine, est l'âme la plus noble qui ait vécu... Nous avons beaucoup appris depuis seize siècles, mais nous n'avons rien découvert en morale qui atteigne à la hauteur et à la vérité de sa doctrine[3].

La gloire du bienheureux Pothin et de ses compagnons aurait par trop à souffrir de ces éloges, s'il fallait y voir l'expression de la vérité. Il nous importe donc de savoir au juste ce qu'était Marc-Aurèle, de connaître son caractère, sa vie, sa morale, de nous rendre compte surtout de son attitude et de sa conduite à l'égard des chrétiens.

Le nom de cet empereur a éclipsé celui d'Antonin ; il nous est arrivé glorieux comme celui de Trajan, prince que Marc-Aurèle n'égalait ni dans la guerre ni dans la paix. Et cependant, pour retracer les événements de son règne, le fils adoptif d'Antonin n'a pas eu le bonheur de rencontrer un Tite-Live ou un Tacite[4]. Au lieu d'un maure dans l'art d'écrire l'histoire, un maigre annaliste, Capitolin, nous a laissé de ce prince une Vie qui ne brille ni par l'ordre, ni par le style. Mais, à défaut de ces qualités, Capitolin en possède une qui a mieux servi la gloire de Marc-Aurèle que n'auraient pu faire toutes les autres : c'est une admiration sans bornes pour la mémoire de ce prince. Adressée à Dioclétien, grand admirateur de Marc-Aurèle, cette Vie tourne au panégyrique ; elle a plutôt l'air d'une œuvre de commande que d'une histoire écrite par une plume impartiale. Au surplus, Capitolin ne s'en cache pas, c'est moins la vie d'un homme qu'il retrace que celle d'un dieu ; il écrit, sous l'inspiration d'un religieux respect, la biographie d'un empereur placé par Dioclétien au rang de ses plus chères divinités[5]. Ce langage n'inspire pas grande confiance ; le lecteur a tout lieu de craindre que le culte voué à Marc-Aurèle par Capitolin ne puisse se concilier avec l'amour de la vérité.

Les philosophes et les beaux esprits de toute sorte, contemporains de Marc-Aurèle, peuvent être regardés comme les artisans les plus actifs de sa renommée. A cela quoi d'étonnant ? Le souhait de Platon, qui appelait la philosophie sur le trône, semblait être réalisé dans la personne du fils adoptif d'Antonin. Le règne de ce prince avait ouvert un âge d'or à quiconque portait la barbe et le manteau philosophique, enseignait la sagesse sous une forme ou sous une autre. Comme de raison, les maîtres qui avaient élevé son enfance, cultivé sa jeunesse, eurent la meilleure part à ses faveurs. Sa reconnaissance ayant à sa disposition les trésors du fisc, les charges publiques, les positions les plus honorables et les mieux rétribuées, Marc-Aurèle ne sut rien épargner à la pléiade de professeurs qui l'avait initié aux secrets de la sagesse et des arts ; il fut à leur égard d'une libéralité telle, qu'on peut le taxer d'aveugle prodigalité. Parmi tous ses maîtres, aucun ne fut élevé si haut par l'empereur que Fronton, son professeur d'éloquence latine. Fronton était le maître favori, le doux maitre, le cher maître[6]. A Fronton une statue, la dignité consulaire, des emplois considérables dans les provinces. Philosophes et rhéteurs ne s'étaient jamais trouvés à pareille fête ; ils auraient eu fort mauvaise grâce de marchander les éloges à qui leur était si large et si libéral. Marc-Aurèle mort, cet empereur devint aux philosophes et aux rhéteurs des âges suivants une sorte d'idéal vers lequel ils tournaient tristement leurs regards, lorsqu'ils voyaient assis sur le trône toute autre chose que la sagesse et l'amour des sages.

Philosophes et rhéteurs ayant entouré Marc-Aurèle d'une admiration excessive, il n'est pas étonnant que la renommée de ce prince nous soit arrivée quelque peu surfaite. Essayons de signaler les côtés faibles et vulnérables de cette renommée, sans oublier d'indiquer ce qu'elle présente de solide et de résistant, de reconnaître où est l'or de la statue, où le fer et l'argile.

Nous n'avons aucun intérêt à découronner Marc-Aurèle de sa gloire véritable, à lui dénier les talents et les vertus morales qu'il fit briller avant et après son élévation au trône des Césars, à méconnaître les services politiques et militaires qu'il rendit à l'Empire, la sagesse de plusieurs lois inspirées par les grands principes du gouvernement et de la morale publique ; il y aurait à fermer les yeux star ces beaux côtés de sa vie privée et publique autant d'injustice que d'aveuglement. Pour savoir au vrai ce qu'était Marc-Aurèle, nous n'avons rien de mieux à faire que de l'interroger lui-même. Ses Pensées, sorte de journal intime dont le premier livre est daté des bords du Granua[7], et le second de Carnuntum[8], sont pour nous mieux qu'un monument historique ; elles ont pour l'étude de ce prince toute la valeur d'une révélation intime et personnelle. Dans ces pages, Marc-Aurèle ne songe nullement à la postérité, il n'écrit point pour l'avenir. Il pose devant lui-même et pour lui-même ; il arrête sur son âme un regard profond, pénétrant, dans le but de démêler ses tendances morales, de reconnaître l'état de sa conscience. Le hasard a voulu que ce miroir, destiné à son usage, nous soit arrivé avec l'image arrêtée de ses traits. Grâce à ces notes simples, brèves, prises sous la tente au courant de la plume, excluant tout apprêt littéraire, nous sommes admis dans ses plus intimes confidences, nous lisons dans les plis et les replis de son intérieur, déroulés sous nos yeux par l'empereur philosophe. Dans ces longs tête-à-tête avec lui-même, la bonne loi de Marc-Aurèle ne saurait être suspectée ; il faut donc accepter de confiance tous les renseignements donnés par ces tablettes intimes.

Nous le reconnaissons volontiers, Marc-Aurèle n'avait pas moins d'aptitude pour philosopher que pour régner ; il était aussi bien doué pour l'exercice de la pensée que pour l'art difficile de gouverner les peuples. Nature d'élite, il fut saisi de bonne heure d'un goût très-vif pour les choses de l'intelligence. Épris de l'étude austère de soi, il s'adonnait à la contemplation interne, était ami des spectacles que l'homme peut se donner à lui-même sur le théâtre de la conscience. La noblesse de ces goûts ne pouvait manquer d'élever la vie et les mœurs de ce prince.

Marc-Aurèle tranche sur ses contemporains ; il se détache d'une manière assez vive sur le fond païen qu'il domine. Cette droiture d'esprit, cette honnêteté d'âme, cette pureté relative de mœurs, ces vertus morales qui passeraient inaperçues parmi nous, ne laissent pas de présenter une sorte de phénomène dans le milieu social où nous les rencontrons. Ce que l'on n'admire pas moins dans ce prince, c'est un cœur ouvert à la tendresse, un amour des autres dont le spectacle frappe d'autant plus, qu'il est plus rare autour du philosophe couronné. Mais l'influence chrétienne fut-elle complètement étrangère à cette élévation d'idées, à cette dignité morale ? Le souffle de la vérité n'arriva-t-il pas jusqu'à Marc-Aurèle ? Les livres des chrétiens ne passèrent-ils pas sous les yeux d'un prince si curieux des choses religieuses ? L'Église élevant graduellement le niveau moral de la société païenne, Marc-Aurèle ne participa-t-il pas à ce mouvement ascensionnel des idées et des mœurs ? A ces questions, il est permis de répondre affirmativement avec bon nombre d'excellents juges.

Toutefois, les qualités et les vertus morales de Marc-Aurèle, si brillantes qu'elles soient, ne doivent pas fermer les yeux sur les défauts du prince et les défaillances de l'homme.

D'abord, on peut reprocher à Marc-Aurèle, non pas précisément d'avoir admis dans ses conseils les maîtres de sa jeunesse, mais de leur avoir fait une part excessive dans le maniement des affaires. Arrivé à l'empire, ce prince ne sut pas, tout en conservant une juste reconnaissance à ses professeurs d'autrefois, s'affranchir de leur gênante tutelle. Il eut le tort de rester sur les bancs après être arrivé à l'empire ; de faire de son palais une annexe de l'école ; de prendre pour conseillers ordinaires des hommes peut-être fort experts en philosophie, en éloquence ou en grammaire, mais étrangers au grand art de gouverner ; de confier des charges importantes à des philosophes et à des rhéteurs qui n'avaient aucunement l'étoffe de l'homme d'État. Les maîtres de Marc-Aurèle pouvaient applaudir à un pareil régime ; les peuples, qui payaient les frais des faveurs accordées, étaient d'un tout autre avis. L'affection que ce prince conserva jusqu'à la fin pour ses professeurs tenait sans doute à un sentiment de gratitude, mais aussi à un goût excessif, dans sa position, pour les choses de l'esprit. Voilà pourquoi le manteau du stoïcien éclipse la pourpre sur ses épaules, pourquoi chez lui le philosophe tend à absorber l'empereur.

Comme philosophe, Mare-Aurèle ne peut être dit héritier direct de Zénon ou de Chrysippe. Effel du temps qui avait marché, ou bien de la douceur naturelle à ce prince, le stoïcisme a perdu chez lui son âpreté première ; ce n'est plus cette doctrine impossible qui niait la douleur, proscrivait la pitié comme une faiblesse de l'âme. En général, Marc-Aurèle sait compter avec les réalités de la vie, même avec les plus douces émotions du cœur. S'il ne fait pas toujours droit aux sentiments de la nature, il leur donne souvent satisfaction complète. Le bon sens de Marc-Aurèle le tient à l'abri de cette morgue philosophique, de ce dédain superbe dont le stoïcien écrasait le vulgaire. Mais il n'a pas su se défendre de cette admiration personnelle, écueil' inévitable de la sagesse purement humaine.

On a vanté beaucoup la prétendue modestie que l'on a cru reconnaître dans ses Pensées. Il y a fort à rabattre, ce nous semble, d'un pareil éloge. Les Pensées, en effet, respirent une satisfaction de soi plus voisine de l'orgueil que de la modestie. Au milieu de ses contemplations internes, Marc-Aurèle a été dupe d'une faiblesse inhérente à la philosophie païenne ; il n'a pas su se préserver d'une certaine complaisance en son mérite, complaisance qui est une nuance délicate de l'orgueil. Se replier sur soi-même, faire la revue de sa vie et des actes qui l'ont remplie, promener un regard scrutateur dans les plis et les replis de sa conscience, cet exercice sera toujours d'une grande fécondité morale, à la condition toutefois de ne pas se terminer à un spectacle ménagé à l'amour-propre. Mais faire un inventaire du bien que l'on découvre ou que l'on croit découvrir en soi, étaler ce bien sous ses regards avec une sorte de complaisance, s'y arrêter dans une souriante contemplation, un tel procédé ne constitue pas autre chose qu'un art délicat, raffiné, de se nourrir de sa propre excellence, de se payer avec son estime de ses qualités et de ses vertus. Pour repousser cette méthode prétendue morale, pas n'est besoin d'être chrétien ; il suffit de croire en un Dieu créateur de l'homme et rémunérateur de la vertu.

En face de lui-même, Marc-Aurèle insiste outre mesure sur le bien qu'il dit avoir accompli ; il s'y complaît, il y applaudit même, il se fait le flatteur de son mérite personnel. Quoi qu'on en puisse dire, rien ne ressemble moins à la modestie que ce pompeux étalage, que ces témoignages de satisfaction libéralement octroyés par l'empereur à sa conduite. Marc-Aurèle, il est vrai, fera volontiers la part des dieux ; mais à ce partage il n'a pas grand'chose à perdre, vu qu'il n'est pas très-sûr pour lui que les dieux existent. Les dieux, dit-il, et leurs dons, et leurs secours, et leurs inspirations, rien ne m'a manqué, et depuis longtemps j'ai pu vivre conformément à la nature[9]. » Or, dans les principes du stoïcisme, vivre conformément à la nature constituait la perfection suprême. Comme on le voit, le philosophe couronné ne se ménage pas l'éloge. Sans doute encore, Marc-Aurèle n'hésite pas à poser le doigt sur les plaies de son âme, à fixer ses regards sur les côtés les moins brillants de sa vie. Mais, le vice accusé, arrive aussitôt comme correctif l'amendement qui en a fait complète justice ; ou bien le défaut est atténué au point de disparaître entièrement. Si plus tard, saisi par le poison de la volupté, dit-il, j'ai pu revenir à la santé ; si, malgré mes fréquents dépits contre Rusticus, je n'ai jamais passé les bornes et rien fait dont j'aie à me repentir, c'est aux dieux que je le dois[10]. Et tout le premier livre des Pensées se poursuit sur ce ton et dans cette manière. Cette naïve admiration de soi n'a rien qui doive surprendre : Marc-Aurèle ne connaissait pas l'humilité, cette vertu exclusivement chrétienne. Cette vertu, du reste, n'était pas la seule qu'il ignorât, sa conduite ne pouvant s'élever plus haut que ses croyances.

Malgré bien des lacunes dans ses principes, Marc-Aurèle interprète avec autant de bonheur que d'exactitude le code de la morale naturelle. Mais, si belle qu'elle apparaisse à l'extérieur, sa doctrine pèche par la base ; bâti sur le sable mouvant du doute, cet édifice ne repose pas sur les grandes vérités, fondement indispensable de toute morale. Ainsi les dieux reviennent souvent sous la plume de ce prince. Mais ces dieux, quelle place tiennent-ils dans ses croyances.

des dieux ? Faut-il leur attribuer une existence propre et personnelle, ou bien doit-on les confondre avec les autres êtres dans le grand Tout ? Ces dieux ont-ils quelque pouvoir sur ce monde, et ce pouvoir quel est-il[11] ? Une providence bienfaisante, exorable, préside-t-elle au cours des évènements, ou bien le monde est-il dominé par l'aveugle, par l'inexorable destin[12] ? Notre âme, quelle est sa nature ? Est-elle distincte de la matière[13] ? A-t-elle une existence personnelle, ou bien appartient-elle, comme un fragment parcellaire, à l'âme universelle clans laquelle elle finira par être absorbée ? Maîtresse de ses actes, a-t-elle le libre gouvernement d'elle-même, ou bien est-elle enchaînée par des lois fatales qui lui feraient produire le bien et le mal, comme un arbre donne des fruits bons ou mauvais[14] ? L'âme est-elle assurée de survivre au corps ? La récompense ou le châtiment, sanction indispensable du devoir, l'attendent-ils après la mort ? Voilà tout autant de questions que Marc-Aurèle se pose à lui-même. Ces grands problèmes troublent ses pensées incertaines ; il les pèse, il les agite, il les résout tantôt dans un sens et tantôt dans un autre, suivant les courants d'idées qui traversent son esprit. La doctrine de Marc-Aurèle est donc ruineuse par la base ; elle porte en l'air, elle ne repose que sur des probabilités et des hypothèses, tremblantes assises qui ne sauraient fixer l'esprit de l'homme et asseoir sa vie.

Avec de pareilles incertitudes, la religion de Marc-Aurèle ne pouvait être mieux appuyée que ses vertus. Ce n'est pas que, dans les habitudes de sa vie publique et privée, il ne fût religieux, dévot même ; mais cette religion, dénuée de croyances fermes, flottait au vent de toutes les superstitions qui avaient cours dans l'Empire. Pour ce prince, ce n'était pas assez des dieux de Rome, des rites de l'ancien culte ; il ouvrit la porte aux folies de l'orientalisme, se fit initier aux mystères d'Éleusis, de Mithra, de Thot, le Mercure égyptien[15]. Trop à l'étroit dans le rituel romain, le sentiment religieux de l'empereur s'égara dans les voies détournées de la magie, des incantations et des pratiques théurgiques. Sur la parole d'Alexandre, un misérable imposteur, Marc-Aurèle n'hésite pas à jeter dans le Danube deux lions, des aromates et des objets précieux, dans l'espérance d'assurer ainsi la victoire à ses armes contre les Marcomans[16]. Avant de partir pour sa dernière campagne, il convoque autour de lui tout ce que l'Empire renferme d'enchanteurs et de magiciens le plus en renom ; il consulte Julien et Arnuphis, deux divinateurs célèbres ; il fait appel à leur prétendue science, aux pratiques les plus extraordinaires de leur art, s'y confiant pour le succès de la guerre autant qu'à la valeur de ses légions et aux ressources de son habileté militaire.

Ainsi, supérieur à son siècle par sa grandeur d'âme et la dignité de sa vie, Marc-Aurèle se confond avec le vulgaire superstitieux et crédule par une confiance aveugle dans les devins et la vertu de leurs opérations théurgiques.

L'inconsistance des idées philosophiques et religieuses de Marc-Aurèle ne pouvait manquer de déteindre sur son âme, d'affecter sensiblement son caractère. Son esprit flottant devait communiquer quelque chose de ses incertitudes à la volonté de ce prince. Effectivement, l'empereur apparaît aussi faible dans ses résolutions, que le philosophe se montre peu ferme dans ses principes. Ce défaut d'énergie tenait encore à la déférence excessive qu'il professa toujours pour ses maîtres. Ainsi que nous l'avons fait remarquer, le disciple parvenu à l'empire conserva toujours pour ses professeurs un respect et des égards qui ne convenaient plus à sa position nouvelle. Il ne sut pas modifier à propos la douce habitude qu'il avait prise de déférer en tout à leur avis, imposer à ce penchant les limites tracées par ses devoirs nouveaux. Or, à ce régime, les ressorts de sa volonté, auxquels la nature avait donné moins de force que de délicatesse, finirent par se relâcher et se détendre. Le grand mouvement de sa vie, Marc-Aurèle le concentra dans son intérieur ; il dépensa les forces vives de son âme dans les travaux solitaires de la pensée. Chose étonnante ! ce prince si brave contre les ennemis de l'Empire, qui déploya tant d'activité sur le théâtre de sa conscience, ce prince se trouva faible, hésitant, au dessous de sa tâche, lorsqu'il fallut commander aux Romains, appliquer aux crimes d'énergiques répressions, exercer la magistrature des mœurs à Rome et dans l'enceinte de son palais.

L'indulgence de Marc-Aurèle pour les désordres qui déshonoraient sa famille, fait retomber ces désordres sur sa tète par une indéclinable responsabilité. Il y avait à cette conduite tolérante défaillance de la conscience, infraction aux devoirs du sage, aussi bien qu'à ceux du frère, de l'époux et du père. Soit indifférence morale pour tout ce qui n'émanait pas directement de sa volonté, soit crainte de susciter à sa faiblesse des embarras qu'il redoutait, Marc-Aurèle s'inquiéta peu de réprimer les excès de Verus, son frère adoptif, les débordements de son épouse Faustine, la dépravation précoce de Commode, son indigne fils. Il eut le triste courage d'assister à toutes ces hontes domestiques, non pas en spectateur insensible, mais en témoin qui cherche à se désintéresser du triste spectacle qu'il a sous les veux. On aimerait à voir le moraliste couronné se révolter contre les vices qui l'environnent, décharger le poids de sa conscience par les mesures d'une juste répression. Et Marc-Aurèle se contente de pousser en secret d'inutiles soupirs ; tout au plus oppose-t-il aux désordres des siens l'impuissant exemple de ses molles vertus[17]. Verus, fils adoptif d'Antonin comme Marc-Aurèle, rappelait sous bien des rapports l'horrible Néron[18]. Il n'importe, Marc-Aurèle lui accordera la main de Lucile, sa sœur ; il l'associera à l'empire, partagé pour la première fois entre deux Augustes ; il assistera aux désordres de son gendre, sans s'inquiéter beaucoup d'y mettre un terme. Enfin, Verus mort des plus honteux excès, il lui fera décerner les honneurs divins.

Pour Faustine, l'épouse trop fameuse de Marc-Aurèle, on ne sait comment expliquer la tolérance de ce prince à son égard. Cette seconde Messaline, qui ne pouvait faire valoir à sa décharge l'excuse d'avoir épousé un autre Claude, donna libre cours aux caprices de ses passions adultères, sans que son époux eût à cœur de venger son nom déshonoré. Les anecdotes propagées par les langues friandes de scandale, les allusions parties de la scène, les quolibets et les risées du public, rien ne put déterminer Marc-Aurèle à prendre en main les intérêts de sa réputation compromise, ceux de la morale publique outragée. Des amis, plus soucieux que lui de son honneur, le pressaient de rompre son mariage au moyen du divorce légal ; il se contenta de leur faire cette lâche réponse : Si nous renvoyons l'épouse, il faudra rendre la dot[19]. — Faustine, comme on sait, était fille d'Antonin, lequel avait adopté Marc-Aurèle. — Malgré l'indignité de sa conduite, les plus beaux titres étaient décernés à Augusta ; elle était appelée Mère des camps, et, sur des monnaies, on osa bien associer son nom à celui de la Pudeur. L'impératrice morte, le silence et l'oubli auraient dû peser sur sa tombe. Deuil simulé, ou regret sincère, l'empereur affiche tout le luxe de la douleur ; Faustine est placée au rang des divinités de l'Empire ; statues, temples, autels, prêtresses destinées à son culte, aucun honneur ne lui est épargné. Plus tard, sous la tente, Marc-Aurèle donnera un tendre souvenir à une femme de ce caractère, si complaisante, si affectueuse, si simple[20]. Un auteur satirique, qui aurait voulu décocher l'ironie contre Faustine, n'aurait pu mieux dire.

Et la faiblesse de Marc-Aurèle à l'égard de son fils Commode, comment la qualifier ? Par les conséquences politiques qu'elle pouvait avoir, cette faiblesse revêtait un caractère d'une immense gravité. Il ne s'agissait pas seulement ici de la réputation personnelle de l'empereur, l'Empire était en cause avec tous les intérêts des particuliers. Marc-Aurèle avait vu se révéler en Commode, encore enfant, un tyran de la pire espèce. Puisque le père n'avait eu ni la volonté assez énergique, ni la main assez forte, pour dompter les instincts pervers et cruels de son fils, pourquoi lui abandonner en proie Rome et l'Empire ? L'hérédité du pouvoir n'étant pas loi constitutive de l'État, qui l'empêchait d'écarter un monstre comme Commode, de faire passer la pourpre sur les épaules de Pompéianus, son gendre ? S'il lui fallait un exemple, Claude n'avait-il pas dérogé à l'ordre de succession naturelle ?

Verus, Faustine, Commode, ces trois noms jettent sur le front de Marc-Aurèle des ombres assez, fortes pour obscurcir sa renommée. Vainement chercherait-on à décharger ce prince de la responsabilité qui lui revient des désordres couverts par lui d'une lâche indulgence. Quelques auteurs s'y sont essayés, sans pouvoir y réussir. Longtemps d'avance, l'empereur Julien, auteur peu suspect, avait fait justice de ces plaidoyers intéressés. Voici ses paroles : Il (Marc-Aurèle) fut coupable à l'endroit de son épouse et de son fils. Il déplora la mort de Faustine outre mesure ; il lui donna des larmes qu'elle ne méritait pas, Quant à Commode, Marc-Aurèle, en le faisant son héritier, n'eut aucun égard aux intérêts de l'Empire menacé de ruine ; il lui donna la préférence sur son gendre (Pompéianus), personnage vertueux, dévoué à la chose publique[21]. De la part de Julien, ces paroles sont significatives.

Cette faiblesse incurable de Marc-Aurèle, nous avons dû la signaler avec quelques détails, parce qu'elle n'a pas été étrangère à la persécution qui sévit sous son règne.

Il nous reste un dernier grief à formuler contre le fils adoptif d'Antonin, grief qui a motivé cette étude : il a persécuté la religion chrétienne. Les flots de sang qu'il fit répandre ont imprimé à sa mémoire une tache qu'il est plus facile de dissimuler que de laver aux yeux de l'impartiale histoire. Il est certain que sous son règne l'Église fut agitée d'une affreuse tempête. Cette persécution, comptée généralement pour la quatrième, est signalée par tous les historiens ecclésiastiques, notamment par Eusèbe[22], saint Augustin[23], Orose[24] et Sulpice-Sévère[25]. A ces graves autorités vient se joindre la mention faite par tous les martyrologes de bon nombre de confesseurs immolés pour la foi sous le règne de ce prince. Reste à savoir en quel sens Marc-Aurèle peut être dit l'auteur de cette persécution, de quelle manière fi y donna les mains. Ce prince promulgua-t-il des édits nouveaux contre les chrétiens ? ou bien, s'inspirant des édits anciens, se contenta-t-il de lâcher lai bride au fanatisme religieux des masses, d'autoriser la persécution par des rescrits adressés à des gouverneurs de province ? A ne consulter que saint Méliton, cette question demeurerait indécise. En effet, dans l'Apologie qu'il adressa à l'empereur, l'évêque de Sardes semble douter que Marc-Aurèle eût autorisé les poursuites exercées contre les chrétiens d'Asie[26]. Dans son Apologétique, Tertullien va plus loin encore ; il affirme que Marc-Aurèle ne porta aucune loi contre le christianisme[27]. Mais en cela il est contredit par des monuments d'une incontestable autorité. Les Actes de saint Justin[28], ceux de sainte Glycère et de saint Laodicius[29], parlent d'édits rendus par Marc-Aurèle et proclamés dans toutes les villes de l'Empire. Il y a mieux, les Actes de saint Symphorien d'Autun reproduisent le décret suivant : L'empereur Marc-Aurèle à tous les gouverneurs, juges, magistrats, présidents et autres officiers de l'Empire. Nous avons été informés que ceux qui portent le nom de chrétiens violent ouvertement les lois de l'Empire. Arrêtez-les, et s'ils refusent de satisfaire aux dieux, punissez-les, en graduant toujours la nature des supplices, de telle sorte que la répression soit équitable et que la punition cesse avec le crime[30]. Rien n'est plus clair. Comment donc concilier ces témoignages avec le dire contradictoire de Tertullien ? Prétendre qu'il s'est trompé, une pareille opinion ne paraît guère soutenable : le prêtre de Carthage était trop au courant des affaires de son temps pour rien affirmer en l'air dans un plaidoyer destiné à une grande publicité. Dire avec Tillemont que les anciennes lois romaines, qui condamnaient toute religion nouvelle et non approuvée du sénat, subsistaient toujours[31], c'est passer à côté de la difficulté sans la résoudre ; les Actes parlent de lois émanées de Marc-Aurèle lui-même.

Quoi qu'il en soit de ce problème historique, il est certain que Marc-Aurèle laissa pleine liberté au fanatisme des masses païennes et à la jalousie sacerdotale de se déchaîner contre les chrétiens ; certain qu'il autorisa, par rescrit impérial, des persécutions locales[32] ; certain qu'il traduisit saint Bénigne à son tribunal, et décerna le dernier supplice contre ce saint martyr[33]. C'est plus qu'il n'en faut pour ranger ce prince au nombre des persécuteurs, pour faire retomber sur sa tête le sang chrétien versé sous son règne.

Cependant tout concourait à le retenir dans la voie de modération ouverte par son père adoptif. Marc-Aurèle avait pris Antonin pour modèle, il s'était promis de marcher sur ses traces[34]. Or, il devait lui en coûter peu de rester fidèle aux traditions paternelles : la douceur de son caractère l'inclinait naturellement au parti de la tolérance. Ensuite, éclairé comme il l'était, il devait savoir à quoi s'en tenir sur le compte des chrétiens. Justin, Méliton de Sardes, Apollinaire d'Hiérapolis, Athénagore, lui avaient adressé des apologies où ils plaidaient la cause du christianisme, revendiquaient les droits de la conscience. Ces appels faits à son équité, ces plaidoyers si remarquables de logique et de bon sens, ne pouvaient manquer d'attirer l'attention d'un prince qui, suivant Capitolin, désirait connaître toutes les affaires où la vie des citoyens honorables trouvait engagée[35]. Le ciel lui-même avait parlé un langage non équivoque ; il s'était exprimé de manière à neutraliser l'influence des sophistes qui pesaient sur Marc-Aurèle, à faire pencher l'esprit de ce prince du côté de la justice et de l'équité.

En l'année 175, dans le pays des Quades, l'armée romaine, dévorée de chaleur et de soif, enveloppée par un ennemi supérieur en nombre, semblait vouée à un désastre inévitable. Dans ce péril extrême, les chrétiens de la douzième légion, dite Fulminante, se retirent un peu à l'écart et fléchissent le genou pour prier. Bientôt le ciel se couvre de gros nuages, des torrents d'une pluie bienfaisante tombent sur la tête des Romains altérés, tandis que la foudre porte l'épouvante et la mort dans les rangs des Barbares. Grâce à la prière des soldats chrétiens, l'armée romaine était délivrée, et, au lieu d'une défaite, la victoire était assurée aux aigles romaines[36]. Les auteurs anciens qui ont parlé de cet événement y ont tous reconnu une intervention divine[37]. Dans une lettre adressée au sénat, Marc-Aurèle eut la loyauté de renvoyer l'honneur de cette victoire aux chrétiens de la Fulminante. Cette lettre n'est pas arrivée jusqu'à nous ; elle existait encore du temps de Tertullien, qui la cite en preuve de la protection accordée au christianisme par Marc-Aurèle[38].

Sous l'impression d'un service récent encore, l'empereur défendit sous les peines les plus sévères d'accuser les chrétiens pour cause de religion : c'était ne leur rendre que demi-justice. Pour la faire complète, Marc-Aurèle aurait dû rapporter les lois qui proscrivaient le christianisme ; son courage ne se trouva pas à la hauteur de ce grand parti. Dans tous les cas, les chrétiens ne furent pas tenus à longue reconnaissance pour l'édit qui défendait de les accuser : Marc-Aurèle ne tarda pas d'annuler les effets de cette mesure, en autorisant, par rescrit impérial, la persécution de Lugdunum.

Ce prince s'était prononcé trop formellement en faveur des cultes ennemis du christianisme ; il s'était lancé trop avant dans les voies de l'orientalisme et des pratiques théurgiques ; ces antécédents affaiblirent d'abord, puis étouffèrent ses sentiments de gratitude envers les chrétiens. Ensuite, pour admettre les disciples du Christ à la libre pratique de leur culte, il eût fallu tenir tête à la jalousie des Juifs, aux fureurs aveugles de la multitude, aux haines intéressées des Fronton, des Crescent et autres. Marc-Aurèle n'était pas de force à se mesurer avec ces difficultés ; pour les aborder de front, il n'avait ni l'esprit assez élevé, ni la conscience assez délicate, ni surtout la volonté assez fortement trempée. Chose étonnante, on vit un prince ménager du sang des gladiateurs, assez humain pour faire tendre des filets sous les cordes des funambules, on vit ce prince dépouiller sa douceur naturelle, se montrer cruel à l'égard des chrétiens, mériter de prendre place à côté de Néron, de Domitien, de Trajan, dans la liste des persécuteurs.

Ainsi donc, avant de porter un jugement sur Marc-Aurèle, il importe de considérer ce prince sous ses différents aspects. La médaille de son caractère a sans doute un beau côté ; elle a pareillement un revers qu'il ne faut pas perdre de vue. Le dénigrement systématique est un excès, l'admiration aveugle en est un autre : la vérité se trouve à égale distance de ces deux extrémités.

 

 

 



[1] Dictionnaire philosophique. Martyrs.

[2] Grandeur et Décadence des Romains, c. XXI.

[3] Nouveaux Essais de critique et d'histoire.

[4] La biographie due à Capitolin, deux pages d'Aurelius Victor dans ses Césars, quelques lignes de Victor-le-Jeune dans son Épitomé, c'est, tout ce que nous possédons des anciens sur Marc-Aurèle.

[5] Deus osque etiam nunc habetur (Marcus), ut vobis ipsis, sacratissime imperator Diocletiane, et semper visum est et videtur, qui eum inter numina vestra, non ut cæteros, sed specialiter veneramini. (Capitolin, in Marco.)

[6] Ces expressions de tendresse reviennent fréquemment dans les lettres de Marc-Aurèle à Fronton.

Rien n'est curieux comme la correspondance de Marc-Aurèle avec son professeur d'éloquence. Ces lettres ont été découvertes par le cardinal Mai sur des palimpsestes du Vatican.

[7] C'est le Garam actuel. Cette rivière prend sa source dans le comitat de Gamer, et se jette dans le Danube près d'Esztergom.

[8] C'était une ville de Pannonie où Marc-Aurèle fit de longs séjours pendant les guerres contre les Quades et les Marcomans.

[9] Pensées, I, XVII.

[10] Pensées, I, XVII.

[11] Pensées, IX, IV.

[12] Pensées, IV, III ; XII, XIV.

[13] Pensées, VII, II.

[14] Vouloir que le méchant ne fasse pas le mal, c'est vouloir qu'il n'y ait pas de suc dans la figue, que les enfants ne vagissent pas, que le cheval ne hennisse pas, et ainsi des autres choses qui sont nécessaires. (Pensées, XII, XVI.)

[15] Capitolin, in Marco.

[16] Lucien, Pseudomantis.

[17] Capitolin, in Marco.

[18] Capitolin, in Vero.

[19] Capitolin, in Marco.

[20] Pensées, l. I, XVII.

[21] Les Césars.

[22] Chron. — Hist. ecclés., l. IV et V.

[23] De civitate Dei, l. XIII, LII.

[24] L. VII, c. XV.

[25] Hist., l. II.

[26] Apud Eusèbe, Hist. ecclés., l. IV, c. XXVI.

[27] Apolog., c. V.

[28] Acta sincera, apud Ruinart

[29] Apud Boll., 10 maii.

[30] Acta sincera, apud Ruinant.

[31] Mémoires, t. II, p. 338.

[32] Epist. Eccl. Vienn. et Lugd. — Acta sancti Victoris et sanctæ Coronæ, apud Boll.

[33] Acta sancti Benigni, apud D. Ruinart. Voir les anciens Actes de saint Bénigne donnés par M. l'abbé Bougaud dans son ouvrage intitulé : Étude historique et critique sur saint Bénigne.

[34] Pensées, l. I, XVI.

[35] Capitolin, in Marco.

[36] Eusèbe, Hist. ecclés., l. V, V.

[37] Dion, l. LXXI, VIII. — Capitolin, in Marco. — Suidas in Arnouphim. — Thémistius, Oratio de regia virtute. — Claudien, Paneg., VI.

Un des bas-reliefs de la colonne Antonine, élevée par Commode en l'honneur de son père, représente Jupiter Pluvius versant sur les Romains une pluie bienfaisante, et lançant la foudre sur les Barbares.

[38] Apolog., c. V. — La critique n'admet pas comme authentique la lettre que l'on trouve à la fin de la 2e Apologie de saint Justin.