CHARLES X

 

LIVRE VIII. — LA CHUTE.

 

 

SOMMAIRE

I. — La journée du 26 juillet : comment le souci de garder le secret a entravé toute préparation.
II. — Comment la nouvelle des Ordonnances s'ébruite lentement : manifestations d'abord partielles et limitées. — La journée du 27 : Marmont, investi du commandement ; comment l'effervescence s'accroit, mais sans être encore insurrection.
III. — La résistance parlementaire : comment elle hésite à s'affirmer ; réunions diverses le 26 et le 27 juillet.
IV, — Comment la grande agitatrice est la presse : quelle colère provoquent, parmi les journalistes, les Ordonnances. — Les bureaux du National. — Protestation des journalistes : qui la rédige et qui la signe ; quel effet prodigieux elle produit.
V. — Comment dans la nuit du 27 au.28 juillet, :se développe l'émeute. — Marmont ; ses craintes. — Formation de colonnes destinées à réprimer l'insurrection. — Interventions parlementaires. — Échec des colonnes d'attaque. — Reste de timidité chez les parlementaires. — La soirée du 28 juillet à Saint-Cloud.
VI. — Le 29 juillet : Marmont, les insurgés ; leurs avantages. Quels avertissements sont de nouveau portés à Saint-Cloud. — Quel incident amène une sorte de débandade des troupes. Paris appartient à la révolution. — Comment le roi se sépare de ses ministres.
VIL — De la progression des événements : comment pourra se dénouer la crise ; trois dénouements possibles.
VIII. — Le duc de Mortemart : comment il est appelé à former un ministère. — Atermoiements de Charles X et secret de ses hésitations. — Comment la nuit s'écoule. — Mortemart part enfin — Quelle accumulation de contretemps retarde son arrivée à Paris. — Il est trop tard.
IX. — Le parti révolutionnaire. — Les néo-républicains.
X. — Le duc d'Orléans. Son passé : les premières suggestions. Ses incertitudes : comment il se décide à accepter la lieutenance générale du royaume (31 juillet). — L'Hôtel de Ville.
XI. — Les dernières heures de la royauté : Saint-Cloud ; Trianon ; Rambouillet ; le départ pour l'exil.
XII. — Sur la route de l'exil : singularité du cortège royal, à la fois pompeux et misérable. — Ultime négociation. — Valognes Cherbourg. — Le roi et sa famille s'embarquent pour l'Angleterre (16 août 1830).

 

I

Comme un écolier, après un devoir difficile, se détend en un sport salutaire, de même Charles X, le cerveau lassé par le grand travail des ordonnances, résolut d'échapper par une diversion à l'emprise de la politique. Il n'aimait rien tant que la chasse. Donc le lundi 26 juillet serait jour de chasse. Le matin, avant de partir, il rencontra la duchesse de Gontaut-Biron, et l'abordant avec son affabilité ordinaire, il lui tendit le Moniteur qui venait d'arriver : Tenez, lui dit-il, lisez, c'est plus intéressant que de coutume. La duchesse lut et pâlit : Je suis dans mon droit, observa le prince. Il ajouta : Du moins on me l'a affirmé. Sur le visage mobile du monarque, l'ombre soucieuse s'effaça bien vite : Ne vous inquiétez pas, poursuivit-il, et jouissez de la belle journée. Et le duc de Bordeaux et sa sœur partirent pour Trianon, l'aïeul pour Rambouillet.

Un souci avait hanté Polignac et jusqu'à l'obsession, celui que le secret le plus absolu fût observé. De là une discrétion bien inopportune à l'égard de ceux qu'il eût fallu s'assurer. Le général de Champagny, sous-secrétaire d'État à la Guerre, n'avait reçu aucune confidence, bien qu'il fût l'alter ego de Bourmont et très en faveur auprès du dauphin. La veille au soir, le préfet de police, M. Mangin, avait été prévenu, mais en un avertissement imprécis et que n'accompagnait, semble-t-il, aucune instruction positive. Quatre maréchaux se partageaient par quartier le commandement de la garde : en vertu du roulement, réglementaire, Marmont était alors de service ; en cette qualité il logeait à Saint-Cloud ; en outre, une ordonnance, rendue la veille et qui devait lui être notifiée en cas de troubles, plaçait sous ses ordres toutes les troupes de la division militaire. Pourtant il fut laissé dans l'ignorance. Ce ne fut qu'assez tard dans la matinée qu'un avis d'un de ses aides de camp le mit en éveil. On chercha le Moniteur qu'on ne trouva point, le roi ayant emporté ou laissé dans son cabinet le seul exemplaire qui fût à Saint-Cloud. Ce ne fut que dans l'après-midi que le maréchal, s'étant rendu à Paris pour la séance de l'Académie des sciences dont il était membre, connut par Arago le texte intégral des ordonnances.

Dans l'espoir de dépister, Polignac, au moment où il dissolvait la Chambre, avait fait expédier, à l'adresse des députés, des convocations pour le 3 août, jour prévu pour l'ouverture de la session. Un peu de prévoyance eût mieux valu que cette astuce ingénue. Rien ne fut aménagé de ce que commandait la sagesse. Nulle concentration de forces militaires, et, au contraire, des effectifs moins nombreux que de coutume : beaucoup d'hommes en congé : deux régiments de la garde en Normandie et envoyés là-bas à cause des incendies récents : d'autres régiments dispersés à plusieurs jours de marche, à Orléans, à Chartres, à Compiègne : les corps les plus solides massés bien loin, aux camps de Saint-Omer et de Lunéville : plusieurs des chefs absents, tel le général de Cou-tard, commandant la division militaire, qui est en congé. Ce qu'il y a de troupes n'est même pas consigné. Quand, dans la journée, le colonel de la gendarmerie de la Seine, M. de Foucauld, connaît les ordonnances, il s'inquiète. Cela pourrait bien, dit-il, nous donner de la besogne. Mais le préfet de police le rassure. Le préfet de la Seine ne sait rien, le procureur du roi pas davantage. Plus tard, on interrogera Polignac : N'avez-vous pas pris des mesures, lui dira-t-on, pour l'exécution des ordonnances ? Et lui de répondre avec une innocence désarmante : Non, parce que je ne prévoyais aucune résistance[1].

 

II

Il faillit avoir raison ; car il sembla d'abord que le public était indifférent autant que le pouvoir était dépourvu.

Le 26 juillet au matin, les journaux parurent de bonne heure, ne sachant rien et ne laissant rien soupçonner. Le Moniteur ne fut distribué que tard, à cause de la longueur des documents à composer. On le lisait peu, en sorte que l'ignorance prolongea le calme. La principale émotion fut celle de la Bourse où le 5 pour 100 baissa de près de 4 francs. Dans l'après-midi, comme la grande nouvelle s'ébruitait, quelques bandes parcoururent le Palais-Royal, criant : Vive la Charte ! Mais le soir les théâtres se remplirent comme à l'ordinaire, et pareillement les bals de barrière. C'était jour de réception au ministère de l'Instruction publique : le ministre vit affluer dans ses salons la foule accoutumée et, si nous l'en croyons, plusieurs, même parmi les libéraux, félicitèrent le gouvernement de son énergie.

Le roi était revenu tard de la chasse. Le lendemain mardi 27, après la messe et sans se hâter, il remit à Marmont les lettres de service qui lui conféraient le commandement. II les lui remit comme une marque de confiance qui appelle la gratitude. Condamné à remercier, Marmont le fit sans doute, mais sans sincérité ; car le fardeau qu'on jetait sur ses épaules lui pesait, et il réprouvait comme citoyen ces mêmes Ordonnances qu'il devait soutenir comme soldat. Bien que, depuis la veille, les symptômes d'effervescence se fussent légèrement accrus, le monarque ne manifestait aucun souci : Si tout s'apaise, dit-il au maréchal en le congédiant, vous reviendrez ce soir coucher à Saint-Cloud. Marmont partit et installa son quartier général aux Tuileries. Il semble que sa première impression fut favorable, car il dicta à l'un de ses officiers d'ordonnance, qui en a témoigné, une lettre où il annonçait au roi un très prochain rétablissement de l'ordre.

Ce qui était vrai à midi avait cessé d'être exact une heure plus tard. Des barricades commençaient à se dresser rue Saint-Honoré. L'agitation gagnait le faubourg du Temple et le faubourg Saint-Antoine. Le maréchal, qui avait fait sortir les troupes, prescrivit l'occupation du Carrousel, de la place Louis XV, du Pont-Neuf, de la place Vendôme, des boulevards, de la place de la Bastille. La journée se traîna en des engagements partiels : quelques morts, quelques blessés, des barricades prises et reprises. Vers le soir, comme les foyers de sédition paraissaient s'apaiser, Marmont ramena les troupes dans leur caserne ; ce qui avait l'avantage de ne point les fatiguer, mais l'inconvénient de laisser la rue libre et le bénéfice des ténèbres à qui voudrait alimenter ou fortifier la résistance.

 

III

Ainsi s'acheva la seconde journée, celle du 27. Ce qui retarda l'explosion, ce fut l'attitude des hommes qui figuraient l'opposition parlementaire. Circonspects au point d'être timides, ils s'appliquèrent d'abord à contenir l'émeute plutôt qu'à la favoriser.

A la lecture des ordonnances, une grande émotion les avait saisis et ils étaient sortis de chez eux très affairés, pour se concerter avec leurs collègues. Mais, comme presque tous firent de même, ils se cherchèrent sans se trouver : de là plusieurs heures perdues. Quand ils parvinrent à se joindre, leurs entretiens révélèrent leurs perplexités. Les élections leur avaient paru, selon le mot de l'un d'eux, un triomphe suffisant ; ils n'aspiraient plus qu'à exploiter le succès dans la session prochaine, et à poursuivre le pouvoir dans ses derniers retranchements. En cet état d'esprit, un soulèvement populaire, se jetant à travers leurs combinaisons, les dérangeait loin de leur agréer. Un scrupule les travaillait. Élus, ils l'étaient, mais non constitués puisqu'ils n'étaient convoqués que pour le 3 août : or, avant cette date, pouvaient-ils agir comme députés, et autrement que comme simples citoyens ? Sur les moyens de résister, les divergences n'étaient pas moindres. La forme la plus naturelle était le refus de l'impôt ; mais les plus méticuleux observaient que le budget était voté jusqu'au 1er janvier 1831, ce qui ajournait à six mois tout refus légal d'acquitter les contributions. Il convient d'ajouter que la plupart des nouveaux élus étaient encore dans leur département ou en route, que parmi les chefs de l'opposition plusieurs n'étaient point à Paris : tels La Fayette et Laffitte qui rentraient en toute hâte, tel aussi M. Guizot.

Dans la journée du 26, une réunion se tint rue Neuve-des-Capucines chez Casimir-Perier : les assistants étaient sept[2] et d'ailleurs point d'accord. Quelles n'étaient pas les divergences entre les hommes aux dispositions ardentes comme le député Bérard, et le maître de la maison, monarchiste par conviction, autoritaire par tempérament, et disposé à la rigueur contre toute sédition. Dans la soirée on s'assembla chez M. de Laborde. On était quatorze ou quinze, si nous en croyons M. Bérard, moins encore si nous en croyons le duc de Broglie[3]. La principale décision fut un nouveau rendez-vous pour le lendemain 27, chez Casimir-Perier, et non dans la matinée, mais à trois heures de l'après-midi ; ce qui marquait l'intention, non de diriger les événements mais de les attendre. A l'heure dite, les députés arrivèrent, au nombre d'une trentaine. Autour de la maison, quelques rassemblements qui commençaient à devenir tumultueux. Le président fut M. Labbey de Pompierres, un vieillard d'esprit médiocre, d'opposition très résolue, qui jouait volontiers, à quarante ans de distance, la rusticité du bonhomme Roland et qui s'était fait une manière de renommée en se rendant un jour d'hiver aux Tuileries en chaussons de lisière. Divers partis furent débattus ; une adresse au roi, une déclaration de refus d'impôt, une protestation contre les ordonnances. On se décida pour la protestation, et le soin de la rédiger fut confié à M. Guizot qui était arrivé le matin même à Paris. Puis on se donna un nouveau rendez-vous pour le mercredi 28, cette fois chez M. Audry de Puyravau, 40, faubourg Poissonnière.

Jusqu'ici, en ces conciliabules, nulle pensée factieuse, mais des desseins qui n'allaient guère au delà d'un changement de ministère. En quittant la demeure de Casimir-Perier, les députés regagnèrent leur domicile, et comme ils habitaient pour la plupart en dehors des quartiers populeux, le calme des rues qu'ils traversèrent acheva de les tromper. M. Guizot revint chez lui rue de la Ville-l'Évêque, et à tête reposée, en pesant tous les termes, comme il convient à un politique qui est en même temps un homme de lettres, il rédigea la protestation. Il en accentua avec soin la modération, et, tout en réprouvant énergiquement les ordonnances, ne manqua pas de rendre hommage au roi dont la religion avait été trompée. Le lendemain 28, il sortit, ayant achevé son travail. La rue de la Ville-l'Évêque était calme encore, et tout endormie dans la paix d'une belle matinée de juillet. Qu'on prêtât l'oreille vers le centre de la ville, et l'on percevait distinctement le crépitement de la fusillade. Qu'on avançât davantage, et la rumeur croissait, terrible, formidable, à la manière d'un tumulte de bataille. M. Guizot put alors comprendre combien son hommage au roi et sa calme sérénité de doctrinaire retardaient sur les événements. La grande insurrection était commencée.

 

IV

La véritable agitatrice fui la presse qui, se sentant frappée, secoua violemment la timidité des parlementaires et souffla au peuple lent à s'émouvoir l'indignation.

C'est pour le gouvernement la vieille ennemie. Six fois depuis le début de la Restauration, il a légiféré à propos d'elle ou tenté de la réglementer. Et je ne parle pas de la censure quatre fois établie ou supprimée. Mais ni sévérités, ni tolérances n'ont désarmé les journalistes. Ils ont raillé les concessions comme faiblesse et flétri les rigueurs comme tyrannie. Tout les a favorisés : une certaine malhabileté du pouvoir, rendant ses services sans réclame et étalant ses maladresses avec ostentation : la nouveauté de la presse quotidienne elle-même, dont aucune expérience n'a encore révélé les erreurs, les artifices, les exagérations : une naïve crédulité du public mal prémuni contre l'imposture et ne pouvant se persuader que ce qui est imprimé soit mensonge. Puis jamais plus merveilleux terrain ne s'est offert pour y semer la désaffection. Il y a les acquéreurs de biens nationaux, un peu apaisés, mais encore frémissants de rancunes et de souvenirs. Il y a les susceptibilités bourgeoises à aiguiser et les prétentions des nobles à grossir. Il y a à dénoncer tout le monde de la cour, monde fermé où le privilège s'est réfugié et qui provoque une envie cachée sous la raillerie ou le dédain. Il y a dans l'armée à creuser les rivalités : vieux officiers de l'Empire contre officiers royalistes ; régiments de ligne contre régiments de la garde. Il y a enfin — surtout depuis que règne le dévot. Charles X — à dresser le voltairianisme contre la congrégation et à poursuivre les jésuites, même lorsque les jésuites auront disparu.

Devant la ténacité de cette malfaisance, nul des ministres, depuis quinze ans, n'a trouvé grâce, Decazes pas plus que Richelieu, Pasquier pas plus que de Serre, et Martignac lui-même guère plus que Villèle. Le journalisme est le dissolvant universel, a écrit le duc de Richelieu. — La presse fait tout le mal, répète Villèle. Et M. Humann lui-même, l'un des membres les plus écoutés du centre gauche, a, dit-on, avoué naguère à Charles X que dans l'état de la presse tout gouvernement solide et durable était presque impossible[4].

Depuis que le roi s'est, par une inspiration funeste, confié à Polignac, la violence a redoublé. Le programme se publie qui est de combattre le gouvernement, quoi qu'il fasse, même le bien. Et par gouvernement il ne faut pas seulement entendre Polignac et ses collègues. Plus tard, après la chute du trône, le National se démasquant étalera son vrai dessein, celui d'atteindre non le ministère, mais la dynastie.

C'est alors que M. de Chantelauze a soumis à ses collègues son rapport contre la presse. Le document est déclamatoire, excessif en quelques-unes de ses parties, non calomniateur. Cependant le Moniteur est arrivé dans les bureaux de rédaction durant la matinée du lundi 26. Aussitôt les journalistes s'apprêtent à résister, et avec l'énergie de ceux qui combattent pour la vie.

Il faut d'abord qu'ils s'édifient sur leur droit. Les voici dans le cabinet de M. Dupin, auquel se sont joints plusieurs de ses confrères du barreau. M. Dupin est à la fois rogue et timide. A la tribune, il lui est arrivé tout récemment de dire aux ministres : Je repousse tout de vous, même ce qui serait bienfait. En face du péril, il prend soin d'abriter sous une distinction sa sécurité personnelle : comme jurisconsulte, il déclare nettement que les ordonnances sont illégales ; mais comme homme politique, il ne se prononce pas.

Les journalistes ne demandent pas autre chose. Ils se rassemblent dans les bureaux du National. Chaque journal fera-t-il sa protestation, ou se décidera-t-on pour une protestation collective ? C'est ce dernier parti qui prévaut. Une commission est nommée qui choisit Thiers pour organe ; et au milieu des allées et venues, au milieu du tumulte grandissant, celui-ci rédige le document fameux qui sera le signal et comme le manifeste de l'insurrection.

Il le rédige avec son talent qui jamais ne fut plus souple. Nul ménagement, et pourtant une certaine gravité jusque dans la véhémence : une discussion serrée qui établit les usurpations du pouvoir, inhabile à changer le régime électoral, inhabile à dissoudre une Chambre qui ne s'est pas encore réunie, inhabile à transformer, en dehors de toute loi, le régime de la presse : avec cela un langage perfidement nuancé qui, après avoir démontré l'illégalité, insinue l'émeute sans en prononcer le nom. La déclaration s'achève en ces termes : Le gouvernement a perdu aujourd'hui le caractère de légalité qui commande l'obéissance. Nous lui résistons pour ce qui nous concerne. C'est à la France à juger jusqu'où doit s'étendre sa propre résistance.

Au manifeste adhérèrent quarante-quatre signataires, représentant le National, le Globe, le Courrier français, le Journal du Commerce, le Temps, la Tribune des départements et quatre autres journaux moins importants. Je relève les principaux noms : Thiers, Mignet, Rémusat, Pierre Leroux, Baude. Cependant l'ordonnance sur la presse exigeait que les journaux se pourvussent, pour paraître, d'une nouvelle autorisation. Réussirait-on à vaincre la timidité des imprimeurs ? En ces conjonctures, le pouvoir judiciaire vint, quoique sous une forme indirecte, en aide aux journalistes. Le président du tribunal civil, statuant en référé, enjoignit à l'imprimeur du Journal du Commerce d'en continuer provisoirement l'impression, attendu, disait-il, que l'ordonnance du 25 juillet n'avait pas encore été promulguée dans les formes légales.

Le 27, le Constitutionnel et le Journal des Débats s'abstinrent de paraître ; le premier par crainte, le second par survivance de fidélité monarchique. Mais pendant la nuit, au National, au Temps, au Globe les presses n'avaient cessé de travailler. Quand, au matin, la police vint pour arrêter la publication, la plupart des exemplaires étaient déjà en circulation. En tête du numéro se lisait la protestation rédigée la veille. Dans le même temps, cette protestation, composée en placards, se répandait partout.

L'effet fut prodigieux. La journée du 26 avait été presque journée de calme. Pendant la matinée du 27, un observateur, même attentif, n'eût saisi que des signes peu inquiétants de fermentation. A mesure qu'on avance vers le soir, tous les symptômes de révolte se développent, et au point de déconcerter à la fois le Pouvoir qui se sent débordé et l'Opposition parlementaire, réduite à suivre un mouvement qui, désormais, échappe à sa direction.

 

V

C'est dans la nuit du 27 au 28 juillet que l'insurrection s'organise et prend conscience d'elle-même.

Tout s'unit pour lui communiquer la force. Les troupes ont regagné leurs casernes. Rien que de petits postes faciles à désarmer et des patrouilles qui s'égarent dans l'obscurité des rues où les réverbères ont été brisés. De tous côtés, à travers les ténèbres, des recrues arrivent pour l'émeute. Ce sont d'anciens soldats de l'Empire en qui se réveille la haine contre les Bourbons, et qui prêteront à la résistance la double ressource de leur expérience et de leur courage. Ce sont les ouvriers de l'imprimerie et du livre, menacés de perdre leur travail, et tout imprégnés des colères que la protestation des journalistes a soulevées. Ce sont tous ces demi-intellectuels qui, dans les jours de trouble, descendent de la montagne Sainte-Geneviève et que, dans la langue révolutionnaire, on appelle la jeunesse des écoles, bien que la plupart ne soient ni jeunes, ni écoliers. Quelques adolescents se glissent dans les groupes, gamins gouailleurs qui, demain, sous l'ivresse de la poudre, deviendront gamins féroces. Des gardes nationaux arrivent aussi, ayant repris leur uniforme et conservant une rancune tenace de l'ordonnance qui les a dissous. La plupart d'entre eux sont acquis à l'émeute, sans bien savoir à quelle émeute, et mêlent en un rêve confus le drapeau tricolore, La Fayette, la superstition à détruire, les principes de 1789, les gloires impériales, la liberté. Cependant d'autres, parmi eux, sont animés des intentions les plus droites et ne songent qu'à s'interposer entre le Pouvoir et le peuple, comme il convient, pensent-ils, à la milice citoyenne. Mais ceux-ci, dans l'honnêteté de leur dessein, ne seront guère moins funestes ; car en s'exerçant au rôle de conciliateurs, ils apprendront aux soldats de la ligne, déjà un peu travaillés, à se dégager de la discipline et à se faire conciliateurs aussi.

Ce qui prête à l'insurrection une puissance singulière, c'est que rien dans les Ordonnances n'a été ménagé pour que l'acte royal parût extension de franchise presque autant que réaction. M. de Guernon-Ranville eût souhaité qu'en compensation du surcroît de forces assuré au pouvoir, on investît, dans chaque commune, du droit d'être électeur au premier degré quiconque paierait un impôt foncier de cinquante ou même de vingt francs. De la sorte, on eût donné en même temps que ressaisi ; et on eût jeté la perplexité dans le public, incertain si, au lieu de se révolter, il ne devait pas rendre grâces. La suggestion avait été écartée, moitié par ignorance de toute ruse, — car ces conspirateurs furent les plus inexpérimentés du monde, — moitié par scrupule d'opérer dans la Charte une trop profonde déchirure. D'autres seront plus tard — calculateurs plus raffinés. Quand en 1851, Louis-Napoléon accomplira son coup d'État, — et combien plus audacieux que les Ordonnances ! — il feindra habilement de restituer, tout en retirant à lui ; et après avoir écrit : L'Assemblée nationale est dissoute, il ajoutera : Le suffrage universel est rétabli.

Ici nul de ces artifices, et sans qu'aucune équivoque vînt troubler leur entendement, les insurgés travaillèrent pendant toute la nuit pour la défense de ce qu'ils jugeaient le droit. Au lever du jour, dans les quartiers du centre, partout se multiplient les barricades. Bientôt les émeutiers se rendent maîtres de la Manutention, menacent l'Arsenal, s'approchent de l'Hôtel de Ville, et sur la rive gauche dirigent une de leurs bandes vers le dépôt d'armes de Saint-Thomas d'Aquin. Bien qu'incomplètes, les informations qui arrivent à Marmont l'éclairent sur ses périls. A sept heures du matin, il écrit au roi : Les groupes se reforment plus nombreux et menaçants. Ce n'est plus une émeute, c'est une révolution. Il est urgent que Votre Majesté prenne des mesures de pacification. L'honneur de la couronne peut encore être sauvé. Demain peut-être, il ne serait plus temps.

L'état de siège est proclamé. Marmont énumère ses forces : environ 9.000 hommes d'infanterie répartis entre la garde royale et quatre régiments de ligne ; en outre, huit escadrons de cavalerie ; enfin, les fusiliers sédentaires et la gendarmerie d'élite : en tout à peu près onze mille hommes. Il mande les garnisons de Saint-Denis et de Versailles. Il envoie des courriers à Melun, Fontainebleau, Compiègne, Orléans pour en faire venir toutes les forces disponibles. Jusqu'ici il a gardé une attitude défensive. Maintenant il prépare de fortes colonnes qui pénétreront jusqu'au cœur de la ville pour écraser l'insurrection.

Vers midi, sans qu'on puisse préciser l'heure exacte, quelques hommes arrivent à pied au quartier général des Tuileries. Ce sont les ministres. Ils arrivent presque en fugitifs ; car c'est sous la menace de l'envahissement populaire qu'ils ont quitté l'hôtel de la présidence du Conseil. Peuvent-ils encore quelque chose ? Il n'y a plus à proprement parler de ministère, mais seulement des ministres isolés, déjà virtuellement dépouillés, qui s'affalent dans les bureaux de l'état-major où on les tolère plus qu'on ne les consulte. La proclamation de l'état de siège a d'ailleurs transféré les principaux pouvoirs à Marmont. Mais Marmont lui-même, quoique très instruit et d'esprit très ouvert, n'est point revêtu de cette haute autorité morale qui, dans les conjonctures graves, s'impose et domine. Il porte, aux yeux du peuple et de l'armée, le poids de sa conduite un peu équivoque en 1814. Puis, la cause pour laquelle il combat n'est point la sienne, en sorte qu'il lui manque cette foi confiante qui est le meilleur gage du succès. Enfin un surcroît d'inquiétude naît des dispositions des troupes ; déjà, en deux régiments de ligne, le 50e et le 5e[5] on a signalé d'assez nombreuses défections.

Cependant le commandant en chef met en mouvement ses forces. Une tactique traditionnelle lui dicte, pour ainsi dire, son mode d'attaque. Le plan consiste à former de gros corps de troupes qui, en détruisant tous les obstacles sur leur passage, atteindront, le premier la Bastille par les boulevards, le second le Marché des Innocents, le troisième l'Hôtel de Ville, puis chercheront à se relier entre eux, et enfin reviendront sur leurs pas en abattant toutes les barricades relevées derrière eux et en balayant les traces de la sédition. Ce déploiement de forces se complète par la création de deux autres colonnes, chargées, l'une de dégager le boulevard depuis la Madeleine jusqu'à la rue Richelieu, l'autre d'occuper la place des Victoires. L'ordre était donné aux chefs de détachement de s'avancer sans tirer et de ne faire usage de leurs armes que s'ils étaient provoqués, non seulement par un coup de feu isolé, mais par un certain nombre de coup s de fusil.

Tandis que cette opération se poursuivait, les députés — car c'est à eux qu'il faut revenir — se dirigeaient, comme il avait été convenu la veille, vers la demeure de M. Audry de Puyraveau. Ils arrivèrent, tout effarés de ce qu'ils avaient vu, et ayant peine à comprendre la terrible extension de l'émeute. Ajournant sur l'heure tout le reste, ils estimèrent que le plus urgent était d'arrêter l'effusion du sang. Cinq délégués furent désignés qui se rendraient auprès de Marmont et solliciteraient du pouvoir, dans l'intérêt de la paix civile, le retrait des ordonnances. Les choix tombèrent sur Laffitte, Casimir-Perier, Mauguin, les généraux Gérard et Lobau.

Il était deux heures environ quand les délégués arrivèrent à l'état-major. Comme ils sollicitaient une suspension d'hostilités : Je vous fais la même demande, interrompit le maréchal ; le peuple a commencé le feu ; qu'il cesse de tirer et nous cesserons aussitôt. — Il faut que les Ordonnances soient rapportées, observèrent Laffitte et ses collègues. Marmont soupira : Les Ordonnances, je les déplore, mais je suis soldat. Ayant parlé de la sorte, il fit remarquer qu'il n'avait pas de pouvoirs politiques. Cependant, en une des pièces voisines, le prince de Polignac était là, et volontiers les délégués eussent conféré avec lui. Polignac hésita, puis déclina l'entretien, soit qu'il trouvât peu séant de s'aboucher avec les représentants des rebelles, soit qu'il estimât qu'il ne lui appartenait point de préjuger les intentions de Charles X. Les moments pressaient. Il fut convenu que Marmont, par un billet au roi, lui ferait connaître la vérité et que l'un de ses aides de camp, le colonel Komierowski, partirait à cet effet pour Saint-Cloud. L'aide de camp fit diligence et à bride abattue arriva jusqu'au château. On le fit attendre. Il insista, faisant valoir le prix des heures, la gravité des conjonctures. Il fut enfin introduit. Charles X écouta attentivement. Mais, en son persistant optimisme, il se persuada, parvint à se persuader que, si Laffitte et ses collègues demandaient une suspension d'armes, c'était la preuve que l'insurrection se sentait aux abois. Il prescrivit au maréchal Marmont de tenir, d'agir par masses ; et ce fut la seule réponse que le colonel Komierowski rapporta à l'état-major des Tuileries.

Pendant ce temps, les trois colonnes, dirigées la première vers la Bastille sous les ordres du général de Saint-Chamans, la seconde vers le marché des Innocents sous les ordres du général de Quinsonnas, la troisième vers l'Hôtel de Ville sous les ordres du général Talon, n'avançaient vers leur but que lentement et au prix de pénibles efforts. — La marche vers l'Hôtel de Ville était surtout hérissée d'obstacles. De tous côtés, des barricades qu'il fallait abattre. Les émeutiers s'étaient introduits dans les maisons et tantôt tiraient des fenêtres, tantôt lançaient des meubles ou des pavés. Que si l'on progressait, les barricades se reformaient en arrière, en sorte que souvent les communications avec le quartier général se trouvaient interrompues. Il arrivait aussi que, pour tourner les obstacles, on se jetait en des rues tortueuses où l'on s'égarait. — La colonne Quinsonnas atteignit le Marché des Innocents, mais s'y trouva en grand péril ; elle ne fut dégagée que par l'arrivée d'un bataillon suisse, et assez tard dans la soirée se rallia près du Louvre. — La colonne Saint-Chamans atteignit la place de la Bastille, mais ne réussit point à se relier à la colonne Talon et dut, pour opérer sa retraite vers les Tuileries, franchir le pont d'Austerlitz et passer par la rive gauche. — Quant au général Talon, après avoir atteint et repris l'Hôtel de Ville occupé le matin par les insurgés, il s'était trouvé comme bloqué. La mollesse des troupes de ligne et, pour la garde royale, la pénurie des munitions, ajoutèrent à sa détresse. Ce ne fut qu'à la chute du jour qu'il put commencer le mouvement rétrograde qui, bien tard dans la nuit, le ramènerait, lui aussi, vers les Tuileries.

L'insurrection était maîtresse de la moitié de Paris. Pourtant, même en cette soirée du 28, — et ces deux traits méritent d'être notés, l'Opposition parlementaire n'ose point croire à ses succès, et la Cour de son côté ne veut point croire à ses périls.

Après avoir délégué au quartier général des Tuileries Laffitte et ses collègues, les parlementaires s'étaient donné rendez-vous pour une seconde réunion, cette fois chez le député Bérard. C'est alors que fut soumise à leur signature la protestation rédigée par M. Guizot et lue le matin. On en avait retranché l'hommage au roi, cette formule de respect paraissant détonner. Cependant on ignorait encore l'échec des opérations de Marmont. Le bruit persistant de la fusillade annonçait une bataille non apaisée ; et des bruits contradictoires couraient. En ce reste d'incertitude, les députés, peu soucieux de s'engager à fond, n'osèrent d'abord signer le document. Sur l'observation qu'il ne pourrait être publié sans signature, ils s'avisèrent d'un expédient où se révèlent bien les restes de leur timidité. Au bas de la pièce, ils apposèrent pêle-mêle les noms d'une soixantaine de députés, les uns présents, les autres absents, mais dont on escompta l'approbation. C'était diluer les responsabilités en les partageant, faciliter d'avance les désaveux, et déconcerter les enquêtes futures si jamais le ministère triomphait[6].

A côté de la prudence cauteleuse qui se ménage encore, voici, au palais de Saint-Cloud, l'aveuglement qui se refuse à la lumière. Dans la journée, le bruit des décharges d'artillerie a retenti jusqu'au château ; puis, au galop de son cheval, est arrivé le colonel Komierowski, portant les avis alarmés de Marmont. Vers le même temps, Vitrolles, profitant de son ancienne intimité avec le roi, a pénétré jusqu'à lui. Charles X a été sourd à ses instances : Je ne puis, lui a-t-il répondu, céder à des sujets rebelles ; mais qu'ils posent les armes, ils éprouveront aussitôt tous les effets de ma bonté[7]. Le soir tombe ; les nouvelles, confuses, presque toutes défavorables, s'accumulent, sans que, dans la résidence royale, rien soit changé aux servitudes des pompes traditionnelles et à l'étiquette accoutumée. Après le dîner, la table de jeu se dresse comme aux jours paisibles ; le roi joue au whist ; tout à côté, le dauphin joue aux échecs. Les fenêtres sont ouvertes, à cause de la chaleur extrême, et les bouffées de l'air du soir qui font trembloter les bougies apportent le parfum des tilleuls en fleurs. Dans les salons qui précèdent le salon royal, tantôt règne un silence lourd d'inquiétude et plus impressionnant qu'aucune agitation de paroles ; tantôt les plus avisés des courtisans abordent le duc de Duras, le premier gentilhomme de la Chambre, et le prient, le supplient d'avertir le roi. Le duc s'approche de la table, médite de parler, ne l'ose, puis s'éloigne, quitte à se rapprocher encore. C'est respect poussé jusqu'à la superstition ; c'est scrupule de troubler le calme d'un vieillard. Une seule eût sans doute osé parler, avertir, admonester même : c'est la duchesse d'Angoulême, souvent disgracieuse, en revanche vaillante et résolue ; mais la princesse est absente, elle est à Vichy et on ne l'attend que dans quelques jours. Absorbé, au moins en apparence, dans son jeu, le roi compte les coups méthodiquement, lentement, comme la pendule compte les minutes. Est-ce chez lui totale inconscience du péril ? N'est-ce pas aussi crainte de semer la panique au moindre signe qui trahira sa propre inquiétude ? A l'heure accoutumée les lumières s'éteignent et au bas de la rampe du château on n'entend plus que les pas des sentinelles — pas une de plus, pas une de moins qui veillent sur cette royauté pompeuse et mourante. Et pendant ce temps s'apprêtent, au centre de la ville, les forces qui, demain, donneront l'assaut décisif à la monarchie.

 

VI

Marmont avait, dans la soirée du 28, rallié tant bien que mal ses colonnes. A l'aube du lendemain, il occupait toute la partie occidentale de la ville, c'est-à-dire le Louvre, le Carrousel, les Tuileries, la place Louis XV, le boulevard de la Madeleine, la place Vendôme. La veille, les munitions avaient manqué sur certains points ; mais avec un peu d'activité et de sang-froid, il était possible d'en amener de Vincennes par les boulevards extérieurs. Les garnisons des villes voisines avaient été appelées. Qu'on sût tenir sur les positions gardées, et rien n'était désespéré.

Telle était, au point de vue militaire, la condition des choses. Tout autre était la gravité des conjonctures si l'on songeait que la lutte était lutte civile, et si l'on tenait compte des influences si complexes qui agissaient depuis la veille et bientôt désagrégeraient tout.

La politique des Ordonnances était impopulaire : de là, parmi les agents de répression, cette mollesse propre à ceux que ne guide que la simple obéissance. Une sagesse avisée eût du moins pris garde qu'aucune privation matérielle ne fournît de prétexte aux murmures : or, dès le 28, les vivres avaient manqué. L'énervement croissait par l'extrême chaleur, presque intolérable pour les militaires de la garde sous leurs bonnets à poil, et pour ceux de la ligne sous leurs lourds shakos. L'esprit des troupes était de plus en plus suspect. Durant la journée du 28, on avait vu, au pied des barricades, se conclure, tantôt tacites, tantôt positives, d'équivoques transactions : les insurgés ne tirant pas à condition que les soldats ne tirassent pas davantage ; des soldats livrant des cartouches et recevant en retour du pain et de l'eau-de-vie. Que le succès s'affirmât pour l'émeute, et ce fléchissement deviendrait désertion.

Quel n'était pas le contraste avec les dispositions qui, dans le centre de la ville, animaient les Parisiens ! Quand, la veille, ils avaient vu s'avancer les colonnes de Marmont, ils n'avaient guère douté que cette armée nombreuse, aguerrie, pourvue d'artillerie, ne l'emportât ; et dans la soirée la réserve prudente des députés avait trahi cette appréhension. Mais on avait, contre tout espoir, assisté à la retraite des troupes. La nuit était venue, sans attaque, sans alerte même. Cette sorte de trêve avait permis aux émeutiers de compléter leurs ouvrages, de perfectionner leur armement. Ils s'étaient fortifiés dans l'hôtel de ville, déjà tout préparé pour devenir le siège d'un gouvernement provisoire. Puis de nouveaux auxiliaires étaient venus, tels les élèves de l'École polytechnique qui avaient forcé la veille les grilles de l'École. Au matin du 29, la confiance s'était partout raffermie, même parmi les députés si soucieux jusqu'ici ; et l'un d'eux, à la vérité l'un des plus ardents, le député Bérard, écrivait : Un plus beau jour se lève pour nous.

Ce jour qui, pour les ennemis du trône, se levait dans l'espérance, commençait dans l'anxiété pour quiconque avait souci de l'ordre et de la monarchie. Au Luxembourg, une extrême inquiétude régnait, faite moins encore de zèle pour Charles X que de frayeur pour les aventures où la France pourrait être entraînée. Parmi les membres de la Haute-Chambre, l'un des plus agissants était le grand référendaire, M. de Sémonville, personnage de second plan, mais très souple, très capable de bien servir à la condition d'y trouver son propre intérêt, et doué, disait-on, d'un remarquable flair politique. Il ne s'était pas montré hostile aux mesures de rigueur ; car il avait dit assez récemment à M. d'Haussez : Faites, mais réussissez ; car on ne siffle que les mauvais acteurs. Trois jours de crise lui avaient surabondamment démontré que les acteurs étaient mauvais. Vers sept heures et demie du matin, il se présenta, accompagné d'un de ses collègues, M. d'Argout, au quartier général des Tuileries, demandant le retrait des ordonnances et la démission des ministres.

Ils n'eurent pas de peine à convaincre Marmont. En ce matin du 29 juillet, tout pour le maréchal était déception et angoisse. Il avait préparé un appel au peuple, annonçant une suspension d'armes : mais personne pour le répandre. Il venait de convoquer aux Tuileries les maires la cour royale : parmi les maires, deux viendraient, et la cour royale point du tout. Dans les colonnes qui avaient opéré la veille, on avait constaté les vides : 2.500 manquants ; ce n'étaient point, pour la plupart, des tués ou blessés, bien que les pertes eussent été sensibles, mais des hommes qui, plus ou moins volontairement, s'étaient égarés ou que l'émeute avait embauchés. Aux défections isolées allaient succéder les défections par masse ; dans le même temps on annonçait que, sur la place Vendôme, le 5e et le 53e de ligne passaient à l'émeute[8].

Polignac, ainsi que ses collègues, était toujours aux Tuileries. Après s'être entretenu avec Marmont, M. de Sémonville le vit et l'accabla de ses invectives. Puis, en une nouvelle conversation avec le maréchal, un projet, bientôt abandonné, fut débattu, celui d'arrêter les ministres. En manière de conclusion, il fut convenu avec le commandant en chef que M. de Sémonville se rendrait auprès du roi et ne lui cacherait rien de la cruelle vérité. Cependant les ministres se disposaient à partir, eux aussi, pour Saint-Cloud, afin de prendre les ordres du monarque : pliant sous la mauvaise fortune, ils jugeaient eux-mêmes nécessaire le retrait des ordonnances et leur propre démission. Presque en même temps, deux voitures partirent donc des Tuileries, l'une portant Sémonville, l'autre les malheureux conseillers de Charles X. Luttant de vitesse, elles arrivèrent ensemble au pied du château. Polignac entra dans le cabinet royal, puis en ressortit presque aussitôt : Vous nous accusez, monsieur, dit-il avec dignité à Sémonville ; j'ai annoncé au roi que vous étiez là ; c'est vous que le roi recevra le premier.

De son entretien avec Charles X, Sémonville a publié plus tard un récit un peu trop dramatisé pour mériter une entière confiance. Qu'importe d'ailleurs ? Comme le roi, après avoir entendu le grand référendaire, venait de réunir son conseil pour délibérer sur le retrait des ordonnances et le changement de cabinet, un messager, le général de Coëtlosquet, arriva de Paris, tout débordant d'émotion. Il apportait des nouvelles dont l'importance effaçait tout ce que pouvaient exprimer les paroles.

Marmont, tout en confessant son échec, avait dit à Semonville : Dans ma position des Tuileries je puis tenir quinze jours. Cependant la défection des 5e et 53e de ligne avait découvert la place Vendôme et obligé à porter sur ce point l'un des bataillons suisses qui gardaient le Louvre. Cet ordre n'avait pas laissé que de produire une certaine confusion. Pendant qu'il s'exécutait, quelques insurgés avaient réussi à s'introduire dans le Louvre lui-même en escaladant la colonnade et s'étaient mis à tirer des galeries. Ceux des Suisses qui occupaient la cour intérieure avaient d'abord résisté avec vaillance. Puis saisis de panique, et terrifiés sans doute par le souvenir du 10 Août où tant des leurs avaient jadis trouvé la mort au même lieu, ils s'étaient débandés. On avait assisté alors à l'un de ces mouvements désordonnés qui emportent tout : les Suisses qui refluaient vers les Tuileries entraînant les gendarmes d'élite près de l'arc de triomphe du Carrousel ; les gendarmes eux-mêmes entraînant à leur tour deux bataillons de la garde établis dans le jardin des Tuileries ; puis toutes les troupes ensemble se contaminant de crainte, grossissant le courant de la fuite, et débordant vers la place de la Concorde, vers l'avenue des Champs-Élysées. Marmont impuissant avait suivi, avec le seul espoir de discipliner un peu la retraite et d'empêcher qu'elle ne fût irréparable déroute. Telles étaient les nouvelles qu'apportait le général de Coëtlosquet. Je le vois encore, a écrit d'Haussez dans ses Mémoires, adossé à la bibliothèque, sans cravate, défiguré par la poussière, pouvant à peine se soutenir. Le roi écouta, sans l'interrompre, le tragique messager de détresse. Quand il eut fini, il l'interrogea d'un mot : Tout est-il perdu ?Non, sire, mais Paris.

Le conseil, si terriblement interrompu, se poursuivit. Le retrait des ordonnances fut décidé à l'unanimité moins une voix, celle de Guernon-Ranville, très modéré jusque-là, mais convaincu que, dans l'extrémité d'infortune où était réduite la monarchie, aucune concession ne sauverait. Les ministres offrirent leur démission que Charles X accepta, après les avoir remerciés en quelques paroles tristes. Le prince leur annonça à qui serait offerte leur peu souhaitable succession. L'héritier, déjà indiqué par Semonville, serait le duc de Mortemart : Je le plains, dit le roi, de s'être attiré la confiance de nos ennemis. Le ministère de la Guerre serait attribué au général Gérard, celui de l'Intérieur à Casimir-Perier. On pourvoirait plus tard aux autres charges. On n'était pas content de Marmont ; on ne le dépouilla point de son commandement ; mais on le plaça sous les ordres du dauphin, aussi incapable de rien réparer qu'apte à commettre, s'il se pouvait, de nouvelles fautes. On en était là quand Marmont lui-même, arrivant au château, confirma tout ce qu'avait annoncé le général de Coëtlosquet. Le roi le reçut avec son ordinaire bonté. Pendant ce temps, l'armée, un peu revenue de sa panique, se ralliait près de la barrière de l'Étoile, en attendant que, par le bois de Boulogne, elle fût dirigée vers Saint-Cloud.

Elle se ralliait, mais non pas tout entière. Quelques corps, soit par suite d'obstacles, soit faute d'être prévenus à temps, ne purent se conformer à l'ordre général de repli : tel rue Saint-Honoré, un peloton de la garde royale qui périt presque tout entier ; tel surtout un détachement de deux cents Suisses qui se trouva cerné dans la caserne de la rue de Babylone. Ces braves soldats, fidèles à la discipline, ayant refusé de se rendre, les insurgés, exaspérés de leurs pertes et jaloux d'en finir, mirent le feu à la caserne. Aveuglés par la fumée, bientôt gagnés par les flammes, les Suisses tentèrent une sortie où la plupart succombèrent ; et ainsi se prolongea quelques heures encore la lutte militaire qui semblait terminée.

 

VII

La journée du 29 juillet touchait à sa fin. Quel serait le dénouement ? Je voudrais élaguer les menus incidents aujourd'hui peu dignes de mémoire. L'émeute du 27 juillet est devenue le 28 insurrection. L'insurrection du 28 est devenue le 29 révolution. — Sera-t-elle avec Mortemart simple transformation de la royauté, humiliée mais conservée ? — Aboutira-t-elle au désordre par la prédominance des éléments violents ? — Ou bien une sorte de solution moyenne prévaudra-t-elle qui, en consacrant en apparence le triomphe populaire, le confisquera et maintiendra, bien qu'altérée dans son essence même, l'institution monarchique ?

 

VIII

Le lieutenant général duc de Mortemart, ambassadeur à Saint-Pétersbourg, était arrivé en congé depuis peu de temps. Il avait à la fin de 1829 manifesté quelque faveur pour le ministère Polignac, puis dans ses dépêches ultérieures, l'avait sévèrement jugé. Sa haute naissance, son grade militaire, sa qualité d'ambassadeur, lui donnaient ses entrées à Saint-Cloud. Dès le matin du 29 juillet, il s'était hasardé à dénoncer à Charles X les périls et à lui conseiller les sacrifices. Celui-ci, pour toute réponse, lui avait doucement reproché de s'être, lui aussi, laissé gagner par le virus révolutionnaire. Cependant le duc paraissait l'un des personnages les plus propres à dénouer la crise son grand nom masquerait un peu l'humiliation royale : il était fort en crédit à la Chambre des pairs : enfin ses opinions libérales lui permettraient de faire appel aux hommes du centre gauche, Casimir-Perier, Sébastiani, Humann. C'était dans cet esprit que M. de Sémonville l'avait indiqué au roi. Il était trois heures environ quand Charles X le fit appeler : Vous aviez raison ce matin, lui dit-il ; les troubles sont plus sérieux que je ne l'aurais cru. Il ajouta, en monarque qui, malgré tout, garde l'habitude de commander : Je vous charge de former un ministère en vous adjoignant Casimir-Perier et le général Gérard. Le duc se récria : il jugeait lourde la charge, grand le péril, incertaine la réussite. Charles X insista, changeant de ton et confessant sa détresse. Mortemart obéit.

Le tempe pressait. En dépit de l'urgence, le roi s'attarda un peu et attendit le retour du dauphin qui était allé jusqu'au pont de Sèvres au-devant des troupes. Il était déjà près de six heures du soir quand il autorisa M. de Sémonville auquel s'étaient joints M. d'.Argout et M. de Vitrolles à se rendre à Paris pour y annoncer te changement ministériel. Dès leur arrivée dans la capitale, les envoyés ne laissèrent pas que de se sentir un peu troublés, tant l'aspect général avait, en quelques heures, changé ! Ils avaient quitté la ville dans la fièvre du combat ; ils la retrouvaient dans l'exaltation de la victoire : partout le drapeau tricolore arboré, les emblèmes fleurdelisés abattus, des placards tout fraîchement imprimés qui marquaient, avec la joie du triomphé, la volonté d'en poursuivre jusqu'au bout les résultats. En ces conjonctures, Mortemart, libéral sans doute, mais grand seigneur et homme de cour, figurerait-il une suffisante évolution ? Un peu déconcertés, les délégués se mirent à la recherche du général Gérard. On leur répondit qu'il était à l'hôtel de ville. Là s'était établi, sous le nom de Commission municipale, un véritable gouvernement provisoire. Dans cette commission siégeaient, à côté de Perier et de Laffitte, des hommes plus ardents : M. de Schonen, Audry de Puyraveau, Mauguin. Le général Gérard, celui-là même que l'on venait de désigner pour le ministère de la Guerre — avait été appelé au commandement des troupes. La Fayette avait reparu, et sous son impulsion la garde nationale se reformait. A ceux qui annonçaient comme une nouvelle propre à tout apaiser le ministère Mortemart, les commissaires de l'hôtel de ville répondirent en égaux, et en égaux qui bientôt seront des maîtres. Avez-vous un titre officiel qui donne créance à vos paroles, demandèrent-ils aux délégués ? Ceux-ci durent avouer qu'ils ne s'étaient munis d'aucune pièce pareille. En quittant l'hôtel de ville, l'un des négociateurs, M. d'Argout, se rendit à une réunion de députés qui s'était constituée chez Laffitte et y développa avec beaucoup de force les avantages d'accepter les concessions royales. L'accueil ne fut point hostile ; mais le sentiment général fut qu'on ne devait se prononcer qu'après avoir entendu le duc de Mortemart lui-même. Je m'accommoderais bien quant à moi de cette solution, disait Laffitte ; mais comment faire entendre raison à toute la jeunesse ardente qui est derrière nous ?

M. d'Argout et M. de Vitrolles revinrent à Saint-Cloud afin de presser le départ de Mortemart si d'aventure il n'était pas parti, et de conseiller des concessions proportionnées à la gravité de la crise. Ils arrivèrent en pleine nuit, vers trois heures du matin. Mais quelle ne fut pas leur surprise ! Dans le château, les lumières étaient éteintes ; le roi reposait ; les Ordonnances qui constituaient le nouveau gouvernement n'étaient pas signées, et Mortemart, las d'attendre, s'était assoupi sur un canapé.

Cette inertie paraîtra stupéfiante à qui ne raisonne que d'après les règles ordinaires de la logique et de la sagesse. Elle s'explique si l'on descend jusque dans les replis intimes des âmes.

Mortemart n'a accepté que de force le ministère. Le matin, quand il a ébauché des conseils, il a été éconduit ; il sait qu'il ne représente aux yeux du roi qu'un expédient passagèrement nécessaire, mais importun. Sujet loyal il l'est, mais sujet désabusé, et il attend, un peu passif, un peu douteur, avec un dévouement qui n'est que correct, les ordres de son roi.

Et que dire du roi lui-même ? En cette journée, il a vu accourir vers lui les messagers de détresse : Sémonville, ses propres ministres, le général de Coëtlosquet, enfin Marmont. Submergé sous les mauvaises nouvelles, il a plié. A peine a-t-il cédé qu'il s'est senti gagné de fierté blessée, de regrets, de remords. Il ne s'est pas rétracté ; mais à la manière des faibles, en une disposition moitié inconsciente, moitié voulue, il a cherché des délais, et au risque de gaspiller les dernières chances de salut. Il a tenu à attendre le dauphin. Puis quand, après trois heures perdues, les négociateurs sont enfin partis pour Paris, une question s'est élevée, celle des sacrifices que Mortemart serait autorisé à consentir. Il y a d'abord une amnistie pour le passé. L'amnistie ! l'excellent cœur du prince y est tout porté ; mais tout imbu de son droit royal, il ne l'imagine que sous la forme d'un pardon sollicité et accordé. Il y a la garde nationale à rétablir : ici nouveau sursaut de révolte, car il s'agit de se déjuger à trois ans d'intervalle. Il y a aussi à prévoir d'autres exigences : la suppression de la garde royale, le licenciement des gardes du corps. Ce n'est pas tout. Ne réclamera-t-on pas le drapeau tricolore ? et de ce suprême sacrifice auquel tout le monde pense, nul n'ose parler au roi.

Cette journée vraiment est mémorable ; car c'est celle où se débat, comme en une suprême agonie, tout ce qui reste de l'ancien régime ; et là réside le secret de l'hésitation qui, sans cette cause profonde, ne se comprendrait pas. A certains moments, le roi se rassure et se berce de l'espoir, du fol espoir que le calme est rétabli, que bientôt les rebelles viendront demander un pardon qui sera généreusement accordé. A d'autres instants, le monarque ploie sous l'obsession d'un souvenir, celui de Louis XVI. Quelques heures auparavant, il a dit à ses ministres en les congédiant : Me voilà dans la position où était mon malheureux frère en 1792. En cette journée qui finit, en cette nuit qui commence, à qui le prince demandera-t-il conseil ? Les ministres dont il s'est séparé sont encore au château, mais impuissants et figés dans un morne silence, à la manière de ceux qui ne sont plus rien. Un seul, Guernon-Ranville, —le plus courageux de la bande ignorée, — écrira plus tard Chateaubriand, ose formuler ses avis ; mais aussi aventureux tout à coup qu'il a été jusque-là sensé, il s'égare en des plans inexécutables. Le dauphin, dans le train ordinaire de la politique, s'est révélé sage et médiocre ; maintenant il cesse d'être sage sans cesser d'être médiocre, se répand en propos incohérents, parle de se faire tuer, et trouble les autres et lui-même par ses obtuses colères. Cependant, en une autre partie du château, la duchesse de Berry dévore l'affront de la monarchie dégradée. Comme on lui a assuré que le calme va renaître, que dans vingt-quatre heures elle pourra rentrer dans Paris. Rentrer dans Paris, dit-elle, montrer aux Parisiens ma face humiliée, jamais.

Je voudrais souligner ce mot de la princesse. Il marque, à travers l'orgueil dépité, la clairvoyance. Le vrai, c'est qu'on se figure mal Charles X rentrant dans Paris ensanglanté, et courbant misérablement la tête sous le repentir de ses propres ordonnances abrogées. Quelle que soit la fiction de l'inviolabilité royale, il y a des entreprises qui, avortées, obligent à disparaître celui qui les a autorisées de son nom. Parmi les paroles du dauphin, je note ces mots entrecoupés, que Guernon-Ranville a recueillis dans ses Souvenirs : En vérité, on serait tenté de faire comme mon oncle de Savoie[9]... Mais non... Bordeaux, un enfant, c'est impossible. En cette rapide échappée, en ce dessein repoussé presque aussitôt qu'entrevu, le prince touchait la réalité des choses. L'heure était tardive pour un simple changement de ministère, et le seul messager à l'unisson des événements serait celui qui, pour sauver l'hérédité monarchique, annoncerait l'abdication de Charles X et, par surcroît, du dauphin.

Ces pensées visitèrent-elles le sommeil du vieux roi en cette dernière nuit qu'il devait passer à Saint-Cloud ? L'étiquette commandait de respecter son repos. On l'éveilla pourtant. Une dernière et longue lutte s'engagea sur l'étendue des concessions qui substitueraient à la politique de Polignac une politique nouvelle. Dans le château régnait une confusion, un désarroi inouï. Pour la rédaction des actes, on dut recourir à la plume d'un homme de lettres, M. Mazas, qui était attaché à la personne du duc de Bordeaux et que le hasard des circonstances offrit ce jour-là comme secrétaire au duc de Mortemart[10]. Enfin, les ordonnances furent signées. Il y en avait cinq. La première révoquait les actes funestes du 25 juillet. La deuxième confirmait la convocation des députés pour le 3 août. Les trois autres désignaient les nouveaux ministres : pour les Affaires étrangères, Mortemart ; pour l'Intérieur, Casimir Perier ; pour la Guerre, le général Gérard. Du drapeau tricolore on n'osa parler.

Il était près de cinq heures du matin quand Mortemart, muni enfin de pleins pouvoirs, descendit les rampes de Saint-Cloud. Après les hésitations où tant d'heures s'étaient consumées, voici les mauvaises chances, tellement nombreuses, tellement persistantes qu'on ne sait ce qui contribua le plus à précipiter la dynastie, ou ses propres fautes ou la rigueur du destin. Mortemart quitte le château. Il passe la Seine, il est arrêté à la porte du bois de Boulogne par un piquet de garde royale : le bois, lui dit-on, est plein d'insurgés, et il risquerait d'y être fusillé. Il gagne la route de Versailles. Elle est obstruée de gens du peuple armés, les uns de fusils, les autres de bâtons. Il renvoie sa voiture, continue sa route à pied, cherche en vain à franchir la porte de Passy, traverse le pont de Grenelle, s'introduit dans Paris près de Vaugirard par une brèche du mur d'octroi ; puis, déjà accablé de fatigue, il poursuit sa longue marche, si longue, si pleine de détours qu'on a peine à en suivre les invraisemblables étapes. Entre dix et onze heures, le voici près de la demeure de Laffitte où se tiennent, croit-il, les conciliabules des députés. Mais ceux-ci se sont séparés ; ils ont décidé de devancer la date de leur convocation et de se rassembler au Palais-Bourbon. C'est ce que lui annonce le député Bérard qui ne néglige rien pour le décourager. Consterné, le duc de Mortemart gagne n'est-il pas pair de France ? — le palais du Luxembourg. Il y arrive et s'y affale en un épuisement qui est comme l'aveu de sa propre impuissance. Ses amis l'entourent et, bien mal avisés, l'engagent à ne pas porter lui-même les ordonnances au Palais-Bourbon. L'un de ses collègues, M. de Sussy, se charge de la mission et se rend à la Chambre des députés. Là, l'étonnement est grand de ce premier ministre qui demeure personnellement invisible et qui, attendu depuis si longtemps, ne comparait que par délégué. Laffitte qui préside, refuse de recevoir les documents officiels. Rebuté de ce côté, M. de Sussy part pour l'hôtel de ville où il n'est pas plus heureux. On consent à prendre les Ordonnances, mais sans dissimuler qu'il est trop tard. C'est ce que la Commission municipale exprime sans ménagement, et La Fayette avec la courtoisie qui ne l'abandonnait jamais.

 

IX

C'en était fait de la combinaison Mortemart. La Révolution, avec ses désordres, recueillerait-elle l'héritage de la royauté en perdition ?

Pour discipliner et conduire une faction violente, point de chefs, à moins qu'on ne voulût donner ce nom à un ancien officier de l'Empire, appelé Dubourg, qui, la veille, avait revêtu un uniforme de général et s'était arrogé à l'hôtel de ville une passagère domination. Point d'organisation d'ensemble non plus, bien que, sur quelques émeutiers arrêtés, on eût saisi des cartes de reconnaissance. En revanche, trois jours d'insurrection ont réveillé dans les bas-fonds tous les appétits de cruauté et de rapine. On l'a bien vu la veille. Quand, dans l'après-midi du 29 juillet, le désarroi de toutes les forces royalistes a créé un véritable interrègne de l'autorité, des bandes avides d'insultes, de démonstrations impies et de pillages, se sont portées à l'archevêché et chez les missionnaires du Mont-Valérien. Déjà, le 28, elles avaient assailli le noviciat de Montrouge. En même temps que les passions antireligieuses se donnaient libre carrière, la vue du sang surexcitait le goût de le répandre : de là des poursuites, des cris de mort contre les soldats de la garde, les gens de la domesticité royale, et quiconque était suspect d'attachement à Charles X.

Ce qui ne suscitait pas moins d'alarmes, c'étaient les visées d'un petit groupe, jeune, ardent, attentif à ne pas se laisser ravir les fruits de la victoire. Là, plus de fanatisme que de perversité, plus de passion contenue que d'explosion bruyante. Ces jeunes hommes s'appelaient Guinard, Bastide, Trélat, Hubert, Godefroid Cavaignac, Armand Marrast. C'est dans les loges du carbonarisme qu'ils ont appris la politique. La République est la formule qui les rallie, et sans qu'ils se laissent comme les vieillards émouvoir par les souvenirs que ce nom évoque. Ils sont forts, non de leur nombre, car ils ne sont que poignée, mais de leur ardeur, de leur foi, de leur téméraire confiance en eux-mêmes. Ils ont été mêlés aux récents combats : de là cette exaltation, non encore apaisée, qui suit la bataille. La Fayette est à l'hôtel de ville. Au temps des conspirations militaires, en 1821 et en 1822, ils l'ont senti — quoique sous main et un peu peureusement — avec eux. Maintenant c'est vers lui qu'ils se tournent, enthousiastes jusqu'à l'idolâtrie, mais impérieux aussi, et prêts à briser l'idole si elle ne rend pas l'oracle qui leur convient. En cette journée du 30 juillet, ils affluent de leur lieu habituel de réunion, un certain restaurant Lointier ; ils remplissent les salles de l'hôtel de ville, enivrés de victoire, soupçonneux aussi, et jaloux de s'assurer que nul n'escamotera leur triomphe, soit en relevant la monarchie, soit en créant un établissement qui, bien que camouflé sous les trois couleurs, ne sera qu'une autre royauté.

 

X

Une autre royauté ! C'est elle qui, dans cette journée du 30 juillet, est pour les néo-républicains la grande rivale.

On a déjà souligné la circonspection cauteleuse des députés au cours de la crise. Le 26 ils se cherchent, le 27 ils délibèrent ; le 28 ils hésitent encore. C'est en cette journée du 28 que, dans les conciliabules parlementaires, Laffitte a jeté comme au hasard le nom du duc d'Orléans[11].

Ce nom n'est pas prononcé en vain. Dans la soirée du 29, la victoire est complète pour les insurgés : plus d'autorité monarchique dans Paris ; Marmont en retraite ; dans la ville une Commission municipale qui s'établit ; puis une crainte qui commence à naître, celle du désordre dont on discerne les premiers signes. Et alors se grave davantage l'idée d'une sorte de principat royal, au nom mal défini, au pouvoir moins défini encore, qui consacrera la Révolution et l'endiguera.

Qu'on se garde pourtant de préciser ce qui demeure vague encore. A cette heure, presque tout ce qui était modéré se fût contenté du retrait des ordonnances, d'un changement de ministère, d'une amnistie. A ce prix, on eût accepté ou du moins toléré Charles X. Le plus souhaitable eût été une abdication qui eût sauvé le principe monarchique en l'adaptant à un établissement nouveau. Mais de Saint-Cloud rien n'arrive. Charles X n'a accepté qu'à regret Mortemart ; maintenant il le retient comme enchaîné. Cette inertie du vieux roi, s'ajoutant à l'appréhension croissante du désordre, donne crédit à qui médite un dénouement qui ne sera ni les Bourbons aînés ni l'anarchie.

Dans le jeu de sa politique, le duc d'Orléans tient deux puissants atouts : Laffitte, son ami, populaire, riche, remuant, fort de toute la clientèle que sa générosité lui a créée ; puis Thiers, jeune, ardent, ambitieux, et qui, depuis six mois, dans le National, exalte perfidement la révolution anglaise de 1688. Laffitte se fût sans doute contenté du duc de Mortemart ; celui-ci n'arrivant pas, il laisse flotter sa pensée là où ses préférences l'entraînent.

Quant à Thiers il s'est, au début de la crise, compromis par un acte décisif : la protestation des journalistes. A cette hardiesse il va ajouter une seconde audace. Le 30 juillet, tout au matin, un placard rédigé par lui signale au peuple le duc d'Orléans comme le prince dévoué à la Révolution, qui pourrait tout dénouer, tout sauver, tout pacifier.

Par cette adresse partout affichée, le nom du duc est proposé à l'acclamation publique. Mais quelle sera, vis-à-vis de ses amis, l'attitude du duc lui-même : encouragement, désaveu, ou attente cauteleuse des événements ?

On sait ce qu'il a été depuis quinze ans, réservé, correct toujours, affectant de s'absorber dans l'éducation de ses enfants et le soin de ses intérêts. Il reçoit, en sa résidence du Palais-Royal, les hommes de l'opposition et entend sans déplaisir la critique du gouvernement. Mais il serait désolé que les personnages les plus qualifiés de la Cour ne vinssent pas chez lui : c'est souci d'équilibre, c'est surtout fierté de gentilhomme ; car de sa naissance il est très vain, en dépit d'une remarquable affectation de simplicité. Ainsi qu'il arrive en beaucoup de branches cadettes, il avait recueilli dès son berceau certains griefs héréditaires contre ses aînés et s'en nourrissait sans trop rechercher s'ils étaient fondés ; mais il se surveillait soigneusement lui-même, en sorte que ses préventions n'apparaissaient guère et tout au plus se laissaient deviner. Louis XVIII, dont la politique sage était faite pour lui plaire, l'avait tenu à distance. Tout autre s'était montré Charles X, quoique bien plus éloigné de lui par les idées. L'excellent prince avait comblé son parent de ses bontés, comme si, au lieu de se souvenir, il avait eu lui-même à réparer. Il lui avait rendu son titre d'Altesse Royale. Il avait tenu à ce que son apanage, constitué jusque-là par une ordonnance, celle du 20 mai 1814, fût consacré par une loi[12]. Entre les Tuileries et le Palais-Royal les relations furent non seulement correctes mais cordiales. Cette cordialité se témoignait par des réunions familiales ; elle s'entretenait par de menus présents que la dauphine faisait aux jeunes princes d'Orléans, et non sans un magnifique mérite d'oubli chrétien ; car avec un cœur moins magnanime, elle aurait pu dire au duc : Votre père, mon cousin, a voté la mort du mien.

Pendant ces quinze années, le prince n'avait-il jamais rêvé d'une couronne royale ? Quand en sa demeure, il étendait ses regards sur ses cinq fils, tous débordants de santé, de vie, d'ardeur ; et quand ensuite il contemplait le jeune duc de Bordeaux, l'enfant unique, si inespéré qu'on l'avait appelé l'enfant du miracle, il était impossible qu'il ne mesurât pas tout ce qu'un simple coup du destin porterait de grandeur dans sa maison. Ce n'était chez lui que passagère échappée. Mais les mêmes pensées qu'il se faisait scrupule d'entretenir étaient reprises par d'autres, en sorte que, malgré lui ou du moins sans son consentement, il figurait pour l'opposition une force et une espérance. Un jour — c'était en 1827 — un publiciste, M. Cauchois-Lemaire, osa soulever le voile sous lequel le prince se cachait, et dans une brochure qui fit sensation, le convia vaguement à un rôle qui ferait de lui le premier citoyen de France. Cauchois-Lemaire fut condamné, et le duc fort embarrassé n'eut d'autre ressource que de s'indigner. On ne peut douter que son embarras n'ait été très sincère ; car son opposition n'allait pas au delà de menues coquetteries, de petits manèges point poussés à fond. Son entourage imitait-il cette prudence ? On n'oserait l'affirmer. Cuvillier-Fleury, précepteur du jeune duc d'Aumale, gardait dans sa chambre, ainsi qu'il l'a raconté lui-même, deux gravures, représentant l'une l'évasion de la Vallette, l'autre le portrait de Manuel. Je m'excuse de citer un si petit trait, mais cela peint. Autour du duc un cercle nombreux, mais guère de confidents ; en revanche, deux femmes à qui il pouvait s'abandonner : la sienne d'abord, véritable modèle de dévouement conjugal et maternel ; puis sa sœur, Madame Adélaïde, apte aux affaires, remuante, très capable de surexciter l'ambition fraternelle et ayant l'esprit le plus délié du monde.

A l'avènement de Polignac, le duc d'Orléans avait été consterné. Sa clairvoyance lui montrait l'abîme où courait le malheureux roi : de là chez lui une inquiétude faite moins de fidélité personnelle que de retour sur sa propre condition, car il lui en eût coûté singulièrement de sacrifier ses aises princières et surtout de reprendre le chemin de l'exil. Le 25 juillet, jour de la signature des Ordonnances, il dînait chez le duc de Bourbon. Vitrolles était l'un des convives. Le sachant en crédit auprès de Charles X, il s'approcha de lui : Que veulent-ils donc, répéta-t-il plusieurs fois avec l'accent de l'anxiété[13] ? Le lendemain, le Moniteur lui apprit l'acte royal. Il s'en indigna, et au point de faire, dans le huis clos de sa demeure, des vœux pour la résistance. Quand celle-ci devint insurrection, il s'effraya et, quittant Neuilly, partit furtivement pour son pavillon du Raincy, jaloux qu'il était d'échapper à toute emprise de la cour comme à toute complicité avec la rébellion.

Ce qui travaillait pour. le prince bien mieux encore que ses propres amis, c'étaient les événements eux-mêmes. Pendant la matinée du 30 juillet, si l'on ne sait point assez ce qui se passe à Saint-Cloud, on ne sait que trop ce qui se passe à l'hôtel de ville. Aux acclamations enthousiastes et menaçantes du jeune parti républicain, La Fayette a résisté jusqu'ici ; mais on n'ignore pas tout ce que recèle de légèreté son âme honnête et vaine que grise la popularité. Cependant, sur les murailles s'étale l'affiche de M. Thiers. Le duc d'Orléans' ne serait-ce pas l'expédient sauveur ?

Il fallait brusquer le dénouement. Dans la matinée, Thiers partit pour Neuilly. Pour l'accréditer, le général Sébastiani lui remit une carte, et Laffitte une courte lettre d'introduction. Il ne trouva pas le prince, mais seulement la duchesse d'Orléans et Madame Adélaïde. Autant l'une montra de scrupule. autant l'autre laissa percer l'âpreté de ses vues ambitieuses. Elle formula des objections, mais avec quel ardent désir d'avoir tort !.Elle exprima la crainte que la conduite de son frère ne parût intrigue ; puis elle parla des dispositions des puissances, des forces militaires qui restaient à Charles X. Les troupes, répliqua M. Thiers, iront au premier occupant ; quant à l'Europe, elle s'apaisera quand elle verra que nous conservons la monarchie... hâtez-vous, poursuivit-il ; il ne faut pas laisser flotter les destinées de la France. La princesse ne demandait qu'à se laisser convaincre. Elle indiqua le lieu où était son frère. Si vous croyez, ajouta-t-elle, que l'adhésion de notre famille puisse être utile, nous vous la donnerons. Elle offrit même de se rendre à Paris, à la condition que Laffitte et Sébastiani vinssent la chercher. Thiers n'en demandait pas tant : Aujourd'hui, dit-il, vous placez, madame, la couronne dans votre maison. Et il se retira[14].

Il était près d'une heure quand le négociateur rentra dans la ville. Après leur réunion du matin chez Laffitte, les députés, au nombre de trente-cinq environ, s'étaient rassemblés comme on l'a dit plus haut, au Palais-Bourbon. De banc à banc, le nom du duc d'Orléans courait, mais sans qu'on osât se prononcer. Cependant Mortemart qu'on attend ne se montre pas, et chaque minute de retard ôte à ses chances. Sur ces entrefaites, on apprend que M. Thiers revient de Neuilly, que Madame Adélaïde a laissé entendre qu'on pouvait compter sur son frère. Inclinant vers le duc d'Orléans, mais tout effrayés de la responsabilité, les députés nomment une commission de cinq membres qui s'entendra avec la Chambre des pairs pour aviser aux moyens de rétablir la paix publique. C'est à ce moment que parait, non Mortemart vers qui on aspire depuis si longtemps, mais M. de Sussy, messager tardif que l'on éconduit et à qui on montre, à tout hasard, le chemin de l'hôtel de ville. Cependant les cinq commissaires arrivent au Luxembourg. Là, dans le petit groupe des pairs rassemblés, et qui ne sont pas plus d'une vingtaine, règne le trouble. Ils sentent quelles précieuses garanties le duc d'Orléans offre pour le maintien de l'ordre public ; mais ils n'osent se prêter à ce glissement qui intervertira l'hérédité monarchique. Les délégués reviennent. Pendant leur absence, au Palais-Bourbon, le parti de la hardiesse a gagné. Benjamin Constant, Dupin ont fait valoir l'urgence d'une attitude résolue. Un ordre du jour, voté par une quarantaine de voix contre 3, invite S. A. R. Mgr le duc d'Orléans à se rendre à Paris pour y exercer les fonctions de lieutenant général du royaume.

Que fera le prince ? En préjugeant de son consentement, Madame Adélaïde ne s'est-elle pas trop avancée ? En lui une lutte s'engage, profonde, intime, silencieusement dramatique, entre l'ambitieux qu'éblouit la couronne, et le gentilhomme qui ne secoue que par degrés l'emprise du droit antique et que terrifie l'idée d'être félon.

Pendant les vingt-quatre heures qui vont s'écouler, la conduite du roi futur tient tout entière en ce combat.

Thiers l'a conjuré de quitter le Raincy : il y a consenti ; c'est le geste de l'ambitieux. Il part en effet, mais bientôt ordonne à la voiture de rebrousser chemin ; et c'est le geste du gentilhomme tout repris de fidélité.

Dans l'après-midi, une lettre du général Sébastiani notifie au prince la résolution de la Chambre qui l'a nommé lieutenant général et l'invite à se rendre au Palais-Royal. Il promet de s'y rendre : c'est la réponse de l'ambitieux. Mais il s'y rendra quand ? Demain. Demain ! c'est l'arrière refuge du loyalisme qui.se débat encore c'est peut-être aussi l'arrière-pensée de la prudence : il y a des troupes à Saint-Cloud et en abondance ; la Cour n'est pas assez vaincue ; la Révolution n'est pas assez victorieuse ; puis de qui vient l'appel ? De quarante députés. C'est peu pour un plébiscite.

Les conducteurs de l'intrigue insistent. Il faut que leur prince arrive, non demain mais le soir même. Celui-ci obéit, et c'est le signe qu'en lui l'ambitieux l'emporte. L'emporte-t-il tout à fait ? A onze heures et demie du soir, le duc est au Palais-Royal. Or, l'un de ses premiers actes est de mander auprès de lui Mortemart. Le 31 juillet à l'aube, celui-ci arrive au palais. Il est introduit furtivement, par des voies détournées. Le prince l'interroge : Vous croyez-vous comme premier ministre autorisé à approuver la nomination qui m'a créé lieutenant général ? Mortemart répond que, comme président du Conseil, il ne peut ratifier la mesure, mais que comme citoyen il n'en méconnaît pas les avantages. L'entretien se poursuit, ouvert, cordial. Le prince proteste de ses intentions. Je n'ai, dit-il, d'engagement avec personne ; je n'ai ni le dessein, ni le désir de tirer parti des événements. Il laisse entendre qu'il ne pourra se prêter qu'à des arrangements provisoires. Il remet même à Mortemart une lettre pour le roi. Voilà le gentilhomme qui se replace de lui-même dans la rainure de la fidélité. Qu'on ne se hâte pas de conclure : encore quelques heures ; la lettre sera redemandée, et voilà où l'ambitieux se retrouvera de nouveau.

Il se retrouve si bien que les restes de loyalisme ne se manifestent plus que par de rares soubresauts. De bonne heure dans la journée du 31, le duc d'Orléans reçoit au Palais-Royal Laffitte, ce parrain du règne futur, et avec lui Sébastiani et Dupin. A huit heures arrivent les délégués chargés de lui offrir officiellement la lieutenance générale. Il hésite encore, parle de ses devoirs de famille envers Charles X, sollicite qu'on lui laisse le temps de tout peser. Pour vaincre les derniers scrupules, les délégués dépeignent en un tableau très coloré l'état de Paris, l'effervescence qui règne à l'hôtel de ville, les périls suprêmes qu'engendrerait la République aujourd'hui menaçante, demain peut-être proclamée. Alors en celui qui sera bientôt Louis-Philippe l'ambitieux triomphe tout à fait. Il triomphe en se justifiant à ses propres yeux, c'est-à-dire en se persuadant — et sans doute de très bonne foi — qu'il n'est ambitieux que pour être plus sûrement sauveur d'ordre et de paix publique. Après quelques instants de recueillement dans son cabinet, il arrête le texte d'une proclamation aux habitants de Paris. En cette proclamation il annonce qu'il accepte le titre de lieutenant général, qu'il est fier de reprendre les couleurs nationales qu'il a longtemps portées. La Charte, dit-il en terminant, sera désormais une vérité.

En s'exprimant de la sorte, le prince s'interdisait tout retour. Cependant il jugea qu'au mandat conféré par la Chambre il convenait d'ajouter une investiture plus voyante. Dans cet esprit, il conçut une inspiration hardie, celle de se rendre au centre de l'émeute, c'est-à-dire à l'hôtel de ville, et d'y faire consacrer son titre nouveau.

On a bien des fois décrit le cortège qui, vers le milieu du jour, partit du Palais-Royal. En tête un tambour battant sa caisse : à cheval le duc d'Orléans, prodiguant les sourires, quêtant les acclamations, et néanmoins tant il était de mine princière ! — ne parvenant point à se rabaisser tout à fait : à ses côtés quelques officiers de la garde nationale : puis les députés et à leur tête Laffitte porté sur un fauteuil, car il s'était blessé au pied en traversant une barricade : sur le parcours une affluence médiocre, mais qui grossit quand on pénétra. dans les quartiers populaires : de temps en temps, des amoncellements de pavés qu'il fallait déplacer ou tourner : des cris : Vive le duc d'Orléans ! Vive la Charte ! mais aussi cet autre cri : A bas les Bourbons ! A l'entrée dans l'hôtel de ville, un bruit confus d'acclamations, de protestations aussi. Quel serait le dénouement de l'aventure ? Nul n'eût pu le dire. Cependant, depuis la veille, les amis du duc avaient déployé tout leur savoir-faire pour vaincre les hésitations de La Fayette et l'arracher à la faction républicaine. L'événement prouva qu'ils avaient réussi à le conquérir. Son intervention sauva tout. A l'une des fenêtres du premier étage qui donnaient sur la place de Grève, le prince parut, ayant à ses côtés le général en manière de garant, et dans les mains un drapeau tricolore, emblème de patriotisme et d'affranchissement. Cette fois, les applaudissements éclatèrent, nourris, vigoureux, étouffant tous les murmures. Les révolutions ont, comme les cultes religieux, leurs symboles ou, pour mieux dire, leurs figurations. L'initiation rituelle était accomplie. Le duc regagna le Palais-Royal, toléré par les violents en haine de Charles X, applaudi par les modérés en joie de la république évitée, roi de fait quoique non proclamé. Il venait de recevoir à l'hôtel de ville le sacre populaire, comme Charles X, cinq années auparavant, avait été oint à Reims, par le sacre divin.

 

XI

A côté de l'établissement nouveau qui se dégage du désordre, voici l'antique monarchie qui s'effondre dans la confusion.

A Saint-Cloud, pendant la journée du 30 juillet, nulles nouvelles de Mortemart dont les émissaires n'ont pu arriver, et une fiévreuse attente où l'on se consume Polignac et ses collègues étaient restés, par fidélité plutôt que par espoir, attendant un congé qu'en n'osait leur donner, ne sachant d'ailleurs où aller, tandis que les courtisans — car il y en avait encore se détournaient d'eux, comme on fait de ceux qui ont échoué. Le plus triste était l'état de l'armée massée aux bords de la Seine, nombreuse encore, mais travaillée d'indiscipline, mal pourvue de vivres, énervée d'inaction. Vers la fin de l'après-midi, Marmont, en un ordre du jour aux troupes, annonça la révocation des Ordonnances, l'appel fait à Mortemart, la cessation des hostilités. A ne juger que la stricte discipline, la proclamation était doublement répréhensible, par l'immixtion de la politique dans un document militaire, et par ce fait que ni le roi, ni le dauphin, commandant supérieur de l'armée, n'avaient été prévenus. L'excuse du maréchal était l'urgente nécessité d'arrêter les désertions. On vit alors dans le palais de Saint-Cloud l'une de ces scènes intestines qui mettent le comble au malheur. Le dauphin manda le maréchal, et en un accès de colère folle, lui insinua qu'il trahissait, se jeta sur lui, essaya de lui arracher son épée. Le roi dut intervenir, calmer son fils, apaiser aussi Marmont, tandis que le bruit de la scène mettait en rumeur les officiers de service et les gens de cour.

Le château de Saint-Cloud, témoin de la querelle lamentable, allait être abandonné pour jamais. Bien tard dans la soirée, le bruit se répandit que les insurgés approchaient. Sans contrôler la nouvelle et en un trouble qui excluait tout sang-froid, le départ fut décidé. Il fut convenu que le dauphin demeurerait au milieu des troupes et rejoindrait un peu plus tard son père. Par une claire et chaude nuit de juillet, on se mit en route pour Versailles. Comme la ville était peu sûre à cause de la surexcitation des gardes nationaux, on décida de n'y point entrer et de gagner Trianon. En chemin, on croisa un régiment de cavalerie de la garde qui arrivait à marches forcées de Normandie. Vive le roi ! crièrent les officiers à la vue du cortège. Trianon ne fut qu'une halte. Le 31 juillet, dans l'après-midi, le dauphin y arriva avec celles de ses troupes demeurées fidèles ; il y arriva, découragé de résister ; car, au pont de Sèvres, il n'avait pu ni obtenir l'obéissance, ni prévenir les défections. Sous cette impression désolante, un nouveau recul fut résolu. A dix heures du soir, Charles X et sa suite atteignirent Rambouillet.

Dans les derniers conciliabules de Saint-Cloud, divers partis avaient été débattus : se porter vers le Nord et donner la main aux troupes du camp de Saint-Omer ; ou bien encore couper les routes aux abords de Paris, intercepter les courriers et les diligences, isoler de la sorte la capitale et faire appel au loyalisme des départements ; ou bien enfin convoquer à Tours ou à Blois les députés fidèles et, au besoin, faire appel à la Vendée et à la Bretagne. A. Rambouillet, les mêmes suggestions se renouvelèrent, mais émanées de conseillers qui ne se flattaient plus de convaincre et qui eussent été surpris qu'on les écoutât. Que ces partis fussent tous chimériques, il eût été téméraire de l'affirmer. Mais ils exigeaient tout ce qui manquait : l'esprit de décision, l'activité, la persévérance. Puis de tous ces plans, il n'en était aucun qui ne comportât l'horrible risque de la guerre civile ; et de la guerre civile le roi ne voulait pas.

Dans la détresse croissante, les pensées du roi comme celles des parlementaires se tournaient vers le duc d'Orléans. Accentuant ses concessions, mais toujours trop tard, l'infortuné monarque conféra à son parent — comme s'il eût eu encore le pouvoir d'ordonner, — la lieutenance générale du royaume. Le duc, déjà revêtu de ce titre par l'assemblée des députés, n'avait que faire d'une investiture royale. Cependant on touchait à l'heure où le malheureux prince se résignerait à la résolution qui, trois jours auparavant, eût sans doute tout sauvé. Le mot d'abdication avait été murmuré à Saint-Cloud et à Trianon. A Rambouillet, on le répéta, et avec une plus obsédante persistance. Le 2 août, dans la matinée, le maréchal Marmont, accompagné du lieutenant général de la Tour-Foissac, vint trouver le baron de Damas, gouverneur du duc de Bordeaux : Il n'y a, dit-il, qu'un parti : l'abdication ; c'est le seul moyen de sauver la dynastie. Vous êtes le seul qui puissiez parler librement au roi. Si vous ne le décidez pas, tout est perdu. Le baron de Damas était, par-dessus tout, homme de droiture, de devoir et de dévouement. Contenant les émotions de son cœur, il fit entendre au roi, son maître, les dures paroles. Au mot d'abdication, Charles X interrompit : On m'en a déjà parlé, et j'y serais disposé. — Sire, repartit Damas un peu soulagé d'être si vite compris, il n'y a pas un moment à perdre. — Je verrai, répliqua le souverain ; et il ajouta, comme s'accrochant à un reste d'illusion ou d'espérance : Ce soir ou demain matin. — Non, reprit le loyal serviteur rassemblant de nouveau tout son courage, non, Sire, ce n'est ni ce soir ni demain, c'est tout de suite. — Eh bien, j'écrirai. — Tout de suite, j'en supplie Votre Majesté. — Soit, revenez dans une heure. Au bout d'une heure M. de Damas revint. La rédaction parut vicieuse ; il fallut recommencer, et ce furent encore quelques moments perdus. Cependant la résolution serait incomplète si à la renonciation de Charles X ne se joignait celle du dauphin, aussi compromis que son père. Le dauphin apposa sa signature, mais, si nous en croyons M. de Damas[15], après un assez long débat. Presque aussitôt M. de la Tour-Foissac partit pour Paris, porteur de l'acte qui, suivant les règles de la monarchie héréditaire, déférait au jeune duc de Bordeaux la couronne. A cet acte une lettre était jointe par laquelle Charles X remettait à son cousin le soin de pourvoir au changement de règne et d'assurer l'avènement du nouveau roi.

Tandis que le messager s'éloignait, on vit se dérouler à Rambouillet une de ces scènes qu'il importe de saisir, car ce fut une des dernières où revécut le loyalisme antique. Les gardes du corps, prévenus du changement de règne, prirent les armes, montèrent à cheval, se rangèrent dans la cour du château. L'enfant royal parut et passa devant le front des troupes. A sa vue, les épées s'abaissèrent, le drapeau blanc s'inclina, tandis que retentissaient les cris : Vive le roi ! en l'honneur de celui qui, pendant quelques heures, devait s'appeler Henri V.

La soirée du 2 août était déjà fort avancée quand M. de la Tour-Foissac atteignit Paris. A onze heures du soir, il fut introduit au Palais-Royal. Le message ne prenait pas le duc d'Orléans à l'improviste. Celui-ci savait que, parmi les membres de la Chambre des pairs, beaucoup souhaitaient une combinaison qui, en l'instituant lui-même régent, appellerait au trône le duc de Bordeaux. La réponse du duc à l'envoyé de Charles X ne fut point celle d'un ambitieux résolu, dont la décision est irrévocable et qui en assume hardiment la responsabilité. Elle ne fut pas davantage celle d'un prince magnanime qui, en dépit de la fortune adverse et de ses sentiments propres, se considère comme le premier sujet de son roi. Il assembla son conseil, et se tira d'embarras en se retranchant, pour masquer son refus, derrière une autorité supérieure à la sienne : l'acte de la double abdication serait, dit-il, transmis au Luxembourg pour être déposé aux archives, et les Chambres y donneraient plus tard les suites qu'elles jugeraient convenables. Ainsi s'exprima le duc, en un langage correct, juridiquement irréprochable, mais plus séant pour un parfait notaire que pour un descendant d'Henri IV.

A l'heure où l'abdication arrivait de Rambouillet, le duc d'Orléans jugeait d'ailleurs moins urgent de reconnaître l'enfant royal que de pousser l'aïeul hors de France. Charles X, à dix lieues de la capitale, demeurait une gêne, presque un péril. La perfection serait qu'une invite, respectueusement comminatoire, l'amenât à s'éloigner. Tandis que M. de la Tour-Foissac s'acheminait vers Paris, des Commissaires, faisant la route en sens inverse, atteignaient Rambouillet, chargés d'assurer au roi protection contre tout danger et de lui montrer discrètement le chemin de l'exil. Retrouvant pour un instant toute sa fermeté, le monarque répondit qu'il était au milieu de ses troupes, qu'il n'avait besoin de la protection de personne, qu'au surplus il venait d'abdiquer en faveur de son petit-fils, et attendait la réponse de son parent. Les délégués revinrent à Paris. C'était pendant la nuit du 2 au 3 août. Où la persuasion avait échoué, on jugea au Palais-Royal qu'un peu de menace ne messiérait point. La Fayette, commandant de la garde nationale, fut avisé. A la pointe du jour, cinq cents hommes par légion furent commandés, qui se porteraient vers Rambouillet et contraindraient à partir le vieillard entêté qui se refusait à s'éloigner. Le projet s'étant ébruité, l'expédition parut si séduisante que toutes sortes de recrues s'y joignirent : jeunes gens au cerveau tout grisé de luttes, badauds avides de spectacles, émeutiers de profession, et par surcroît quelques bandits. Tous ensemble, sous le soleil matinal de juillet, se précipitèrent hors de Paris, à cheval, en fiacre, en tapissières, en charrette, joyeux et surexcités comme des chasseurs qui partent pour une battue. On appela cela des citoyens. Un général aux magnifiques états de services, le général Pajol, se rencontra même pour guider cette bourdonnante cohue. Cependant les vieux bourgeois de Paris qui avaient vu la Révolution se souvenaient de la populace ameutée contre la cour et partant pour Versailles le 5 octobre 1789, une journée que ni le duc d'Orléans ni surtout La Fayette n'avaient intérêt à rappeler. Des commissaires précédaient la colonne, chargés de parlementer, en attendant la pression populaire. C'étaient les mêmes que la veille : Odilon Barrot, un savant légiste, honnête homme tout gonflé de paroles, qui fit souvent du mal mais jamais exprès ; M. de Schonen, un magistrat de violente opposition et d'ailleurs inamovible ; puis Maison, naguère commandant de l'expédition de Morée et englobé maintenant en un rôle peu reluisant pour un maréchal de France. La marche avait pris du temps, et la nuit était tout à fait tombée quand les délégués, précédant la masse confuse des manifestants, arrivèrent à Rambouillet. Une force encore imposante protégeait le roi : une quarantaine de pièces d'artillerie, huit ou neuf mille hommes d'infanterie ou de cavalerie. Les commissaires ayant été introduits, Charles X répéta qu'il avait abdiqué, mais en faveur de son petit-fils dont aucune puissance au monde ne pouvait effacer les droits. Odilon Barrot, le plus disert des trois envoyés, prit alors la parole : Je ne veux, dit-il, rien préjuger quant à l'avenir que Dieu réserve à votre petit-fils ; mais que Votre Majesté songe qu'il ne faut pas que son nom soit jamais souillé du sang qui pourrait couler. Comme cette considération paraissait émouvoir le Monarque, les Commissaires insistèrent pour qu'il consommât son sacrifice. Charles X prit à part Maison en la loyauté militaire de qui il avait confiance. Combien sont-ils ? dit-il en désignant les bandes qui approchaient, mais étaient encore assez loin. — Je ne sais, répliqua le maréchal Maison ; mais ils sont nombreux, très nombreux. — Mais encore, combien ?Peut-être quatre-vingt mille, dit Maison. Ils étaient douze ou quinze mille à peine, plus de la moitié sans armes, sans expérience militaire, énervés de fatigue, pauvres gens que le premier coup de canon disperserait. Charles X crut le maréchal. Et peut-être eut-il raison ; il eût vaincu ce soir-là ; mais quel eût été pour lui le lendemain de la victoire ? Il se résigna à l'exil et, précipitant son départ, alla coucher à Maintenon.

 

XII

C'est le privilège des grandes et vieilles races de recéler en elles, jusque dans l'extrémité de l'infortune, une force singulière. Quand une sorte d'usure les a paralysées pour l'action, il arrive qu'elles se rachètent un peu par leur noblesse à souffrir, de telle manière que, même après les plus lourdes fautes, elles réussissent à projeter sur leur fin quelque beauté.

Un rayon de cette grandeur toute faite de passivité dans l'épreuve se posa sur le front du vieux roi partant pour l'exil.

Il part, mais tout étranger qui eût vu son cortège, aurait gravé dans ses yeux l'image non d'un proscrit mais d'un souverain visitant ses États : des pièces de canon, des fantassins, des cavaliers, et Marmont, un maréchal de France, pour les commander : tout un peuple de serviteurs, une interminable file de voitures, la survivance d'une étiquette sévère qui ne finira-que quand tout le reste aura péri : trois surveillants, Barrot, Maison, Schonen, mais si bien déguisés que, loin de paraître gênants contrôleurs, ils semblent par intervalles se confondre presque avec la suite royale : des fourriers pour préparer les gîtes : un aspect de voyage solennel et d'une tristesse tranquille : le départ le matin après la messe dite par l'un des aumôniers ; car le service de la chapelle est, après l'étiquette, le dernier qui chômera : nulle hâte mais une lenteur voulue qui dément tout soupçon de peur et laisse à l'exode un air de majesté. Et ici la coquetterie est double : celle du roi qui ne veut pas paraître fuir, celle du pouvoir nouveau qui est un peu honteux d'expulser.

Ainsi s'accomplissent les premières étapes : Maintenon, où le roi reçoit l'hospitalité des Noailles ; Dreux où devant la chapelle funéraire des d'Orléans le drapeau tricolore s'étale ; puis Verneuil. Pour ceux qui s'acheminent vers la terre étrangère, une dernière joie, c'est de se sentir réunis. Trois jours auparavant, la duchesse d'Angoulême, venant de Vichy, a rejoint la famille royale. Souvent disgracieuse et brusque dans les temps prospères, il semble qu'elle s'harmonise avec le malheur comme certains paysages avec la désolation des tempêtes. La voici résignée, courageuse, se replaçant avec aisance dans l'infortune comme en son élément naturel, et auguste au point de paraître sacrée. Odilon Barrot a écrit dans ses Mémoires que jamais il n'a, dans ce voyage vers l'exil, osé l'aborder : c'est qu'il lui semblait qu'elle planait au-dessus de tout hommage comme de toute consolation. — Le duc son époux avait, dans les journées de lutte, tenu la conduite la plus propre à désoler ses amis, à réjouir ses ennemis. Maintenant, dans la détente qui suit une crise beaucoup trop forte pour son intelligence, il devient l'homme de piété, humblement incliné sous l'épreuve. Il s'approche du maréchal Marmont, de qui l'a naguère séparé une scène violente : Je ne suis plus rien, lui dit-il, oubliez tout ; je vous le demande en prince ; je vous le demande surtout en chrétien. Le roi, à part quelques rares moments d'excitation, est très calme, soit qu'il se résigne en Dieu, soit qu'il goûte un certain repos dans un excès d'infortune qui lui épargne d'agir et de décider. Il converse sur toute chose en toute liberté d'esprit et traite avec bienveillance les commissaires eux-mêmes, hormis toutefois le maréchal Maison à qui il reproche de l'avoir trompé. Du reste, chez lui nul trouble de l'esprit ou de la conscience, mais une conviction tenace qu'il s'est trouvé enveloppé dans une conspiration universelle, que ce qu'il a résolu était nécessaire et que la fortune seule l'a trahi. Ses plus vives sollicitudes se portent sur ses anciens serviteurs, émigrés pauvres à qui il faisait des pensions et dont le sort l'inquiète. Elle se porte aussi sur ses ministres : Je n'aurai de repos, disait-il, que quand je les saurai en sûreté. Il avait raison de s'inquiéter pour eux, tant la clameur populaire réclamait leur châtiment ! Chantelauze et Guernon-Ranville furent arrêtés sur la route de Châteaudun à Tours, Peyronnet aux environs de Tours, Polignac en Normandie. Les autres échappèrent. — Cependant bien différente est la duchesse de Berry, violente en sa douleur, ne sachant la contenir, et ne se laissant entraîner que presque de force dans la fuite. Elle a revêtu un costume d'amazone, monte à cheval, se livre aux ardeurs presque sanguines de son impétueuse nature. Son regard fiévreux se porte, tantôt vers Paris, tantôt vers les provinces de l'ouest qu'on pourrait soulever : Vous avez, ma chère enfant, trop lu Walter Scott, lui dit en une remontrance paternelle le vieux roi qui, jamais ; n'a eu confiance en elle. La remontrance se perd, et la jeune princesse continue à rêver chevaleresques aventures, chevauchées glorieuses, à l'image des héroïnes romantiques, Fiera Mac-Ivor et Diana Vernon.

L'effort des commissaires est de diminuer, chemin faisant, le cortège royal de façon à ce qu'il arrive au terme, tout aminci et déjà comme oublié. Artilleurs, cavaliers, fantassins sont, au bout de quelques étapes, licenciés, en sorte qu'il ne reste plus autour du roi que les gardes du corps, la gendarmerie d'élite, deux pièces de canon. Le voyage se poursuit, mais malgré les respectueuses instances de Barrot et de ses collègues, de plus en plus lent, comme si les proscrits conservaient l'arrière-espoir de nouvelles plus propices.

A cette heure où tout semblait perdu, une négociation singulière s'amorça qu'il est impossible de révoquer en doute, bien qu'elle cadre mal avec tout ce qui avait précédé et tout ce qui devait suivre. La cour fugitive venait, si nous en croyons les Mémoires du maréchal Marmont, d'arriver à Merlurault où elle dut, d'après l'itinéraire que nous a laissé Odilon Barrot, coucher dans la nuit du 6 au 7 août. Or, en ce lieu survint, en très grand secret, — probablement dans la soirée du 6 août, — un secrétaire de l'ambassade d'Angleterre, le colonel Craddock, agissant non seulement de l'aveu de son chef, lord Stuart, mais à sa suggestion. Le colonel avait vu le duc d'Orléans au Palais-Royal, et celui-ci lui avait remis comme signe de reconnaissance, un petit billet que le messager portait cousu dans le collet de son habit et qui contenait ces mots : Croyez, Sire, tout ce que le colonel Craddock vous dira de ma part. Or, l'envoyé avait pour mission de proposer qu'on lui confiât le jeune duc de Bordeaux qui serait amené à Paris, et dont le lieutenant général ferait valoir les droits. Charles X fut touché de l'offre. Suivant une version, il eût volontiers incliné à ce qu'on l'acceptât ; suivant une autre, il recula devant la responsabilité de remettre l'enfant royal à des mains étrangères. Quant à la duchesse de Berry, elle refusa nettement de se séparer de son fils. Telle fut la réponse que le diplomate anglais reporta au Palais-Royal. Il ne me reste plus qu'à me dévouer, dit alors le duc d'Orléans. Le fait de la négociation n'est pas niable ; car, plus tard, le colonel Craddock devenu, sous le nom de lord Howden, ambassadeur d'Angleterre à Madrid, l'a racontée dans tous ses détails à son collègue de Prusse qui, lui-même, l'a retracée avec non moins de détails dans une lettre à Donoso Cortès[16]. En outre, lord Stuart fit, sur l'heure, confidence de la démarche à son collègue d'Autriche, le comte Apponyi, et celui-ci, en deux dépêches du 7 et du 10 août, en entretint Metternich[17]. A ces témoignages s'ajoute celui du maréchal Marmont. A Merlurault, dit-il, arriva le colonel Craddock envoyé par lord Stuart pour dire au roi que M. le duc de Bordeaux ayant encore des chances pour monter sur le trône, il fallait plutôt ralentir la marche que l'accélérer[18]. Ce qui achèverait de lever tous les doutes, c'est une note assez sévère du gouvernement britannique qui reprocha à lord Stuart de s'être immiscé dans les affaires intérieures de France. — Cependant, quel n'est point l'embarras pour comprendre et surtout pour expliquer ces pourparlers tardifs qui s'engagent, non quand la brisure est encore à toute rigueur réparable, mais quand toutes les paroles, tous les actes, tous les incidents des derniers jours semblent avoir éloigné pour jamais de la tradition héréditaire le futur roi des Français. Peut-être, au moment d'accepter la couronne, une ultime fièvre de conscience le saisit-il. Peut-être aussi ébaucha-t-il ce geste in extremis avec la conviction que la suggestion serait repoussée, et dans l'espoir de se fournir à lui-même une justification à l'encontre de ceux qui, dans l'avenir, seraient tentés de le taxer d'usurpateur. Peut-être enfin — et là réside l'explication la plus vraisemblable — Louis-Philippe voulait, par une démarche qui, si secrète qu'elle fût, ne manquerait pas de transpirer, rassurer la diplomatie et par contre-coup les puissances européennes. Il n'ignorait pas — car plus de dix jours séparaient déjà des Ordonnances — le désastreux effet produit dans les cours étrangères par la Révolution. Paraître faire appel au jeune duc de Bordeaux, employer comme intermédiaire l'ambassade d'Angleterre, c'était, de la part du lieutenant général, fournir le meilleur des gages aux idées conservatrices et confirmer l'idée que, s'il ceignait la couronne, c'était malgré lui, pour le bien public et par patriotisme.

Le voyage se poursuivit, à peine interrompu par ces pourparlers dont Marmont eut vent, mais que les trois commissaires ignorèrent toujours. En pénétrant en Normandie, on rencontra dans le peuple des dispositions plus hostiles. Là-bas avaient naguère éclaté de nombreux incendies, et une invraisemblable calomnie, crue avec une invraisemblance plus grande encore, avait attribué les sinistres aux agents du pouvoir ou aux prêtres. En outre, les régions que le roi allait traverser étaient voisines de celles que jadis avait désolées la Chouannerie. On vit des gardes nationaux s'armer pour intercepter les routes qui auraient permis de descendre vers le Maine, vers la Bretagne. Cet esprit de malveillance se manifesta surtout à Carentan. Marmont, qui accompagnait la famille royale, raillera plus tard dans ses Mémoires cette appréhension : Quels chouans, dira-t-il, aurions-nous fait avec tous nos équipages, cette multitude de valets et de cuisiniers.

En dépit de cet excès de disgrâce, la route ne s'acheva pas sans qu'elle fût consolée par les hommages d'amis fidèles : tel le général de Bourbon-Busset et le prince de Léon ; tels aussi le poète Chênedollé qui se plaça sur le passage du cortège et offrit, dit-on, aux proscrits des branches de lis. Le comte d'Estourmel, préfet de la Manche, s'était, à la nouvelle des Ordonnances, démis de sa charge. Quand il sut les périls de Charles X, il reprit ses fonctions, alla en uniforme et avec la cocarde blanche le recevoir aux limites de son département, et se piqua de proportionner ses hommages à l'auguste infortune de son roi.

Le voyage approchait de son terme. Depuis le 11 août, les gendarmes d'élite avaient été congédiés et pareillement les artilleurs. Seuls les gardes du corps restaient, admirables de discipline et vrais modèles de dévouement. Le 14 août on était à Valognes. Une seule étape séparait de Cherbourg, lieu de l'embarquement. Le lendemain 15 était jour de fête religieuse. Après la messe, les quatre compagnies apportèrent au roi leurs étendards. Dans une salle toute petite, les vaillants serviteurs contenant leurs larmes furent reçus par groupes. En quelques paroles que coupait l'émotion, Charles X les remercia : Je reçois, dit-il, vos étendards sans tache. J'espère qu'un jour, mon petit-fils vous les rendra sans tache aussi. Celui qui jadis était roi de France ne disposait ni de grades, ni d'honneurs, ni d'argent. Il voulut du moins qu'un ordre du jour signé de lui fût remis à chacun des gardes, et demeurât pour eux-mêmes et pour leur postérité comme un témoignage de leur loyalisme.

Les quatre compagnies devaient être licenciées à Valognes. On obtint des commissaires qu'elles accompagnassent le roi jusqu'à Cherbourg. Le 16 août vers midi, on entra dans la ville. Le roi et le dauphin avaient quitté leur uniforme qu'ils avaient gardé jusque-là. Quelques groupes très malveillants, mais ailleurs un profond silence comme celui de grandes funérailles. La garnison — c'était le 64e de ligne — avait été mise sur pied. Les troupes qui faisaient la haie présentèrent les armes, et spontanément les officiers saluèrent de l'épée. Quand on eut atteint le port, les gardes du corps se rangèrent sur le quai. On leur avait interdit tout cri. Un cliquetis de leurs sabres fut leur dernier signe d'adieu. Le navire qui devait transporter le roi en Angleterre attendait. C'était un vaisseau américain, le Great Britain. A deux heures et demie, le bâtiment sortit du port. Une heure plus tard, les commissaires annoncèrent au gouvernement nouveau que leur mission était finie.

Le lendemain, Charles X débarqua en Angleterre. Pendant les six années de vie qui lui furent encore imparties, il eût pu, dans la solitude de l'exil, dresser lui-même l'inventaire de ses actes et mesurer en quoi son règne avait réussi, en quoi il avait échoué. Il est douteux qu'il ait jamais poussé bien loin ou même tenté cet examen de conscience. Il était de ces esprits à la fois honnêtes et étroits, superficiels et tenaces, qui, par préjugé, ignorance ou infatuation inconsciente, s'enveloppent de ténèbres et échappent ainsi aux retours anxieux, au trouble ou au remords. Aujourd'hui le recul des temps permet de dégager dans la vie du prince ce qui fut malheur de ce qui fut erreur de jugement, maladresse ou faute lourde. Il prit, et en abondance, beaucoup de mesures malavisées, revêtues des formes les plus voyantes, et finit par une mémorable sottise. Mais il portait en lui tant de majesté héréditaire qu'il réussit à demeurer auguste, même en se montrant sot. Sot, le fut-il vraiment ? L'expression serait tout à fait injuste, bien que son intelligence ne fût pas de qualité supérieure. L'ancien régime avait gravé sur son esprit une empreinte ineffaçable, et il lui avait fallu tant de temps pour oublier — pour oublier très imparfaitement — qu'il ne lui en était plus resté pour apprendre : de là, entre son peuple et lui, un perpétuel malentendu que ne parvenait à dissiper, ni sa bonne grâce ni son intense désir de plaire et d'être aimé. En revanche, son regard, tout embrumé de ténèbres quand il ne se fixait que sur la France, s'éclairait de sagaces lumières quand il s'étendait au dehors. Il disait trop : mes armées, mes finances, mes vaisseaux ; mais il employa où il le fallait l'argent, les marins, les soldats. Il servit fort bien, tout en les connaissant fort mal et en les blessant souvent, ceux qu'en un langage archaïque il appelait ses, sujets. Probe, il n'employa que des serviteurs probes aussi. Il partit pauvre, laissant la France riche. Enfin une image protège sa mémoire. Dieu, au moment de précipiter la monarchie, l'illumina d'une dernière victoire, et sur cette terre d'Afrique où nous devions cueillir tant de gloire au prix da tant de sacrifices, nos premières étapes s'accomplirent sous les plis du drapeau blanc.

 

FIN DE L'OUVRAGE

 

 

 



[1] Procès des ministres. Interrogatoire Polignac ; dépositions Champagny, Komierowski, Bellot, de Chabrol-Volvic, Foucauld, etc.

[2] Duc DE BROGLIE, Souvenirs, t. III, p. 276.

[3] Duc DE BROGLIE, Souvenirs, t. III, p. 276. — BÉRARD, Souvenirs sur la Révolution de 1830, p. 68.

[4] VITROLLES (baron DE), t. III, p. 355.

[5] MARMONT, Mémoires, t. VIII, p. 245.

[6] Voir GÉRARD, Souvenirs historiques sur la Révolution de 1830, p. 87 et suiv.

[7] VITROLLES, Mémoires, t. III, p. 381-383.

[8] MARMONT, Mémoires, t. VIII, p. 259.

[9] Victor-Emmanuel Ier, qui avait abdiqué en 1821.

[10] M. Mazas a, sous le titre de Mémoires sur la Révolution de 1830, publié, sur la formation et l'éphémère fonctionnement du ministère Mortemart, un récit qui contient, à travers des détails oiseux, beaucoup de renseignements utiles et curieux.

[11] ROZET, Chronique de 1830. Ch. Ier, p. 219 et 249.

[12] Loi du 15 janvier 1825.

[13] VITROLLES (baron DE), Mémoires, t. III, p. 366.

[14] Bibliothèque nationale, manuscrits, 20601, Papiers Thiers, 1, p. 83 et suiv.

[15] Baron DE DAMAS, Mémoires, t. II, p. 183, 185.

[16] Lettre du comte Raczinski à Donoso Cortès, 12 novembre 1851. (Deux diplomates, par le comte Adhémar D'ANTIOCHE, p. 249-251.)

[17] Dépêches du comte Apponyi au prince de Metternich, 7 et 10 août 1830 (tirées des archives de Vienne et communiquées par M. le vicomte de Guichen).

[18] Maréchal MARMONT, Mémoires, t. VIII, p. 325.