CHARLES X

 

LIVRE VI. — LA FIN DU MINISTÈRE MARTIGNAC.

 

 

SOMMAIRE

I. — Comment le ministère Martignac répond assez bien à l'opinion moyenne du pays : sa popularité, voyage en Alsace (septembre 1828).
Il. — Fragilité du ministère en face de la Chambre : morcellement des partis.
III. — Projet sur les élections départementales et communales. — État antérieur. — Économie du projet ministériel. — Comment il est accueilli. — Politique raffinée des meneurs du centre gauche. — Comment le ministère est mis en échec. — Retrait de la loi (avril 1829).
IV. — Comment le ministère subsiste encore, mais mortellement atteint. — Discours de Martignac (2 juin 1828). — Retraite du ministère. — Comment le roi fait appel au prince de Polignac (9 août 1829).

 

I

J'ai raconté avec quelque détail cette affaire de Grèce où la France fut, d'un bout à l'autre, tout ce qu'elle devait être. Pendant ce temps, Martignac, vrai président du Conseil sans en avoir le titre, poursuit sa tâche de conciliateur. Mais il la poursuit avec le plus singulier, le plus surprenant mélange de force et de faiblesse.

Voici sa force : les royalistes, même les meilleurs, s'étaient à la longue laissé impressionner par la persistance des accusations contre Villèle. En cet état d'esprit, quelle ne devait pas être la sympathie pour un successeur, de fidélité égale, mais doué d'autant de charme que Villèle manquait de grâce, relâchant doucement les rênes sans les abandonner, prodiguant partout les paroles d'union et d'espérance ! Depuis huit mois, Martignac gouverne. La presse n'a pas encore eu le temps de le travestir ou de le calomnier. La France est vaine de vous, dit au nouveau ministre Royer-Collard.

Cette disposition propice se montra bien quand, au mois de septembre 1828, le roi, accompagné de Martignac, quitta Paris pour inspecter le camp de Lunéville et visiter la région de l'Est. En ces provinces, vivait une population patriote, raisonneuse et militaire, toute pénétrée de vieilles répugnances contre les Bourbons. Or il se trouva que la récente évolution avait tempéré, jusqu'à les changer en fav.eur, les sentiments des âmes. Manufacturiers alsaciens inféodés au parti libéral, anciens soldats de l'Empire, patriotes de 1815, tous semblèrent conquis. Les députés de l'opposition, et parmi eux Benjamin Constant, vinrent, aussi bien que les autres, saluer le prince. Au retour, en traversant le département de l'Aube, le roi décora Casimir-Perier. Après un mois d'absence, Charles X regagna les Tuileries, l'oreille toute remplie d'acclamations. Était-ce tout bénéfice pour les libertés publiques ? L'excellent prince, de nature avantageuse, attribua le succès, non à sa nouvelle politique, mais à sa popularité personnelle, en sorte que, pour lui, la seule leçon du voyage fut qu'il pourrait tout ce qu'il voudrait à l'heure où il le voudrait. Jamais la paix n'a été plus profonde. Après une occupation trop longue, l'Espagne a été définitivement évacuée. L'expédition de Morée, achevée sans à-coup notable hormis des pertes assez sensibles dues aux fièvres paludéennes, a marqué un succès de plus pour la politique française. Les intempéries des saisons ont diminué le rendement de la dernière récolte, mais sans la compromettre d'une façon trop grave. L'industrie ne souffre que de son excessif développement et d'une production un peu trop intense pour les besoins de la consommation. Le crédit public s'atteste par les cours de la Bourse : le 5 pour 100 est à 107, le 3 pour 100 à 76. L'initiative ministérielle se porte sur les objets les plus divers routes, canaux, régime commercial, tribunaux coloniaux, réorganisation des bagnes.

Ce fut sous ces heureux auspices que Charles X ouvrit le 27 janvier 1829 la session législative. Beaucoup d'éclat ; tous les ministres à leur banc hormis un seul. La Ferronnays, qui venait de tomber malade. Le discours du trône, composé par Martignac, contenait, à l'adresse des libéraux, une précieuse assurance. On y lisait ces lignes : Ceux qui chercheraient le bonheur de la France ailleurs que dans l'union sincère de l'autorité royale et des libertés consacrées par la Charte, seraient hautement désavoués par elle.

 

II

J'ai noté les signes de popularité, les aspects de durée. Voici maintenant la fragilité : Autant Martignac est en communion avec le pays, autant devant la Chambre sa condition est instable. Les dernières paroles du roi Charles X achèvent de résonner dans la grande salle du Louvre. Tandis que les députés s'écoulent, les ministres peuvent supputer les groupes hostiles, les groupes favorables, les groupes incertains. Hostile, l'extrême droite, surtout depuis que les ordonnances du 16 juin ont rendu irréductibles les plus dévots du parti ; hostiles pareillement, dans les rangs de la droite, les amis particuliers de Villèle, surtout depuis qu'une phrase malheureuse autant qu'injuste, encadrée dans l'adresse, a qualifié de déplorable l'administration de l'ancien ministre ; hostile aussi la gauche, et d'autant plus disposée à se réserver que les élections partielles du 21 avril 1828 ont grossi le nombre de ses membres et affermi son crédit. Telles sont les forces nettement adverses. — A l'opposé, on peut compter les députés sûrement acquis : à savoir tout le centre droit, en outre la portion de la droite non tellement inféodée à Villèle qu'elle ne soutienne par sagesse et raison son successeur ; enfin le parti de la défection qui suivra quoique avec quelques désertions, comme on peut les attendre d'hommes fantasques, personnels, inhabiles à toute discipline. — Reste le groupe incertain qui est le centre gauche. Quelle est sa force numérique ? Entre quarante et cinquante membres, sans qu'on puisse préciser ; car ses limites sont indécises, et tantôt il se rapproche de la gauche tantôt il entre en coquetterie avec le centre droit. Si peu nombreux qu'il soit, il fixera la victoire du côté où il se portera.

Les ministres ont achevé leur calcul. Un cruel embarras les saisit. Pour rassembler autour d'eux une majorité, il leur faut un appoint. Le chercheront-ils à droite ? Ils ne le peuvent qu'à la condition de se replacer dans les traces de Villèle. En ces conjonctures, c'est vers le centre gauche, vers la gauche elle-même qu'ils se sentent attirés. Mais ici encore, quelle n'est point leur perplexité ? La gauche qui a accueilli leur avènement avec défiance, leurs projets avec une ironie sceptique, ne leur demandera-t-elle pas des gages qu'ils ne peuvent donner ? Puis le roi se prêtera-t-il à cette évolution ?

 

III

Dans cette situation emmêlée, Martignac garde un espoir. S'il réussissait à attacher son nom à une importante réforme législative, cette réforme, en grandissant son crédit, lui fournirait un moyen d'emprise sur la Chambre et lui permettrait peut-être d'en rallier les groupes dispersés.

Dès le début de son ministère, cette ambition l'avait travaillé. Dans cet esprit, il avait, dès le mois de mars 1828, confié à un comité spécial le soin d'étudier le mode de recrutement des conseils municipaux, d'arrondissement et de département.

Tout, en cette matière, était à refondre. La législation de l'époque intermédiaire avait établi un système de candidatures destiné à guider, pour les assemblées locales, les désignations du pouvoir exécutif. Sous l'Empire, ce vestige même avait péri, en sorte qu'aucune règle ne limitait ou ne fixait les choix du gouvernement. Depuis le rétablissement de la monarchie, une centralisation si excessive n'avait pas laissé que de provoquer des critiques. De là divers projets successifs. L'un d'eux, en 1821, introduisait, quoique avec timidité, le système électif dans le recrutement des conseils municipaux et, tout en laissant au pouvoir exécutif la nomination des conseillers d'arrondissement ou de département, stipulait qu'ils ne pourraient être pris en dehors de certaines listes de candidats[1].

Aucune de ces propositions n'avait abouti. Diverses causes expliquaient l'échec. A gauche, on se méfiait un peu des assemblées départementales qui pourraient être élues sous l'influence des grands propriétaires et devenir une force entre leurs mains. A droite, on ressentait peu de goût pour les assemblées d'arrondissement et surtout les assemblées municipales où pourrait prendre pied la petite bourgeoisie ; en outre il y avait les légistes, pour qui toute franchise locale n'était que concession bénévole du roi, et qui jugeaient imprudence ou duperie tout empressement du pouvoir à se désarmer

Le 8 février 1829, Martignac lut aux députés l'exposé de motifs de son projet. On y retrouvait toutes ses belles qualités d'élévation, de sincérité, d'élégante abondance. Il y marquait la convenance pour la royauté de donner un nouveau gage de ses intentions généreuses. En termes excellents, il soulignait l'ardente activité qui entraînait les jeunes générations vers la vie publique : les assemblées locales, bien qu'en dehors de la politique, seraient une école pour les ambitions destinées à grandir ; elles seraient un aliment et une récompense pour les ambitions secondaires faites pour se renfermer dans une sphère plus modeste. A la suite de ces développements figurait le projet.

Pour les conseils municipaux, l'idée directrice était celle d'un corps électoral composé de deux éléments : un certain nombre de citoyens âgés de vingt-cinq ans et pris parmi les plus imposés de la commune ; puis certains fonctionnaires, diplômés des facultés, magistrats ou officiers ministériels, officiers en retraite, membres du clergé, tous désignés sous le nom de notables. Un soin visible s'était appliqué à ne pas étendre le contingent des plus imposés. Dans les communes dites rurales, c'est-à-dire de moins de 3.000 habitants, leur nombre serait de 30 par 500 habitants ; et au-dessus de 500 habitants, de deux par fraction de 100 habitants. Dans les communes dites urbaines, il serait de 60 jusqu'à 3.000 habitants, de 2 pour 100 au-dessus de 3.000 habitants, de 2 pour 500 au-dessus de 20.000 habitants. Tels étaient les électeurs communaux. — Quant aux conseils d'arrondissement, ils seraient désignés par des assemblées de canton formées, elles aussi, de deux éléments : d'abord les plus imposés dans la proportion d'un pour 100 habitants jusqu'à 5.000 et d'un pour 1.000 au-dessus de 5.000 habitants ; puis les délégués des conseils municipaux à raison d'un par 500 habitants. — Restaient les conseils de département. Ils seraient choisis par des assemblées d'arrondissement, composées à la fois des plus imposés dans la proportion d'un sur 1.000 habitants et dés délégués des assemblées de canton au nombre de trois par canton.

On ne peut lire aujourd'hui ce projet sans être frappé de deux choses. Il apparaît emmêlé jusqu'à l'obscurité, tant il multiplie les catégories ! En outre, il se révèle timide jusqu'à la pusillanimité, tant il dose avec parcimonie le droit de vote ! De cet ensemble un peu composite, il serait injuste d'accuser trop durement les auteurs de la proposition. Privés de toute majorité, réduits à pratiquer, au milieu de tous les groupes, une politique de sondage, ils avaient été conduits à remanier indéfiniment la loi pour l'amener au juste point où la gauche y pût voir un progrès, où la droite n'y discernât aucun sujet d'inquiétude, où le roi lui-même fût à peu près satisfait, et naturellement l'harmonie de l'œuvre se ressentait de tout ce que l'on avait dû concéder à chaque parti.

Martignac avait-il du moins réussi à tempérer les critiques ? Beaucoup des députés de la droite ou de l'extrême droite auraient pu retrouver dans leurs tiroirs des canevas de discours où ils parlaient, souvent en termes un peu vagues, de décentralisation et de vie à rendre aux provinces. Il semble qu'en cet état d'esprit ils auraient dû accepter, au moins comme acompte et en demandant davantage, le peu qu'on leur offrait. Pour la plupart, il n'en allait point de la sorte. Depuis six ans, ils observaient avec frayeur les progrès de l'opposition qui avait fini par submerger Villèle : de là un grand refroidissement de leurs premières ardeurs. Dans les conseils des villes ou des départements, ils voyaient des administrateurs sages, honorables, fidèles au roi qui les avait nommés ; et presque aussi désabusés de leurs propres discours que de ceux des autres, ils- se souciaient peu de troquer contre des élections chanceuses ce train patient et régulier des choses. Telle était l'impression qui, sur les bancs de la droite, semblait se dégager des premiers entretiens. — A gauche, au centre gauche, l'opinion avait d'abord été favorable, toute perspective d'élection ouvrant des perspectives de victoire. Bientôt on s'était ravisé. C'est qu'en calculant le nombre des électeurs pour les assemblées départementales, on avait constaté que ce chiffre était inférieur à celui des électeurs censitaires. Il arriverait donc que les mêmes hommes, jugés aptes à choisir les députés, seraient jugés inaptes à choisir les conseillers généraux. L'objection, d'une simplicité remarquable, était à la portée des esprits les moins raffinés ; de là, une conversion presque subite qui substitua à un commencement de faveur une véritable hostilité. Ainsi se classèrent dès le début les groupes parlementaires. — Quelques-uns seuls, moins sensibles aux contingences immédiates et s'élevant au-dessus des considérations de parti, imaginaient pour les élections municipales ou départementales une législation plus simple et plus large. De ce nombre était Villèle, alors relégué à la Chambre des pairs. Il eût désiré que, pour les municipalités, tous les chefs de famille, inscrits au rôle des contributions directes, fussent électeurs. De la sorte on aurait proportionné le droit de suffrage aux lumières présumées de chaque citoyen. A l'origine un corps électoral très étendu, puis se diminuant par sélection à mesure que l'importance des intérêts à débattre exigerait des intelligences plus raffinées. On imiterait ainsi dans la politique les constructions architecturales elles-mêmes, très larges en général à la base et, à mesure qu'elles s'élèvent, s'amincissant.

La Commission se recruta pour la plus grande partie dans la gauche ou le centre gauche. Le rapporteur fut, pour la loi municipale M. Dupin ; pour la loi départementale, le général Sebastiani. Les deux rapports furent lus en la séance du 19 mars. M. Dupin conclut, sauf quelques changements, à l'adoption du projet. Tout autre fut le sort de la loi départementale.

Depuis plus d'un mois elle était débattue dans la commission. Elle Pétait plus encore dans les réunions extraparlementaires du centre gauche qui se tenaient souvent dans les salons du duc de Broglie et où dominaient les doctrinaires. Ceux-ci, depuis 1820, étaient demeurés étrangers à la politique active et, bien qu'ils occupassent leurs loisirs par de fécondes études, brûlaient d'envie d'y rentrer. La chute de Villèle avait ravivé leurs espérances. Le nouveau ministère réalisait en partie leurs vœux, mais ne leur ouvrait le chemin des affaires que par une porte à peine entrebâillée. A l'égard de Martignac, ils demeuraient perplexes entre l'opportunité de le soutenir et la tentation de le laisser doucement tomber. La perfection serait de le pousser en avant, d'élargir la maison ministérielle, d'y introduire d'abord leur programme, d'y glisser ensuite leurs personnes. Que si le plan ne pouvait réussir, on placerait à l'heure opportune, sous le char gouvernemental, quelque obstacle de grosseur raisonnable qui le ferait verser. On verrait ensuite ce que la destinée réservait de fortune politique au parti doctrinaire.

Le projet de loi départemental parut l'occasion favorable pour la petite manœuvre qui, suivant l'occurrence, introduirait dans le ministère l'élément doctrinaire ou amènerait la chute du cabinet. L'extrême habileté serait de remplacer le projet gouvernemental par un projet tout nouveau. Que le ministère l'acceptât ; et alors les doctrinaires, devenus les vrais dirigeants de la politique, paraîtraient vis-à-vis du ministre dont ils conduiraient la main, des tuteurs prêts à devenir des collègues, peut-être des successeurs. Que si, au contraire, Martignac se dérobait, l'hostilité coalisée de la gauche, du centre gauche et de l'extrême gauche le placerait en un équilibre si instable que le moindre incident suffirait à le renverser.

La plume de Sebastiani était moins déliée que ne l'était son esprit. Il fallait revêtir le rapport de formes respectueuses et péremptoires, avec un arrière-goût de mise en demeure savamment déguisé. Guizot, bien qu'il ne fût point député, se chargea de la tâche. Certaines considérations auraient pu l'arrêter ; car le ministère l'avait récemment rétabli dans sa chaire à la Sorbonne et réintégré dans son siège au Conseil d'État. Il ne semble pas que ce scrupule ait effleuré son esprit. Le projet ministériel, disait Royer-Collard, était indéfendable. Guizot, lui aussi, le jugea de la sorte, et à tel point qu'il dédaigna même de le détruire. Il se contenta de souligner avec brièveté l'inconséquence d'établir, pour le recrutement des assemblées départementales, des conditions beaucoup plus étroites que pour l'électorat politique. Il calcula, d'après un ensemble de supputations rigoureuses, que le corps électoral pour les conseils généraux ne dépassait guère 31.000 citoyens, tandis que le nombre des censitaires à 300 francs s'élevait à 88.000 environ. Comment, ajouta-t-il, les mêmes hommes qui étaient jugés capables de choisir les députés seraient-ils exclus de concourir à la formation des assemblées départementales P— S'étant ainsi exprimé, Guizot traçait les grandes lignes d'une conception toute nouvelle, comme l'eût fait un ministre en exercice — mais Guizot ne l'était-il pas déjà dans ses rêves ? — développant dans le Parlement l'exposé de ses vues. D'un trait de plume il supprimait comme inutiles les conseils d'arrondissement. Il transférait de l'arrondissement au chef-lieu de chaque canton l'assemblée électorale. Il réglait enfin qu'il y aurait un conseiller général par canton, élu directement et avec le concours de tous les électeurs censitaires âgés de vingt-cinq ans : si ces électeurs n'atteignaient pas le nombre de cinquante, on compléterait ce chiffre par les plus imposés, dans l'ordre décroissant de leurs contributions directes.

Le rapport, très bien coordonné en toutes ses parties, fut écouté avec d'autant plus d'attention que le nom de son rédacteur avait cessé d'être un secret, et que la plupart savaient qu'il faudrait lire Guizot là où le Moniteur écrivait Sebastiani. Dans la Chambre déjà fort animée, un débat préjudiciel surgit. Loi municipale ou loi départementale, laquelle serait discutée la première ? Le gouvernement eût souhaité qu'on commençât par la loi communale, ainsi que le voulaient la logique des choses et le souci d'une bonne réforme administrative. Cependant à la gauche, au centre gauche, une considération toute politique suggérait le dessein contraire. Dans la crainte que les deux lois ne pussent être votées dans la session, on voulait s'assurer d'abord de la loi départementale. Grâce à elle, on renouvellerait les conseils généraux : ce renouvellement serait, espérait-on, victoire pour les libéraux. Or cette victoire entraînerait, par conséquence naturelle, la destitution de tous les fonctionnaires dévoués à Villèle et qui peuplaient encore les administrations. Martignac tenta, mais en vain, de faire prévaloir l'ordre logique. La priorité fut accordée à la loi départementale. Et ce fut pour le ministère un premier indice de la fragilité de son œuvre et de sa propre faiblesse.

Quelques jours s'écouleraient encore avant que les débats ne s'ouvrissent. Entre le ministère et la commission, les intermédiaires officieux ne manquaient pas, très zélés pour l'entente. Par malheur, les deux rédactions, celle du gouvernement, celle de la commission, très différentes l'une de l'autre, offraient toutes deux un ensemble complet, en sorte qu'il était impossible de les mêler sans en troubler toute l'économie. Puis, de quelque côté que les regards se tournassent, des obstacles se dressaient. L'extrême droite, de plus en plus désabusée, redoutait avant tout d'étendre le système électif. Des amis personnels de Villèle on ne pouvait espérer un grand zèle pour alléger les embarras de son successeur. A gauche, à l'extrême gauche surtout, on voyait sans déplaisir se développer un état de confusion où se distendaient tous les ressorts de l'autorité. Quant aux dirigeants du centre gauche, ils s'obstinaient eux-mêmes dans l'intégrité de leur projet, par amour-propre d'auteur, par entêtement, par sentiment à demi conscient que Martignac n'était qu'une étape, enfin par espoir qu'ils s'assoiraient à la place que celui-ci aurait abandonnée.

Les débats publics devaient s'ouvrir le 30 mars. On atteignit cette date sans qu'aucune influence émolliente eût rapproché les partis contraires. Les premiers orateurs parurent n'avoir en vue que le projet de la commission, soit qu'ils le soutinssent, soit qu'ils le combattissent, comme si la proposition du gouvernement fût déjà chose oubliée. Le troisième jour, Martignac se décida à gravir la tribune. Ce fut la même élégance dans la parole, la même souplesse dans l'argumentation, le même charme captivant dans la voix, mais avec une conviction presque douteuse d'elle-même, tant elle avait le pressentiment qu'elle ne se communiquerait pas Il constata tristement qu'il se présentait seul pour défendre la loi. L'objection principale contre le projet ministériel, c'était la parcimonie avec laquelle était mesuré le droit de suffrage, moins étendu pour les élections départementales que pour les élections législatives. Pour détruire l'argument, Martignac fit valoir la différence entre la Chambre des députés faite pour la politique, et les assemblées de département et d'arrondissement exclusivement consacrées aux affaires : était-il étonnant que des corps, si dissemblables par leurs attributions, fussent soumis pour leur recrutement à des règles, dissemblables aussi ? Puis s'adressant à la droite, le ministre lui rappela toutes ses motions d'autrefois en faveur de la décentralisation, en faveur des libertés provinciales. Que son œuvre fût parfaite, Martignac ne le prétendait pas, et estimait au contraire qu'avec le temps on la pourrait perfectionner ; mais il adjurait ceux qui se disaient libéraux de ne point repousser, sous prétexte que le don était incomplet, le présent d'une liberté.

Qui n'eût été touché de cette éloquence élevée, loyale, émue, servie par un organe tantôt profond et pénétrant comme une prière, tantôt doux comme une caresse ? Plus d'une fois on sentit passer dans l'assemblée ce tressaillement de sympathie qui marque d'ordinaire un commencement d'emprise. Mais n'était-ce pas plutôt une vive impression de sensibilité que bientôt refoulerait la dure politique ? Martignac, même lorsqu'il avait l'aspect de dominer l'auditoire, portait en lui le découragement de son impuissance. Son tourment était de sentir qu'il séduisait sans ramener, que la passion, montant des couches profondes, avait tôt fait de dissiper l'émotion qu'il éveillait à la surface, et que ses appels à une majorité toujours fuyante ne touchaient que pendant la durée insaisissable où résonnait la musique de sa voix.

Un jour pourtant, pendant ces débats, les ministres purent croire qu'ils touchaient au succès. C'était le 7 avril. On venait de clore la discussion générale. Contrairement au vœu de l'opposition, il fut décidé par une majorité de 28 voix que, dans l'ordre du jour, on aborderait d'abord la question des conseils d'arrondissement. Or, tandis que la Commission demandait que ces conseils disparussent, beaucoup de députés du centre gauche répugnaient à cette suppression. Que l'opposition fût battue sur cet article, et ce premier avantage pourrait assurer le vote du projet gouvernemental.

Ce ne fut qu'une lueur d'espoir. Le lendemain 8 avril, on mit aux voix l'amendement de la Commission qui supprimait les conseils d'arrondissement. On vota par assis et levés. La gauche tout entière et une partie du centre gauche se levèrent pour l'amendement. Le centre droit tout entier, une portion de la droite et une portion du centre gauche votèrent à la contre-épreuve pour le gouvernement ; mais toute l'extrême droite et une portion de la droite, sourdes à toutes les objurgations des ministériels, s'abstinrent. C'était pour la Commission le triomphe, pour le gouvernement l'échec. Il y eut un grand silence, tant le succès inattendu stupéfiait les victorieux ! On vit les ministres sortir. La séance fut suspendue. Au bout d'une demi-heure, ils revinrent avec une ordonnance royale qui retirait le projet. C'en était fait de la réforme qui, depuis plusieurs mois, tenait le monde politique en suspens.

Comment qualifier ce brusque dénouement de si longs débats ? Un mot pourrait être appliqué à cette journée : ce fut pour tous la journée des dupes. Dupe fut l'extrême droite qui, en s'abstenant, céda au mesquin plaisir de mettre en échec Martignac, mais contribua de la sorte à encourager les illusions d'une politique aveugle où s'abîmerait la monarchie et où elle-même s'effondrerait. Dupes, les amis de Villèle qui, en se joignant à l'extrême droite, ne serviraient point la fortune de leur ancien chef mais celle d'un autre, d'un autre qui viendrait bientôt et serait aussi peu avisé que Villèle était sage. Dupe, la gauche qui, en refusant une liberté un peu trop timidement, un peu trop parcimonieusement mesurée, mais facile à développer avec la patience et le temps, s'exposait à n'avoir plus de liberté du tout. Dupe aussi, pour tout dire, la royauté. Aux Tuileries, on ne porta que le petit deuil — si même ce fut le deuil — de l'échec de Martignac. Allégé plus encore que dépité, charmé de donner une bonne leçon à la Chambre, le roi signa d'une plume allègre le retrait du projet, sans songer qu'en cessant d'être libéral, il se précipitait peut-être dans l'abîme où il cesserait d'être roi. — Ne faut-il pas ajouter qu'en cette universelle duperie, une place à part est due aux hommes du centre gauche. En toute cette affaire de la loi départementale, ils avaient suivi une politique à la fois hautaine et raffinée, essayant d'imposer leurs vues au ministère, en attendant que peut-être ils lui succédassent. Or, un brusque accès de la volonté royale venait de tout balayer. Plus clairvoyants que leurs collègues des autres groupes, ils eurent du moins un mérite, celui de comprendre qu'ils venaient d'ajouter un chapitre à la longue histoire des maladresses qui se croient habileté. Ils avaient cru travailler pour leurs idées et pour leur propre avantage. Voici qu'ils s'apercevaient que la même politique qui, sans doute, écarterait bientôt Martignac, les écarterait plus sûrement eux-mêmes. A la lecture de l'ordonnance royale, ils demeurèrent silencieux, stupéfaits, assez semblables à des enfants qui ont longtemps travaillé à casser un jouet et qui, quand le jouet se brise, demeurent ébahis, prêts à pleurer. Sur l'heure l'aveu de leur confusion ne sortit pas de leurs lèvres ; il faudra trente années pour que la confession s'échappe, mais elle sera complète. Dans ses souvenirs écrits sous le Second Empire, le duc de Broglie s'en chargera : Quel beau chef-d'œuvre, dira-t-il, nous avons fait là.

 

IV

Le ministère subsista mais mourant. Il soutint la discussion du budget, correctement et fidèlement, quoique sans illusion sur son propre sort. Cependant Martignac, résigné à la retraite, eut à cœur, avant de disparaître, de résumer sa politique, en un discours qui serait comme le testament de sa vie ministérielle. C'était le 2 juin. Il rappela avec émotion la pensée fondamentale qui l'avait animé : Nous nous sommes refusés, dit-il, à constituer à jamais deux camps ennemis au centre de la patrie. Nous avons cru que nous devions multiplier les amis du roi et rapprocher des hommes destinés à vivre ensemble sous une loi commune. D'un côté de la Chambre, nous avons parlé de la bonté du roi et de son esprit de justice ; de l'autre, nous avons vanté les bienfaits de la Charte. — Écoutez-nous, continua le ministre, avant de nous juger... On nous accuse ; nous nous défendons. La justice est ici pour tous, même pour les ministres. Martignac poursuivit en énumérant les actes de son gouvernement : une loi facilitant l'exercice du droit électoral ; une autre loi affranchissant la presse ; un méritoire effort pour l'affranchissement des communes et des provinces ; puis de nombreuses enquêtes commencées, de nombreux projets en préparation. Il n'omit rien, pas même l'ordonnance sur les Jésuites ; en quoi il montra peu d'adresse ; car cet acte pesait sur la conscience du roi qui s'irritait qu'on en rappelât le souvenir. Quand le ministre se fut assis, il recueillit beaucoup de sympathies, mais qui étaient moins acquiescement que témoignage funèbre ; car s'il fût resté à son banc, il eût retrouvé, ligués contre lui, les deux partis extrêmes qu'il avait entrepris de rapprocher.

Deux mois plus tard, parut l'ordonnance qui lui donnait un successeur. Avec lui s'évanouissait l'œuvre de fusion dont on avait espéré un instant qu'il serait l'artisan. De l'échec on doit accuser avec juste raison l'imprévoyance ou la passion des partis extrêmes, et la tiédeur du roi à soutenir ses conseillers. Martignac lui-même était-il un ouvrier proportionné à la lourde tâche ? Comme la liberté n'est autre chose que le couronnement de l'ordre, il faut pour la fonder les mêmes aptitudes que pour assurer l'ordre, c'est-à-dire l'énergie, la persistance dans le vouloir, et cette maîtrise de soi-même et des autres qui fait comprendre qu'en donnant on est capable de reprendre. Au don exquis de plaire, Martignac joignait-il cet art supérieur, cette autorité de domination qui enchaîne les partis en apparence hostiles et les subjugue pour un but commun ? C'est ici le domaine de l'histoire conjecturale. A la distance d'un siècle, une image nous reste, celle d'une destinée charmante et inachevée, mais point empreinte de cette robustesse qui permet de monter jusqu'au faîte. On dirait un prince royal, d'esprit cultivé, désireux du bien, aimable, séduisant et doux, mais un peu faible par tempérament ou abus du plaisir et lassé avant d'avoir commencé sa course. Il meurt avant la vacance du trône et laisse après lui des regrets que grandit une admiration posthume ; mais peut-être pour sa renommée a-t-il bien fait de mourir, étant doué de toutes les qualités qui charment, non de celles qui permettent de fonder.

Même en se séparant de Martignac, un prince d'esprit ferme et persévérant eût peut-être accentué et poussé à fond, au lieu de le clore, l'essai du gouvernement libéral. Aux lisières du centre gauche et de la gauche, les hommes de talent ne manquaient point, monarchistes quoique dans l'opposition, et que l'appel du roi eût flatté, au point de transformer leur correct loyalisme en vrai dévouement : tels Casimir-Perier, M. Humann, le duc de Broglie, le général Sebastiani. Se confier à eux, c'eût été opérer pacifiquement, avec l'estampille royale et en gardant tout l'honneur de l'initiative, l'évolution qui, un an plus tard, s'accomplira par violence[2]. Que si décidément l'expérience était vaine, Villèle demeurait à portée, homme de ressources, capable, s'il le fallait, de resserrer une seconde fois les liens de l'autorité. Le roi s'embarrassa-t-il de ces calculs ? On peut, sans grand effort de psychologie, reconstituer son âme bonne et médiocre. Il avait renforcé l'autorité avec Villèle et n'avait pas réussi à plaire. Il s'était docilement retourné du côté des libéraux et n'avait pas plu davantage avec Martignac qui ne lui agréait à lui-même qu'à demi. En cette occurrence, ne se rappela-t-il pas le Meunier de La Fontaine ?

Mais que dorénavant on me blâme, on me loue,

J'en veux faire à ma tête. Il le fit, et fit bien.

Charles X pensa comme le Meunier ; seulement en faisant à sa tête, il fit mal ; car Polignac était arrivé de Londres, et ce fut lui que le monarque appela.

 

 

 



[1] Rapport de M. Pardessus à la Chambre des députés, 13 avril 1821. (MAVIDAL et LAURENT, Archives parlementaires, t. XXX, 2e série, p. 752 et suiv.)

[2] Si nous en croyons les mémoires de M. de Vitrolles, cette combinaison était préconisée par M. de la Ferronnays, démissionnaire, pour cause de santé, du cabinet Martignac, et alors en Italie. (VITROLLES, Mémoires, t. III, p. 327.)