CHARLES X

 

LIVRE PREMIER. — L'AVÈNEMENT.

 

 

SOMMAIRE

I. — Le roi Charles X : heureux début de son règne.
II. — Comment les acclamations qui montent vers le roi sont une excitation à sacrifier Villèle ; comment Villèle demeure ministre, et comment finit aussi la popularité de Charles X.
III. — Quelle conduite adopte l'opposition, et comment, sous le dévot Charles X, l'accusation maîtresse se concentre en un point : dénoncer les empiétements de l'Église et du clergé.

 

I

Qui, dans une réunion cérémonieuse et d'apparat, n'a vu tout à coup les visages se détendre, les entretiens s'animer, l'allégement succéder à la réserve ? C'est que les plus intimidants de l'assemblée se sont retirés, emportant avec eux la contrainte. Ainsi en fut-il à la cour des Tuileries lorsque Louis XVIII eut disparu !

Combien imposant ne se montrait pas le roi défunt quand, passant dans la grande galerie du château, il distribuait parcimonieusement les paroles ou, en signe de silencieuse défaveur, fixait sur les courtisans un regard froid qui glaçait. Rien de pareil avec le maitre nouveau, bon, souriant ; ayant le don, précieux pour les grands, de reconnaître à travers les années les visages ; n'entendant pas tout — car il était un peu sourd — mais n'entendant que de sa mauvaise oreille quand il s'agissait de choses peu agréables ; se rappelant le passé avec un à-propos merveilleux ; assez riche en mots heureux pour qu'on lui en attribuât de plus heureux encore ; consommé en cet art exquis de descendre à être familier en demeurant prince. L'excitation de régner doubla, dans les premiers jours, cette bonne grâce native. Ce n'était point que le souverain ne regrettât sincèrement son frère. Mais il était de ces vieillards légers, assez semblables aux enfants qui commencent à sourire avant même d'avoir achevé de pleurer. Puis avec sa nature candidement confiante, il se sentait si aise d'être roi !

Ce soin de plaire se déploya incontinent vis-à-vis de tous, amis ou ennemis : Je continuerai, dit Charles X en recevant le corps diplomatique, ce que mon frère a commencé. Même déclaration aux pairs et aux députés : J'ai promis, comme sujet, de maintenir la Charte ; je m'emploierai à consolider le grand acte que j'ai promis de maintenir. Une sollicitude pareille s'appliqua à proclamer la liberté des cultes. Au président du Consistoire de l'église réformée, le roi tint ce langage : Soyez sûr de ma protection comme vous l'étiez de celle de mon frère. Tous les Français sont égaux à mes yeux.

Nul prince ne multiplia davantage ces menues faveurs qui sont don de joyeux avènement. Un grand nombre de criminels de droit commun furent graciés ou virent leur peine commuée. La même bienveillance s'étendit à 242 condamnés militaires et aussi aux transfuges de la guerre d'Espagne qui avaient porté les armes contre la France. Des ordonnances royales effacèrent quelques-unes des sévérités anciennes : c'est ainsi que Grenoble recouvra son école de droit fermée en 1821, et Saumur son école de cavalerie. Une mesure plus importante suivit qui concernait la presse : la censure, qui avait été rétablie le 16 juin précédent, fut abolie.

Ce fut sous ces auspices que Charles X, venant de Saint-Cloud, fit le 27 septembre son entrée solennelle dans sa capitale. Le peuple de Paris n'avait contemplé jusqu'ici que Louis XVIII tout affaissé dans son carrosse et passant indifférent en sa course rapide, ou Napoléon un peu courbé sur son cheval et trop absorbé dans ses pensées pour regarder autour de lui. Une faveur très marquée accueillit le prince, de tournure étonnamment juvénile malgré son âge, attentif à saluer, sollicitant les acclamations à force de s'en montrer touché. Et la sympathie se colora d'enthousiasme quand, trois jours plus tard, le roi passa au Champ-de-Mars la revue de la garde nationale et des troupes. Une parole vola de bouche en bouche qui accrut encore sa popularité. Comme les lanciers s'efforçaient un peu rudement de contenir la foule : Plus de hallebardes, ordonna-t-il avec son bienveillant sourire, et de la même voix qui avait en 1814 laissé échapper ce mot d'espoir : Plus de conscription, plus de droits réunis.

 

II

Le roi est adoré, écrivait Villèle le 31 octobre 1824. Dans le même temps, Berryer, qui fut en général meilleur prophète, traçait ces lignes : Cette époque sera une époque de consolidation pour la monarchie. Et M. de Barante de noter de son côté : On se croirait revenu à l'âge d'or tant le Constitutionnel aime le roi !

L'aimait-il vraiment ? Dans le recul des temps, il n'est pas sans intérêt de compulser ce grand journal où l'opposition bourgeoise cherchait alors son mot d'ordre. Sous la chaleur de l'adhésion se cache un calcul raffiné. En louant l'ordonnance qui supprime la censure, on détaille complaisamment tout. ce que la censure a fait peser de servitude. On ajoute : Que notre reconnaissance s'élève jusqu'au trône, qu'elle ne s'égare point sur la tête des ministres. Le lendemain, à l'égard des conseillers de la Couronne, la malveillance revêt une forme injurieuse. Les mensonges ministériels, écrit-on[1], n'ont rien pu sur la sagesse royale. Entre temps, les accusations accoutumées se renouvellent contre la tyrannie administrative et l'inquisition jésuitique. Puis on se fait adresser de l'étranger des correspondances où l'on lit ces mots : On s'attend au renvoi de M. de Villèle[2]. Les jours s'écoulent. Nul bruit de crise ministérielle ; et alors l'exaspération s'accroît contre les hommes qui demeurent collés à leur place. Ce qu'on persiste à applaudir, ce n'est point la bonté du prince, mais la licence que cette bonté laisse encore espérer. En attendant on guette tous les incidents qui pourraient exciter. Bien minces sont les griefs : une pension de 3.000 francs enlevée à un membre de l'Institut : puis un acteur du nom de Philippe mort en dehors de l'Église et à qui le curé de Saint-Martin a refusé la sépulture religieuse. Décidément la France est trop tranquille sous ce calme et froid Villèle qui a le tort de durer trop longtemps. Faute de mieux, l'attention se porte sur La Fayette qui est parti pour l'Amérique et inaugure un voyage triomphal à travers les États-Unis. L'automne s'achève sans autre diversion. Enfin le ter décembre 1824, une ordonnance paraît, propre à défrayer la critique. Comme le nombre des officiers généraux était trop considérable pour l'effectif de l'armée, le gouvernement a décidé de mettre à la retraite les lieutenants généraux ou maréchaux de camp non employés depuis 1816, et même depuis 1823, mais à la condition que pour ceux-ci ils eussent droit au maximum de la pension. La mesure, légitime par elle-même et très avantageuse pour les finances publiques, a le tort d'éliminer des cadres un certain nombre de militaires, jeunes encore, de passé glorieux, et qui pourraient, en cas de guerre, rendre d'utiles services. Avec quelle ardeur, l'opposition, un peu à court, ne saisit-elle pas le prétexte ! C'est l'armée qui est atteinte ; et l'occasion est belle pour y réveiller le mécontentement. Cependant, le 22 décembre, est inaugurée la cession législative. Au banc ministériel Villèle, toujours Villèle, puis à côté de lui son inséparable ami Corbière ; plus loin le garde des sceaux Peyronnet, impopulaire entre tous ; par surcroît, Frayssinous, un évêque, et le baron de Damas, un des affiliés de la congrégation. Le roi commence son discours. Il rend hommage à son frère, à la Charte qu'il promet derechef de maintenir, et l'on applaudit. Mais voici qu'il annonce l'indemnité des émigrés ; voici surtout qu'il laisse entrevoir, sans préciser, des projets destinés à satisfaire aux intérêts sacrés de la religion. Du même coup, les méfiances se réveillent. Entre le roi et l'opposition, c'en est fait des avances, des grâces, des coquetteries. La lune de miel a duré trois mois.

 

III

Toute opposition, pour réussir, est tenue d'adopter une idée maîtresse autour de laquelle se groupent les griefs secondaires. Jusqu'ici l'effort principal a été de réveiller le souvenir des grandeurs impériales, de recréer après coup une sorte de Napoléon légendaire, à la fois destructeur de l'ancien régime, continuateur de la Révolution, infatigable pourvoyeur de gloire, et qu'on représente en outre — l'acte additionnel à la main — tout paré de liberté. C'est en se dissimulant sous cette grande image que les ennemis des Bourbons ont inauguré, poursuivi et savamment avancé leurs travaux d'approche contre la monarchie. Cette conduite garde trop d'avantages pour qu'on l'abandonne jamais. Toutefois elle a perdu de son opportunité. Avec le temps, les passions se sont un peu amorties. Parmi les officiers en demi-solde, quelques-uns sont morts, beaucoup ont été réintégrés dans les cadres. Les anciens soldats de l'Empire ont été ressaisis par la vie civile et s'absorbent, pour la plupart, dans leurs devoirs professionnels ou de famille. Avertis par l'échec des conspirations, les jeunes militaires, même à la cervelle un peu chaude, n'écoutent plus qu'avec méfiance les bourgeois qui, aux abords des casernes, leur proposent de jouer leur tête. En ces conjonctures, il importe de chercher pour la lutte une autre arme. Or, une habileté même médiocre suffit pour discerner où l'on pourra la découvrir. Le peuple français est sensible autant que nul autre à la gloire militaire ;. en outre, il déteste l'ancien régime. Mais ce qu'il déteste plus encore, ce sont les usurpations des prêtres. Qu'on réussisse à lui persuader que l'Église est dominatrice ; aussitôt il s'exaspérera jusqu'à perdre toute notion de justice, et voilà l'arme de combat toute trouvée.

On l'a déjà maniée, mais sans que les coups pussent être portés à fond, tant Louis XVIII, ce roi philosophe, offrait de garanties à la société civile ! Maintenant celui qui règne est le dévot Charles X, et les accusations ont beau jeu de se produire. Elles vont se poursuivre avec une obstination incroyable, toujours les mêmes, mais variant sons des noms différents, en sorte que le public croira entendre toutes sortes de voix diverses, tandis que le son sera toujours celui de la même voix. Édits de l'ancien régime, décrets de la Révolution seront invoqués avec un égal étalage d'érudition, soit qu'on dénonce l'ultramontanisme, soit qu'on médite de détruire un ordre fameux. Lès mêmes hommes qui, à travers le catholicisme, visent le trône, affecteront de défendre le trône contre les empiétements de l'Église, en sorte que l'impiété se parera de l'intérêt royal lui-même. Quelle ne sera pas la confusion, quel ne sera pas le péril, surtout si le gouvernement est maladroit autant que l'opposition est perfide ! Cependant on comprendrait mal ce long et acharné combat si l'on ne remontait jusqu'au début de la Restauration pour y rechercher les conditions réciproques de la société civile et de la société religieuse. Tout ce qui a été dit en gros à propos du règne de Louis XVIII doit être ressaisi en détail — fût-ce au prix d'un assez long retour en arrière, — afin qu'apparaisse dans son ensemble l'effort sous lequel la royauté a succombé. Contre les Bourbons, l'Opposition a dressé l'ombre de deux grands morts : Bonaparte d'abord, Voltaire ensuite. Hier, sous Louis XVIII, le revenant redoutable était surtout Bonaparte : maintenant c'est, plus encore que Bonaparte, Voltaire.

 

 

 



[1] Constitutionnel, 2 octobre 1824.

[2] Constitutionnel, 15 octobre 1824.