LOUIS-PHILIPPE

1830-1848

 

LIVRE CINQUIÈME. — LE RENOUVEAU CATHOLIQUE.

 

 

SOMMAIRE

I. — L'Église et la société civile au lendemain de la révolution de Juillet.
II. — Les premiers signes du renouveau catholique : prêtres ; laïcs ; le Catholique ; le Correspondant.
111. — Quel homme surgit qui, tout à la fois, précipite et fausse toute l'évolution. — Lamennais ; le journal l'Avenir. — Craintes et espérances ; chute finale.
IV. — Le jeune groupe catholique ; ses tendances, réaction contre le dix-huitième siècle ; la société de Saint-Vincent de Paul.
V. — La chaire chrétienne : évolution. — L'archevêque de Paris, M. de Quélen et ses perplexités. — L'abbé Lacordaire à Notre-Dame (1835).
VI. — Magnifique floraison d'œuvres charitables : de quelques animateurs ; Mme Swetchine ; sœur Rosalie.
VII. — Les ordres religieux : Lacordaire et le Mémoire pour le rétablissement des frères prêcheurs. — Les Jésuites : les Conférences du P. de Ravignan.
VIII. — La liberté d'enseignement. — Les procès de l'école libre. — Premier projet déposé par M. Guizot et comment il n'aboutit point.
IX. — Le vrai sens de la revendication pour la liberté d'enseignement. — Second projet. — Les séminaires. — Comment l'épiscopat s'émeut et comment la vraie lutte commence.
X. — Montalembert ; comment il essaie de grouper les évêques ; physionomies et tendances diverses ; comment et au prix de quelles difficultés s'organise l'union pour la liberté d'enseignement.
XI. — Les adversaires ; tactique pour déplacer le débat ; les Jésuites. — Dispositions des pouvoirs publics ; les ministres, Guizot, Villemain, Martin du Nord ; le roi.
XII. — Le troisième projet sur la liberté d'enseignement (février 1844) ; de quelles restrictions il est entaché ; les Jésuites. — Les débats à la Chambre des pairs (22 avril-24 mai 1844). — Cousin, le duc de Broglie, Guizot. — Interventions de Montalembert et comment son rôle grandit de plus en plus. Comment le projet, porté à la Chambre des députés, est abandonné.
XIII. — Encore les Jésuites. — Comment le gouvernement imagine de faire intervenir le pape. — M. Rossi à Rome. — Quelle négociation il poursuit (mai-juillet 1845) et quel en est le résultat.
XIV. — La société religieuse à la fin du régime de Juillet. — Un quatrième projet. — Comment la liberté d'enseignement ne sera établie que plus tard par la loi du 15 mars 1850.

 

I

Une Russe établie à Paris, Mme Swetchine, femme de grande piété et de grand cœur, disait, au début du règne de Charles X : Je crains qu'on ne favorise trop tout ce que j'aime. Cette parole est de celles qui peignent. En répandant à profusion sur le clergé les grâces, en lui communiquant un certain aspect d'ordre privilégié, la royauté avait paru lier le sort de l'Église à son propre sort ; et l'Église elle-même, avec plus d'empressement que de clairvoyance, s'était laissé engager dans cette solidarité. Il était donc advenu qu'en 1830, la vieille dynastie ayant succombé, la religion avait semblé abattue aussi bien que la monarchie et avait été entraînée dans les représailles qui atteignent les causes vaincues.

On l'avait bien vu dès la première heure. Le 29 juillet, pillage au noviciat de Montrouge, au monastère du Mont-Valérien, à l'archevêché. Dans Paris, les prêtres n'osent plus se montrer en soutane. Une extraordinaire profusion de calomnies entretient les animosités. Le 1er août, le National écrit à propos de l'archevêque : M. de Quélen a été arrêté par les troupes nationales. Il emportait avec lui un million en or et beaucoup de diamants. Brochures, chansons, représentations théâtrales, tout avive les haines. Même état d'esprit dans les départements. Là-bas, à l'arrivée des courriers qui annoncent la chute de Charles X, une clameur surgit : A bas les prêtres ! A bas les jésuites ! Surtout la haine antireligieuse s'acharne contre les croix, plantées jadis avec apparat par les missionnaires. En beaucoup de lieux, on les abat ; et tout ce que l'intervention des autorités modérées peut obtenir, c'est qu'elles soient transférées dans les églises.

Comme il arrive souvent, la crainte est encore plus grande que n'est pressant le péril. Trois prélats quittent la France : à Nancy M. de Forbin-Janson, admirable missionnaire jadis et âme sainte toujours, mais évêque imprudent et peu avisé ; à Reims M. de Latil, confesseur de Charles X ; à Besançon le cardinal de Rohan-Chabot, doublement compromis par son grand nom et par l'accumulation des faveurs royales qui se sont posées sur sa jeunesse jusqu'à l'accabler. La terreur s'accroît dans les imaginations par le souvenir des temps passés : c'est ainsi qu'à Amiens l'abbé Affre, futur archevêque de Paris et alors vicaire général, prend, dit-on, des leçons d'anglais d'un ministre protestant, tant il se persuade que, la révolution se recommençant, il sera bientôt contraint d'émigrer[1].

En dépit de l'attachement au régime ancien, peu de signes d'hostilité dans le clergé contre le régime nouveau. Sur vingt-neuf mille prêtres, trois cents seulement, si nous en croyons le duc de Broglie, alors ministre des cultes, sont l'objet de plaintes, et cela pour avoir montré quelque répugnance à chanter le Domine salvum fae regem. Parmi les évêques la plupart se terrent. Quelques-uns se retranchent dans une hautaine bouderie. Tout à l'inverse, deux ou trois versent dans l'adulation. Le plus empressé est l'évêque d'Arras, M. de La Tour d'Auvergne. Il acclame le nouveau régime comme il a acclamé l'Empire. la première Restauration, les Cent-Jours, la seconde Restauration. Il s'offre à tout, même à faire surveiller l'un de ses prêtres qui, sur la côte boulonnaise, est soupçonné de carlisme. Toutefois un embarras l'obsède qu'il confesse avec une obséquieuse ingénuité : Le roi, dit-il, s'appelle Louis et s'appelle aussi Philippe. Quelle date doit-il célébrer par un Te Deum ? Le 25 août, la saint Louis ? Le 1er mai, la saint Philippe ? ou bien encore les deux ?

Que fait, en cette première période, le gouvernement ? Il taille à l'impiété sa part avec l'espoir de la contenir, et, en étalant quelques mesures très voyantes, s'efforce un peu honteusement de sauver l'essentiel de la religion. Le crucifix disparaît des prétoires de justice ; la messe traditionnelle, dite du Saint-Esprit, pour la rentrée des Cours royales, est supprimée. Les bourses créées par l'ordonnance du 16 juin 1828 au profit des séminaires cessent d'être payées. L'ordonnance qui a autorisé la Société des missions de France est rapportée. Parmi les ordonnances qui consacrent ces mesures, plusieurs sont signées par M. Guizot, par le duc de Broglie, et la haute sagesse de ces deux personnages montre la force du courant auquel eux-mêmes sont contraints de céder. Cependant, au mois de février 1831, une honteuse scène de désordre, le sac de Saint-Germain-l'Auxerrois et le pillage de l'archevêché attestent l'intensité des haines antireligieuses[2].

Casimir Périer vint ; mais en rétablissant l'ordre dans la rue, fut moins soucieux de le ramener dans les consciences. Il arriva donc qu'en matière religieuse, l'orientation ne se modifia que faiblement. Ce fut moitié dédain ou ignorance des forces spirituelles, moitié dessein calculé de ne pas tout ravir à la révolution, et en lui ôtant la licence de l'émeute, de lui laisser celle de l'impiété. L'église Saint-Germain-l'Auxerrois, fermée depuis les événements du mois de février, demeura interdite au culte. La procession du 15 août, dite procession de la Vierge, fut partout défendue. Le monastère des trappistes de La Meilleraye, dans la Loire-Inférieure, fut fermé. La plupart des traitements ecclésiastiques furent réduits. Diverses ordonnances autorisèrent les municipalités à disposer en partie des presbytères pour l'école, la mairie, la justice de paix ou même pour tel usage qu'il plaira à la commune.

 

II

Comme le grain de blé, confié à la terre et transformé en germe, perce le sol et réussit à grandir sous le manteau de neige qui le recouvre, de même, sous la couche glacée du préjugé populaire ou de la malveillance officielle, les âmes religieuses trouvent leur voie, se dégagent de la lourde oppression, s'échauffent de leur propre chaleur et développent en elles la vie spirituelle, mieux peut-être qu'elles n'eussent fait dans la tiède atmosphère d'une artificielle protection.

Il semble que Dieu lui-même ait ménagé à l'Église de France un renouveau de vigueur, et cela à l'heure où elle semblait le plus disgraciée.

Qu'on essaie de revoir le séminaire Saint-Sulpice ou la maison d'Issu au milieu de la Restauration. Jamais ces lieux privilégiés du savoir et de la vertu ne reçurent plus d'hôtes destinés à noblement et glorieusement servir. J'énumère ceux qui franchissent le seuil : en 1819, un jeune avocat âgé de vingt-trois ans, le jeune Mathieu qui deviendra archevêque de Besançon et cardinal ; en 1821 un enfant de la Savoie, obscur d'origine, étincelant d'intelligence, et qui, sous le nom de Dupanloup, sera un jour fameux entre tous ; en 1821 encore, un Breton du nom de Dupont des Loges, fils du premier président de la cour royale de Rennes, et qui plus tard, sur le siège de Metz, donnera l'exemple de toutes les vertus chrétiennes et civiques ; en 1822, un magistrat, M. de Ravignan, qui ne fera que passer et ira demander au noviciat des jésuites, à Montrouge, un sacrifice plus complet. En cette année 1822, au temps de la Trinité, voici les ordinands qui se rangent autour de l'autel et vont recevoir l'onction sacerdotale : l'abbé Mathieu, l'abbé de Rohan, tous deux destinés à la pourpre ; M. de Salinis qui sera archevêque d'Auch ; M. de Jerphanion qui sera archevêque d'Albi ; M. de Courson qui sera supérieur général de Saint-Sulpice. Parmi les séminaristes en surplis qui forment l'assistance, une vingtaine deviendront archevêques ou évêques, sans compter celui qui, sous le nom de P. Petetot, sera le restaurateur de l'Oratoire. Bientôt les portes s'ouvriront pour un autre homme, jeune lui aussi, qui vient de renoncer au barreau pour la vie cléricale. Il est mince de taille, pâle, concentré le plus souvent quoique avec des éclairs dans le regard. Ses supérieurs l'observent avec une indicible espérance, avec une vague inquiétude aussi, car ils sentent en lui une âme orageuse, non encore entièrement conquise par la grâce de Dieu, travaillée en outre de nouveautés qui détonnent en un milieu traditionnel où presque rien n'a changé. Cet homme sera, sous le nom de Lacordaire, l'un des plus grands de son siècle.

Tels sont, en leur rare assemblage et au début de leur carrière, les nouveaux prêtres ou aspirants au sacerdoce qui, sept ans plus tard, au lendemain de 1830, jeunes encore mais déjà mûris par l'étude, apportent à l'Église la contribution de leurs talents comme de leurs vertus ; et là réside, en dépit de tous les signes contraires, un premier sujet d'espérance.

En voici un second. Dans la société laïque, un travail s'opère, obscur, inaperçu du plus grand nombre, mais curieux à observer en sa première origine. La pensée maîtresse, très hardie, ne se dégageant d'ailleurs que confusément, consiste à capter au profit de la société religieuse les institutions modernes jusqu'ici combattues ou suspectées. De force hostile, elles deviendront force auxiliaire ; et l'Église, s'encadrant dans le monde nouveau, y trouvera, au lieu de privilèges précaires, tous les bénéfices du droit commun. — Sur ce dessein une autre conception se greffe, celle de modifier, non dans son essence qui est éternelle, mais dans ses formes, l'apologétique chrétienne, et, comme on ferait d'un vêtement renouvelé, de l'offrir sous un aspect plus accessible et plus attrayant aux intelligences contemporaines.

Ce programme n'est que celui d'une minorité bien faible, mais on peut en discerner en deux recueils périodiques les linéaments.

Le premier par la date fut une revue mensuelle fondée dès 1825 et qui, ne déguisant rien, s'appela hardiment le Catholique. Elle eut pour directeur un Danois établi à Paris, le baron d'Ekstein, israélite d'origine, élevé dans la religion protestante, puis converti à Rome au catholicisme, personnage de labeur extraordinaire, d'érudition prodigieuse, très ignoré du public, mais ayant groupé autour de lui quelques disciples qui lui demeurèrent fidèles[3].

Ce qu'avait tenté le Catholique, le Correspondant essaya de le continuer. Bien que créé en 1829 avec les fonds d'ardents royalistes et très attaché lui-même à la dynastie, il prit pour épigraphe ces paroles de Georges Canning : Liberté civile et religieuse pour tout l'univers. La révolution de 1830, en le déliant de ses attaches monarchiques, lui permit de servir, à l'exclusion de toute autre cliente, la cause de l'Église. Il le fit, comme naguère M. d'Ekstein, en désavouant toute pensée de privilège et en insinuant quoique timidement l'opportunité de renouveler un peu l'apologétique chrétienne. Les rédacteurs furent M. de Cazalès, fils du célèbre constituant ; un gentilhomme breton, M. de Carné ; un étudiant en médecine, M. Gouraud ; puis un peu plus tard M. Franz de Champagny. La diffusion du journal était médiocre, mais très grand le courage et très belle la sincérité. Dans le modeste bureau de rédaction, un tout jeune homme venait parfois, d'ardeur éloquente et de prodigieuse précocité. On l'appelait Montalembert : Un journal me plaît assez, le Correspondant, écrivait-il dès la publication du premier numéro. Seulement il eût voulu une attitude plus militante, moins de ménagements, des initiatives plus vigoureuses, et s'indignait d'une sagesse qui lui paraissait pusillanimité.

 

III

Un homme allait surgir, militant à souhait, qui précipiterait l'évolution, mais en forçant si bien tous les ressorts qu'il les briserait et qu'il faudrait tout recommencer après lui.

L'abbé Félicité de Lamennais — car c'est de lui qu'on veut parler — s'était montré sous la Restauration l'apôtre outrancier de l'autorité, au point de verser dans la théocratie. Il était déjà, semble-t-il, un peu désabusé de ses doctrines quand les événements de Juillet, précipitant sa conversion, l'avaient fait libéral et, par surcroît démocrate. Le 15 octobre 1830, il avait fondé l'Avenir, avec le concours de ses disciples, l'abbé Gerbet, l'abbé de Salinis, l'abbé Rohrbacher, M. de Coux et surtout deux jeunes gens : Lacordaire, devenu prêtre, Montalembert, âgé de vingt ans seulement. Sous une apparence chétive, sous un aspect gauche et timide, il cachait une âme violente, incapable d'autres volontés que des volontés sans mesure et emportées. Jeune encore, la publication de l'Essai sur l'indifférence religieuse l'avait rendu fameux. Mais la gloire, qui le plus souvent épanouit, ne l'avait pas apaisé. Il était resté triste, amer, inquiet, soit que la nervosité de sa nature ne lui permît pas de se fixer dans le calme, soit qu'un orgueil presque maladif lui fît trouver médiocre tout ce que le destin lui avait apporté de faveur, Prêtre, mais ordonné tard et sans profonde formation sacerdotale, on l'avait vu se confiner dans la piété jusqu'à commenter l'Imitation de Jésus-Christ, puis hasarder quelques propositions où perçait un tempérament hautain inhabile à plier. Résidant beaucoup à La Chesnaie, un domaine rural entre Dinan et Dol, il y vivait entouré de quelques disciples, sans qu'aucune influence dominante vînt calmer l'impétuosité de ses pensées. Esprit faux, grand esprit, il lui arrivait de juger le passé avec beaucoup de sagesse et de projeter sur l'avenir de telles lumières qu'on eût dit les divinations d'un prophète ; mais le plus souvent les nuances des choses lui échappaient et son intelligence, à la fois passionnée et absolue, ne savait qu'exalter ou maudire. Cet homme à l'âme tumultueuse avait d'ailleurs ses heures de détente. Alors il devenait doux, caressant, tout pénétré de tendresse, l'abbé Féli comme on l'appelait dans l'intimité. Ainsi exerçait-il autour de lui un incroyable empire ; et ce qui l'attestera, ce seront les appels désespérés de ses disciples au moment de sa chute, et leurs déchirements, leur détresse de cœur quand il faudra l'abandonner.

Le journal l'Avenir refléta bien ce qu'il y avait en Lamennais de grandeur et de déséquilibre, de puissance attirante et d'impérieuse passion. Qu'on ressaisisse ces feuilles vieilles d'un siècle. L'impression première est celle d'une solennité continue, tout à fait désuète en notre temps et fatigante à la façon d'une lumière trop vive qu'aucune ombre ne tamise. Si l'on pénètre au delà de ces apparences, on ne laisse pas que d'être ému. Une idée domine, très noble par elle-même, celle de réconcilier Rome avec la liberté, les peuples avec la hiérarchie sacrée. Le langage était tel que, depuis bien des années, on n'avait rien entendu de pareil : nul respect humain : sous la plume de Lacordaire et de Montalembert, de magnifiques hommages à l'Église, des protestations indignées contre l'impiété[4], de superbes effusions de charité envers les pauvres. Dans les colonnes du journal, on retrouvera, à l'état d'ébauche et disséminés çà et là, presque tous les vœux des hommes d'ordre : la décentralisation, les libertés municipales et provinciales, le regret des anciens liens corporatifs et le désir de les renouer[5]. On dirait que, par intervalles, Lamennais se souvient des jours de 1818 où, enrôlé dans l'équipe de Chateaubriand, il collaborait au Conservateur. Par-dessus tout, une revendication se formule, nette, ferme, éloquente, infatigable, en faveur de la liberté d'enseignement promise par la Charte : c'est là le service rendu par l'Avenir à la cause catholique, et un service que l'équité ne permet pas d'oublier.

Voici l'envers du tableau : une outrance perpétuelle, une passion de réformes qui s'étend simultanément à toutes choses, sans aucun discernement des réalités, en sorte que les revendications, même très raisonnables si on les prend isolément, affectent un aspect révolutionnaire, tant elles se pressent pêle-mêle, et presque toujours avec un air de sommation : un incroyable mélange d'âpres violences et d'imprudentes générosités : de beaux appels à la charité, mais entrecoupés de tant d'invectives contre l'égoïsme social qu'on dirait parfois des appels à la révolte : avec cela une logique à la fois pompeuse, altière et absolue. La pensée maîtresse est un grand renouvellement dont l'Église sera l'initiatrice. Il faut à cet effet la dégager de l'État : de là entre les deux puissances une séparation qui prend un air de divorce : en une naïve et fougueuse griserie de désintéressement, on renonce au Concordat, au budget des cultes[6] ; avec la plus extraordinaire faculté d'illusion, on multiplie les révérences à toutes les libertés, et l'on canonise dans l'enthousiasme ce qu'il suffirait d'accepter sans arrière-pensée : par intervalles se découvre une sorte de radicalisme évangélique, bien plus inquiétant que le radicalisme de la première manière qui conduisait à une sorte de théocratie. Puis une médiocre compréhension de l'histoire, une connaissance imparfaite des pays voisins suggère des imitations qu'on s'abstient de mettre au point ; et l'on va, s'enivrant de l'exemple d'O'Connell qui soulève l'Irlande, des curés polonais qui conduisent les paysans insurgés, du clergé belge qui s'est porté au premier rang dans l'insurrection contre la dynastie protestante de Nassau. Ainsi apparaît le journal, à la fois libéral et tranchant, naïf et déclamatoire, inapte surtout à toute précision. Et qui s'étonnerait de ces allures flottantes si l'on songe aux nuances imparfaitement fondues des trois principaux rédacteurs de la feuille fameuse : Montalembert, qui demeurera toute sa vie aristocrate jusqu'aux moelles ; Lacordaire, bourgeois d'origine et démocrate de tempérament ; enfin Lamennais, le grand chef, au cerveau à la fois magnifique et embrouillé, jadis théocrate, aujourd'hui se croyant républicain.

Sous la redoutable concurrence, le Correspondant se sentit submergé. Était-ce pour l'Avenir le vrai succès ? Quand, au bout d'une année, Lamennais et ses amis tentèrent de fixer comme en un inventaire les résultats de leur œuvre, ils ressentirent un double mécompte. Une prodigieuse dépense d'éloquence, mais peu d'abonnés et encore moins d'argent : tel était le souci matériel[7]. L'autre souci, plus cuisant encore, était l'isolement moral où, sous des apparences brillantes, on se débattait. Beaucoup de bruit, mais concentré en un cercle très restreint. Les évêques tout effarouchés se montraient désapprobateurs et l'on ne rencontrait de sympathie que dans une portion un peu turbulente du jeune clergé ou dans quelques séminaires. Les légitimistes ne pouvaient voir qu'avec défiance un journal qui, le plus souvent, ne parlait qu'avec dédain ou mépris de la dynastie déchue. Quant aux non-catholiques, ils se montraient indifférents, sceptiques ou railleurs ; les moins défavorables se contentaient d'un bref hommage au talent, et pour le reste se taisaient.

Tout pourrait être sauvé si le Saint-Siège se montrait favorable ou du moins pas hostile. Lamennais, sans renoncer à l'Avenir, en suspendit, le 15 novembre 1831, la publication et, accompagné de Lacordaire et de Montalembert, partit pour Rome. Celui qui venait de ceindre la tiare était Grégoire XVI. Ni son éducation ni ses doctrines ne l'inclinaient vers les idées libérales : de plus ses États venaient d'être agités de soulèvements révolutionnaires ; de là un redoublement de défiance pour les nouveautés. Ces dispositions eussent paru mauvais signe à des hommes plus sagaces ou moins obstinés. Lamennais et ses compagnons ne discernèrent point le péril ou fermèrent les yeux pour ne point le voir et s'installèrent dans Rome, se disant, en un langage plus redondant qu'habile, les pèlerins de Dieu et de la liberté. Contre l'Avenir, de nombreuses plaintes étaient arrivées de France : elles venaient des évêques, ces chefs naturels des diocèses ; elles émanaient aussi de ces informateurs officieux qui, de tout temps, ont abondé autour du Saint-Siège et se figurent accroître leur importance en ce monde autant qu'assurer leur salut dans l'autre, en dépistant les hérésies. En dépit de ces dénonciations, Grégoire XVI ne s'écarta point de la conduite que commandait la charité. Bien résolu à ne fournir aucun encouragement aux doctrines de l'Avenir, il s'appliqua à ménager la personne de Lamennais. Dans cet esprit, il eût voulu échapper à l'embarras de condamner ou d'absoudre ; et très doucement il laissa entendre aux voyageurs qu'il les avait vus arriver sans joie et qu'il les verrait s'éloigner sans déplaisir. C'était mal connaître Lamennais, altier, tout d'une pièce, avide avant tout de savoir, et plus enclin à donner qu'à accepter des leçons. Le 13 mars, Grégoire XVI se résigna à recevoir ceux qu'il n'avait pas réussi à éviter. Il leur parla avec bonté, les entretint des écoles de Bretagne, de l'Association lyonnaise de la propagation de la foi, leur remit des chapelets bénits, les bénit à leur tour et sans plus d'explications les congédia[8] ; en quoi il montra une psychologie peu avertie, Lamennais n'étant pas homme à se contenter de chapelets, fussent-ils bénits au Vatican. Déjà un peu effrayé d'une solidarité dangereuse, Lacordaire quitta le premier Rome. Sur ces entrefaites, un document pontifical, qui semblait condamner les insurgés polonais, ajouta à l'irritation de Lamennais. Au mois de juillet, il partit à son tour. Comme il passait par Florence, il tint devant le représentant du Saint-Siège des propos inquiétants, laissant entendre qu'il reprendrait l'Avenir, que le silence du Saint-Père valait à ses yeux absolution. A Rome où les cardinaux, les prélats, les chefs d'ordre étaient en général très hostiles à l'Avenir, on estima qu'un plus long silence serait faiblesse. Cependant, en condamnant ce qu'on jugeait erreur ou danger, on s'appliqua à un suprême ménagement. Le 15 août 1832, une encyclique parut, l'encyclique Mirari vos, qui condamnait tout ce que l'Avenir exaltait, et avec ce luxe de superlatifs qui est dans le génie de la langue latine comme dans les habitudes de la chancellerie pontificale. Là se montrait la rigueur. Mais on s'abstenait de nommer le journal, de nommer Lamennais, de citer aucun de ses écrits ; et là résidait la mansuétude. Une lettre particulière du cardinal Pacca s'ingéniait, par surcroît, à adoucir la sentence pontificale.

Ce qui suit n'est que l'histoire d'une âme tumultueuse en qui une foi de plus en plus débile lutte contre une obstination de plus en plus maîtresse. Dès le 10 septembre 1832, Lamennais s'incline devant la décision du Saint-Siège, déclare que l'Avenir ne reparaîtra plus ; et à Rome où l'on ne craint rien tant que de consommer l'irréparable, on se réjouit. Mais qui pourrait sonder jusqu'en ses profondeurs cet homme étrange, entêté et par instants timide, orgueilleux mais en même temps tout bercé de tristesse, tout pénétré du néant des choses humaines, en sorte que de lui on peut tout attendre, révolte finale ou final renoncement. Il retourne ou plutôt s'enfuit à La Chesnaie, avide de solitude, mais d'une solitude malsaine et morne où il se nourrit d'amertume. Tout l'aigrit, et en particulier la regrettable violence de certains journaux catholiques qui suspectent sa sincérité et le traitent en vaincu. Au mois de décembre, Lacordaire se détache de lui : nouveau sujet de tristesse. Cependant son esprit, toujours en travail, se fixe en une distinction, délicate pour un laïc, plus délicate pour un prêtre il évitera, dit-il, les questions théologiques et s'absorbera dans le domaine politique et social où il revendique toute indépendance. En même temps, il se répand en lettres 'où il peint l'aveuglement de Rome, où il déplore le divorce de l'Église avec la société moderne. N'écrivez pas tant, lui suggérera plus tard Montalembert, ami fidèle, mais angoissé. Et en effet les lettres circulent, et sur elles on peut échafauder le plus formidable dossier de dénonciation. Ce qui achève d'exaspérer Lamennais, c'est l'indifférence, la rigueur même du Saint-Siège pour les Polonais. Parlant du Livre des pèlerins polonais, œuvre de Mickiewicz et censuré par le pape : J'ai commencé, écrit-il à Montalembert, un petit ouvrage, d'un genre fort analogue ; je te le montrerai.

Un mois plus tard, en juin 1833, Montalembert vient à La Chesnaie. Entre lui et son hôte des entretiens s'échangent, mêlés d'effusion et aussi de gêne et de tristesse ; car le maitre et le disciple sentent l'un et l'autre que ces jours sont sans doute les derniers qu'ils passeront ensemble. Un soir, Lamennais montre à celui qu'il appelle son enfant bien-aimé le petit ouvrage. Ce sont les Paroles d'un croyant. Ne publiez pas cela, supplie Montalembert, à la fois ébloui et terrifié.

Encore un point d'arrêt, et comme un palier avant la chute finale. Le Saint-Siège, à la fin de 1833, réclama de Lamennais une nouvelle et formelle adhésion à l'encyclique Mirari. Celui-ci parut obéir, et de nouveau Rome se réjouit. Mais cette feinte obéissance n'est que la lassitude d'un prêtre avide d'échapper à toute obsession et qui déjà s'évade hors de l'Église en renonçant, comme il l'écrit à Montalembert, à toute fonction sacerdotale. Et dans la même lettre, nous lisons ces mots[9] : Nous nous rejoindrons, j'espère, Là-Haut ; mais nous marcherons par deux voies différentes sur la terre. Quatre mois plus tard parurent les Paroles d'un croyant, moitié paraphrase biblique, moitié imprécation contre la société ; livre à la fois magnifique et extravagant et où se développait en s'aggravant tout ce que le Saint-Siège avait condamné. Désormais Lamennais était de ceux qui ne connaissent plus l'Église et que l'Église ne connaît plus.

 

IV

Lamennais entraînerait-il dans sa ruine les généreux desseins qui avaient paru s'abriter sous son nom ? Où le génie s'était égaré, quelques jeunes hommes à l'âme droite retrouvèrent le vrai chemin.

Après la révolution de Juillet, la Congrégation, cette société religieuse du temps de la Restauration, s'était dispersée. Avoir fait partie de l'association fameuse serait désormais cause de suspicion. Les faibles se dégagèrent et à plus forte raison le peu qu'il y avait d'ambitieux. Quelques-uns restaient, jeunes, fiers, désintéressés, royalistes, mais un peu désabusés de la monarchie elle-même. et à qui il plaisait de travailler sans autre récompense que Dieu. A eux, d'autres se joignirent, plus jeunes encore, et que la Congrégation n'avait jamais enrôlés. Cependant en regardant autour d'eux, tous ensemble comprirent que de longtemps l'Église ne pourrait compter sur aucune puissance de ce monde. De cette constatation un désir naquit, celui que, si on ne les aidait point, du moins on les laissât faire. Alors, tout naturellement, sans beaucoup de calculs, sans aucun étalage de doctrine, sans dessein marqué d'accomplir une évolution ou de fonder un parti, ils reprirent le programme d'émancipation religieuse que le Catholique avait ébauché, que le Correspondant avait essayé de tracer, que Lamennais, par l'excès de ses témérités, avait failli compromettre à jamais.

A quels traits se reconnaît cette petite phalange ignorée ? On a retrouvé, toutes fraîches de candeur, toutes charmantes d'illusions, les correspondances de plusieurs ; et sur leurs lettres on peut les juger. Ils sont inexpérimentés comme on l'est à leur âge, inhabiles à mesurer les proportions des choses, un peu dédaigneux de la vieillesse — et l'on est vieux à leurs yeux quand on a dépassé quarante ans — parfois présomptueux, mais d'une présomption si naïve qu'elle n'offusque pas. En revanche, ils sont travaillés d'un désir immense, celui d'opérer la besogne de Dieu. Chez eux, rien de ce respect humain qui s'étend sur toute la société comme une honte d'être chrétien. Leur savoir est remarquable pour leur âge. Leur désintéressement est absolu : dans leurs lettres, rien de leurs intérêts matériels, de leur fortune, de leurs succès personnels, de leur carrière ; mais tout pour leurs idées. Et toutes leurs idées se ramènent à une seule : retrouver sous les ruines accumulées par le dix-huitième siècle, les titres du christianisme.

Je touche ici à leur pensée maîtresse, celle de porter le dernier coup à ce dix-huitième siècle tout alourdi d'impiété et qui ne veut pas mourir. Pour la tâche ils sont bien faibles, bien peu nombreux surtout, mais pourtant tout soulevés par le souffle matinal de leur jeunesse. Tout ce que le dix-huitième siècle a aimé, ils le combattent ; tout ce qu'il a combattu, ils le remettent en honneur. Le dix-huitième siècle a raillé : chez eux nul sens de la raillerie, mais un ton toujours sérieux comme il arrive aux hommes qu'un souci supérieur domine jusqu'à l'obsession. Le dix-huitième siècle a pratiqué jusqu'à l'extrême le goût de la conversation, cette chose ailée, légère et charmante : leurs entretiens à eux comme leurs lettres sont graves et tournent souvent à la controverse à moins qu'ils ne se répandent dans les tendres effusions de l'amitié. Le dix-huitième siècle s'est complu aux, pratiques les plus débridées : eux sont chastes, et jusqu'à des indignations littéraires qui aujourd'hui feraient sourire. Le dix-huitième siècle, novateur pour tout le reste, a continué pour les lettres et les arts la tradition classique : c'est ailleurs que les portent leurs préférences, vers Chateaubriand qu'ils vont contempler comme on ferait d'un dieu dans son sanctuaire, vers Ballanche qui vient de publier la Vision d'Hébal et qui est Lyonnais comme plusieurs d'entre eux ; vers Lamartine dont ils se répètent avec attendrissement les strophes religieuses. Et dans l'ordre artistique, comme ils préfèrent aux formes rectilignes les formes élancées de nos cathédrales ! C'est que l'ogive tend vers le ciel comme leur Arne tend vers Dieu. Puis Voltaire détestait le style gothique, et réhabiliter ce qu'il n'aimait pas, c'est encore, à leurs yeux, combattre ce dix-huitième siècle abhorré.

Parmi eux, on chercherait vainement celui qui plus tard sera le premier : Montalembert. Il a quitté le cénacle de La Chesnaie — avec quel déchirement, on l'a dit —. Mais ni l'éloignement, ni les avertissements de Lacordaire déjà désabusé, ne réussissent à le détacher. C'est qu'un sentiment, mêlé d'honneur et de généreuse pitié, l'empêche d'ajouter par son propre abandon à la solitude qui commence à se faire autour du chef troublant et aimé. Enfin, après une crise pleine de détresse, il se libérera ; et alors il mettra sans réserve au service du nouveau groupe son ardeur, ses relations, sa jeune éloquence ; et celle-ci ne laissera que d'être singulièrement précieuse ; car il est pair par droit d'hérédité.

De trop mince crédit, trop mal armés encore pour les revendications publiques, quelques-uns de ces jeunes gens eurent une inspiration magnifique, celle de consacrer aux pauvres, comme on met une préface à un livre, les prémisses de leur dévouement.

Ils sont obscurs entre tous et si nouveaux dans la vie qu'aucun d'eux n'a fait partie de la Congrégation. Ce sont de simples étudiants, avocats stagiaires, employés, tous obsédés du désir de bien servir. Comment servir le mieux ? C'est alors que l'un d'eux — on l'appelait, dit-on, Le Taillandier — lança cette parole : Si nous commencions par une œuvre de charité.

Quelle charité ? Sera-ce celle, toute intermittente, du dix-huitième siècle : une grande dame qui descend de son carrosse, vide sa bourse sur les genoux d'un malade et retourne à ses mondanités ; celle d'un grand seigneur qui, ayant endommagé dans ses chasses le bien d'un paysan, l'indemnise au centuple. Non, la charité qu'on aspire à pratiquer, c'est celle qui n'attendra pas l'appel d'une sensibilité tout extérieure, mais qui, réfléchie et continue, ira chercher quiconque souffre dans son corps ou dans son âme. La plupart de ces jeunes gens habitent au Quartier Latin : un peu plus loin derrière le Panthéon, s'étend un vaste empire de misère. Ils consultent un prêtre qui ne les comprend pas et une religieuse qui les anime de sa flamme. Une petite quête, quelques bons de pain, quelques adresses de pauvres, et voilà l'œuvre amorcée.

Quel nom lui donner ? Congrégation ? Le nom est impopulaire. Confrérie ? Cela sent l'ancien régime. On adopte le nom de Conférence, emprunté aux parlotes d'étudiants. L'appellation est impropre ; car il s'agit, non de parler, mais de servir les pauvres. En revanche on se rattrape sur le patron : Saint Vincent de Paul.

L'Association — ou, pour employer le mot consacré, la Conférence de Saint-Vincent de Paul — tient ses premières séances au printemps de 1833, d'abord rue du Petit-Bourbon-Saint-Sulpice, puis place de l'Estrapade. Les affiliés, très peu nombreux, sont de condition moyenne. L'un deviendra président de tribunal, l'autre professeur de droit, un troisième médecin, un quatrième négociant. Le grand animateur est un Lyonnais, Ozanam, âgé de vingt ans seulement, mais de maturité extraordinaire et de grande vertu. Au bout de peu de temps, de nouveaux associés arrivent. Bientôt l'affiliation s'établit à Lyon, puis, de proche en proche, elle se propagera dans toute la France. Cependant on ébauche un règlement ; puis on rédige, pour être récitée au commencement de chaque séance, une prière où l'on demande à Dieu que l'œuvre pleinement dégagée des intérêts de la terre tende de plus en plus vers le ciel. Et c'est cette prière qui, aujourd'hui traduite en toutes les langues, se répète dans le monde entier.

 

V

Dès lors, toutes choses se relièrent en une trame peu apparente, mais singulièrement solide.

Après l'aumône du pain, l'aumône de la parole chrétienne.

Les mêmes jeunes gens qui, à l'exemple d'Ozanam, visitent les pauvres au quartier Mouffetard se retrouvent, en 1833, puis de nouveau en 1834, au domicile de l'archevêque de Paris. Ils sont porteurs d'une pétition revêtue de deux cents signatures environ et qui montrerait une présomption singulière si, derrière cette présomption, ne se cachait un désir intense de bien servir.

Ce qu'ils demandent, c'est que des prédications soient inaugurées à Notre-Dame. Jusque-là rien de plus naturel, de plus banal même. Ce qui l'est moins, c'est l'ingénuité ardente et osée avec laquelle ils tracent le programme du ministère sacré. Ils ne veulent pas de conférences dans le goût de celles de M. de Frayssinous ; car ils jugent, non sans juvénile présomption, que la manière est usée. Les sermons composés suivant les anciennes méthodes ne leur agréent pas non plus ; car ces prédications présupposent la foi chrétienne et ne font qu'exhorter les croyants aux vertus que le christianisme commande. Ils rêvent autre chose, c'est-à-dire des conférences semi-philosophiques, semi-religieuses qui s'adresseront aux douteurs, aux sceptiques, aux incrédules même et, par un travail progressif, les inclineront doucement à la croyance. Ce n'est pas tout. Il faut que cette prédication s'offre avec assez d'éclat pour entraîner, et soit assez savante pour convaincre. Il faut qu'en' dissipant l'erreur, elle ménage, avec toutes les délicatesses de la charité, ceux que l'erreur domine encore. Il faut enfin qu'elle se revête de toutes les séductions modernes, afin que ceux qu'on aspire à subjuguer soient attirés par les mêmes formes de langage qui ont servi jadis à les égarer.

Bien singulier paraît, dans le recul des temps, ce colloque de jeunes gens de vingt ans avec leur archevêque. Il paraîtra plus singulier encore si l'on songe au personnage à qui la requête s'adressait.

C'était M. de Quélen, prélat d'ancien régime et d'origine bretonne, doublement attaché à la monarchie par fidélité de gentilhomme et par respect de son serment. Comme beaucoup de ses collègues dans l'épiscopat, il avait encouragé le ministère Polignac, et après la prise d'Alger, son discours à Charles X, en le recevant à Notre-Dame, avait paru invitation aux sévérités. Après la révolution de Juillet, la clameur publique l'avait désigné aux vengeances populaires. En 1831, il avait vu Saint-Germain-l'Auxerrois saccagé et son palais détruit. Sous l'excès des attaques, son âme naturellement bonne s'était repliée et, jugeant décidément usurpatrice et impie la monarchie nouvelle, il s'était retranché dans une bouderie silencieuse, en chrétien qui pardonne, mais en Breton obstiné qui se souvient.

De telles dispositions présageaient aux jeunes visiteurs une médiocre sympathie. Il n'en alla pas de la sorte. C'est que, dans l'âme de M. de Quélen, un singulier combat se livrait entre ses souvenirs qui le ramenaient en arrière et la vue, un peu confuse mais obsédante. d'un avenir tout nouveau. A l'égard du pouvoir nulle hésitation, et le dessein bien arrêté d'une attitude toute passive. Quelle n'était pas, au contraire, en matière religieuse, la perplexité ! Le vertueux archevêque était de ceux qui sont pourvus d'assez de lumières pour se troubler et ne sont pas assez armés de confiance en eux-mêmes pour prendre résolument parti. Aussi sa vie se consumait-elle en une anxiété cruelle autant que silencieuse, et en une perpétuelle prière à Dieu pour qu'il l'éclairât. Dans cet esprit il écouta avec une religieuse attention, et comme y cherchant une direction pour lui-même, les suggestions, presque les conseils pieusement audacieux d'Ozanam et de ses compagnons. Je tâcherai de vous contenter, leur dit-il en les congédiant.

Un long délai s'écoula pendant lequel diverses combinaisons furent élaborées. Cependant Lacordaire, séparé de Lamennais mais subissant encore la brûlure du terrible contact, s'était retiré rue Neuve-Saint-Étienne-du-Mont, et y vivait dans la retraite, l'étude, la prière. Il avait prêché au mois de mai 1833 à Saint-Roch, et avec un complet insuccès. Ce ne sera jamais un prédicateur, avaient dit de lui ses amis[10]. Combien autre fut l'impression quand, l'année suivante, il fut appelé à donner des conférences au collège Stanislas ! Ce fut une subite et magnifique révélation, tant sa parole jaillissante, à la fois improvisée et méditée, admirable d'élan, surprenante d'imprévu, faisait vibrer les âmes. Les jeunes gens furent saisis d'enthousiasme, et aussi les hommes d'âge mûr, quoique, parmi ceux-ci, plusieurs fussent troublés par l'audacieuse nouveauté du langage, et un peu scandalisés par un abus de métaphores qui introduisait, disaient-ils, le romantisme dans la chaire. Chez M. de Quélen, l'inquiétude fut d'abord plus forte que la sympathie. Mais que se passa-t-il ensuite en lui ? La psychologie des saints — et l'archevêque était un saint — est d'autant plus malaisée à pénétrer qu'à tous les mobiles humains, il faut ajouter toutes les impulsions de la conscience religieuse, tour à tour repliée et timide, puis s'encourageant à oser, sans qu'on sache bien si cette audace est le fruit de vues terrestres ou d'un mystique abandon à Dieu. Soit inspiration de la Providence, soit discernement tout humain, M. de Quélen jugea que l'avantage d'utiliser pour l'Église une force si précieuse serait plus grand que le risque de quelques écarts à contenir. Lui, homme d'ancien régime, il alla avec une magnanimité hardie, vers celui qui représentait le mieux l'esprit nouveau., Et pour les prédications de Notre-Dame, ce fut, contre toute attente, Lacordaire qui fut choisi.

Donc le 8 mars 1835, il s'apprête à gravir les degrés de la chaire. Dans la nef, pas une place libre. Mais quel auditoire inaccoutumé ! Autour du petit noyau de catholiques qui forme le fond de l'assistance, des hommes venus de tous les points de l'horizon : saint-simoniens désabusés ; anciens sectateurs de l'abbé Châtel ; disciples de M. Cousin ; vieux voltairiens un peu troublés au déclin de la vie ; revenants de la Révolution attirés par souvenir d'enfance vers l'Église désertée ; enfin douteurs en quête de vérité et semblables à des exilés en recherche d'une patrie. Par-dessus tout, un sentiment domine, la curiosité d'entendre un prêtre, républicain dit-on, hier disciple de Lamennais, un peu en marge de la hiérarchie ecclésiastique ; et l'attrait se complète par la demi-suspicion qui pèse sur lui.

Cependant l'archevêque, M. de Quélen ; a gagné le banc d'œuvre tandis que Lacordaire prend possession de la chaire. Et en ces deux hommes il semble bien que deux mondes se personnifient : d'un côté le prélat revêtu de tous les insignes de sa charge, bon, bienveillant, aux grandes manières sacerdotales, et figurant en lui, comme en un exemplaire achevé, la société des anciens jours : de l'autre côté, le prêtre, homme des temps nouveaux, dont les paupières encore baissées cachent les étincelles qui bientôt jailliront de son regard, et qu'agite ce frisson intérieur où tous les vrais orateurs se reconnaissent.

Il commence. Point de texte, point de divisions didactiques ; un langage heurté où se révèle l'improvisation, mais une improvisation plus méditée peut-être qu'aucune parole écrite : Assemblée, assemblée, s'écrie Lacordaire, que voulez-vous de moi ? La vérité. Comment résumer ce qui suit ? C'est moins démonstration évangélique que préparation à recevoir l'Évangile, qu'effort pour introduire sinon jusqu'au temple, du moins dans le parvis ceux qui ont rejeté le christianisme ou ne l'ont jamais connu. A distance et à la lecture, la critique aura de quoi s'exercer : de la grandiloquence, des fautes de goût, un luxe excessif de réminiscences classiques, parfois des obscurités de langage qui tiennent souvent à une certaine imprécision de pensée : en revanche des appels du cœur, des familiarités ardentes, des accents éclatants et souverains ; avec cela dans l'auditoire de petits frissonnements d'attente et de crainte quand l'orateur, dans ses plus grandes témérités, côtoie l'abîme comme s'il y allait tomber ; pardessus tout une intensité de vie inconnue jusque-là, une puissance d'entraînement qui ne laisse, au moins sur l'heure et jusqu'au retour de l'entier sang-froid, d'autre place qu'à l'admiration.

 

VI

Le renouveau chrétien se marque dans ce temps-là par l'une des plus abondantes floraisons d'œuvres qu'on vit jamais.

La jeune société de Saint-Vincent de Paul, élargissant son dessein primitif, élabore ses premiers projets de patronage pour les écoliers et les apprentis. A côté d'elle se développent d'autres associations charitables : telle celle des Amis de l'enfance, organisée très petitement à la fin de la Restauration pour les enfants sans parents ou sans protection, et reprise par M. Armand de Melun. Vers la même époque est fondée, pareillement pour les orphelins, une colonie agricole dans le département de Seine-et-Oise. Encore quelques années, et le même souci de moralisation chrétienne inspirera les premiers essais d'où sortiront les cercles d'ouvriers. — C'est en ce temps-là aussi que se reconstitue une œuvre très ancienne, celle des Pauvres malades[11]. Parmi les malades, il en est qui se sentent plus cruellement frappés que les autres : les cancéreux. Pour les soigner, les consoler, l'initiative d'une Lyonnaise, Mme Garnier, aidée de trois compagnes, créera en 1843, une association, modeste d'abord autant que sainte, qui deviendra l'œuvre des Dames du Calvaire. — Cependant, si l'on voulait compléter le cycle des secours aux misères humaines, il convenait d'assurer aux vieillards un asile, des consolations, une mort apaisée. Or, il arriva qu'en novembre 1839, une pauvre fille de Saint-Servan, Jeanne Jugan, imagina de recueillir une vieille femme, plus pauvre encore qu'elle-même. Elle s'associa à une autre pauvre fille, ancienne servante ; et une seconde vieille femme fut recueillie. Bientôt trois compagnes s'offrirent pour le même dévouement, et d'autres indigentes purent être adoptées. Telle fut, en son obscure origine, l'œuvre des Petites Sœurs des Pauvres qui, née comme la Société de Saint-Vincent de Paul sur le meilleur sol de France, s'étend, comme la Société de Saint-Vincent de Paul, dans le monde entier.

On se lasserait à dire tout ce qui se fit alors d'humblement magnifique par le ministère de la France ! C'est à cette époque que se développe à Lyon, la cité industrielle et mystique, l'œuvre de la Propagation de la foi, créée dix ans auparavant par l'initiative d'une pieuse femme, Mlle Pauline Jaricot. C'est dans le même temps que commence, sous les auspices de Mgr de Forbin-Janson, l'œuvre de la Sainte-Enfance, destinée à recueillir en Extrême-Orient les enfants abandonnés, et qui, à l'heure où j'écris, prodigieusement agrandie et transformée, a multiplié en Afrique, en Asie, les asiles, les écoles, les dispensaires, les hôpitaux.

Tout ca bien s'accomplit petitement, sans bruit, comme si le catholicisme, à la façon des infirmières dans une chambre de malades, ne devait progresser que sur la pointe des pieds. Cependant, cinq ou six ans après la révolution de Juillet, quelques observateurs notent avec stupeur des progrès qui jusqu'ici ont échappé. Sainte-Beuve s'étonne de ces jeunes gens lancés en avant qui semblent comme les fourriers d'une nouvelle offensive catholique. En 1837, le carême est prêché à Saint-Roch par l'abbé Dupanloup, à Saint-Thomas-d'Aquin par l'abbé Deguerry, à Saint-Eustache par l'abbé Combalot ; et pour les entendre il y a foule. Il y a autant de monde dans les églises qu'à l'Opéra, écrit Mme de Girardin. Et Henri Heine constate un peu plus tard, moitié railleur, moitié alarmé, les mêmes symptômes. Seulement il essaie de se rassurer. Est-ce signe de santé ? N'est-ce pas, au contraire, le dernier éclat de ce qui va disparaître ? Le bon Dieu reçoit aujourd'hui beaucoup de visites, dit-il à l'un de ses amis. Et l'autre de répondre : Ce sont des visites d'adieu.

Il y a, dès cette époque. comme un état-major des œuvres catholiques : Ozanam, Armand de Melun, Léon Cornudet, bien d'autres encore. Cependant la charité et le zèle chrétien trouvèrent alors dans Paris deux- grandes inspiratrices.

L'une était Mme Swetchine, cette Russe de noble origine, convertie au catholicisme et dont nous avons déjà tracé le nom. Venue de bonne heure en France, puis fixée à Paris en 1826, elle y avait acquis bientôt la grande naturalisation de l'intelligence et de la vertu. Son appartement de la rue Saint-Dominique s'ouvrait à quelques intimes et rassemblait le soir un cercle un peu plus nombreux. L'aspect extérieur était celui des autres demeures du faubourg Saint-Germain. Que si l'on pénétrait au delà des apparences, on découvrait un désir intense de tout rapporter à Dieu. Rien dans ces réunions qui sentit la coterie ou l'école. Le mot de cénacle eût peut-être mieux convenu, mais cénacle tout grand ouvert tant l'hospitalité s'y exerçait avec bienveillance et bonté. Chez Mme Swetchine, un vif amour des lettres et de la science, mais sans pédantisme et par simple jouissance de l'esprit. De son origine slave, elle ne conservait qu'une certaine subtilité dont elle ne se défit jamais. En de nombreuses lettres qu'on e gardées, se révèlent ses qualités maîtresses qui étaient la mesure et la sagesse. Elle ne prêchait jamais, mais s'insinuait doucement. Elle était éveilleuse de charité comme certains maîtres excellents sont éveilleurs d'idées. Elle avait un art à elle, fait d'onction et d'autorité simple, pour suggérer le travail, la patience, l'oubli de soi. Quand elle avait allumé les bonnes pensées, elle laissait le plus souvent à Dieu le soin d'activer la flamme. Mais si on se confiait à elle, elle ne retirait jamais la main qu'elle avait tendue. Ceux qu'elle pénétra de sa douce influence comptèrent parmi les meilleurs et même les plus illustres de son temps. Elle enseigne à Armand de Melun la charité ; elle apaise doucement et avec des ménagements presque maternels l'âme orageuse de Lacordaire ; elle contient les exubérantes ardeurs de Montalembert ; elle correspond, non d'ailleurs sans quelque réserve timide, avec le P. de Ravignan qui s'abandonne lui-même au contact d'une âme si droite et si sainte. Sur d'autres plus jeunes, elle exerce son bienfaisant empire : tel Alfred de Falloux qui sera son biographe, tel François de la Bouillerie, futur évêque de Carcassonne ; tel — mais plus tard — l'admirable Augustin Cochin.

L'autre inspiratrice de charité chrétienne n'habite pas au faubourg Saint-Germain, mais au quartier Mouffetard, et reçoit, non dans un salon, mais dans un parloir de couvent. On l'appelle sœur Rosalie, et elle est fille de Saint-Vincent de Paul. Toute jeune, l'abbé Emery l'a affermie dans sa vocation. Depuis trente ans, elle est attachée à la maison de la rue de l'Épée-de-Bois, et elle y restera jusqu'à son dernier soupir. Tout ce faubourg est bien son royaume et dont tous les sujets sont ses tributaires. Ce doux empire de charité, beaucoup d'autres, en son admirable congrégation, l'exercent ; mais elle rassemble en elle, comme en un exemplaire accompli, les dons, les qualités, les vertus où se reconnaît la parfaite servante de Dieu. Elle accueillait les bons, les autres aussi, la charité dominant tout. Son regard s'abaissait vers les enfants avec une incomparable sollicitude ; aussi encourageait-elle, en dépit de toutes les objections, les crèches. les asiles, œuvres excellentes, disait-elle, à la condition que les mères ne se désintéressent pas de leur mission maternelle. Autour d'elle, toute une clientèle d'apprenties et de jeunes ouvrières qu'elle conduisait avec un tact infini, tantôt marquant l'approbation par un regard doux et pénétrant qui charmait, tantôt provocant par un coup d'œil triste ou un simple silence le regret, presque le remords. Pour les vieillards, elle avait créé, rue Pascal, une petite maison de retraite, qui était l'objet de toutes ses sollicitudes. Nulle n'était, comme elle, consolatrice auprès des malades, et souvent, grâce à elle, les lieux les plus profanes devinrent temples de prière, presque tabernacles saints. L'un de ses constants soucis était d'obtenir des pauvres eux-mêmes quelques bonnes œuvres, en sorte que la charité s'exerçât par ceux-là même qui la recevaient ; ainsi créa-t-elle parmi les jeunes filles qu'elle groupait rue de l'Épée-de-Bois, une association dite de Notre-Darne-du-Bon-Conseil[12]. Elle avait, comme beaucoup d'âmes saintes, une extrême clairvoyance. De l'abbé Dupuch qui devait devenir évêque d'Alger, et qui fut aussi mauvais administrateur que charitable prélat, elle avait coutume de dire : Si celui-là devient évêque, il dépensera sa croix et sa mitre. Les indigents n'étaient pas seuls les hôtes de la rue de l'Épée-de-Bois. D'autres venaient, avides d'autres secours que celui du pain. Pour ceux-là, sœur Rosalie se montrait la plus sage des conseillères. Aux hommes qui se plaignaient que leur existence fût vide, elle disait en souriant de son bon sourire : Allez à ceux qui souffrent. Aux femmes du monde brisées par les épreuves ou par le deuil, elle montrait avec une douceur persuasive le chemin de consolation. A la longue, une sorte de célébrité avait entouré son nom : il arriva que la reine Marie-Amélie fit plus d'une fois passer par elle ses aumônes. Quant à elle, inaccessible à toute pensée personnelle, elle poursuivait avec une sérénité tranquille son apostolat auprès des petits et auprès des grands. Jamais elle ne rebuta personne ; jamais elle ne répondit : J'ai mes pauvres ; car elle repoussait les exclusions comme l'hérésie de la charité : Une fille de Saint-Vincent de Paul, disait-elle, est une borne sur laquelle tous ceux qui sont fatigués ont droit de se reposer. Pour elle, elle ne se reposa que dans la tombe.

 

VII

En ce travail de reconstitution, un souci travaillait les âmes pieuses : le rétablissement des ordres religieux.

Le Concordat les avait très volontairement ignorés : Je ne veux que des évêques et des curés, avait dit le Premier Consul. Ce langage répondait à l'esprit du temps, très défavorable à toutes les associations, principalement aux associations religieuses. Il ne répondait pas moins Aux dispositions de Bonaparte. L'existence d'un clergé régulier eût troublé, à la manière d'une complication tout à fait inopportune, la simplicité de ses desseins. Il lui convenait que deux agents, le préfet et l'évêque, tous deux à sa dévotion, l'un et l'autre se faisant pendant, se partageassent l'autorité : ici les lois de l'an VIII, là le Concordat ; tout ce qui s'intercalerait entre les deux rouages lui paraissait superfétation. Une défiance, d'origine plus profonde, n'avait-elle pas en outre inspiré le Premier Consul ? Les ordres religieux, précisément parce qu'ils pratiquent à l'égard d'un chef spirituel l'entière dépendance, revendiquent pour tout le reste l'indépendance intégrale. Malaisément on les soumet, surtout s'ils sont pauvres ; car alors, protégés contre tous les maux par leur foi et contre toutes les confiscations par leur indigence, ils déconcertent et usent à la longue quiconque prétend les asservir.

Dans les Chambres de la Restauration s'étaient perpétués — inconsciemment peut-être — les errements de la Révolution et de l'Empire. On l'avait bien vu quand, en '1825, une loi avait été proposée qui facilitait l'établissement des maisons religieuses de femmes. La loi n'avait été votée qu'à la condition expresse que les ordres d'hommes n'en pussent profiter.

L'un des plus zélés pour la liberté monastique était l'abbé Lacordaire. Suspect à une portion du clergé pour les hardiesses de sa prédication et par souvenir de Lamennais, sentant un peu fragile la bienveillance de M. de Quélen, et désireux lui-même de se retremper dans la méditation, il avait, après deux ans, abandonné la chaire de Notre-Dame et venait d'arriver à Rome. Là naquirent, semble-t-il, et se développèrent ses premières aspirations vers la vie conventuelle. Le plus grand service à rendre à la chrétienté, écrit-il vers ce temps-là, serait de faire quelque chose pour la restauration des ordres religieux. Il visite à Genazzano un couvent d'augustins et en ressent une impression profonde. Cependant il écrit le 8 août 1837 à Mme Swetchine : Je ne vous annonce pas, puisque vous le savez déjà, que M. Guéranger est abbé perpétuel de Solesmes avec anneau, crosse et mitre, et chef de la congrégation des Bénédictins de France, affiliée au Mont-Cassin. Voilà un premier relèvement. D'autres ne suivront-ils pas ? Les pensées de Lacordaire s'affermissent. Il prépare un mémoire sur le rétablissement des frères prêcheurs, c'est-à-dire les dominicains. C'est l'ordre que lui-même il choisit. Il commence son noviciat à Viterbe. En mai 1839, le mémoire paraît. On ne réclame aucun privilège, mais on revendique, en un solennel appel à l'opinion publique et au pays, le droit à la vie en commun et le libre exercice de l'apostolat. Le 12 avril 1840, le nouveau religieux prononce ses vœux. A quelque temps de là, il revient en France, prêche à Nancy, à Bordeaux.

Ce que les dominicains réclamaient par appel à l'opinion publique, les jésuites s'efforçaient de le réaliser par temporisation, patience, aide de Dieu. Après la révolution de 1830, ils s'étaient dispersés en des maisons particulières et déguisés sous des vêtements laïcs. Quelques-uns des plus compromis avaient même quitté la France. Avides d'apostolat, si obscur fût-il, plusieurs autres s'étaient fixés à La Louvesc près du tombeau de saint François-Régis, et, en auxiliaires du clergé, s'étaient mis à évangéliser les paysans des Cévennes[13]. Bientôt une moindre intolérance avait inspiré une conduite moins réservée. Les résidences s'étaient reformées, les prédications avaient repris et, dans les départements, plusieurs maisons avaient même été fondées, notamment à Lyon et à Toulouse. Cependant, parmi les Jésuites, il en était un, le P. de Ravignan. qui émergeait par son nom, ses vertus, son talent en pleine maturité. Mieux que tout autre, il serait l'agent de liaison entre la société civile si prévenue, et l'ordre si décrié. Il avait prêché le carême en 1835 à la cathédrale d'Amiens, en 1836 à Saint-Thomas-d'Aquin. En 1837, il fut appelé à prendre à Notre-Dame la succession du P. Lacordaire.

Il parut dans la chaire sous l'appellation, non de Père, mais d'abbé de Ravignan, sorte de petit camouflage jugé nécessaire. Chez lui, une appréhension faite d'humilité, faite aussi d'éloignement pour le ministère auquel ses supérieurs l'appelaient ; car il goûtait peu ce qu'il appelait le genre conférence, genre faux, disait-il, où risque de se diluer, en arguments profanes ou en pompe tout oratoire, la vraie doctrine de Jésus-Christ. Il plut par l'absence de tout artifice et par un souci unique, celui de la vérité. Il s'imposait, disait-on, par son seul signe de croix, tant on y discernait un auguste appel à Dieu. Il n'était philosophe que juste ce qu'il fallait pour devenir apologiste, et n'était apologiste que pour mieux devenir apôtre. C'est que l'apostolat était le tout de sa vie. Toute sa personne figurait  un acte de foi. Son langage était grave et mesuré, d'une distinction parfaite, un peu froid, comme s'il eût gardé quelque chose des mœurs judiciaires qui étaient celles de l'ancienne magistrature. Ce mélange de manières un peu hautes et d'ardeur contenue communiquait à sa parole une souveraine autorité ; et c'est par quoi il exerçait un prestige que la plus haute éloquence eût malaisément conquis. De temps en temps, des accents d'une onction pénétrante trahissaient tout ce que son âme, sévèrement maîtresse d'elle-même, hésitait à livrer. Alors l'impression était d'autant plus forte que cet abandon contrastait avec l'ordonnance grave du discours. Assez vite l'orateur reprenait le ton de la conférence. Était-ce l'effet d'un art consommé qui, en éveillant l'émotion, se garde l'épuiser ? N'était-ce pas plutôt calcul de l'apôtre qui jette doucement les semences et, craignant d'en précipiter imprudemment l'éclosion, laisse à Dieu le soin de les faire lever.

 

VIII

Entre toutes les revendications catholiques, la principale était celle de la liberté d'enseignement.

La Charte, en son article 69, avait annoncé qu'il y serait pourvu. Peut-être était-ce une de ces dispositions qui se glissent par hasard dans la confusion d'un hâtif remaniement. Comme l'exécution tardait, l'Avenir avait, en termes véhéments, rappelé la promesse. Puis, pour secouer l'inertie gouvernementale, trois de ses rédacteurs, Lacordaire, Montalembert, M. de Coux, avaient, en mars 1831, ouvert, rue des Beaux-Arts, de leur propre autorité, une petite école. Ils eussent été désolés qu'on ne les remarquât point. La police n'eut pas la mauvaise grâce de les ignorer. Il y eut procès-verbal, enquête, poursuites. Sur ces entrefaites, Montalembert, ayant perdu son père, devint pair de France par droit d'hérédité et, désormais justiciable de la haute Chambre, entraîna ses co-inculpés devant la même juridiction. Le spectacle ne laissa pas que d'être singulier : Montalembert, orateur inexpérimenté, sans mesure, mais admirable de foi, de juvénile éloquence et de passion ; Lacordaire, plus contenu, d'argumentation plus pressante, parlant en prêtre, mais en prêtre qui se souvient qu'il a été avocat ; le ministère public, assez âpre en ses paroles, indulgent en ses conclusions ; les pairs curieux, légèrement amusés, doucement grondeurs, un peu émus par instants. La condamnation fut bénigne : 100 francs d'amende ; au dehors, nul retentissement, car le procès de l'École libre, mis en relief après coup, ne fut, sur l'heure, pour les pairs qu'un intermède, et pour le public qu'un fait divers bien vite oublié.

On oublia, mais pour se ressouvenir plus tard. Quand, le 11 octobre 1832, Guizot devint ministre de l'Instruction publique, il eut à cœur d'acquitter, au moins en partie, la promesse de la Charte. Dès l'année suivante, il pourvut à l'instruction primaire. Cependant il restait à régler le sort de l'enseignement secondaire.

Dans ce domaine, presque rien ne tempérait le monopole universitaire : quelques collèges dits de plein exercice, et c'était tout[14]. Pendant l'hiver de 1836 à 1837, M. Guizot déposa au Palais-Bourbon un projet consacrant la libre concurrence entre l'Université et les établissements laïcs ou ecclésiastiques, sans aucune exception pour les ordres religieux : J'espère, disait-il, que tout le monde sera content. Quand, le 15 mars 1837, la proposition vint à l'ordre du jour, il apparut clairement que le souci exclusif des opposants était de s'assurer que les Jésuites n'en bénéficieraient jamais. Sur un amendement de M. Vatout, la Chambre vota que nul ne pourrait enseigner s'il ne déclarait par écrit qu'il n'appartenait à aucune congrégation religieuse non autorisée. C'était du même coup vicier la loi tout entière. M. Guizot, sur le point de quitter le pouvoir, en jugea de la sorte ; et le projet, virtuellement abandonné, ne fut point porté à la Chambre des pairs.

 

IX

Après le vote de l'amendement Vatout, les députés, rentrés le soir à leur foyer, ne manquèrent pas de se féliciter. Si quelques-uns ressentirent un vague remords d'une sage loi repoussée, ils s'apaisèrent bien vite : l'opportunité de barrer la route aux Jésuites valait bien qu'on se privât d'une liberté.

Mais était-ce seulement des Jésuites qu'il s'agissait ? Ces hommes qu'obsédait une pensée unique et qui rapetissaient tout au niveau de cette pensée, ressemblaient à ces soldats qui concourent à une grande bataille sans savoir combien cette bataille est grande et ne voient qu'un petit coin des lieux où l'on combat.

La vraie bataille — et combien mémorable — c'est la lutte du renouveau catholique contre le dix-huitième siècle. On a déjà effleuré le sujet ; mais il vaut la peine d'être ressaisi. Le dix-huitième siècle n'est pas mort avec l'avènement du siècle qui le remplaçait. Il a tenté de se perpétuer en insufflant à l'âge suivant ses pratiques, ses préjugés, ses passions. C'est surtout en matière religieuse qu'il a exercé sou empire posthume. Autour du Premier Consul, il a aposté ses sectateurs qui, à l'époque du Concordat, ont tenté de le piquer par la honte d'être dévot. Ne pouvant empêcher le rétablissement de la hiérarchie ecclésiastique, il a employé du moins tout ce qu'il avait de puissance pour que cette hiérarchie demeurât isolée, sans aucune des agrégations religieuses qui l'eussent étayée. Il a pardonné à l'Université impériale d'être austère d'aspect et peu au niveau des élégances de jadis, en s'assurant qu'elle serait du moins expurgée de dévotion. Il s'est appliqué à imprimer aux croyances religieuses un aspect désuet, en sorte que le sentiment des forces spirituelles s'émoussât et que la religion, à la manière d'une substance qui se refroidit peu à peu, ne fût bientôt plus qu'une dépouille glacée, bonne à enterrer avec solennité. A ce siècle insolemment vivace, la Restauration n'a porté que des coups guérissables, tant, au milieu d'une société en apparence très religieuse, il a gardé de complices. Ce qui a prolongé son emprise, c'est la survivance des hommes qui, dans les assemblées publiques, les académies, les fonctions officielles, se rattachent à lui par leur origine et se sont imprégnés de ses idées jusqu'à saturation. Comme la Révolution avait précipité toutes choses et hâté toutes les promotions, ces hommes s'étaient poussés très vite dans les emplois et les honneurs, en sorte qu'ils passaient pour très vieux sans être encore très âgés. Maintenant les derniers disparaissent, mais non sans que demeure la trace profonde de ce qu'ils ont pensé, voulu, poursuivi.

Contre ce terrible dix-huitième siècle, la lutte a commencé avec le journal l'Avenir. Elle s'est continuée, singulièrement inégale, — lutte de David contre Goliath — avec Ozanam et ses compagnons. Mais c'est simple escarmouche plutôt que vrai combat. En dehors du petit groupe dont on a décrit les éléments, nul catholique n'imagine une revendication publique pour les intérêts religieux. Les évêques pourraient imprimer l'impulsion, mais chez la plupart, peu d'esprit politique et des vues qui ne s'étendent guère au delà de leur diocèse. Qu'on leur concède un minimum de liberté, qu'on leur abandonne l'entière direction de leur séminaire, et ils donneront quittance pour le reste.

Sur ces entrefaites, voici la mesure qui tout à coup les galvanise.

Le gouvernement, jaloux d'acquitter l'une des promesses de la Charte, présente un second projet sur l'enseignement secondaire. M. Villemain est alors ministre de l'Instruction publique. Comme en 1836, on évite d'exclure les Jésuites ; seulement il faut, pour obtenir le vote, ménager les préjugés d'une portion de la Chambre ; c'est pourquoi on se rachète de cette tolérance en multipliant pour les établissements libres les exigences de grade, et surtout en étendant ce régime aux séminaires. Sous cette atteinte à leur prérogative, les évêques, si assoupis jusque-là, s'éveillent en un brusque sursaut d'inquiétude et de colère. Au nombre de plus de cinquante, ils protestent, et protestent si bien que le projet est retiré. Mais, une fois mis en branle, beaucoup de ces vénérables personnages ne s'arrêtent plus. Ils se dressent, tout transformés, très attentifs, très combattifs même. On est alors au début de 1841. C'est alors qu'après deux projets, demeurés vains, s'engage la vraie lutte pour la liberté d'enseignement, lutte qui, dans son sens le plus général, n'est autre chose que la tentative suprême pour achever de soustraire à l'emprise du dix-huitième siècle la nouvelle génération.

 

X

Pour cette lutte un chef était prêt, Montalembert.

Il avait, à l'âge de vingt-cinq ans, pris séance à la Chambre des pairs et y siégeait depuis six années. Chez lui des traits tout en contrastes qui composaient un ensemble plein d'étrangeté, plein d'attirance aussi : quelque chose d'osé et de candide ; toute la réserve qui sied à un jeune homme, surtout dans une assemblée de vieillards, et une ardeur de conviction qui ne demande qu'à se répandre en éclats : des flots d'éloquence qui travaillent au dedans et qu'une certaine timidité retient ; de la hauteur et de la bonne grâce ; de la fierté aristocratique et tout à coup de l'humilité chrétienne ; de temps en temps une ombre de tristesse par souvenir douloureux de Lamennais, puis un retour de confiance, comme il sied à une vie exubérante qui ne demande qu'à se recommencer ; une médiocre mesure dans l'éloge ou dans le blâme, mais souvent un sens des réalités qui contraste avec l'outrance des appréciations ou du langage ; avec cela une entière pureté de cœur, un désintéressement qui ne connaîtra jamais le calcul, une droiture qui rie frôlera jamais le mensonge. En 1835, il a pris une première fois la parole à l'occasion des lois de Septembre. Dans les affaires d'Orient il a montré une remarquable clairvoyance en dénonçant la faiblesse de Méhémet-Ali. Combattif, il l'est, mais pas au point de dédaigner les négociations ; car, après l'échec du projet de 1836 et dans les années suivantes, il s'est associé aux pourparlers qui se sont engagés en vue d'obtenir du Pouvoir, en matière d'enseignement, une solution équitable[15]. Cependant en 1841, la rédaction du second projet, du projet Villemain, si incomplet, d'une bienveillance si équivoque, détruit presque l'espoir d'une juste conciliation. D'un autre côté, il ne faut pas laisser se refroidir l'ardeur des évêques. C'est alors que Montalembert entre en campagne.

Il y entre en des conditions qui eussent découragé une âme moins vaillante. Derrière lui un petit groupe très dévoué, très désintéressé ; mais que dire du reste ?

Il dresse l'inventaire de ses forces et commence naturellement par la Chambre des pairs puisqu'il en fait partie. Là on prise sa droiture et on l'aime pour son courage. Il a pourtant un malheur, celui d'avoir trop de foi au milieu de gens qui n'en ont pas assez. Il sent que, parmi les plus vieux de ses collègues, plusieurs sont indulgents pour ses vertus, mais moins qu'ils n'eussent été pour ses vices. Il est jugé compromettant, enfant terrible et, ce qui peut-être est pis, enfant dévot. En son isolement, sa ressource sera de s'imposer à force de talent. Ce talent, bien qu'il soit encore en incomplète formation, plusieurs le devinent : tel le chancelier Pasquier qui tout haut contient les ardeurs de son jeune collègue et tout bas lui dit : Courage, continuez.

Tel est le palais du Luxembourg. Au Palais-Bourbon, encore moins d'écho. Montalembert, à peine en connaît-on le nom. Si on le connaissait, il déplairait doublement comme aristocrate, comme ultramontain, et ce qu'il porte en lui de haut, de vrai libéralisme serait chose tout à fait incomprise. Au mot de jésuite se dressent à l'envi Isambert, l'homme des dénonciations vulgaires, et Dupin, l'orateur très dangereux des grands jours. Les Jésuites ! Naguère on les a exclus et l'on est résolu à ne vouloir d'autre liberté que celle dont ils ne profiteront pas.

Décidément, la seule conduite efficace sera d'agir au dehors et d'entraîner, s'il se peut, les masses catholiques. Mais la grande agitatrice, c'est la presse. Or, les principaux journaux échappent totalement : tel le Constitutionnel ; tel le Journal des Débats. Que reste-t-il ? Les journaux légitimistes, peu influents et qui d'ailleurs ne se donnent qu'à demi ; puis les feuilles catholiques. Parmi celles-ci, la plus importante ou, pour mieux parler, la moins négligeable est l'Univers. Longtemps il a végété : peu d'abonnés, point d'argent, une rédaction terne ; et c'est de quoi Montalembert se désole. Tout récemment, on lui a signalé un jeune et énergique écrivain qui entrerait bien à l'Univers si l'on pouvait payer un peu ses articles. C'est Louis Veuillot. Et de cette nouvelle recrue, Montalembert se réjouit fort. A quelque temps de là, il écrira[16] : Ce Veuillot m'a ravi. Voilà un homme selon mon cœur.

Le concours des évêques ne suppléera-t-il point — et au delà — à ce qui manque du côté des journaux ? Mais quelle troupe difficile à manier que ce vénérable bataillon épiscopal !

Autant d'hommes, autant de physionomies. Il y a ceux dont on ne peut rien attendre, par exemple à Arras, M. de La Tour d'Auvergne. A côté des indifférents, il y a ceux qu'il faut retenir : tel à Chartres, Mgr Clauzel de Montais, un vieillard de quatre-vingts ans, tout en passion, fougueux légitimiste, fougueux gallican, et maintenant non moins fougueux contre l'enseignement officiel. L'extrême réserve de quelques-uns contraste avec cet excès d'ardeur : ainsi apparaît l'archevêque de Besançon, Mgr Mathieu, d'esprit très délié, très en crédit, mais en défiance contre les manifestations publiques, et croyant surtout à l'efficacité des démarches et des interventions privées. Cependant en un diocèse tout voisin, à Langres, un prélat, Mgr Parisis, jeune encore, mais de rare intelligence, commence à se révéler. La réflexion et le spectacle des nations voisines, en particulier de la Belgique, lui ont inculqué la notion de la vraie liberté[17] ; et il sera par ses écrits l'un des meilleurs ouvriers pour l'émancipation de l'enseignement. Entre tous les sièges épiscopaux, celui de Paris attire surtout l'attention. Le 31 décembre 1839, M. de Quélen est mort, et il a fallu pourvoir à son héritage. Pour les évêchés, le gouvernement de Juillet se plaisait à choisir des ecclésiastiques réguliers de mœurs, pieux, instruits, consciencieux sans être trop travaillés d'indépendance, capables non de bassesse — car il n'en demandait pas — mais de se laisser intimider. Il les aimait, non de basse origine, mais pas trop ornés de prestige ; et si un candidat était trop grand par la naissance, la hauteur des vues, l'inaptitude à plier, on aimait à le fixer un peu loin de Paris. Or il se trouva que M. Affre, vicaire capitulaire de Paris et coadjuteur nommé de Strasbourg, était un personnage de vertu irréprochable, très instruit, bon théologien, de petite mine et, au moins à première vue, de grande timidité, facile à effrayer, au moins si on ne jugeait que les apparences ; fuyant avant tout le bruit des disputes et l'éclat des paroles ; avec cela assez gallican pour plaire au roi sans trop déplaire au pape. Élevé par une faveur peu attendue au siège de Saint-Denis. il garderait sans doute en lui les vertus d'un saint en les tempérant par un peu de cette souplesse qui est gratitude de parvenu. Ainsi avaient pensé les ministres, ainsi avait pensé le roi, et Mgr Affre avait été choisi.

Des pensées et des aptitudes si diverses rendaient malaisée une action commune. Puis, en exerçant une influence directrice, Montalembert était tenu de la dissimuler. Il était jeune : les évêques étaient âgés ; il était simple laïc : les évêques étaient les chefs de l'Église de France. Une circonstance particulière exigeait un surcroît de dextérité. Lacordaire, Montalembert, disait-on à Rome, c'est la coda di Lamennais. Le mot, bien qu'acclimaté dans la langue italienne, était d'importation française et marquait les soupçonneuses inquiétudes qui subsistaient encore en certains diocèses : de là, même à travers l'entente, des restes de défiance que le temps seul apaiserait.

Outre ces embarras, un souci travaillait Montalembert. Il fallait — et la chose était bien difficile à l'égard de si vénérables personnages — il fallait non seulement montrer aux évêques ce qu'il y avait à faire, mais leur indiquer ce qu'il importait d'éviter. Plusieurs parmi eux, plus ardents qu'avisés, étaient entrés en campagne par des attaques violentes contre l'Université, ses maîtres, ses pratiques : tel Mgr Devie, évêque de Belley, qui avait qualifié de Chaires de pestilence les chaires officielles ; et il n'avait pas manqué de prêtres pour s'engager dans cette voie. Cette attitude, outre qu'elle était inopportune, était très injuste ; car beaucoup de collèges royaux se recommandaient par des maîtres excellents. La seule tactique vraiment habile serait, en se gardant de toute polémique injurieuse, de combattre, non l'Université, mais son monopole. A la Chambre des pairs, en 1842, Montalembert exposa ce programme puis il le développa l'année suivante en une brochure magistrale intitulée : Du devoir des catholiques dans la question de la liberté d'enseignement. C'était une invitation aux catholiques à s'unir pour la liberté ; on la réclamerait par pétitions, par articles de journaux ; on la revendiquerait dans les programmes électoraux ; ce serait une agitation à la fois intense, persévérante, pacifique, quelque chose — toutes proportions gardées — comme l'effort de l'Irlande réclamant par la voix d'O'Connell, son entière émancipation.

 

XI

Montalembert avait invité ses amis à se liguer. Contre cette ligue une autre ligue s'était déjà formée, ardente à barrer le chemin aux revendications catholiques.

Pour ceux qui se disaient libéraux, combattre directement la liberté eût marqué peu de logique et d'élégance. La véritable habileté serait de déplacer le terrain de la lutte, en sorte qu'il s'agirait, non d'un droit nouveau à introduire dans la législation, mais d'un fantôme noir à dissiper. On affublerait d'une robe de Jésuite tous les partisans de la liberté d'enseignement et sur leurs traces, comme on ferait d'une meute, on lancerait les niasses ignorantes ou prévenues.

Bien avant que Montalembert eût publié son appel aux catholiques, on avait vu se dessiner la perfide manœuvre.

Dans la Revue des Deux Mondes, un professeur, M. Libri, destiné plus tard à une fâcheuse renommée, développa, sous forme de lettres, toutes les accusations, accumulées depuis un siècle contre les Jésuites[18]. Le Journal des Débats entra dans la lutte, et avec une ardeur qui, à distance, étonne et confond. Il fallait s'assurer la jeunesse. Brisant avec une hardiesse osée le cadre de leur cours, deux professeurs au Collège de France, Quinet et Michelet, se livrèrent à propos des jésuites à des violences qui semblent aujourd'hui pures divagations, mais qui obtinrent alors le plus tumultueux succès. Pour tirer de la calomnie son maximum de rendement, il importait surtout d'ameuter le grand public. Un roman d'Eugène Sue, le Juif errant, publié en feuilleton par le Constitutionnel, chargea un Jésuite de tous les vices et entreprit de le présenter comme le type accompli du vrai fils de Loyola. La vogue fut immense. En un livre sur l'Existence et l'institut des Jésuites, livre de sobre éloquence et d'accablante modération, le P. de Ravignan entreprit de venger son ordre et de rétablir la vérité. Le succès dépassa les espérances. Mais comment atteindre les cent mille lecteurs du Juif errant ?

En ces conjonctures, que fera le gouvernement ?

Entre les ministres, M. Guizot, vrai chef du cabinet, tient le premier rang. Il porte en lui un sens très affiné des choses religieuses. Le 29 décembre 1843, comme il reçoit le P. de Ravignan, il lui témoigne les égards les plus courtois, lui parle des services que son Ordre peut rendre, laisse entendre que, dans le prochain projet sur l'enseignement, les Jésuites ne seront point exclus s'ils se plient à ce qu'on exigera d'eux[19]. Le P. de Ravignan se retire charmé. Y a-t-il lieu de l'être tout à fait ? Chez M. Guizot, le courage des actes ne répond pas toujours à la sagesse des paroles. Il redoute les Chambres, l'opinion, l'Université elle-même. Toutes ces craintes tempèrent d'une souplesse presque peureuse son apparente raideur : de là chez lui, une tendance à se dérober, et à se décharger, avec une prudence plus opportune que vaillante, sur son collègue de l'Instruction publique.

Celui-ci est M. Villemain. Il ne ménage pas au clergé les bonnes paroles et se montre d'une susceptibilité presque maladive quand on se hasarde à suspecter ses sentiments. Mais singulière est sa condition. Comme son prédécesseur M. Cousin, comme M. Guizot lui-même, il appartient à l'Université, et c'est en la servant qu'il a conquis ses succès. Quelle haute sérénité de vues ne lui faudrait-il pas, pour doser lui-même avec impartialité le degré de concurrence qu'il lui convient de supporter et pour donner, pour donner beaucoup sans céder à la tentation de retenir.

Parmi les ministres, il en est un, M. Martin du Nord, qui, en sa qualité de ministre des Cultes, est, lui aussi, mêlé à la lutte. C'est bien malgré lui, car il est le plus pacifique des hommes. Mais quel n'est pas son trouble quand, à propos des congrégations, il entend M. Dupin, avec la rogue puissance de sa parole, sommer le gouvernement d'être impitoyable[20]. Il lui faut bien se mettre à l'unisson. C'est pourquoi, au Palais-Bourbon, il lui arrive, à lui aussi, de dénoncer les empiétements cléricaux, et avec une ampleur de ton qui prête à sa parole un certain air de conviction. Il se pique de surveiller Saint-Acheul, de noter les chapelles particulières, de mander à son cabinet les prédicateurs, fût-ce le P. de Ravignan, et à tel point qu'à certains moments, il offre une petite, très petite miniature de Joseph IL Quant aux évêques, il les eût volontiers divisés en deux parts : les mauvais qui fixaient en des documents publics leurs revendications ; les bons qui se rendaient discrètement à la direction des Cultes et, à voix basse, comme à un confessionnal, exposaient ce qu'ils avaient à cœur. Aux premiers, des remontrances parfois assez vives quoique respectueuses ; aux seconds, une pleine absolution, de menues faveurs, des exhortations à repousser les ingérences laïques qui ne feraient que tout gâter, avec cela des encouragements à la confiance et par-dessus tout un tel accent d'onction qu'on ne savait plus du tout qui était l'évêque.

Au-dessus des ministres, il y a le roi. Il met autant d'obstination à intervenir quand l'intérêt public lui parait engagé que de soin à se fixer dans l'inertie constitutionnelle s'il s'agit de débats négligeables ou inopportuns. Or toutes les discussions sur la liberté d'enseignement lui ont semblé jusqu'ici la chose la plus oiseuse du monde : querelle de sacristains et de bedeaux, dit-il dédaigneusement. Imbu du dix-huitième siècle, il l'est, mais de la façon la moins nocive. en homme qui a négligé d'éliminer les préjugés de son époque et les porte à l'état latent, sans aucun danger d'éruption. Il n'aime pas les Jésuites qui doivent être des carlistes et pas davantage Lacordaire qui, lui a-t-on dit, est républicain. Du reste, il se garde d'approfondir, ne veut de mal à personne et s'entretient dans une paisible et complète incompréhension. Entre tous ses étonnements, le plus grand est celui qu'éveille en lui Montalembert. Cet homme jeune, d'esprit cultivé, de haute naissance, qui va à la messe, pratique sa religion, non seulement sans déguisement, mais presque avec ostentation, et va jusqu'à dire son Benedicite à la table royale, lui semble un exemplaire tout à fait curieux et plutôt réjouissant d'une espèce que, dans sa longue vie, il n'a jamais rencontrée. Tantôt il raille : Quand Montalembert entrera-t-il dans les ordres ? Tantôt il déplore : Vraiment, observe-t-il, M. de Montalembert se compromet à plaisir ; il ne tiendrait qu'à lui d'être ministre de France à Bruxelles. Ayant parlé de la sorte, il se rendort en une tranquille paresse des choses divines. Cependant, après l'échec du second projet, celui de 1841, le tapage.des disputes l'arrache à son inertie. Catholiques ou universitaires, où iront ses préférences ? A coup sûr. il redoute les empiétements du clergé : Je n'aime pas vos prêtres, dit-il un jour à Mgr Affre, avec une violence feinte et une volonté très évidente d'effrayer. Mais en face de l'impiété grandissante, ses craintes changent de côté. Doucement il se plaint de la campagne anticléricale. En mai 1843, il tient à M. Cuvillier-Fleury, universitaire de marque et ancien précepteur du duc d'Aumale, un langage significatif : Les prétentions de l'Université sont, dit-il, intolérables. Je ne veux pas ameuter contre moi le clergé, mais au contraire lui témoigner mon bon vouloir ; puis il ajoute, moitié sérieux, moitié amical, et par allusion aux articles de Cuvillier-Fleury dans les Débats : On vous a signalé comme l'un des adversaires les plus actifs de la réaction religieuse[21]. A quelque temps de là, nouvelles plaintes, celles-là à M. Villemain : Je suis, lui dit-il, entouré de voltairiens. — En même temps qu'il s'efforce d'intimider les plus ardents des universitaires, il essaie de gagner les catholiques. Le 20 mars 1844, le lendemain du discours de Dupin, Montalembert se rend à une réception des Tuileries. Le roi le prend à part, l'entretient pendant une demi-heure. Il lui reproche, mais sur le ton le plus bienveillant, le tour un peu trop vif de sa polémique, puis il ajoute : Je suis, moi, le grand pacificateur. — Le malheur, continuel-il, c'est que les évêques ne m'écoutent pas... Villemain, ajoute-t-il, est très mauvais. Il raille le discours de Dupin : Mais que voulez-vous ? observe-t-il, quand on a porté le dais à Saint-Acheul, on a besoin de se racheter. Il montre, à l'extrémité du salon, trois députés parmi lesquels M. Havin : Voilà, dit-il, trois mangeurs de prêtres. Cela est acharné... Avec ce mot Jésuite, on lancerait la nation contre vous. Il s'arrête un instant, puis poursuit : Tenez, vos projets de ligue n'aboutiront qu'au mal. Vous devriez calmer, pacifier, adoucir. Montalembert essaie de placer quelques observations, mais le roi, ayant suggéré, sous une forme d'ailleurs très décousue, tout ce qu'il méditait de dire, l'interrompt, le complimente sur ses bonnes intentions, sa bonne foi, son talent ; puis, rompant l'entretien et faisant allusion aux séjours que M. de Montalembert faisait alors à Madère pour la santé de sa femme : Retournez-vous bientôt là-bas ? lui dit-il en manière de congé, et avec les témoignages du plus bienveillant intérêt.

 

XII

Le 2 février 1844, M. Villemain déposa à la Chambre des pairs une nouvelle proposition de loi sur l'enseignement. C'était la troisième. Cette fois, par déférence pour les évêques, on se gardait de toucher aux séminaires. On proclamait comme règle la liberté ; on reconnaissait hautement le droit pour les pères de famille de choisir les éducateurs de leurs enfants. Quelles que fussent ces déclarations, on aurait eu tort de remercier trop vite. Le principe ne s'énonçait que pour subir aussitôt trois restrictions très notables : d'abord les exigences de grade étaient telles, surtout pour l'époque, qu'elles rendraient bien difficile la création d'établissements privés : en second lieu le certificat d'études était maintenu, en ce sens que nul ne pouvait se présenter au baccalauréat s'il n'avait fait ses deux dernières classes dans un collège officiel ou dans une maison de plein exercice : enfin les membres des congrégations religieuses non autorisées — et il fallait lire ici les Jésuites — étaient exclus du droit d'enseigner.

Ainsi l'on retombait dans l'ornière des prohibitions. Cependant la Chambre des pairs ne tiendrait-elle pas à honneur de retoucher le projet et de le mettre au juste point de l'équité ?

Il parut tout d'abord que le débat serait proportionné à la grandeur du sujet. Le rapporteur est le duc de Broglie. Beaucoup d'orateurs inscrits, et à tel point que la discussion se prolongera pendant un mois, du 22 avril au 24 mai. Les plus illustres y prendront part Cousin, Villemain, Guizot, Montalembert.

Jamais le riche manteau de l'éloquence ne cacha plus d'équivoques, d'illogismes, de préjugés.

La liberté, tout le monde lui fait révérence. Puis on la rogne si bien qu'elle ne parait plus que toute déchiquetée. Il y a les universitaires qui, jugeant leurs méthodes très bonnes, leurs professeurs non moins bons — et il y en a en effet d'excellents — goûtent fort leur régime privilégié et rassurent d'ailleurs leur conscience libérale en se disant que la liberté, si on la proclamait, profiterait à ceux qui en sont les ennemis. Ainsi parle avec son éloquence passionnée M. Cousin, grand pontife de l'éclectisme, grand prêtre de la Sorbonne ; il ne veut pas de la liberté, même de celle qu'offre cet autre universitaire M. Villemain ; et sa verve se double par la joie de mettre en pièces le projet d'un collègue qu'il n'aime point. A côté des universitaires se trouvent ceux — et ils sont légion pour qui toute émancipation de l'enseignement veut dire triomphe des Jésuites. D'autres demeurent fort perplexes tant est grand leur embarras ! Tel le rapporteur, le duc de Broglie. Non seulement il réprouve le monopole, mais il souhaiterait que, dans le conseil de l'instruction publique, on vît siéger, à côté des membres de l'enseignement officiel, des représentants des grands corps scientifiques, administratifs, judiciaires : de la sorte, la France entière, et non l'Université seule, serait la régulatrice de l'éducation de la jeunesse. Pourtant quel que soit le désir de n'exclure personne, les Jésuites ne laissent point que de gêner : le gouvernement de Juillet peut-il tolérer ces mêmes hommes que Charles X n'a pas supportés ? et bien qu'à regret le duc de Broglie n'ose entreprendre de les soustraire à l'incapacité dont le projet les frappe.

En ce débat à la fois très ample et très décevant, un seul homme, Montalembert, perçant toutes les équivoques, marche à son but avec une énergie passionnée.

Ces jours comptent parmi les plus mémorables de sa vie parlementaire. Ce qu'il veut, c'est la liberté, sous le simple contrôle de l'État, contrôle vigilant, mais sans vexation, sans minuties. Trois grands discours, une quinzaine d'interventions partielles, telle est sa part dans la discussion. Au début de sa carrière, il a lu, puis il a récité ; maintenant ir commence à se livrer à l'inspiration, quoique à une inspiration très méditée. Chez lui rien de plaideresque ; une voix plus pénétrante que forte, mais qui par degrés s'élève et tombe de haut avec autorité ; par-dessus tout un frémissement de conviction qui attire la sympathie, même lorsqu'il ne conquiert pas. Cependant sa condition est singulière : dans l'enceinte du Luxembourg beaucoup de catholiques, mais qui n'imaginent pas que leurs croyances leur imposent des devoirs publics. A la manière d'un chef qui sonne le ralliement, Montalembert essaie de grouper ceux qui devraient être ses amis. Mais sur cinq ou six seulement, il peut tout à fait compter : le marquis de Barthélemy, le baron Seguier, M. Beugnot, M. de Gabriac, M. de Brigode. On ne peut douter qu'à certains moments, sa vibrante et sincère parole n'éveille l'émotion ; mais c'est une émotion sourde et qui réagit contre elle-même. Il doit se nourrir de sa propre flamme, sans aucune communion apparente de l'auditoire, comme s'il parlait une langue depuis longtemps désapprise ou point encore connue. C'est en effet une langue toute inaccoutumée, celle que le dix-huitième siècle a fait taire et que l'âge nouveau n'a point encore acclimatée. Au Moniteur, les notations des sténographes sont suggestives : il y a les mouvements divers quand l'orateur s'essaie aux hardiesses ; les légères rumeurs ou les exclamations quand il dépasse le diapason que l'assemblée peut supporter. De temps en temps on relève ce mot mouvement. C'est le signe que les têtes se sont légèrement relevées, qu'une passagère vibration a couru de banc en banc ; mais une petite pudeur d'être catholique et surtout de le montrer ne permet guère davantage. C'est ce qui fait la faiblesse de Montalembert ; c'est ce qui donne aussi la mesure de son courage.

Le 24 mai, on alla aux voix : 85 suffrages se prononcèrent pour le projet, 51 contre. Les Jésuites étaient sacrifiés et Guizot, en un discours du 9 mai, avait fini par les abandonner. La minorité se composait des universitaires qui, malgré tout, ne se jugeaient pas suffisamment protégés et de cette petite poignée de catholiques qui ne se trouvaient pas suffisamment affranchis. La loi fut portée à la Chambre des députés, et M. Thiers en fut nominé rapporteur. Cependant on venait d'atteindre le mois de juillet et la discussion fut remise à la session suivante. Qu'ajouterai-je ? Ce qui avait pris un air de grand débat finit misérablement. Au début de l'hiver, M. Villemain subit une crise passagère mais très grave d'aliénation mentale. Il quitta le ministère ; son successeur M. de Salvandy ne reprit point l'œuvre de son devancier, et c'est ainsi que le projet de 1844 alla rejoindre dans les archives parlementaires ceux de 1836 et de 1841.

 

XIII

Les Jésuites ! C'est à eux en effet que tout vient aboutir. Quel que soit leur petit nombre, quelle que soit leur vigilance à ne pas s'étaler, tout le monde s'occupe d'eux, et en particulier le chef réel du ministère, M. Guizot.

Son âme élevée se refuse à toute mesquine vexation : d'un autre côté, il sent que toute complaisance, toute tolérance sera perfidement exploitée contre son gouvernement et qu'on lui demandera la dispersion, fût-ce par la force, de la Congrégation fameuse. En ces conjonctures, il s'avise d'un expédient qui lui parait tout à fait ingénieux : il consiste à recourir au Saint-Siège afin que le pape lui-même intervienne auprès des Jésuites et les invite, dans un intérêt de paix publique, à dissoudre ou du moins à diminuer, jusqu'à les rendre imperceptibles, leurs résidences et leurs noviciats français.

Ingénieuse, la combinaison l'est sans doute, mais aussi très osée. Ce qu'on sollicite du pape, c'est qu'il obtienne par persuasion ce que le gouvernement répugne à opérer par force et qu'il soit le gendarme spirituel qui dispense de recourir à l'autre. A un autre point de vue, la demande ne laissait pas que d'être singulière. En réclamant du pape qu'il agit pour le compte du gouvernement royal, on lui reconnaissait implicitement le droit d'intervenir dans nos affaires françaises ; or, que devenaient alors les franchises gallicanes, même dans leur signification la plus inoffensive et la plus atténuée ! A vrai dire, la démarche témoignait surtout d'une estime profonde pour ces Jésuites si décriés : on ne doutait point qu'à la première suggestion du Souverain Pontife, ils ne se soumissent aussitôt, à la façon de ces soldats fidèles qui, également disposés à prendre ou à déposer les armes, se sacrifient silencieusement à la première voix de leur chef.

Le choix du négociateur exigeait un tact très exercé. Une demi-habileté eût désigné un personnage très en crédit dans les milieux catholiques. Le calcul eût risqué d'être vain, le Saint-Siège se montrant en général d'humeur peu accommodante vis-à-vis de qui lui appartient tout à fait. La vraie sagesse serait de confier la délicate mission à un homme incapable de manquer aux convenances ou au respect, mais assez peu persona grata pour que sa venue seule comportât un léger, très léger aspect d'intimidation. Il semble que M. Guizot se soit très pénétré de cette opportunité. Peut-être même s'en pénétra-t-il à l'excès. Car le diplomate investi de sa confiance fut l'homme qui semblait le moins désigné. Ce fut M. Rossi, Italien de naissance, puis citoyen de Genève, enfin passé au service de la France où les dignités s'étaient en peu de temps accumulées sur lui ; personnage de l'esprit le plus rare, mais dont le nom seul avait une signification presque comminatoire ; car jadis. en son pays natal, il s'était rangé parmi les plus hardis novateurs.

Souvent les pouvoirs qui se succèdent se copient, même lorsqu'ils ont grandi sur les ruines les uns des autres. Comme Louis-Philippe en 1845, Charles X avait en 1828 sollicité le concours du Souverain Pontife pour faciliter l'exécution des Ordonnances contre les Jésuites. En l'une et l'autre occurrence, le négociateur avait été un Italien : Lasagni sous la Restauration, aujourd'hui Rossi. Tous deux étaient jurisconsultes : le premier, conseiller à la Cour de cassation, le second, professeur à l'École de droit, comme si l'on eût pressenti qu'un peu de subtilité juridique ne serait pas de trop pour aménager un accord qui plairait au roi, ne déplairait pas trop au pape, et, par surcroît, ménagerait les victimes. Il n'était pas jusqu'aux Instructions qui ne se ressemblassent. En enlevant aux Jésuites le droit d'enseigner, Charles X avait protesté de son respect pour le Saint-Siège : il n'avait, disait-il, consenti à un moindre mal que pour en éviter un plus grand. En 1845, le langage du négociateur devait témoigner d'une déférence presque égale : il lui était recommandé d'insister sur l'impopularité des Jésuites et d'expliquer que la législation permettait de dissoudre, fût-ce par force, leurs communautés ; cependant le gouvernement répugnait à ces rigueurs et demandait au Saint-Siège de l'aider, en obtenant des religieux qu'ils s'exécutassent eux-mêmes.

Au mois de mars 1845, Rossi atteignit Rome. Il eût été peu judicieux d'expédier au Saint-Père un ambassadeur trop dévot et, par suite, trop acquis au Saint-Siège. Mais vraiment le nouvel envoyé était pourvu à l'excès de tout ce qui devait déplaire. La Papauté, à la fois faible et vénérable, a une manière toute négative d'exprimer ses sentiments. Elle ne fait pas de bruit, ne proteste pas, mais se fixe dans la plus déconcertante immobilité. Ainsi en fut-il pour Rossi, contraint à une attitude toute passive, et sans qu'on sût quand cette attente cesserait.

Cette leçon du silence contrastait avec l'agitation — plus factice d'ailleurs que réelle — qui régnait à Paris dans les milieux parlementaires. Là-bas, le Palais-Bourbon s'emplissait d'une grande confusion de paroles, et autant qu'on pouvait interpréter ce bourdonnement, il en résultait que, les Jésuites étant plus que jamais repoussés par l'opinion publique, le gouvernement avait le devoir de les dissoudre incontinent. M. Thiers avait, entre autres qualités, celle de communiquer un aspect très raisonnable à des choses qui ne l'étaient guère. Il résolut d'interpeller le gouvernement sur l'existence illégale de la Compagnie fameuse. Des Jésuites, au fond, il n'avait cure. Mais n'était-ce pas placer un obstacle de notable grosseur sous les roues du char ministériel que M. Guizot conduisait depuis cinq années ? Le 2 mai, il développa son interpellation. Le ministère ne fut pas ébranlé et c'est en quoi Thiers fut déçu. Mais les Jésuites furent frappés. Rien n'y fit, pas même l'éloquence de Berryer. Au scrutin, une trentaine de députés seulement se prononcèrent contre l'interpellation. Soit passion, soit indifférence ou crainte de paraître dévot, tout le reste suivit docilement.

Le vote, sans atteindre sérieusement le ministère, ne laissait pas que de l'embarrasser. M. Guizot n'était ni assez ferme pour résister aux députés, ni assez complaisant pour sévir contre les victimes. En hâte, il écrivit à Rossi une dépêche, moitié éplorée, moitié impérieuse, pour lui prescrire de se hâter. Autrement le ministère, quelle que fût sa bonne volonté, ne pourrait se soustraire à l'exécution des lois du royaume. Le Saint-Siège ne s'était pas encore départi de son attitude passive. Cependant, autour de Rossi, plusieurs abbés français s'agitaient fort, craignant que l'obstination de la Cour de Rome n'amenât le rappel de l'ambassadeur ; ce qui, dans l'occurrence, gâterait tout. Le plus empressé à s'entremettre était l'abbé de Bonnechose, supérieur de Saint-Louis-des-Français.

Quel serait le résultat de ces interventions ? Rome fit ce qu'elle fait presque toujours. Quand elle ne peut éluder, elle se résigne, avec un seul souci, celui de donner à la résignation un air de souveraine dignité. Le 30 mai, en un Memorandum remis au cardinal Lambruschini, sous-secrétaire d'État, Rossi précisa les vues de son gouvernement. Les Jésuites, disait-il en substance, étaient si impopulaires que la religion gagnerait en respect ce qu'ils perdraient en influence... Que le Saint-Siège facilitât au gouvernement sa tâche, et tout deviendrait facile dans les rapports de l'Église et de l'État. Dans le cas contraire, le roi se verrait contraint d'appliquer les lois existantes[22].

Mise officiellement en demeure, la Cour de Rome s'appliqua d'abord à fixer le droit. Le 12 juin, la Congrégation dite des Affaires ecclésiastiques extraordinaires, fut réunie. A l'unanimité elle décida que le Saint-Père ne pouvait ni ordonner, ni même conseiller aux Jésuites de se disperser. Ainsi fut sauvegardée l'intégrité des principes. Mais, tandis que les théologiens formulaient la doctrine, Rossi, décidément tiré de la situation effacée où l'on avait tenté de le reléguer, entrait en conférence avec le cardinal Lambruschini. Tous deux étaient diplomates, tous deux Italiens et, à ce titre, doublement pourvus de finesse. De leurs entretiens une combinaison se dégagea : elle consistait à obtenir que le général des Jésuites lui-même, en une résolution en apparence spontanée, consentît à prévenir par ses propres sacrifices l'exécution brutale des lois françaises. Ainsi serait mise hors de cause, par une distinction subtile, la personne du Saint-Père bien qu'en fait celui-ci n'ignorât rien et que le principal agent de la négociation fût le cardinal secrétaire d'État. Le général des Jésuites, le P. Roothaan, consentit à dissoudre trois des maisons françaises : Paris, Lyon, Avignon et étendit plus tard ses concessions à Saint-Acheul[23]. Ayant obtenu ces notables sacrifices, le négociateur français ne résista point à transformer en éclatant succès ce qui n'était que simple avantage. Le 23 juin il mandait à Paris : La Congrégation des Jésuites va se disperser d'elle-même. Ses noviciats seront dissous, et il ne restera dans ses maisons que les ecclésiastiques nécessaires pour les garder, vivant d'ailleurs comme des prêtres ordinaires. La dépêche grossissait jusqu'à les dénaturer les concessions romaines. Cédant au besoin, non de se glorifier lui-même, mais de faire valoir son zèle aux yeux des Chambres et du public, le gouvernement annonça la nouvelle sous une forme tout à fait triomphante. Le Moniteur du 6 juillet publia un entrefilet ainsi conçu : Le gouvernement a reçu des dépêches de Rome. La Congrégation des Jésuites cessera d'exister en France et va se disperser d'elle-même ; ses maisons seront fermées, ses noviciats seront dissous.

A Paris, les catholiques les plus ardents ne laissèrent pas que de protester. Plusieurs d'entre eux accusèrent même le Saint-Siège et aussi les Jésuites à qui une inviolable fidélité au pape interdisait de rien divulguer. L'émotion se calma assez promptement. Elle se calma, grâce à la modération du gouvernement qui, ayant fort amplifié son succès, se montra, dans l'exécution, assez débonnaire : quelques résidences, quelques noviciats furent fermés, et ce fut tout. La sagesse des Jésuites eux-mêmes ne contribua pas médiocrement à tout apaiser. A demi abandonnés par le pape — et c'était pour la seconde fois, car ils l'avaient déjà été en 1828 — ils se renfermèrent en un magnifique silence, bien supérieur à tous les éclats de parole. Nous sommes des enfants d'obéissance, écrivait le 12 septembre 1845, le P. Roothaan[24]. Et confiants en Dieu, ils se résignèrent à tout, mais, à la manière des Jésuites, sans renoncer à rien.

 

XIV

Trois fois — en 1836, en 1841, en 1844 — la liberté d'enseignement s'était heurtée à des préventions irréductibles. Pourtant le groupe catholique, qui l'avait inscrite dans son programme, s'était aguerri dans la lutte, et, au milieu de ses défaites mêmes, s'était fortifié.

Peu important par le nombre, il l'est par les hommes qui le composent. D'abord Montalembert dont l'esprit s'est mûri, dont l'éloquence s'est assouplie, et à qui les années ont apporté, non l'entière mesure qu'il n'aura jamais, mais une plus complète maîtrise de lui-même. Et combien d'autres, à côté de lui ! A Notre-Dame, en 1846, Lacordaire prêche l'Avent, le P. de Ravignan le Carême. Mgr Parisis, évêque de Langres, qui, plus tard se séparera de Montalembert, combat maintenant à ses côtés, et avec quelle vigueur de polémiste, avec quel sens du profit que 'l'on peut tirer de la liberté ! Longtemps, dans le journalisme, la presse catholique n'a pour ainsi dire pas compté. Maintenant l'Univers, la principale des feuilles religieuses, s'incarne en Louis Veuillot ; polémiste admirable, admirable écrivain, redoutable à ses ennemis, incommode aussi à ses amis. Montalembert tantôt se porte vers lui avec effusion, tantôt s'irrite de son indiscipline ; et ce mélange d'attirance et d'improbation durera jusqu'à ce que ces deux hommes se séparent tout à fait. Dans le même temps un prêtre commence à émerger, jeune encore, mais de talent très mûr ; c'est l'abbé Dupanloup, vicaire général de Paris, de mœurs et de piété irréprochables, de tact exercé, au point d'être choisi pour les ministères presque désespérés, — car il a assisté les dernières heures de Talleyrand, — prodigieusement actif, éloquent, éducateur consommé de la jeunesse ; très avancé dans la familiarité des grands ; diplomate habile autant que Montalembert l'est peu ; humble mais simplement de cette humilité dite chrétienne qui se trompe parfois elle-même et diffère un peu de l'humilité tout court ; très autoritaire en conduite quoique très libéral en maximes ; très capable d'ailleurs d'inspirer et de ressentir l'amitié. Notre tyran, notre cher tyran, disaient de lui ses amis. Et voici maintenant les hommes qui, en un rang secondaire, se rattachent au même groupe : universitaires comme François Lenormand et Ozanam ; gens du monde partagés entre les lettres, la charité, la politique : tels M. Franz de Champagny, le comte Werner de Mérode, M. de Carné, M. Armand de Melun, M. Adolphe Baudon.

A des signes visibles se montrent les fruits de l'action catholique : un sens plus affiné des choses religieuses, plus d'associations charitables pour les enfants, les apprentis, les jeunes ouvriers, les malades, les vieillards : en beaucoup de salons, un langage plus grave et décidément une défaite presque définitive de ce dix-huitième siècle mal résigné à mourir. Avec cela une surprenante résurrection des ordres religieux. Dom Guéranger est à Solesmes avec ses bénédictins. Lacordaire, qui a restauré l'ordre des Dominicains, installe deux couvents, l'un près de Nancy, l'autre à Chalais dans les montagnes du Dauphiné. Il n'est pas jusqu'aux Jésuites qui ne se montrent plus forts que leur disgrâce. Au moment où ils ferment quelques-unes de leurs maisons, de nouveaux novices leur arrivent. Parmi eux deux noms méritent d'être cités, le P. Olivaint et le P. de Bengy, tous deux destinés au martyre.

L'année 1846 est celle du renouvellement de la Chambre. Montalembert, en.une brochure intitulée : Le devoir des catholiques dans les élections, s'applique avec son ordinaire ardeur à stimuler les bonnes volontés. Sera-ce le succès ? On n'ose l'espérer ; pourtant il se trouve que. parmi les élus plus de 140 ont inscrit dans leur programme la liberté d'enseignement : l'un d'eux est M. de Falloux.

C'est à lui que reviendra l'honneur de faire triompher, mais sous un autre régime, les revendications formulées depuis quinze ans. Quant au gouvernement royal, quoique toujours bienveillant d'intention, il se traîne dans la même ornière. Un quatrième projet est présenté en 1847 par M. de Salvandy. La déclaration qui précède prodigue tant d'hommages à l'Église que le plus dévot des fidèles n'eût dit ni mieux, ni autrement ; mais le texte qui suit reproduit toutes les restrictions passées. La chute du gouvernement de Juillet empêchera que pour la quatrième fois se rouvrent les mêmes et décevants débats. Alors seulement, la peur de la révolution dominant la peur des Jésuites, la crainte sera inspiratrice de sagesse, et par la loi du 15 mars 1850 la liberté d'enseignement sera proclamée.

 

 

 



[1] Abbé CRUICE, Vie de Mgr Affre, p. 100.

[2] Voir supra, livre deuxième, paragr. VI.

[3] Voir le comte DE CARNÉ, Souvenirs de ma jeunesse au temps de la Restauration, p. 162 et suiv.

[4] Voir 11 janvier, 20 février, 3 avril 1831.

[5] Voir 17 octobre, 7 décembre 1830, 3 janvier 1831.

[6] 18 octobre, 27 octobre, 15 et 25 novembre 1830.

[7] Le nombre d'abonnés n'atteignit jamais trois mille. A la vérité, le prix de l'abonnement était de 80 francs, chiffre considérable pour le temps.

[8] Journal de Montalembert, cité par LE CANUET, Montalembert, t. Ier, p. 287.

[9] LE CANUET, Montalembert, t. Ier, p. 413.

[10] FOISSET, Vie du P. Lacordaire, t. Ier, p. 282.

[11] Armand DE MELUN, Vie de sœur Rosalie, p. 121.

[12] Armand DE MELUN, Vie de sœur Rosalie, p. 77-78.

[13] Père BURNICHON, la Compagnie de Jésus en France, t. II, p. 102.

[14] On appelait ainsi certains collèges qui jouissaient des mêmes privilèges que les collèges royaux. (Ordonnance du 27 février 1821.)

[15] LE CANUET, Montalembert, t. II, p. 147 et suiv.

[16] Lettre à M. Foisset, 11 novembre 1843. (LE CANUET, t. II, p. 167.)

[17] GUILLEMANT, Vie de Mgr Parisis, t. II, p. 20.

[18] Revue des Deux Mondes, 1er mai et 15 juin 1843.

[19] P. DE PONTLEVOY, Vie du P. de Ravignan, t. Ier, p. 267-269.

[20] Séance du 19 mars 1844. — La sténographie du Moniteur substitua à ce mot l'expression un peu moins âpre d'inflexible.

[21] CUVILLIER-FLEURY, Journal, t. II, p. 339-340.

[22] Voir le texte de ce mémorandum dans les Mémoires de Guizot, t. VII, p. 417 et suiv.

[23] Le P. BURNICHON, la Compagnie de Jésus en France, t. II, p. 654 et suiv.

[24] P. BURNICHON, la Compagnie de Jésus en France, t. III, p. 25.