SAINT POTHIN ET SES COMPAGNONS MARTYRS

 

LIVRE PREMIER. — FONDATION DE L'ÉGLISE DE LYON.

CHAPITRE II. — Arrivée de Pothin à Marseille.

Il se met en route sur la voie romaine parallèle au Rhône. — Fondation de Lugdunum. — Administration de cette ville au IIe siècle. Le président de la Gaule lugdunaise. La curie. — Commerce de Lugdunum. — Son activité littéraire. — Idée que l'on peut se faire de son importance et de sa physionomie au ne siècle. — Système religieux appliqué par les Romains aux peuples vaincus. — La religion à Lugdunum. — L'autel de Rome et d'Auguste.

 

En abordant à Marseille (Massilia), Pothin et ses auxiliaires ne descendaient pas sur une terre complètement étrangère. Dans cette ville, colonie de Phocée, ils retrouvaient la langue d'Homère, la beauté du type grec, l'activité commerciale de Smyrne et d'Éphèse. Dans le Massiliote, ils pouvaient reconnaître le caractère du Grec asiatique, bien que les traits de ce caractère eussent perdu de leur finesse et de leur grâce au contact des Romains et des Gaulois. Sous ce beau ciel, en face de cette mer brillante, les disciples de Polycarpe pouvaient se croire transportés dans une autre Ionie. Sans être insensibles au plaisir de rencontrer à Marseille des hommes de même race qu'eux, ils étaient heureux surtout de pouvoir y saluer des frères en Jésus-Christ.

Depuis près d'un siècle, la croix avait été plantée sur les côtes de la Provence (Provincia). Lazare, le ressuscité de Béthanie, Marthe et Marie-Madeleine, ses deux sœurs, ainsi que Maximin, avaient pris possession de cette terre au nom du Sauveur. Lazare s'était installé à Marseille, Maximin à Aix (Aquæ Sextiæ) ; Marthe avait annoncé la bonne nouvelle à Avignon (Avenio), à Tarascon (Tarasco), où ses restes reposent encore dans un tombeau vénéré. Quant à Madeleine, après avoir précité quelque temps l'Évangile aux peuples de ces contrées, elle revint à la contemplation, cette part choisie par elle aux pieds du divin Maître. Cédant à l'attrait de son âme aimante, elle se retira dans une grotte perdue dans les montagnes, afin d'y cacher les austérités de sa pénitence et les effusions de son amour. Sur ce rocher, voisin du ciel, elle inaugurait la vie érémitique en Occident, elle, la pécheresse autrefois si connue par ses désordres dans la ville de Jérusalem[1]. Des hauteurs où elle s'était réfugiée, Madeleine élevait ses mains et ses prières vers le ciel, tandis que Lazare, Marthe et Maximin combattaient pour le Christ dans les plaines de la Provence[2].

Quels furent les résultats de cette prédication, faite par des organes si propres à frapper l'esprit des peuples ? Les documents qui nous sont parvenus de cette époque ne fournissent aucun détail à cet égard. Toutefois, les faits généraux qui nous sont connus témoignent suffisamment que cette mission ne fut pas inféconde, que la voix des premiers apôtres de Provence trouva de l'écho dans les esprits et dans les cœurs. Le silence gardé par l'histoire, après la mort de Lazare et de Maximin, sur les Églises fondées par eux, la double lacune qui existe dans la liste des pontifes leurs successeurs sur les sièges de Marseille et d'Aix, ces deux faits peuvent s'expliquer, soit par la perte des monuments primitifs, soit encore par la difficulté des temps, laquelle faisait à ces Églises une nécessité de ne pas trop paraître aux regards, de cacher leur existence menacée.

Si modeste qu'on la suppose, l'œuvre de Lazare n'avait point péri avec lui, elle n'avait point été noyée dans son sang[3]. Ce qui le prouve évidemment, c'est l'état florissant de l'Église de Marseille vers l'an 290 de Jésus-Christ, état accusé par les Actes de saint Victor[4]. D'après ces Actes, en effet, Marseille était alors le centre d'une communauté chrétienne, dont les membres étaient répandus dans la ville et les campagnes des environs. Cette Église, aussi remarquable par le nombre que par la ferveur de ses membres, impossible de la rattacher à un fondateur autre que le ressuscité de Béthanie ; elle remontait à Lazare, qu'elle saluait comme son père et son premier évêque. Marseille comptait donc des adorateurs du Christ parmi ses habitants, lorsque le bienheureux Pothin vint y aborder avec la phalange dont il était le chef.

Il est permis de le penser, informés par la voie de Smyrne ou de Rome de leur arrivée prochaine, les fidèles de Marseille seront accourus au rivage pour y recevoir les apôtres de Lugdunum ; ils les auront accueillis dans leurs demeures, leur auront prodigué les soins de l'hospitalité, comme on savait la pratiquer dans la ferveur de ces premiers âges. Ces devoirs remplis, les missionnaires venus de Smyrne et les chrétiens de Marseille se seront unis dans une commune prière. Dans le secret d'une chapelle cachée à tous les regards, sous les voûtes obscures de la crypte où reposait le corps de Lazare[5], le bienheureux Pothin aura célébré les saints mystères, et de ses mains bénies distribué à tous les frères le pain eucharistique. Au milieu des saintes joies de l'agape fraternelle, Pothin aura parlé de Lugdunum, précieuse part de son héritage dans la vigne du Seigneur. Cette ville, à laquelle il avait dévoué sa vie, était en grande relation de commerce avec Marseille ; les chrétiens massaliotes se trouvaient donc en mesure de donner à Pothin des renseignements qui pouvaient tourner au profit de son apostolat.

Un temps très-court fut consacré à ce pieux commerce, à ces utiles communications ; l'impatience de leur charité pressait les missionnaires d'arriver au but de leur voyage. Et le bienheureux Pothin se remit en route ; il remonta jusqu'à la cité de Plancus la voie militaire qui se développait parallèlement au Rhône[6]. Agrippa, qui l'avait ouverte, avait été à son insu l'instrument de la Providence. Il ignorait, aussi bien que son maître Auguste, qu'ils travaillaient tous les deux au profit d'un empire autre que l'Empire romain, qu'ils préparaient des chemins pour le passage des ambassadeurs du Christ, des prédicateurs de la vérité. Sur cette route, pavée de larges dalles, où avaient passé tant de légions victorieuses, tant de lieutenants impériaux, Pothin cheminait avec sa petite troupe. Conquérant d'un nouvel ordre, il marchait à la conquête des âmes ; lieutenant du Christ, il allait asseoir au confluent du Rhône et de la Saône une colonie chrétienne, appeler aux droits de cité en Jésus-Christ une ville étrangère aux privilèges spirituels conférés par le christianisme. Sur son chemin, l'apôtre de Lugdunum salue Arles (Arelate) et son Église qu'avait fondée Trophime, envoyé par saint Pierre[7] ; Orange (Arausio), évangélisée par Eutrope[8] ; Tarascon, où reposait le corps de sainte Marthe ; Avignon, qui conservait précieusement le souvenir de cette sœur de Lazare ; et enfin Vienne (Vienna), où avait prêché Crescent, disciple de saint Paul[9].

De Marseille à Lugdunum, le bienheureux Pothin et ses auxiliaires trouvèrent donc sur leur route des stations disposées d'avance par la charité pour les recevoir ; ils savaient où trouver le gîte, la nourriture et mieux encore. Dans les principales villes qu'ils traversaient, les missionnaires étaient accueillis avec joie par les chrétiens de ces villes. La place d'honneur leur était réservée à table, au foyer domestique ; trop heureux les frères de recevoir, en échange de l'hospitalité donnée, la bénédiction de l'évêque Pothin et les paroles qui coulaient de ses lèvres.

La foi avait déjà remonté la vallée du Rhône -jusqu'à Vienne ; les fidèles étaient organisés en Églises dans les principales cités de la Provence. Il appartenait au bienheureux Pothin de reculer dans cette dernière direction les limites du christianisme, de pousser jusqu'à la ville de Plancus le mouvement de son expansion.

L'arrivée de Pothin à Lugdunum nous amène à dire ce qu'était cette ville au ne siècle de notre ère, à esquisser dans un tableau rapide les principaux traits de son état politique, administratif, commercial, littéraire et surtout religieux. En mettant le bienheureux Pothin et ses auxiliaires dans leur cadre historique, cet aperçu aura l'avantage de nous faire connaître les populations auxquelles ces apôtres allaient s'adresser, les magistrats qui les traduisirent en jugement, et par là même la situation qui leur était faite, comme prédicateurs de l'Évangile, sur les bords du Rhône et de la Saône.

Lugdunum était de fondation assez récente ; son origine ne remontait pas plus haut que l'année 710 de Rome, année qui suivit la mort de César.

Nous écartons, comme on voit, la question débattue entre les historiens de Lyon sur l'existence antérieure d'un Lugdunum celtique. Laissant à l'érudition locale le soin d'éclaircir ce qui se rapporte à cette ville, bâtie, suivant Plutarque[10], par Momorus et Atépomarus, princes rhodiens, près de quatre siècles avant Jésus-Christ, contentons-nous de rappeler ce que l'histoire nous apprend de certain sur les origines du Lugdunum romain.

Cinq mille familles de Vienne, brutalement chassées de cette ville par une faction triomphante, étaient venues chercher un asile sur les bords du Rhône et de la Saône. Plancus, ce lieutenant de César si connu par sa correspondance avec Cicéron, fut chargé de donner à ces exilés une nouvelle patrie. Sur un ordre du sénat[11], et sous les auspices du triumvir Marc-Antoine, auquel les Gaules étaient échues en partage, Plancus employa les bras de ses légions à bâtir une ville aux malheureux Viennois, sur la hauteur qui domine le confluent du Rhône et dé la Saône. Quatre ans après, Auguste faisait conduire à Lugdunum par ce même Plancus une colonie romaine. Grâce aux droits et aux privilèges attachés à ce genre d'établissement, les habitants de Lugdunum étaient assimilés au peuple romain, cette ville devenait en petit l'image de Rome[12].

Lugdunum avait été bâti sur le territoire des Ségusiaves. Ce petit peuple, placé d'abord sous le patronage des Éduens, avait été affranchi de cette tutelle et déclaré libre par les Romains. Segusiabbi liberi, in quorum agro colonia Lugdunum, dit Pline[13]. Évidemment il était d'une bonne politique d'attirer les indigènes dans la colonie nouvelle. De leur côté, les Ségusiaves ne devaient pas se montrer insensibles aux avantages naturels ou offerts qu'ils pouvaient trouver dans la cité de Plancus. Cette peuplade gauloise fournit donc un certain contingent à la population primitive de Lugdunum. Ainsi, trois éléments se fondirent avec le temps pour former la population lugdunaise : les indigènes, les Viennois exilés et les colons romains.

Dans la cité nouvelle, l'élément celtique, représenté par les Ségusiaves, était numériquement et politiquement effacé par les colons romains et les exilés de Vienne ; aussi la ville de Plancus devint-elle profondément romaine. Par ses origines, ses souvenirs et ses intérêts, elle se rattachait à Rome bien plus qu'à la confédération des Gaules. Étrangère à l'esprit gaulois, elle ne nourrissait pas contre la domination romaine cette haine profonde qui fermentait parmi les populations celtiques du Nord ; elle n'éprouvait pas comme elles cette impatience du joug, toujours prête à éclater en sanglantes révoltes.

De ce côté des Alpes, nulle cité ne semblait devoir se prêter mieux à la politique de la mère patrie ; nulle ne paraissait plus heureusement située pour la représenter dans les Gaules, mieux disposée à y soutenir ses intérêts. En habile politique qu'il était, Auguste vit tout le parti qu'il pouvait tirer d'une ville aussi dévouée à Rome qu'elle était indifférente à la cause de l'indépendance gauloise ; d'une ville très-forte par son assiette, reliée à l'Italie par deux routes qui traversaient les Alpes[14], maîtresse par le Rhône et la Saône des voies fluviales d'un vaste pays.

Pour augmenter les bonnes dispositions de Lugdunum, Auguste ne lui ménagea pas ses faveurs. Dans le partage fait entre lui et le sénat des différentes provinces de l'Empire, l'empereur se réserva la Gaule chevelue. Soumis depuis peu de temps, les Gaulois étaient mal habitués an joug de Rome ; le régime militaire était donc nécessaire dans leur pays pour surveiller un patriotisme ardent, et, au besoin, réprimer par la force ses lm., prudentes manifestations.

Auguste partagea la Gaule chevelue en trois provinces : la Lugdunaise ou Celtique, l'Aquitaine et la Belgique[15]. Ce partage fait, il s'agissait de donner ab Celtique, à la plus importante de ces provinces, une capitale où résiderait le lieutenant de César, où seraient centralisés tous les services, concentrées les différentes branches de l'administration. A des cités plus anciennes et plus centrales, Auguste préféra Lugdunum, et la province fut du nom de cette ville appelée Lugdunaise. La cité de Plancus devenue le centre administratif de la Lugdunaise, l'empereur y établit un hôtel des monnaies ; il la dota de monuments splendides ; puis, pour ajouter encore aux avantages de sa position, il chargea son gendre Agrippa de faire partir de Lugdunum, comme centre, quatre routes militaires, qui, rayonnant vers le Rhin, l'Océan, l'Aquitaine et la Méditerranée, mettraient cette ville en communication avec les deux mers, ainsi qu'avec toutes les peuplades des Gaules, de l'Ibérie, de la Germanie et de la Bretagne[16]. Ce n'est pas tout encore, pendant les cieux séjours qu'il fit à Lugdunum, Auguste augmenta les privilèges de cette ville ; il accorda le titre de citoyen romain à bon nombre d'habitants, que les services rendus ou une influence considérable recommandaient aux faveurs impériales. Bref, l'empereur n'oublia rien pour mettre Lugdunum au neveu du rôle qu'il l'appelait à jouer dans les Gaules.

Le système administratif organisé par Auguste fonctionnait à Lugdunum, comme dans les autres capitales des provinces impériales. L'empereur y était représenté par un président (prœses)[17]. Dépositaire de la puissance civile et militaire, commandant les armées, ce haut fonctionnaire paraissait en public dans un appareil, avec des insignes qui rappelaient ce double pouvoir. Il marchait escorté de soldats, précédé dé six licteurs ; il siégeait sur un tribunal élevé, portait le glaive et la cotte d'armes (paludamentum). A la différence des proconsuls désignés par le sénat, dont les pouvoirs expiraient au bout d'une année, les lieutenants impériaux étaient nommés par l'empereur pour un temps indéfini. Revêtus d'une sorte d'omnipotence, ils ne voyaient au dessus de leur tête que César, ne reconnaissaient d'autre chef que lui, n'avaient d'autre contrôle à subir que le sien[18]. Certes, la tentation était grande pour ces gouverneurs d'abuser des pleins pouvoirs remis entre leurs mains, de pressurer des populations livrées à leur merci, de leur appliquer d'une façon odieuse et barbare les exigences de la fiscalité romaine.

Au dessous du président de la Lugdunaise, était un corps légalement constitué, chargé de représenter la cité, de gérer et de défendre ses intérêts : c'était la curie, le sénat de Lugdunum. Les membres de cet ordre, dont le nombre s'élevait régulièrement au chiffre de cent, prenaient le titre de décurions. Le pouvoir des simples décurions avait un caractère purement consultatif ; le pouvoir exécutif appartenait aux duumvirs. Ces derniers magistrats présidaient la curie, avaient seuls l'administration des affaires locales. Élus par le suffrage des décurions, ils ne demeuraient en charge qu'une seule année. Outre leurs fonctions administratives, les duumvirs étaient encore investis d'une autorité judiciaire dont la compétence civile et criminelle paraît avoir été très-restreinte[19].

Grâce à cette institution, la ville de Lugdunum avait sa vie propre ; elle exerçait une action importante dans le ressort de ses propres affaires, un genre d'initiative qui s'étendait à tous les besoins de la cité. Dans cette sphère, dont le rayon était assez étendu, elle pouvait se mouvoir à l'aise, déployer une grande activité, offrir même un aliment à l'ambition de ses habitants. Pourvu qu'elle ne sortît pas du cercle tracé par le droit municipal, la curie n'avait rien à redouter du président. Le lieutenant de l'empereur devait arrêter ses empiètements, veiller à ce qu'elle ne compromît pas les intérêts généraux de l'Empire ; sauf cette haute surveillance, le gouverneur laissait une entière liberté à la curie. L'habileté de ce fonctionnaire consistait bien plus à favoriser, à seconder le jeu régulier du sénat lugdunais, qu'à gêner ou à contrarier son action légale. Les habitants de Lugdunum pouvaient donc, sans trop de mauvaise grâce, courber la tête sous la domination romaine. La liberté municipale, les privilèges des colonies italiennes les plus favorisées[20], le droit aux honneurs, aux charges qui donnaient entrée au sénat de Rome, tous ces avantages pouvaient les consoler de leur absorption dans l'Empire romain, leur tenir lieu d'une indépendance que du reste ils n'avaient jamais connue.

Une autre garantie de la fidélité de Lugdunum à l'Empire, c'était l'intérêt de son commerce. Dés le principe, la position exceptionnelle de cette ville semblait l'avoir prédestinée à devenir un emporium de premier ordre[21]. Point de départ des quatre routes militaires, dont le vaste réseau embrassait toute la Gaule ; assise au confluent de deux rivières, que des canaux ou un court trajet de terre faisaient communiquer avec tous les fleuves des versants océanique et méditerranéen, elle se trouvait à portée de l'Italie comme de la péninsule ibérique, elle était reliée à la Germanie aussi bien qu'à la Bretagne, surtout elle touchait à Marseille, et par cette ville, la rivale d'Alexandrie et de Carthage, elle entrait en relation facile avec l'Afrique, la Grèce et l'Asie entière. Les magnifiques artères qui se croisaient dans son sein, y faisaient affluer les produits de l'Orient, en même temps qu'elles servaient à écouler les richesses agricoles, minérales et industrielles de l'Occident. Longtemps avant la fondation de Lugdunum par Plancus, des foires célèbres se tenaient déjà au confluent du Rhône et de la Saône. La colonie romaine établie sur la colline qui domine les deux rivières, donna une nouvelle impulsion à ce mouvement commercial. Les différents peuples des Gaules, les Bretons et les Germains, se rencontraient à ces marchés avec les Ibères, les Maures, les Égyptiens et les Grecs asiatiques. Les marbres de la Grèce, les tapis de l'Asie, les pierres précieuses de l'Inde, les parfums de l'Arabie, y étaient échangés avec l'étain de la Bretagne et les fourrures du Nord ; avec l'or, l'argent, le fer, les armes, les tissus de la Gaule et de l'Ibérie ; avec les blés, les vins et les huiles de la Provence. Par sa position et le caractère de ses habitants, Lugdunum était donc devenu un immense entrepôt, où le courant commercial qui montait du midi par Marseille, se croisait dans son sein avec celui qui descendait du nord par la double voie des routes et des rivières.

Ce qu'un tel mouvement d'affaires devait apporter à Lugdunum de richesses, d'opulence, et par là de bien-être, de luxe et de splendeur, il est facile de s'en faire une idée. Dans une pareille situation, cette ville n'était nullement intéressée à troubler une paix nécessaire à la sécurité des transactions ; d'autre part, elle ne pouvait qu'applaudir aux conquêtes des Romains, les succès des armes romaines servant à étendre ses opérations commerciales. La politique de Rome n'avait donc pas de ville plus dévouée, dans les Gaules, que la ville de Plancus.

Un commerce d'un ordre supérieur, celui des choses de l'esprit, florissait à Lugdunum à l'égal du commerce ordinaire, bénéficiant des rapports établis par ce dernier avec les contrées où brillaient les arts et les lettres. Les richesses littéraires, les traditions du bon goût arrivaient sur les bords du Rhône et de la Saône par les mêmes voies que les produits matériels de la Grèce ou de l'Italie. Avec tous les autres éléments de la civilisation romaine, la ville de Lugdunum avait reçu de bonne heure les chefs-d'œuvre de l'esprit humain. A la faveur des relations qu'elle entretenait avec Rome, la Grèce et l'Ibérie, elle ajoutait à ces trésors les productions des auteurs venus après les grands siècles de Périclès et d'Auguste. Or, pour apprécier ces différents ouvrages, il lui était facile d'emprunter grammairiens et rhéteurs aux écoles les plus célèbres du monde, à celles de Rome, d'Athènes, d'Alexandrie, de Cordoue, de Marseille. Sous ces heureuses influences, Lugdunum était devenu à son tour un centre littéraire important, un théâtre où poètes et orateurs aimaient à paraître pour y disputer les prix et les couronnes. Ses écoles, que les faveurs impériales et la munificence de la curie rendaient dignes d'une métropole, propageaient au loin la culture intellectuelle, le goût des nobles études. Fréquentées par une jeunesse avide des jouissances de l'esprit, elles ne jetaient pas un moindre éclat que celles de Narbonne, de Marseille, d'Autun, de Besançon et de Toulouse. Cet amour des lettres ne se renfermait pas dans l'intérieur des écoles, il se répandait hors de leur enceinte pour embellir la vie, charmer les loisirs des chevaliers et des consulaires, faire les délices des intelligences délicates. Au théâtre, aux thermes, dans les gymnases, sur la place publique, sous le toit domestique, orateurs, poètes, grammairiens, rhéteurs, étaient écoutés, applaudis, tétés par ces Gallo-Romains vifs, spirituels, sensibles aux impressions des arts.

Quelques faits conservés par l'histoire en diront plus sur la vie littéraire de Lugdunum aux Ier et IIe siècles, que ne pourraient faire de longs détails. Tout le monde connaît le célèbre concours d'éloquence grecque et latine, établi par Caligula à l'autel de Rome et d'Auguste[22]. Malgré la bizarrerie des lois imposées[23], de nombreux concurrents accouraient à Lugdunum, désireux de faire briller aux fêtes du confluent la richesse de leur esprit, l'ingénieuse fécondité de leur parole. Quelques années après, Domitien, en route pour l'armée du Rhin, s'arrêtait à Lugdunum, et s'y plongeait dans l'étude de l'éloquence et de la poésie ; son but était de donner le change sur ses véritables sentiments, de voiler ses projets ambitieux[24]. Dans une lettre à un de ses amis, Pline-le-Jeune nous apprend que ses ouvrages étaient mis en vente chez les libraires de Lugdunum, qu'ils trouvaient dans cette ville acheteurs et lecteurs[25]. Ces faits, qu'il serait facile de multiplier, montrent que les lettres grecques et latines étaient cultivées dans la cité de Plancus avec autant d'ardeur que de succès.

Le président de Lugdunum ne pouvait que favoriser cet épanouissement littéraire. Il ne tenait qu'à lui de jouer le rôle de Mécène sur les bords du Rhône et de la Saône, d'orner sa petite cour de poètes ingénieux, de rhéteurs diserts, éclos au soleil de ses faveurs. Sa vanité n'avait rien à perdre, et sa politique tout à gagner, aux développements d'une littérature inoffensive, qui ne ménagerait pas son encens au pouvoir.

Avec les éléments de grandeur et de prospérité que nous avons signalés, Lugdunum prit bientôt place parmi les villes les plus brillantes de l'Empire. D'après Sénèque, c'était une cité opulente ; elle était embellie de monuments dont un seul eût pu faire l'orgueil d'une cité[26]. Cet éloge, il est vrai, se rapporte à un état antérieur à l'incendie qui la détruisit sous Néron ; mais Lugdunum ne tarda pas à se relever de ses ruines. Au milieu du ne siècle, cette ville, grâce à la protection des empereurs et aux richesses qu'elle tirait de son commerce, avait retrouvé sa splendeur première ; et les paroles de Sénèque pouvaient lui convenir alors, tout aussi bien qu'avant le désastre qui l'avait détruite sous Néron. Des ruines imposantes qui ont résisté à toutes les révolutions, des monuments épigraphiques, des tronçons de statues et de colonnes, des mosaïques, tous les échantillons des arts exhumés du sol lyonnais, témoignent encore de cette splendeur aujourd'hui éteinte.

Avec les rares indications données par les auteurs anciens et les débris restés debout sur le plateau de Fourvière, il est difficile, ou plutôt impossible, de reconstruire par la pensée le Lugdunum gallo-romain. Tout ce qu'il est possible d'entrevoir, c'est la physionomie de l'ensemble, le caractère général de la ville et de ses monuments.

Pour l'architecture, comme pour les autres arts, les Romains étaient disciples des Grecs. Les styles, les types architectoniques de la Grèce, ils les reproduisaient, à Rome et dans les provinces, avec des modifications de détail qui détruisaient l'harmonie de la ligne droite au profit des courbes et de la grandeur des dimensions. Le style colossal, qui caractérise l'architecture romaine, était appliqué sur une vaste échelle aux aqueducs, aux cirques, aux thermes, aux amphithéâtres, monuments qui appartiennent exclusivement aux Romains. D'un bout de l'Empire à l'autre, cet art gréco-romain était représenté par des édifices en rapport avec l'importance des villes, à l'embellissement ou à l'utilité desquelles ils étaient destinés. De Smyrne à Lugdunum, la différence à cet égard ne devait donc pas être aussi considérable que le ferait supposer la distance qui séparait ces deux cités.

Quatre lignes d'aqueducs annonçaient de loin la métropole de la Lugdunaise, bien avant que l'œil pût apercevoir les premières maisons de la ville. Ces constructions gigantesques, dont le développement total ne mesurait pas moins de trente lieues, amenaient à Lugdunum, sur des arcs de triomphe ininterrompus, les eaux du mont Pilat, du Mont-d'Or, des montagnes du Forez et des collines de la Bresse. Ces eaux, détournées de leur cours, venaient se déverser dans d'immenses réservoirs pour alimenter les nymphées, les thermes, les fontaines jaillissantes, servir à tous les usages de la vie romaine. Les autres monuments répondaient à la beauté grandiose des aqueducs. Le forum occupait le sommet de la colline où la ville avait été assise par Plancus ; il s'avançait, au levant, jusqu'à l'endroit où commençait la déclivité de la hauteur. Bâti sous le règne de Trajan, et par les ordres de cet empereur, le forum appartenait à une bonne époque de l'art. On peut donc supposer que les édifices qui le décoraient étaient dus à d'habiles architectes. Tout autour de la place, se développaient des basiliques servant à la fois de Bourses et de tribunaux, des temples aux élégants péristyles, des gymnases bruyants, des écoles encombrées d'auditeurs. Le forum de Trajan était le centre de Lugdunum, le cœur de la cité, le rendez-vous des intérêts et des affaires ; c'était le lieu du bruit, de l'activité, du mouvement, le lieu où le citoyen, assez dédaigneux de la vie privée, venait respirer le grand air de la vie publique. Magistrats, prêtres, rhéteurs, trafiquants, avaient autour de cette enceinte des endroits propres à tenir leurs assemblées, à remplir leurs fonctions, à traiter de leurs affaires, à mettre leurs idées en circulation[27]. Les rues partaient du forum, comme les artères du cœur ; elles se ramifiaient dans tous les sens, bordées de maisons romaines, dont les plus splendides avaient atrium sur la rue et peristylum du côté opposé. A quelques pas au dessous du forum, sur le revers oriental de la colline, s'élevait le palais des Empereurs, ce palais qui, suivant quelques auteurs, vit naître Germanicus, Claude et Caracalla. C'est là que résidait le gouverneur de la Lugdunaise, et, souvenir mille fois plus précieux, c'est dans les cachots souterrains de ce palais que furent emprisonnés les premiers martyrs de Lugdunum ; là que le bienheureux Pothin et plusieurs de ses compagnons succombèrent pour le nom de Jésus-Christ. Le théâtre, que quelques auteurs ont confondu avec l'amphithéâtre, se trouvait tout près du palais des Empereurs. Adossé au flanc de la colline, cet édifice développait son hémicycle sur le terre-plein occupé plus tard par le couvent des Minimes. Les temples, les gymnases, les thermes, les fontaines, les écoles impériales et municipales, les monument civils et religieux étaient distribués et répartis dans les différents quartiers de la ville. Sur la pente de la colline, parmi des jardins riches d'ombrages, de statues, d'eaux jaillissantes ; s'étalaient de brillantes habitations, de somptueuses villas, où les Lucullus de Lugdunum s'entouraient d'une magnificence inouïe.

Trop à l'étroit autour du forum de Trajan, les habitants de Lugdunum ne tardèrent pas à franchir la Saône pour aller s'établir sur la colline opposée. Les nombreux débris découverts sur les flancs et à la base de cette colline ne laissent aucun doute à cet égard. C'est au pied de la côte Saint-Sébastien que se trouvait la naumachie de Lugdunum, vaste arène que les eaux amenées par une ligne d'aqueducs pouvaient transformer en une petite mer propre à donner à des milliers de spectateurs l'image d'un combat naval.

Un troisième groupe de population s'était formé entre le Rhône et la Saône, à l'extrémité de la presqu'île tracée par ces deux rivières. Cette zone privilégiée était le siège du commerce de transit, son entrepôt principal. Exportateurs des tributs en nature, nautes du Rhône et de la Saône, négociants appelés à Lugdunum par leurs affaires, ouvriers des industries qui ne pouvaient se passer d'eau, avaient sur les bords des deux rivières des établissements, des hangars, des ateliers, de riches habitations ou d'humbles cabanes.

Quant à la population du Lugdunum romain, toute donnée statistique faisant défaut, il est impossible d'articuler un chiffre même approximatif. L'espace occupé par la ville pourrait servir de base à une évaluation numérique ; mais il s'en faut que nous possédions les éléments nécessaires pour déterminer le périmètre de l'ancien Lugdunum. Une ligne partant de la porte de Saint-Just[28] et remontant jusqu'à Pierre-Scise par une courbe infléchie jusqu'à mi-côte de la colline, tracerait ses limites extrêmes du côté du levant. Mais l'endroit où s'arrêtaient les maisons de la ville vers le couchant, mais l'angle sous lequel il faudrait mener, de Saint-Just et de Pierre-Scise, deux lignes dans cette même direction, pour obtenir le périmètre du Lugdunum romain, c'est ce qu'il est impossible d'indiquer autrement que par des conjectures. Toutefois, sans viser à la précision numérique, on peut affirmer, sans crainte de se tromper, que les trois groupes de Fourvière, de la colline Saint-Sébastien et du confluent, formaient ensemble une agglomération importante. L'attraction que Lugdunum exerçait par son commerce et son importance administrative, les ressources que cette ville pouvait offrir à l'ambition, à l'étude, aux jouissances de tout genre, autorisent à conclure que le chiffre de sa population était très-élevé.

Au ne siècle, le président de Lugdunum, tranquille sur les dispositions générales de la cité, ne s'endormait pas sur les dangers que pouvaient y créer les questions religieuses. Effectivement, depuis le règne de Néron, la défense du culte national n'occupait pas une des moindres places dans les préoccupations des gouverneurs de province : les deux sociétés qui se disputaient l'avenir du monde se trouvaient en présence sur tous les points de l'Empire.

Le rôle politique de la religion, chez les Romains, touche de si près aux causes des persécutions, et par là même au martyre du bienheureux Pothin et de ses compagnons, qu'il nous parait utile d'exposer sommairement le système suivi par ce peuple à l'égard des cultes autres que le sien.

La religion, chez les Romains, était religion d'État. C'est là son trait le plus saillant, celui qui ressort de toute part dans l'histoire et le vieux droit de ce peuple. Fondée sur la politique, autant et plus que sur les croyances, liée comme partie essentielle à la constitution de l'État, magistrature suprême destinée à servir les intérêts de Rome, cette religion aboutissait en définitive à diviniser la patrie, à seconder ses projets, à étendre et assurer ses conquêtes. Une institution de cette nature devait se montrer peu indulgente aux cultes étrangers, elle devait professer à leur égard une intolérance radicale. Mais, en dépit des proscriptions plusieurs fois renouvelées, Rome ne tarda pas à être envahie par les dieux des peuples qu'elle avait vaincus. Proscrire toujours, lutter de toute part sur un terrain aussi glissant que le terrain religieux, c'eut été compromettre ses conquêtes, jouer trop gros jeu pour des questions après tout secondaires à ses yeux. La religion en elle-même pouvait-elle passer pour chose fort sérieuse, dans une ville où deux augures ne pouvaient se regarder sans rire ; où César pouvait nier l'immortalité de l'âme, sans que Caton eût rien de mieux à lui répondre, sinon qu'il dérogeait aux usages des ancêtres[29] ?

Intérêt politique, ou scepticisme religieux, Rome, débordée par les cultes nouveaux, finit par se jeter dans une politique opposée à celle qu'elle avait adoptée dans le principe. Au lieu de proscrire les dieux étrangers, elle prit le parti de les adopter tous, d'absorber toutes les religions dans son culte, à peu près comme elle avait fondu tous les peuples dans son Empire. Pour un seul corps politique, une seule religion, un seul pontife suprême personnifié par César, et, comme symbole de cette unité religieuse, le Panthéon, temple universel où tous les dieux et toutes les déesses seraient admis comme frères et sœurs d'une même famille.

D'après ce nouveau plan, les dieux des peuples vaincus devaient passer sous le joug avec les nations qu'ils avaient été impuissants à défendre, orner le triomphe du vainqueur, faire acte de soumission aux grands dieux de Rome, ou plutôt à Rome elle-même. A ce prix, ces divinités étrangères recevaient des titres de bourgeoisie, de cité romaine ; les portes du Panthéon leur étaient ouvertes ; elles étaient admises aux honneurs d'un culte public, légal, avec collège de prêtres, temples, autels, rites propres et tous les autres accessoires religieux.

Quant aux religions réfractaires, religions nationales, comme le druidisme, trop vivaces et trop fières pour se laisser absorber ; ou bien religions trop sûres d'elles-mêmes pour abdiquer, pour subir des conditions impossibles, comme le judaïsme et surtout le christianisme, les proscriptions et les supplices en feraient prompte justice. Les lois déjà existantes seraient pro-_ duites comme on tire un glaive du fourreau ; des édits nouveaux seraient portés, des peines terribles seraient décernées contre les dissidents. On le voit, ce système était gros de ces tempêtes qui éclatèrent pendant trois siècles, avec des intermittences plus ou moins longues, sur la tête des chrétiens.

Avant l'arrivée du bienheureux Pothin dans les Gaules, cette politique n'imposait aucun sacrifice à Lugdunum. En effet, sous le rapport religieux, cette ville ne différait pas sensiblement des cités de la Narbonnaise. Ses dieux, avec tout le cérémonial de leur culte, étaient, comme sa littérature et ses arts, d'importation romaine. Le 'polythéisme romain y régnait sans ombre d'opposition. Les monuments épigraphiques attestent que, dans la cité de Plancus comme à Rome, on adorait Jupiter, Mars, Mercure, Vesta, Vulcain, Apollon, Diane, Sylvain, la Fortune, Mithra, Cybèle. Mercure recevait, comme de raison, un culte spécial dans une ville adonnée au commerce, renommée par les brillants assauts d'éloquence qui avaient lieu au confluent[30]. César, du reste, avait dit des Gaulois en général : Galli deum maxime Mercurium colunt[31]. En dehors de l'Olympe romain, nous ne trouvons guère, à Lugdunum, que les Déesses-Mères, génies locaux, divinités topiques, qui rappelaient peut-être aux Ségusiaves des divinités nationales. Du reste, pas une inscription, pas un symbole, rien dans les riches collections du musée de Lyon qui rappelle le culte d'Hésus, de Teutatès, de Camul, d'Ogmius, de Belen et des autres dieux gaulois. Le druidisme avait disparu depuis longtemps des vallées du Rhône et de la Saône, de l'Ile-Barbe, où, suivant la tradition, les druides avaient un de leurs plus célèbres collèges. Auguste s'était contenté d'interdire le druidisme comme contraire à la religion romaine[32]. Claude, le poursuivant avec la dernière rigueur, avait aboli ce culte monstrueux et sanguinaire[33]. Cette religion proscrite avait donc abandonné les villes et leurs environs ; elle s'était réfugiée sur les montagnes, dans les forêts de l'Armorique, sur les grèves et dans les îles de l'Océan.

Le trait le plus saillant de la religion à Lugdunum était, sans contredit, le culte rendu par cette ville à Rome et à Auguste, comme aux divinités tutélaires des Gaules. Voici quelle fut l'origine des honneurs divins déférés à ces dieux de création nouvelle :

Soixante cités ou peuplades, appartenant aux trois provinces de la Gaule chevelue, fréquentaient assidûment les foires annuelles de Lugdunum, avaient fait de cette ville l'entrepôt général de leurs produits. Chaque année aussi, elles se réunissaient au confluent en assemblée politique pour discuter sur leurs intérêts communs. Par ses bienfaits et la douceur de son gouvernement, Auguste eut l'art d'assouplir ces peuples au joug, de les réconcilier avec la puissance romaine. En retour, les Gaulois vouèrent à ce prince une reconnaissance qui perdit toute mesure, et s'emporta jusqu'à une déification servile et sacrilège. Dans une de leurs assemblées générales, ces soixante cités votèrent unanimement deux autels, avec collège sacerdotal, à Rome et à Auguste. Un temple magnifique fut construit en l'honneur de ces deux divinités, à l'extrémité de la presqu'île formée par le Rhône et la Saône, au point de jonction de ces deux rivières. Tout autour de l'autel principal, ces soixante peuples se firent représenter par soixante statues, au dessus desquelles s'élevait la statue colossale de la Gaule[34]. Le temple de Rome et d'Auguste fut dédié, et le nouveau culte inauguré par Drusus, au commencement du mois d'Auguste (août), 743 de Rome, avec une solennité et des fêtes qui revenaient chaque année à la même époque.

Je pense, dit M. de Boissieu, que notre temple était une vaste enceinte ornée d'inscriptions et de statues, et comprenant avec les deux principaux autels, ainsi que les noms et les représentations des soixante peuplades fondatrices dont parle Strabon, une basilique ou tribunal et un certain nombre de monuments nationaux qui y furent successivement ajoutés par les trois provinces de la Gaule. C'est ce qui explique pourquoi les médailles d'Auguste et de Tibère, frappées dans notre pays, et portant au revers l'autel de Lyon, ne représentent pas la façade d'un édifice, mais bien le principal objet de la vénération des peuples, l'autel de Rome et d'Auguste, sur lequel leur nationalité était venue s'immoler. L'autel était desservi par des prêtres augustaux. Les auteurs anciens ne nous font pas connaître le nombre de prêtres qui composaient ce collège ; mais l'ensemble du culte augustal à Lugdunum autorise à croire que dans le principe il comptait soixante membres, nombre égal à celui des soixante peuplades qui avaient concouru à l'érection du temple national[35].

Outre les prêtres augustaux, des augures pour prédire l'avenir, des aruspices pour interroger les entrailles des victimes, dépendaient du temple et se rattachaient au culte de Rome et d'Auguste. Un point digne de remarque, et qui a été mis en lumière par M. de Boissieu, c'est que le territoire sur lequel était bâti le temple d'Auguste était propriété des provinces de la Gaule.

On a exhumé de notre sol, dit cet habile épigraphiste, un grand nombre de monuments épigraphiques concernant les prêtres attachés à l'autel d'Auguste. Des légendes honorifiques, des bases de statues, votées par les trois provinces des Gaules, ont conservé la mémoire de hauts dignitaires et de personnages considérables, soit des villes dont ils avaient le patronage, soit de la communauté gauloise tout entière. On est amené à reconnaître que le territoire sur lequel il était assis était la propriété des peuples des trois Gaules, puisque ce sont eux qui, sans l'intervention d'aucune autre autorité, sans aucune concession de terrain faite par une curie quelconque, ont érigé ces monuments sur le lieu même où se tenaient leurs assemblées annuelles, leurs foires et leurs marchés, où se célébraient les jeux et les fêtes en l'honneur de la divinité impériale[36].

Choisie pour être le centre du culte augustal dans les Gaules, la cité de Plancus dut se signaler par les honneurs qu'elle rendait à Rome et à Auguste.

Le principe d'absorption religieuse posé par les Romains devait tourner contre leurs dieux, aussi bien que contre ceux des autres peuples, par les conséquences que l'impitoyable logique allait faire sortir de cette politique. Rome ayant ouvert ses portes à tout prosélytisme qui ne faisait point ombrage à sa puissance, se trouva bientôt envahie par les religions étrangères. L'orientalisme, la mythologie des Grecs, le polythéisme des peuples divers, les incantations, la magie, les pratiques théurgiques, les mystères les plus affreux, les superstitions les plus étranges se rencontrèrent dans son sein avec le scepticisme de l'Académie, les principes abjects d'Épicure et la morgue dédaigneuse du Portique. Dans ce chaos, ce pêle-mêle de cultes bizarres ou infâmes, qui ne pouvaient se rapprocher et s'unir que sous la lettre des lois romaines, comment s'orienter, comment trouver une base, un point fixe pour la direction des idées et le gouvernement de la vie, alors surtout que l'ironie de Lucien et la froide critique, héritière d'Évhémère, se posaient en face des religions pour les démolir et les ruiner dans l'esprit des peuples ? Ce travail de décomposition aboutit à un scepticisme religieux qui mettait en problème les idées sur Dieu, sur l'âme et les mystères de l'autre vie ; qui traitait ces questions capitales comme spéculations pures, amusements de l'esprit.

De tous ces dieux déshabillés, de tous ces cultes passés au crible du scepticisme, il ne resta bientôt plus que des simulacres creux, des pratiques sans valeur, des symboles sans réalité. Étrangère à la conscience, à l'esprit, au cœur, à la vie, la religion se réduisit, dans les classés élevées surtout, à une habitude d'enfance, à une poésie bonne pour l'imagination, à une loi de l'État qu'il fallait observer, à toute autre chose qu'à une lumière, une direction, une croyance.

Au milieu de cette décomposition religieuse, à quel abîme de dégradation étaient descendues les mœurs, les auteurs grecs et latins nous le disent jusqu'à faire rougir de honte une face honnête. Aussi bien, que pouvait devenir le sentiment moral avec des mystères infâmes, des dieux impurs, des temples souillés, des théâtres qui étalaient le vice sur la scène, des amphithéâtres où le sang coulait à flots pour le plus grand plaisir d'une société blasée ? Or, les véhicules ne manquaient pas pour propager de toute part cette contagion des idées et des mœurs. Écrits de toute sorte, rhéteurs, philosophes, poètes, soldats, fonctionnaires de tout ordre arrivant de Rome, il n'en fallait pas tant pour amener jusqu'à Lugdunum des doctrines dissolvantes de toute croyance et de toute morale, pour établir sur ces deux points une sorte d'équilibre entre Rome et la cité de Plancus.

 

 

 



[1] Luc, c. VII, v. 37.

[2] Pour ce qui regarde les apôtres de Provence, voir l'ouvrage de M. l'abbé Faillon, intitulé : Monuments inédits sur l'apostolat de sainte Marie-Madeleine. Les témoignages réunis dans cet ouvrage vengent surabondamment les Églises de Provence des attaques dirigées contre leurs traditions par l'école de Launoy et de Baillet.

[3] Lazare souffrit le martyre probablement sous le règne de Domitien.

[4] Acta S. Victoris, apud Ruinart.

[5] Cette crypte prit plus tard le nom de saint Victor, dont les reliques y furent déposées.

[6] Strabon, l. IV.

[7] Les textes abondent prouvant que saint Trophime a été envoyé à Arles par saint Pierre. En voici quelques uns : Lettre de saint Cyprien au pape Etienne, Epist. LXVIII, édit. Baluze. — Lettre de dix-neuf évêques de la province d'Arles au pape saint Léon, Sti Leonis opera, Epist. LXI, édit. Migne. — Lettre du pape Zosime, Sirmond, Conc. ant. Galliæ, t. I, p. 42. — Le petit Martyrologe romain. — Martyrologe d'Adon. — Martyrologe d'Usuard.

[8] C'est l'ancienne tradition de l'Église d'Orange que saint Eutrope est venu en Provence avec les premiers apôtres de cette contrée, et qu'il a été le premier évêque d'Orange. Voir Faillon, Monum. inéd., t. II, p. 383.

[9] La lettre des Églises de Vienne et de Lugdunum nous fournira plus loin l'occasion d'établir ce point historique.

[10] Voici ce que dit Plutarque dans son traité Sur les fleuves, traité dont l'authenticité est plus que douteuse : Chassés de Céseron, Momorus et Atépomarus abandonnèrent leur petit royaume, et, sur l'ordre de l'oracle, vinrent bâtir une ville sur un colline baignée par l'Arar. Ils en avaient déjà jeté les fondements, lorsqu'une volée de corbeaux apparut soudain et couvrit des arbres voisins sur lesquels ces oiseaux s'abattirent. Momorus, expert dans l'art des augures, donna à sa ville le nom de Lugdunum ; car, dans leur idiome, ligua signifie corbeau, et dunum, colline, lieu élevé. (De fluviis, Arar)

[11] Dion, Hist. rom., l. XLVI.

[12] Aulu-Gelle caractérise ainsi une colonie romaine : Effigies parca, simulacrumque populi romani, XVI, XIII.

[13] Hist. natur., IV, XXXII.

[14] Voir Bergier, De publicis et militaribus imperii romani viis.

[15] Dion, l. LIII. — Pline, Hist. nat., l. IV.

[16] Agrippa hinc (e Lugduno) vias aperuit, unam per Commenos montes, in Aquitaniam et ad Santones usque, alteram ad Rhenum, tertiam ad Oceanam per Bellovacos et Ambianos, quartera in Narbonensem Galliam ad littus Massilienso. (Strabon, l. IV.)

[17] Le nom de prœses était un nom général qui s'appliquait, et aux proconsuls des provinces sénatoriales, et aux lieutenants des provinces impériales. Le gouverneur d'une province impériale était dit legatus Cœsaris, proprœtor, rector et quelquefois judex.

[18] Digest., De officio prœsidis.

[19] Roth, De re municipali. — Raynouard, Histoire du droit municipal.

[20] Lugdunenses Galli, juris italici sunt. (Paul, De censib.)

[21] Strabon, l. IV.

[22] Juvénal fait allusion à ce concours par ces deux vers :

Palleat ut nudis pressit qui calcibus anguem,

Aut lugdunensem rhetor dicturus ad aram. (Sat. I, vers. 43.)

[23] Dans cette lutte littéraire, le vaincu devait faire l'éloge de son vainqueur. De plus, il devait effacer ses propres écrits avec une éponge, quelquefois même avec la langue, sous peine d'être battu de verges ou précipité dans le Rhône. (Suétone, in Caio.)

[24] Tacite, Hist., l. IV.

[25] Bibliopolas Lugduni esse non putabam, ac tanto libentius ex litteris tuis cognovi venditari libellos meos, quibus peregre manere gratiam, quam in urho collegerint, delector. (Epist., l. IX, XI.)

[26] Sénèque, Epist. XCI.

[27] Le forum de Trajan s'écroula l'an 840. La Chronique de Dijon et celle de Vézelay mentionnent cette chute comme un évènement digne d'être remarqué. Nova Bibl. Labbei, p. 120 et 293, éd. 1657.

[28] Les tombeaux trouvés à partir de la porte de Saint-Just indiquent que la cité n'allait pas plus loin que cette porte. On sait, en effet, que les Romains n'enterraient pas les morts dans les villes.

[29] Salluste, Catilina.

[30] De Boissieu, Inscriptions antiques de Lyon, p. 2 et suivantes.

[31] De bello gallico, l. VI.

[32] Suétone, in Augusto.

[33] Suétone, in Claudio.

[34] Voir Strabon, l. IV, et Dion, l. LIV.

[35] Inscriptions antiques, p. 83.

[36] Ainay, son temple et son autel, p. 35.