HISTOIRE DE LA SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

1848 - 1852

TOME SECOND

 

LIVRE VINGTIÈME. — LE COUP D'ÉTAT DU 2 DÉCEMBRE.

 

 

I

Le lundi 1er décembre était jour de réception à l'Élysée. L'affluence des visiteurs avait cru avec la fortune du prince. Une assistance brillante se pressait dans les salons du palais, et Louis-Napoléon accueillait chaque arrivant avec une bonne grâce tranquille qui ne laissait deviner aucun souci. Dans les groupes, on parlait du coup d'État, mais plutôt moins qu'à l'ordinaire : car les inquiétudes, en se prolongeant, perdent de leur intensité. Quelques colonels furent invités à se retirer de bonne heure, sous prétexte que leur régiment pourrait être convoqué le lendemain : on vit le président causer quelques instants en particulier avec le chef d'état-major de la garde nationale. M. Vieyra ; mais ces recommandations ou ces entretiens passèrent inaperçus et ne furent rappelés qu'après l'événement. On donnait ce soir-là à l'Opéra-Comique une pièce nouvelle. M. de Morny se montra à une portion de la représentation ; dans une loge voisine étaient Lamoricière et Cavaignac : tous trois se virent, se parlèrent peut-être, tous trois anciens combattants d'Afrique, demain irréconciliables ennemis.

A onze heures, comme les salons commençaient à se vider, Louis-Napoléon se retira dans son cabinet de travail, où l'attendaient ses confidents. Là étaient rassemblés Saint-Arnaud, ministre de la guerre, M. de Morny, désigné pour le ministère de l'intérieur, M. de Maupas, préfet de police : à ce suprême conciliabule assistèrent aussi M. Mocquard et M. de Persigny. Le président lut les pièces qu'il avait préparées d'avance : c'étaient un décret de dissolution de l'Assemblée et, en outre, deux proclamations adressées, l'une au peuple, l'autre à l'armée. Saint-Arnaud et M. de Maupas rendirent compte des préparatifs concertés entre eux. En quelques paroles, on s'encouragea mutuellement contre toute défaillance. Louis-Napoléon, prenant dans un secrétaire soixante mille francs qui lui restaient, en offrit la moitié au ministre de la guerre, comme on dispose de ses dernières ressources en vue d'une aventure qui doit tout sauver ou tout perdre : Saint-Arnaud accepta une partie de la somme pour les gratifications du lendemain[1]. Puis les acteurs du draine prochain se séparèrent pour ne plus se retrouver que triomphateurs ou accusés.

L'exécution du coup d'État comportait cinq sortes de mesures. Il fallait d'abord imprimer les proclamations ou décrets afin que ces pièces, affichées dès la pointe du jour, apprissent aux Parisiens, à leur réveil, la révolution accomplie. — Il fallait, en second lieu, arrêter à la première heure ceux des représentants qui étaient jugés les plus redoutables pour leur empire sur le peuple ou pour leur prestige auprès des soldats. — En troisième lieu, il était essentiel de prendre possession du Palais-Bourbon, siège de l'Assemblée. —Il importait, en outre, de mettre sur pied dès l'aube une force militaire imposante, capable de donner courage aux indécis, d'intimider les malveillants, de contenir les hostiles. — Enfin, parmi les ministères il en était un qu'il convenait d'occuper sans retard, c'était le ministère de l'intérieur, le ministère de l'intérieur qui dispose du télégraphe, qui communique avec les départements et, dans les pays centralisés comme le nôtre, leur transmet un mot d'ordre presque toujours obéi.

C'est à ces soins multiples que les compagnons de Louis Bonaparte consacrèrent les heures de la nuit.

Vers minuit, le colonel de Béville, aide de camp du prince, fut chargé de porter à l'Imprimerie nationale les proclamations et décrets rédigés à l'Élysée. Le directeur de cet établissement était M. de Saint-Georges, sur qui l'on pouvait compter. Un certain nombre d'ouvriers avaient été consignés en prévision d'une besogne urgente, et, comme ces travaux supplémentaires étaient assez fréquents, cette circonstance n'avait excité aucun soupçon. Au moment où le colonel de Béville franchissait le seuil de l'Imprimerie nationale, une compagnie de gendarmerie mobile y arrivait. Parmi les gendarmes, les uns prirent possession des postes extérieurs, les autres pénétrèrent à l'intérieur et occupèrent toutes les fenêtres et les portes, afin d'empêcher toute communication avec le dehors. Ces précautions prises, la copie fut confiée aux ouvriers : par surcroit de prudence, elle ne leur fut distribuée que par fragments, afin qu'ils ignorassent à quel ministère ils se prêtaient. Ainsi surveillés, ils commencèrent la composition : deux heures plus tard, le travail était achevé. Aucune indiscrétion ne fut commise. A la vérité, quelques passants attardés, qui s'étaient engagés dans la rue Vieille-du-Temple, observèrent avec étonnement que l'imprimerie était éclairée, et que des piquets de soldats en gardaient les accès. Mais ils ne devinèrent rien et, en tout cas, ne donnèrent l'éveil à personne. Les placards imprimés furent portés à la préfecture de police : dès le lever du jour, ils furent apposés à profusion sur les murs par des bandes d'afficheurs que les sergents de ville protégeaient et escortaient.

L'affichage des proclamations ne devait pas être le principal souci du préfet de police. Une autre tache lui incombait, plus périlleuse et plus urgente, c'était celle des arrestations à accomplir. De leur célérité dépendait en grande partie la réussite du coup d'État.

M. de Maupas, sentant que cette opération serait l'acte décisif de sa carrière, s'était appliqué depuis un mois à prévoir les moindres détails de l'entreprise. Il s'était efforcé de pénétrer l'esprit de ses subordonnés. Il avait sondé les dispositions des commissaires. Le colonel de la garde municipale étant lié à Changarnier par l'affection ou la reconnaissance, il s'était bien gardé de lui laisser rien soupçonner : seulement il s'était réservé de requérir directement à l'heure de l'action le concours de quelques-uns des capitaines les plus sûrs et les plus dévoués. Afin qu'une réunion nombreuse d'agents n'éveillât pas l'attention, le bruit avait été habilement semé qu'on craignait l'arrivée à Paris de Ledru-Rollin, Caussidière et autres réfugiés de Londres. Plusieurs fois déjà, la police avait été mise en mouvement sous ce prétexte. Vers le 1er décembre, cette rumeur fut répandue avec un redoublement d'insistance, en sorte que huit cents sergents de ville purent être consignés sans que cet ordre causât aucun émoi. Toutes choses étant ainsi préparées, M. de Maupas, le 2 décembre, à deux heures du matin, fit convoquer à domicile ceux des commissaires qu'il avait choisis. Des mesures avaient été prises pour qu'à leur arrivée à la préfecture ils fussent isolés. De trois heures à quatre heures et demie, le préfet les entretint séparément : chacun d'eux reçut les instructions pour l'arrestation dont il était chargé. Nul n'hésita, sauf un seul qui, de peur d'indiscrétion, fut aussitôt mis en lieu sûr[2]. Les représentants à arrêter étaient au nombre de seize : c'étaient les généraux Bedeau, Changarnier et Lamoricière, le général Cavaignac, le général Leflô, le colonel Charras, vaillants soldats dont on craignait l'influence sur la troupe ; c'était M. Thiers, dont on redoutait l'esprit fécond en ressources ; c'était, avec lui, son ami M. Roger du Nord ; c'était aussi M. Baze, l'un des questeurs, signalé pour son animosité contre le prince. Sept membres de la Montagne, MM. Cholat, Valentin, Greppo, Nadaud, Miot, Baune, Lagrange, complétaient cette liste de proscription. Les mandats avaient été libellés sous la prévention de complot contre la sûreté de l'État. En dehors de ces seize représentants, des ordres d'arrestation avaient été décernés contre soixante-deux chefs de la démagogie, combattants des barricades, journalistes, membres des sociétés secrètes.

Un succès complet couronna cette expédition nocturne. A six heures et demie tout était terminé. Parmi les représentants arrêtés, les uns, comme Lamoricière, tentèrent de résister, de gagner du temps, d'atteindre le moment où le jour se lèverait ; les autres, comme Cavaignac, demeurèrent à peu près impassibles, ou, comme M. Roger du Nord, affectèrent l'indifférence et presque le persiflage. Si l'on en croit les rapports un peu suspects de la police, M. Thiers, dans la surprise du premier moment, laissa percer quelque faiblesse. Bedeau, depuis quelques jours, avait remarqué qu'un espion s'attachait à tous ses pas[3] : aussi, tout en essayant de résister, se montra-t-il peu étonné. Il en fut de même de Changarnier. Je m'attendais, dit-il, au coup d'État ; le voilà fait. Et, sans ajouter un mot de plus, il se laissa emmener par les agents[4].

Vers sept heures, les portes de la maison de Mazas s'ouvrirent pour recevoir les proscrits. Comme on craignait que le directeur de la prison ne pêchât par faiblesse ou par intempérance de zèle, on lui avait adjoint deux commissaires extraordinaires. Les prisonniers arrivèrent à quelques minutes d'intervalle. Ce fut d'abord le colonel Charras, nerveux et irrité ; puis Lamoricière, en habits civils et très abattu ; peu après, le représentant Miot, qui se répandait en paroles menaçantes, et le représentant Valentin, qui, avec une sorte d'ostentation flegmatique, se mit à lire son journal pendant qu'on rédigeait le procès-verbal d'écrou[5]. Quelques-uns n'avaient pas renoncé à l'espoir de réveiller les consciences endormies. Voilà, s'écriait Bedeau en apostrophant dans la cour un peloton de gardes républicains, voilà de braves soldats qui doivent être bien étonnés de voir leurs généraux amenés ici comme des voleurs[6]. D'autres, en se retrouvant dans la salle commune du greffe, ne résistaient pas au désir d'échanger leurs impressions. Comme Bonaparte nous traite ! disait Changarnier à Cavaignac ; il a bien tort ; en mai prochain, il aurait été certainement réélu, tandis que maintenant[7]... Changarnier n'acheva pas sa phrase : mais cette réticence peignait bien le persistant optimisme de sa nature vaniteuse ; il ne pouvait concevoir que le président, séparé de l'Assemblée, de ses compagnons d'armes et surtout de lui-même, pût conserver la faveur de l'opinion !

Peu avant que les arrestations s'accomplissent, une opération non moins importante avait eu lieu, c'était l'occupation du palais de l'Assemblée.

A diverses reprises, Saint-Arnaud et M. de Maupas avaient visité la nuit les abords du Palais-Bourbon comme on reconnaît une place qu'on veut conquérir par surprise. Chaque soir, les portes de l'édifice se fermaient : un bataillon d'infanterie occupait les cours intérieures, et le respect de la consigne, sans parler de tout le reste, imposait aux soldats le devoir de ne point livrer le poste qui leur était confié. La complicité d'un chef militaire permit de triompher de ces obstacles. Le 1er décembre, le régiment appelé par son tour de Garde à protéger la représentation nationale était le 42e de ligne. II avait pour colonel M. Espinasse. Espinasse était dévoué au prince, qui l'avait récemment nommé colonel, et non moins dévoué à Saint-Arnaud, avec qui il venait de faire la campagne de Kabylie. En outre, à la faveur d'une ancienne liaison avec le général Leflô, l'un des questeurs, il avait visité le Palais-Bourbon dans tous ses détails et en connaissait les issues. Le 2 décembre, à trois heures et demie du matin, ce personnage reçut du ministre de la guerre la confidence de ce qu'on attendait de lui. Loin de s'étonner, il remercia de tant de faveur[8]. Il avait remarqué qu'une des grilles du palais, fermée toute la nuit, s'ouvrait dès cinq heures pour les besoins des gens de service. Il pénétra par cette grille, rallia son bataillon, prit sur lui de lever la consigne. Peu après, les deux autres bataillons du régiment survinrent et occupèrent tous les postes. Dans le palais législatif étaient logés, en leur qualité de questeurs, M. Naze et le général Leflô, deux des représentants dont l'arrestation avait été décidée. A six heures, deux commissaires de police pénétrèrent dans leur domicile, et, protégés par la troupe, se saisirent de leur personne. Au bas de l'escalier, Leflô, rencontrant Espinasse, lui reprocha en termes amers sa trahison ; il avait revêtu son uniforme et essaya même de haranguer les soldats ; mais un silence glacial accueillit ses protestations. Il alla, ainsi que M. Baze, rejoindre à Mazas ses collègues proscrits. Un troisième questeur restait, M. de Panat : on le laissa libre, non pas qu'on crût à son adhésion, mais parce qu'on le jugeait moins ardent et aussi pour ne pas multiplier les rigueurs. Pendant ce temps, M. Dupin donnait paisiblement au palais de la présidence : on se garda bien d'attenter à sa liberté, et cette réserve ne fut pas une des moindres habiletés du coup d'État. On ne pouvait souhaiter, à la tête de la représentation nationale, un personnage plus propre à décourager et à énerver la résistance.

Au lever du jour, les arrestations étaient achevées, le Palais-Bourbon était gardé, les afficheurs parcouraient les rues. Pour que le programme fût complet, il ne restait plus qu'à occuper militairement la capitale et à prendre possession du ministère de l'intérieur.

On se souvient que le général Magnan avait demandé à n'être avisé du coup d'État qu'au moment même où ou l'exécuterait. Prévenu pendant la nuit par Saint-Arnaud que l'heure de l'action avait sonné, il avait pris aussitôt ses dispositions. A la pointe du jour, les régiments de l'armée de Paris étaient sur pied ; les uns demeurèrent dans leurs casernes, prêts à marcher au premier signal ; les antres furent dirigés sur les points stratégiques qu'il était urgent de garder. En même temps, l'ordre était transmis aux garnisons de Versailles et de Saint-Germain de se diriger sur Paris : le régiment caserné à Saint-Germain arriva à neuf heures, la division de grosse cavalerie de Versailles vers midi.

La prise de possession du ministère de l'intérieur fut le dernier épisode de cette nuit fameuse, et non le moins singulier. Le ministre était M. de Thorigny, personnage dévoué au prince, niais non assez éprouvé, pensait-on, pour une entreprise si décisive. Le 2 décembre, à six heures et demie, il dormait paisiblement comme tout le monde quand le cliquetis des armes et le pas des soldats le réveillèrent en sursaut : c'était un bataillon qui, suivant les instructions données, pénétrait dans la cour de son hôtel. Très intrigué, il télégraphia au préfet de police pour connaître la cause de ce déploiement inusité. M. de Morny vous le dira, répondit le préfet[9]. Sur ces entrefaites, M. de Morny arriva, remit à M. de Thorigny une lettre de Louis-Napoléon, qui, en termes obligeants, le remerciait de ses services, puis s'installa sans plus tarder dans le cabinet de son prédécesseur. M. de Thorigny, dès qu'il fut revenu de sa surprise, se montra, dit-on, froissé, non de la violation des lois, mais du peu de confiance[10]. Pendant ce temps, M. de Morny, la main sur le télégraphe, annonçait à la France l'audacieuse révolution qui venait de lui donner un maître.

 

II

Les Parisiens se lèvent tard, surtout au mois de décembre. Tout ce coup de main s'était accompli sans éveiller la grande ville endormie. C'est seulement vers sept heures et demie que les ouvriers ou les employés, se rendant à leur travail, s'arrêtèrent avec curiosité devant les placards encore humides que la police venait d'afficher au coin des rues

La première de ces pièces était un décret ainsi conçu :

AU NOM DU PEUPLE FRANÇAIS,

Le Président de la République

Décrète :

Art. 1er. — L'Assemblée nationale est dissoute.

Art. 2. — Le suffrage universel est rétabli. La loi du 31 mai est abrogée.

Art. 3. — Le peuple français est convoqué dans ses comices, à partir du 14 décembre jusqu'au 21 décembre suivant.

Art. 4. — L'état de siège est décrété dans l'étendue de la 1re division militaire.

Art. 5. — Le conseil d'État est dissous.

Art. 6. — Le ministre de l'intérieur est chargé de l'exécution du présent décret.

Fait au palais de l'Élysée, le 2 décembre 1851.

LOUIS-NAPOLÉON BONAPARTE.

Le ministre de l'intérieur,

DE MORNY.

 

A ce décret étaient jointes deux proclamations, l'une au peuple, l'autre à l'armée. — La proclamation au peuple débutait par une violente attaque contre l'Assemblée, devenue un foyer de complots, et contre les hommes qui, ayant déjà perdu deux monarchies, voulaient renverser la République. Mon devoir, continuait le prince, est de déjouer de si perfides projets, de maintenir la République et de sauver le pays en invoquant le jugement solennel du seul souverain que je reconnaisse en France, le peuple. Louis-Napoléon annonçait une sorte de consulat décennal, des institutions calquées sur celles de l'an VIII, un sénat, un conseil d'État, un corps législatif. Tout était cependant subordonné au vote de la nation : Si je n'obtiens pas la majorité de vos suffrages, alors je provoquerai la réunion d'une nouvelle Assemblée, et je lui remettrai le mandat que j'ai reçu de vous... Mais si vous croyez que la cause dont mon nom est le symbole, c'est-à-dire la France régénérée par la révolution de 1789 et organisée par l'Empereur, est toujours la vôtre, proclamez-le en consacrant mes pouvoirs. — Dans son adresse à l'armée, le président s'appliquait à détruire les scrupules de légalité. Je compte sur vous, disait-il, non pour violer la loi, mais pour faire respecter la première loi du pays, la souveraineté nationale. Il évoquait les souvenirs des précédentes révolutions : En 1830 et en 1848, on vous a traités en vaincus : aujourd'hui, je veux que l'armée fasse entendre sa voix. Il finissait par une allusion aux triomphes et aux revers de l'Empire : Soldats, nous sommes unis par des liens indissolubles. Votre histoire est la mienne. Il y a entre nous dans le passé communauté de gloires et de malheurs : il y aura dans l'avenir communauté de sentiments et de résolutions pour le repos et la grandeur de la France.

Des groupes nombreux se formèrent bientôt autour des affiches. L'approbation, surtout au début, fut plus vive que le blâme. Lorsque les peuples ont perdu le culte de leurs traditions, les coups de la force heureuse n'ont rien qui leur déplaise Comme il leur faut un abri et qu'ils ont détruit celui que les siècles leur avaient préparé, ils acceptent un maitre de toute main et, pourvu que le présent soit sauf, ne regardent pas au delà. Il ne leur coûte guère de se plier sous un despotisme qui rassure les intérêts, et si, avec cela, la servitude se colore de quelques-uns des reflets de la gloire ou de quelques-unes des apparences de la liberté, leurs vœux sont presque comblés. Cette cause générale explique l'indifférence mêlée de faveur qui accueillit la première révélation des empiétements du prince. — D'autres motifs conspiraient pour accentuer la même impression. L'Assemblée était depuis longtemps discréditée dans les masses, et le coup qui la frappait semblait une juste punition de ses divisions et de ses fautes. L'entreprise elle-même avait un certain tour hardi, un certain air alerte et adroit qui séduisait. C'est bien joué ; il a bien fait, murmuraient les ouvriers mêlés dans les groupes[11]. Comme on apprit tout d'abord les arrestations de M. Thiers, de Changarnier, de Bedeau, c'est-à-dire des chefs de la droite, les démocrates ne furent pas les moins prompts à s'émerveiller d'un dessein si bien conduit. Enfin le ton des proclamations était habilement ménagé : on mettait en relief tout ce qui avait une apparence populaire, et le reste était enveloppé dans une obscurité calculée. La loi du 31 mai était abrogée : le suffrage universel était rétabli ; la République était maintenue. Ainsi parlait Louis Bonaparte. Pour mieux confisquer les libertés publiques, il affectait de les garantir ou de les restituer. Est-il étonnant que les plus inexpérimentés parmi les républicains aient éprouvé quelque incertitude, ne sachant s'ils étaient vainqueurs ou vaincus, s'ils devaient se réjouir ou s'affliger ?

Au milieu de ces impressions confuses, un sentiment de curiosité dominait. Que ferait la représentation nationale violemment dissoute ? Ne chercherait-elle pas à réunir ses tronçons mutilés ? La lutte ne s'engagerait-elle pas, et, si elle s'eu gageait, quelle serait l'issue de ce duel depuis si longtemps prévu et annoncé ?

De bonne heure, quelques représentants avaient appris les arrestations ; les mouvements inusités des troupes et, peu après, la lecture des proclamations avaient achevé de les éclairer. Aussitôt ils étaient accourus chez leurs collègues les plus voisins pour leur annoncer les événements et concerter avec eux leur conduite. Plusieurs députés de la Montagne s'étaient rassemblés chez M. Pierre Lefranc, rue Blanche, puis s'étaient rendus chez M. Yvan, rue Boursault[12]. Là étaient Victor Hugo, Bac, Michel de Bourges. M. Léon Faucher avait été averti par des représentants de la gauche qui, abjurant leurs anciennes rivalités, lui avaient offert de s'unir à lui. Ils l'avaient trouvé pleinement rassuré et plongé dans des études d'économie politique. A la nouvelle de l'attentat, il avait montré autant d'indignation que de douleur : il avait été le témoin, presque le garant du président, et sa tristesse s'accroissait de tontes ses espérances déçues[13]. Les hommes que leur notoriété désignait pour prendre l'initiative des résolutions s'étaient vus entourés et de toutes parts consultés. L'affluence avait surtout été grande chez M. Odilon Barrot, rue de la Ferme. Une protestation y fut même rédigée : tous les assistants la signèrent, v compris ceux qui, les jours suivants, devaient se rallier avec éclat à la politique présidentielle. Les dernières signatures étaient à peine données qu'un détachement d'infanterie survint et obligea les manifestants à se disperser[14].

La matinée s'avançant, les représentants se portèrent sur la rive gauche, et, comme d'instinct, se rapprochèrent du Palais-Bourbon. — Vers dix heures, une réunion, composée de plus de cent députés, appartenant presque tous à la droite, se tint rue de Lille, chez M. Daru. — D'autres, plus heureux, parvinrent à pénétrer jusque dans l'intérieur du palais législatif par une petite porte donnant sur la rue de Bourgogne et qu'on avait négligé de garder. Ils se rassemblèrent dans la salle des conférences. Ils étaient quarante suivant les uns, et suivant les autres, soixante à quatre-vingts. Leur présence ayant été signalée, un chef de bataillon de gendarmerie, M. Saucerotte, accourut et leur enjoignit d'évacuer le palais de l'Assemblée. Cette sommation surexcita, loin de l'abattre, l'esprit de résistance. Allons dans la salle des séances ! s'écrient les représentants d'une voix unanime. Et pénétrant dans l'enceinte, ils se pressent sur les banquettes les plus rapprochées de la tribune. Le commandant Saucerotte revint, accompagné cette fois d'un détachement de gendarmerie. Comme il renouvelait les sommations, les protestations éclatèrent avec une extrême véhémence. M. Monet lit à haute voix l'article 68 de la Constitution : Commandant, ajoute-t-il, vous vous rendez complice d'un crime de trahison. L'officier ne connaissait que sa consigne. Les gendarmes entourent les représentants, les font sortir, poussent par les épaules ceux qui résistent. Les députés refoulés étaient arrivés dans la salle Casimir Périer. Les apostrophes n'étaient pas ménagées aux soldats : le général Leydet et M. d'Andigné de la Châsse interpellaient surtout avec vivacité le chef de la troupe. C'est à ce moment que parut revêtu de son écharpe M. Dupin, qu'on avait été chercher. Tout ce qu'on avait pu obtenir jusque-là de son zèle, c'était que des lettres de convocation immédiate fussent envoyées à tous les membres de l'Assemblée. Une fois au milieu de ses collègues, il s'adressa au commandant. Je représente le droit, dit-il, vous représentez la force, je ne peux que protester, je proteste énergiquement. Il se borna à cette harangue, très sensée, mais un peu brève pour la majesté d'une si grande charge, et disparut. Les représentants furent rejetés hors du palais. Les plus déterminés allèrent à l'hôtel de la présidence et formulèrent une protestation qui fut déposée aux archives. — Pendant ce temps, la réunion Daru était dissoute par la force publique. En outre, un nouvel effort pour pénétrer dans le palais législatif par la grande porte de la place de Bourgogne resta sans succès. Plusieurs même, dans cette dernière tentative, furent brutalement repoussés, menacés de baïonnettes, maltraités et arrêtés[15].

Il était alors dix heures et demie. Jusque-là, la défaite du Parlement était complète. Tous les conciliabules avaient été dispersés. La réunion du Palais-Bourbon avait été elle-même interrompue par l'arrivée de la troupe. Malgré ces échecs multipliés, les députés voulaient espérer encore. Ils trouvèrent enfin un lieu où ils purent tenir un simulacre de séance, se donner à eux-mêmes l'illusion de la puissance perdue, formuler des décrets, légiférer une dernière fois : ce fut la suprême faveur de la fortune qui allait les abandonner tout à fait.

Près du carrefour de la Croix-Rouge et presque à l'entrée de la rue de Grenelle, s'élevait un assez vaste édifice aujourd'hui détruit. C'était la mairie du dixième arrondissement. La garde nationale de ces quartiers était commandée par le général Lauriston, député de la droite, attaché à la cause du Parlement.

L'esprit public dans le faubourg Saint-Germain était favorable à l'ordre, mais à l'ordre légal. La mairie elle-même était peu éloignée du Palais-Bourbon, et l'on avait chance d'y arriver sans être arrêté par la troupe. C'est là que les représentants, chassés, soit de chez M. Daru, soit du palais législatif, résolurent de chercher un asile. A la vérité, de tous les points de la capitale, aucun n'était moins propice pour y fomenter une émeute. Mais cette circonstance même n'avait rien qui déplût aux manifestants : la plupart d'entre eux appartenaient au parti monarchique ; ils voulaient la résistance au nom du droit, non l'appel aux armes : scrupule bien naturel, qui dans cette heure critique était à la fois leur honneur et leur faiblesse !

Les députés, divisés en petits groupes, s'acheminèrent donc à pied vers le lieu de rendez-vous qu'ils avaient choisi. Les larges voies du faubourg Saint-Germain étaient paisibles comme de coutume, et, en certains endroits, on eût dit que la nouvelle du coup d'État n'avait pas encore pénétré. Lorsqu'on eut dépassé la rue du Bac, on remarqua une agitation plus grande. Dans les rues qui aboutissent à la Croix- Rouge, des rassemblements s'étaient formés : quelques gardes nationaux en uniforme apparaissaient çà et là. Il était onze heures environ quand les représentants arrivèrent à la mairie. Quelques cris : Vive l'Assemblée nationale ! retentirent : dernier témoignage d'une popularité depuis longtemps évanouie ! Au premier étage de l'édifice était une vaste salle, sorte de carré long et étroit : on dressa deux tables, on apporta quelques bancs. M. Benoist-d'Azy et M. Vitet, tous deux vice-présidents de l'Assemblée, prirent place au bureau. Trois des secrétaires, MM. Chapot, Grimault, Moulin, se tenaient auprès d'eux. La réunion comptait deux cent cinquante membres : la plupart étaient, comme on l'a dit, des royalistes ; un certain nombre de républicains avaient cependant rejoint leurs collègues. Presque tous étaient debout ou montés sur les bancs. Aux membres de l'Assemblée s'étaient mêlées des personnes étrangères. Comme on voulait les faire sortir : Laissez-les, dit M. Piscatory, ils figureront les tribunes. C'est dans cet appareil que la séance s'ouvrit.

Berryer, quoiqu'il ne siégeât pas au bureau, fut le véritable président de cette réunion suprême. Il avait le prestige du caractère, l'ampleur de la voix, l'autorité du geste : il était tribun, au moins à la dose où un homme d'ordre peut l'être, et le droit violé se personnifiait bien en lui. A ceux qui veulent une adresse, une proclamation, une protestation : Cela ne suffit pas, dit-il, il faut que nous procédions comme une Assemblée libre en vertu de la Constitution. Des voix nombreuses demandant la parole : Laissons de côté, répond-il, tous les incidents, nous n'avons peut-être pas un quart d'heure à nous. Et aussitôt il propose le décret suivant : L'Assemblée nationale décrète que Louis-Napoléon Bonaparte est déchu de la présidence de la République, et qu'en conséquence le pouvoir exécutif passe de plein droit à la représentation nationale. Le décret est salué par des applaudissements unanimes. Sur la motion de M. Bauchart, tous les représentants le signent, et M. Bixio sort pour le faire imprimer. — Sous l'influence de Berryer, les mesures se succèdent. Un décret requiert la 10e légion ; un autre ordonne à tous les directeurs des maisons de détention de mettre en liberté les représentants arrêtés ; un troisième prescrit au maire du dixième arrondissement de laisser libres les abords de la salle des séances. Toutes ces propositions sont votées au milieu du tumulte, de l'émotion, des interpellations qui s'entrecroisent. De nouveau, on songe à faire sortir ceux des assistants qui n'appartiennent pas à l'Assemblée. Eh quoi, dit l'un d'eux, vous voudriez nous expulser, mais dans une heure peut-être nous nous ferons tuer pour vous ! Les députés s'entretiennent entre eux. M. Dahirel et M. Favreau racontent les violences qu'ils ont subies en voulant pénétrer au Palais-Bourbon. Le nom de M. Dupin est prononcé avec dédain, presque avec mépris. Les anciens conseillers ou ministres de Louis-Napoléon ne se lassent pas de redire leurs pressentiments de chaque jour. Les membres de la gauche et de la droite se cherchent, se prennent. les mains, promettent d'ensevelir dans l'oubli leurs divisions. Au milieu de cette confusion retentit par intervalles la grande voix de Berryer, imposant le silence, dictant les résolutions, cherchant fi mettre quelque unité d'action clans le désarroi général, voilant ainsi par la majesté de son attitude ce que cette défense suprême a d'inutile et de désespéré.

On délibérait de la sorte, lorsqu'un représentant entrant dans la salle : Voilà, dit-il, la force publique qui arrive, hâtons-nous. Bientôt on vit reluire les baïonnettes dans la cour, puis on entendit dans l'escalier le pas des soldats. M. Vitet alla au-devant d'eux : une douzaine de chasseurs de Vincennes s'arrêtèrent sur le palier ; un sergent les commandait : au bout d'un instant, un chef de bataillon survint. Nous sommes ici en vertu de la Constitution, dit M. Vitet ; nous vous sommons de vous retirer. — J'ai des ordres, répliqua l'officier. — Vous connaissez l'article 68 de la Constitution. — L'article 68 n'est pas fait pour moi... Le commandant se retira comme pour prendre de nouveaux ordres. Il était alors midi et demi.

Cet incident raviva les colères. Les décrets se succèdent. On décide que le décret de déchéance sera envoyé au président de la haute Cour. Le commandement de l'armée de Paris est confié au général Oudinot : comme ce nom, à cause des souvenirs de l'expédition de Rome, a éveillé à gauche quelques rancunes mal assoupies, le général va à l'un des membres de la Montagne, le capitaine Tamisier, et le choisit pour son chef d'état-major. Pendant ce temps, M. de Vatimesnil et M. Berryer s'étaient approchés des fenêtres et haranguaient les groupes qui, sur la nouvelle de la réunion des représentants, avaient entouré la mairie. Vive l'Assemblée nationale ! criaient quelques voix. Malgré ces manifestations, la curiosité est plus grande que la sympathie. La plupart ne connaissaient ni M. de Vatimesnil, ni même M. Berryer : plusieurs les prennent pour Ledru-Rollin et pour Michel de Bourges. Quoique deux chefs de bataillon de la 10e légion se soient mis à la disposition du Parlement, la garde nationale reste indifférente. Un piquet d'infanterie se tient à la porte de l'édifice et empêche les communications. Une trentaine de représentants, arrivés tardivement, ne peuvent rejoindre leurs collègues et restent dans la cour ou dans la rue, confondus avec la foule.

Cependant l'heure s'écoulait. Que faisait l'autorité ? On n'avait vu jusque-là qu'un faible détachement commandé d'abord par un sergent, puis par un chef de bataillon : un sous-lieutenant de chasseurs venait d'arriver, et, presque en même temps, deux commissaires : mais tous semblaient se concerter, hésiter, attendre des instructions. Par quelle étrange tolérance le pouvoir laissait-il subsister cette réunion sans la disperser ? Pourquoi cet envoi de quelques soldats munis d'ordres insuffisants ? Y avait-il retard, indécision, contre-ordre, malentendu ?

Dans le programme du coup d'État, une résistance parlementaire aussi énergique n'avait pas été prévue. Les premières réunions de la matinée avaient paru fort inoffensives et point de nature à compromettre le succès final. Dans cette disposition, on s'était appliqué à éviter les rigueurs inutiles. Le prince attachait un prix extrême à ménager les conservateurs : il comptait les retrouver un jour et, dans cet espoir, répugnait à transformer en une rupture irrévocable ce qui n'était à ses yeux qu'un dissentiment passager. Fidèles interprètes de ces pensées, les agents de Louis-Napoléon avaient affecté de marquer la différence entre les parlementaires et les Montagnards, pleins d'égards pour les premiers et réservant au contraire pour les seconds toutes leurs sévérités.

A la première nouvelle de la réunion 'du dixième arrondissement, on avait cru à un conciliabule semblable à ceux qui s'étaient déjà tenus chez M. Barrot et chez M. Daru. On s'était contenté de l'envoi de quelques soldats. Les représentants, pensait-on, se disperseraient là comme ailleurs, et il importait peu qu'ils se donnassent l'honneur d'une pacifique protestation. Ce n'est que plus tard qu'on apprit que l'Assemblée, à la dixième mairie, avait repris l'exercice de son mandat suspendu, qu'elle y rendait des décrets, qu'elle avait frappé de déchéance le président, qu'elle avait nommé un commandant militaire : mesures inexécutables sans cloute, mais qui, si elles venaient à être publiées, fourniraient à l'esprit d'hostilité un prétexte et un point d'appui.

Alors, mais alors seulement, on comprit qu'il importait d'agir sans perdre de temps. M. de Maupas, usant de son droit de réquisition directe, invita le général Forey, qui commandait sur ce point de la rive gauche, à se porter avec ses troupes vers la dixième mairie[16]. Presque au même instant, le ministre de la guerre, consulté par le général Magnan, donnait des ordres semblables. Le général Forey n'hésita pas. Ses instructions lui prescrivaient de dissoudre la réunion, de laisser sortir de la mairie ceux des représentants qui n'opposeraient aucune résistance et de transférer les autres à Mazas. En vain les membres du bureau, le général Oudinot, le général Lauriston invoquèrent la Constitution, l'article 63, la légalité violée. Nous sommes militaires, nous ne connaissons que nos ordres, répondirent les officiers et le général Forey lui-même. Tous à Mazas ! s'écrient les représentants d'une voix unanime. M. Benoist-d'Azy, M. Vitet, d'autres encore déclarent qu'ils ne céderont qu'à la force et exigent que la main de la police s'appesantisse sur eux. Cependant le trajet à pied jusqu'à Mazas était trop long et n'était pas sans danger. D'un autre côté, on ne disposait pas d'un nombre suffisant de voitures. On décida de déposer provisoirement les prisonniers à la caserne du quai d'Orsay.

A trois heures, la colonne se mit en marche. L'appareil n'était pas moins étrange que celui de la séance qui venait de finir. Les représentants s'avançaient entre deux haies de fantassins. Ces fantassins, aujourd'hui agents de Louis-Napoléon, étaient des chasseurs de Vincennes, les mêmes qui jadis avaient été organisés par les princes d'Orléans. Les troupes étaient commandées par le général Forey, naguère le bras droit de Changarnier, de Changarnier maintenant proscrit. Dans le cortège étaient mêlés des députés de toute opinion, hier adversaires, unis aujourd'hui et destinés de nouveau à se séparer demain : car plusieurs, et non parmi les moins ardents, devaient se rallier plus tard à l'Élysée. Les officiers, un peu étonnés d'une telle besogne, s'ingéniaient à concilier les nécessités de la consigne avec les égards dus à de tels proscrits. Les sous-officiers étaient surexcités, presque insolents et peu dociles à la voix de leurs chefs. Quant aux soldats, leur surprise était extrême : plusieurs même, dans leur ignorance, se figuraient qu'ils escortaient les représentants, non pour les garder, mais pour leur faire honneur. Sur les flancs du cortège se pressait une foule stupéfaite. La plupart se taisaient. Quelques-uns criaient : Vive l'Assemblée nationale ! D'autres se montraient avec une curiosité malveillante les députés de la droite et, en songeant à la subite disgrâce de ceux qu'ils appelaient les ennemis du peuple, se consolaient déjà de la liberté perdue.

On atteignit ainsi la caserne du quai d'Orsay. Les représentants s'étant groupés dans la cour, l'un des secrétaires de l'Assemblée procéda à l'appel : deux cent dix-huit députés suivant les uns, deux cent vingt suivant les autres, répondirent. L'arrivée de plusieurs retardataires grossit cette liste de quelques noms : parmi ces représentants attardés étaient M. Bixio, M. Victor Lefranc et aussi M. Valette, l'éminent professeur que tant de générations ont connu. Comme on faisait quelques difficultés pour l'admettre au nombre des prisonniers : J'ai pourtant, dit-il, deux titres à être arrêté : car je suis à la fois représentant du peuple et professeur de droit.

La résistance légale était vaincue. Tandis que la représentation nationale succombait, les magistrats de la haute Cour, à qui la Constitution confiait la charge de décréter d'accusation, en cas de parjure, le président de la République et de convoquer le haut jury, se voyaient eux-mêmes dissous, et étaient dispersés avant d'avoir pu remplir les premières formalités judiciaires. Ils n'avaient pas encore signé l'arrêt d'information, lorsqu'une compagnie de garde républicaine, pénétrant dans la salle de leurs délibérations, interrompit violemment l'exercice de leur mandat. Ainsi étaient renversées toutes les barrières que la Constitution avait opposées à l'ambition du prince. — Restait la résistance par les armes. Quel fut le sort des appels à l'insurrection ? La suite de ce récit va l'apprendre.

 

III

Les révolutions, dans notre pays, ont suivi toutes à peu près la même marche. Elles sont préparées longtemps a l'avance, et tout le monde est en éveil, excepté le pouvoir, qui, comptant sur ses propres forces, est pris au dépourvu. Au jour de la crise, la presse, par ses articles ou ses placards souffle la sédition. La garde nationale sourit à l'émeute ou la combat si mollement qu'elle l'enhardit. L'armée, laissée sans ordres, incertaine, bientôt gagnée par l'esprit de nouveauté, lutte avec une énergie décroissante, jusqu'à ce qu'enfin elle cède et emporte avec elle le dernier espoir de la résistance. Ainsi avait été consommée la révolution de 1848.

En 1851, tout autre était l'état des choses. Le chef de l'État avait choisi son heure et prenait ses adversaires à l'improviste, loin d'être surpris par eux. Le 2 décembre, dès le matin, les imprimeries étaient occupées. Les bureaux des journaux révolutionnaires étaient fermés. Les feuilles de l'Élysée, la Patrie, le Constitutionnel, avaient, avec le Moniteur, presque seules la parole. Les gazettes indépendantes n'avaient obtenu de paraître qu'à la condition de publier les nouvelles sans commentaire. Quant à la garde nationale, on se souvient qu'on avait mis récemment à sa tête un nouveau commandant en chef, le général Lawœstine, et un nouveau chef d'état-major, M. Vieyra : or, tous deux avaient pour instructions d'empêcher qu'aucun citoyen ne sortît en armes et en uniforme. L'entretien confidentiel du prince avec M. Vieyra, pendant la soirée de la veille, n'avait eu d'autre but que de confirmer cette recommandation[17]. Par surcroît de précaution et pour empêcher qu'on ne battit le rappel, les tambours avaient été enlevés ou les caisses crevées. En outre, les clochers étaient gardés, afin qu'on ne pût s'y introduire pour sonner le tocsin. L'armée enfin, entraînée de longue main, était inaccessible aux avances qui, en d'autres temps, l'avaient troublée ou séduite. Louis-Napoléon, étant sorti dans la matinée, avait été accueilli par les acclamations des soldats, et ces acclamations, par leur chaleur, avaient même contrasté avec l'indifférence étonnée du reste de la population. — Pourquoi, d'ailleurs, les chefs de barricades, les démagogues de profession, les artisans d'émeute se seraient-ils soulevés ? Parce que Thiers, Changarnier étaient arrêtés ? mais c'étaient les chefs de la droite. Parce que l'Assemblée était dissoute ? mais c'était une Assemblée réactionnaire. Parce que la loi du 31 mai était rapportée ? niais cette loi mutilait le suffrage universel. Bien plus, on promettait de maintenir la République. Encore une fois, où était le prétexte ou l'urgence d'une prise d'armes ?

Les représentants de la Montagne essayèrent cependant d'engager cette lutte sans espérance.

On a vu que quelques-uns d'entre eux s'étaient groupés le matin chez M. Letranc et chez M. Yvan. Un peu plus tard, une réunion plus nombreuse s'était tenue rue Blanche, chez M. Coppens. Les uns voulaient donner sans retard le signal de la résistance ; les autres inclinaient à temporiser jusqu'à ce que le mouvement de l'opinion s'accentuât. A deux heures, un nouveau conciliabule s'était ouvert à la maison Bonvalet, boulevard du Temple. Michel de Bourges, qui comptait toujours sur le peuple, cette sentinelle invisible, protectrice de la légalité, Michel de Bourges s'était montré et avait essayé de haranguer les groupes. La sentinelle invisible n'avait point paru, mais en revanche la police, qui avait fait taire l'orateur et dispersé les manifestants. La journée s'avançant, les représentants se rassemblèrent chez M. Beslay, rue de la Cerisaie. Le soir, on essaya de tenir une nouvelle réunion dans la salle de l'Association des ouvriers ébénistes, rue de Charonne : cette salle étant fermée, on se réfugia, à une heure avancée, chez Lafon, quai Jemmapes, puis chez Cournet, à Popincourt.

Tous ces conciliabules offrirent le même caractère. Aux représentants se mêlaient d'anciens constituants, des réfugiés étrangers, des ouvriers du quartier, quelques gardes nationaux et aussi des inconnus dont plusieurs étaient aux gages de la police. La confusion régnait. Les uns proposent de s'ériger en Convention, les autres de se répandre dans la ville pour y propager la résistance. Les interrogations se croisent, anxieuses et pressées. La garde nationale se lève-t-elle ? Y a-t-il agitation dans les faubourgs ? On se préoccupe de faire imprimer des placards excitant à la révolte, et surtout une récente proclamation de Victor Hugo. Mais où trouver des presses ? Les plus zélés s'offrent à chercher une imprimerie, recherches le plus souvent vaines : car les mesures avaient été bien prises, et la crainte paralyse tous les dévouements. En attendant, quelques-uns tracent fiévreusement des copies à la main. Un Comité de résistance est créé, composé de V. Hugo, Michel de Bourges, Carnot, Favre, Madier de Montjau, de Flotte, Schœlcher, comité dénoncé presque aussitôt que formé et réduit d'avance à l'impuissance ! Les heures s'écoulent au milieu de ces préoccupations ardentes et stériles. De temps à autre, quelque nouvel arrivant annonce l'approche de la force publique. Tous se dispersent alors et vont chercher ailleurs un nouvel asile, asile non moins précaire que celui qu'on vient de quitter. Pendant ce temps, la cité conservait sa physionomie accoutumée : les théâtres, les cafés, les magasins étaient ouverts ; les omnibus, les voitures circulaient ; les passants insouciants allaient à leurs affaires ou à leurs plaisirs. Ainsi s'acheva la journée du 2 décembre[18].

Pourtant, dans l'un des conciliabules de la soirée, les représentants avaient résolu de se répandre le lendemain matin dans le faubourg Saint-Antoine, et, malgré toutes les apparences contraires, de tenter un effort pour le soulever. A cet effet, ils s'étaient donné rendez-vous dans l'un des cafés socialistes de ce quartier, au café des Peuples, salle Roysin. Le 3 décembre, vers huit heures, quelques représentants de la Montagne, quelques anciens constituants, quelques journalistes s'acheminèrent donc vers le lieu désigné. Ils étaient peu nombreux, quinze à vingt au plus. On a affirmé plus tard que l'heure de la convocation avait été mal comprise ; plusieurs jugeaient cette prise d'armes prématurée ou inutile ; beaucoup étaient plus disposés à offrir à l'émeute un concours moral ou oratoire qu'à exposer leur vie. Une fois arrivés au cœur du faubourg, les représentants et leurs amis purent s'assurer de l'inanité de leurs desseins. Presque partout les affiches du coup d'État étaient demeurées intactes. Les ouvriers se tenaient sur le seuil de leurs portes, mornes, mais tranquilles. Nous n'avons pas d'armes, ne cessaient-ils de répéter, et ils ajoutaient : On nous a désarmés en 1848. Ce dernier mot dans leur bouche cachait un reproche : car plusieurs de ceux qui les conviaient à la lutte avaient alors pris parti pour la répression. Vous voulez donc l'Empire, insistaient les représentants. Eux pourtant courbaient la tête, se souvenant des anciennes émeutes, des journées de Juin, de l'épouvantable canonnade, de leurs maisons entamées par les boulets, de leur population décimée. Tout contribuait à déconcerter l'esprit de résistance. A l'aube du jour, on avait vu passer, escortées par des lanciers, trois voitures qui conduisaient des représentants à Vincennes : c'étaient des représentants de la droite : qu'était-il besoin de se compromettre pour eux ? eux-mêmes désiraient-ils qu'on les délivrât ? S'ils eussent été libres, ils auraient sans doute non pas conseillé, mais désapprouvé l'insurrection.

En dépit de tant de signes défavorables, les représentants répugnaient à une retraite sans combat. Sortant de la salle Roysin et se répandant dans le voisinage, ils multiplièrent leurs appels aux armes. Un attroupement d'une centaine d'hommes se forma. Aussitôt on entreprit d'élever une barricade dans la rue du Faubourg Saint-Antoine, au coin de la rue de Cotte et de la rue Sainte-Marguerite. Une voiture de laitière, une autre de boulanger, une charrette et un omnibus furent renversés. Le désarmement de deux petits postes fournit quelques fusils. La barricade était faible, mal construite, ne barrait même pas toute la largeur de la chaussée : elle était en outre mal pourvue de défenseurs ; ces défenseurs eux-mêmes étaient indécis et prêts à lâcher pied. Mais peu importaient ces chances mauvaises ; ce qu'on voulait, c'était secouer la torpeur du faubourg et donner aux hésitants un exemple qui serait suivi.

Des troupes nombreuses, placées sous le commandement du général Marulaz, stationnaient à la Bastille. Au premier avis de cette tentative insurrectionnelle, trois compagnies du 19e léger, commandées par le chef de bataillon Pujol, remontèrent la rue du Faubourg Saint-Antoine avec ordre de vaincre toutes les résistances. A la vue de la force publique, la plupart des manifestants se retirèrent. Nous n'avons pas envie de nous sacrifier pour les vingt-cinq francs, disaient-ils en faisant allusion au salaire des députés. — Vous allez voir comment on meurt pour vingt-cinq francs, répondit Baudin[19]. Une quinzaine d'hommes seulement restèrent : parmi eux étaient huit représentants : c'étaient Baudin, Bruckner, de Flotte, Dulac, Maigne, Malardier, Schœlcher, Brillier.

Cependant les soldats s'approchaient en silence, et ils n'étaient plus qu'à une centaine de mètres de leurs adversaires. Baudin resta sur la barricade avec les quelques défenseurs qui n'avaient pas fui. Quant aux sept autres représentants, ils avancèrent vers le détachement, et s'adressant au capitaine qui était en tête de la troupe, lui firent signe de s'arréter, essayèrent d'ébranler sa résolution, lui rappelèrent la Constitution violée. a Taisez-vous, dit l'officier, je ne veux pas vous entendre. J'obéis à mes chefs : retirez-vous, ou je fais tirer. a Les Montagnards insistant, les armes furent apprêtées. Les fantassins se dirigèrent vers la barricade. Comme les représentants se tenaient en face d'eux, continuant leurs exhortations, ils les écartèrent, mais sans violence, et comme émus de telles extrémités. Les soldats et les représentants du peuple étaient presque les uns contre les autres, s'interpellant mutuellement, invoquant, les premiers la discipline, les seconds la légalité. Un incident précipita le dénouement. Le représentant Schœlcher ayant été touché par la baïonnette d'un militaire qui voulait l'éloigner, non le blesser, les combattants de la barricade crurent à une agression et firent feu. Un fusilier du 19e léger du nom de Sirot fut blessé mortellement. Aussitôt la troupe riposta, et deux des défenseurs de la barricade tombèrent pour ne plus se relever ; l'un était un jeune homme dont on n'a pas conservé le nom ; l'autre était Baudin, Baudin que la démocratie honora plus tard comme un martyr. Les survivants se dispersèrent : la barricade fut prise, et les troupes, s'engageant dans les rues de Cotte et Sainte-Marguerite, poursuivirent leur marche à travers le faubourg, silencieux, terrifié et impuissant[20].

Des conciliabules, sans résultat, la formation d'un comité insurrectionnel qui ne savait où se poser, une levée d'armes vaillante, mais désespérée, au quartier Saint-Antoine, tel était, le 3 décembre, vers dix heures du matin, l'état de la résistance.

Si décourageante que Rit cette situation, il y eut, dans cette journée du 3 décembre, comme un temps d'arrêt dans la fortune de Louis-Napoléon ; et on le vit bien à mesure que l'heure avançait.

A la vérité, les faubourgs s'obstinaient dans leur torpeur au faubourg Saint-Marceau ou a Belleville comme au faubourg Saint-Antoine, toutes les excitations se perdaient dans l'indifférence générale. — En revanche, les quartiers du centre manifestaient quelque irritation. Des attroupements se formaient près de la porte Saint-Denis. La nouvelle de la mort de Baudin éveillait les colères. Dans les rues Rambuteau, Saint-Martin, Grenéta, Beaubourg, Transnonain, du Temple, on commençait a ébaucher des barricades. Çà et là apparaissaient quelques hommes armés. On ne sentait aucune direction ni aucun plan d'ensemble, mais une série d'efforts individuels. A la stupeur de la veille avait succédé le désir de protester. Ce n'était pas encore une émeute, mais c'était déjà une sédition qui s'annonçait. On hésitait à se soulever, mais on répugnait à se soumettre. Laissons se fatiguer les soldats, murmurait-on dans les groupes, laissons-les s'user pendant deux ou trois jours, nous verrons ensuite. Dans les quartiers riches, à l'ouest de la ville, l'agitation n'était guère moindre, quoique se révélant sous une forme un peu différente. Vers midi, des rassemblements nombreux furent signalés place de la Bourse. Bientôt les boulevards se remplirent de monde. La foule était surtout compacte sur le boulevard Montmartre et à la hauteur de la Chaussée d'Antin. C'était une foule élégante, railleuse presque autant qu'irritée. Les propos dédaigneux contre le président circulaient. Les agents ou les complices du coup d'État étaient conspués : on ne voulait pas croire au succès d'une si folle entreprise : on rappelait tout ce qui, dans le passé du prince, prêtait au ridicule ou donnait une pauvre idée de son jugement. On s'efforçait d'ameuter l'esprit public contre Louis-Napoléon, comme si l'on eût voulu le tenir en échec, non en le combattant, mais en faisant le vide autour de lui.

Le président et ses amis n'étaient pas hommes à se faire illusion sur ces nouveaux symptômes. Ils sentaient autour d'eux, non la réprobation ouverte, mais l'isolement. Les visites étaient rares à l'Élysée : quelques adhésions arrivaient, mais timides et presque honteuses. Louis-Napoléon, qui, le 2 décembre, était sorti deux fois, ne se montra plus le jour suivant, comme s'il eût craint une froideur voisine de l'hostilité. La constitution du ministère était laborieuse. Contrairement à l'attente générale, le Moniteur du 3 décembre ne fit point connaître encore les membres du nouveau cabinet. Les dévouements se réservaient, et les honneurs, qu'on devait bientôt poursuivre au prix de tant d'intrigues, semblaient alors plus périlleux qu'enviables. Une commission consultative avait été créée, et les noms en avaient été publiés : mais plusieurs protestaient déjà contre cette dignité qui leur semblait une injure, et l'autorité, pour ne pas proclamer son propre discrédit, était réduite à ne pas enregistrer les protestations. Si l'on en croit les historiens les plus favorables au prince, certains personnages offrirent leur appui, le refusèrent, puis l'offrirent encore, suivant que les bruits de résistance s'accréditaient ou s'affaiblissaient[21].

Vers le déclin du jour, l'agitation grandit. Un arrêté du général Saint-Arnaud décida que tout individu pris construisant une barricade ou les armes à la main serait fusillé. Le préfet de police, de son côté, annonça que tous les rassemblements seraient dispersés par la force. Ces rigueurs semblèrent inspirer plus d'irritation que de crainte. En dépit de la police, de nombreux appels aux armes étaient placardés. Les uns étaient écrits à la main ; les autres, malgré tous les obstacles, avaient pu être imprimés : c'était une proclamation de Victor Hugo mettant Bonaparte hors la loi ; c'était une proclamation à l'armée ; c'étaient des adresses des journalistes, du comité central des corporations, de la Société des proscrits. On faisait circuler un prétendu arrêt de la haute Cour, qui déclarait Bonaparte prévenu de trahison et convoquait le haut jury national[22]. En outre, les fausses nouvelles abondaient, et elles étaient accueillies avec d'autant plus de crédulité qu'elles étaient plus défavorables au prince : certaines villes, comme Reins, étaient, disait-on, au pouvoir du peuple et se disposaient à envoyer leurs contingents au secours de Paris. Impressionné à l'excès par les rapports de ses agents, M. de Maupas adressait au ministère de l'intérieur des dépêches alarmées. Il signalait quelques tentatives de rébellion aux abords de l'École de médecine : il craignait un coup de main sur Mazas : il redoutait même une agression contre la préfecture de police[23]. Sur les boulevards, les patrouilles et les charges de cavalerie dispersaient les rassemblements, mais ils se reformaient presque aussitôt dans les contre-allées. Enfin, dans le quartier du Temple, rue Rambuteau, rue Beaubourg, les barricades, commencées le matin, s'étaient accrues et fortifiées. Là, à la vérité, la répression ne se fit point attendre. Le général Herbillon, qui commandait à l'Hôtel de ville, se dirigea, avec le 9e bataillon de chasseurs à pied et une batterie d'artillerie, vers le lieu de la sédition et renversa tous les obstacles qui se trouvaient sur son passage. Plus tard, les barricades s'étant relevées rue Beaubourg, le colonel Chapuis, avec un bataillon du 3e de ligne, fit dans la soirée une nouvelle reconnaissance. De nouveau, les obstacles furent vaincus, mais ce ne fut pas sans résistance ; un feu très vif fut dirigé contre la troupe : les barricades prises, plusieurs de ceux qui les défendaient furent fusillés sur place[24].

Les membres du Comité de résistance, toujours traqués et toujours voyageurs, avaient, au fond de leurs asiles successifs, recueilli les bruits divers qui couraient dans la ville. Ils s'étaient réunis vers cinq heures chez M. Landrin, rue des Moulins : ils se réunirent plus tard chez M. Marie. Ils avaient rédigé divers décrets qui frappaient Louis- Napoléon de déchéance, décernaient à Baudin les honneurs du Panthéon, abolissaient les octrois, levaient l'état de siège. Le désaccord continuait à régner parmi eux, les uns polissant à une lutte à outrance, les autres voulant seulement qu'on fît le vide autour du président et qu'on attendît[25]. C'est au milieu de ces délibérations confuses qu'étaient survenues les nouvelles plus favorables. Ces nouvelles qui contrastaient avec celles de la veille avaient ranimé l'espérance dans les cœurs. L'illusion aidant, quelques-uns s'abandonnèrent presque à la pensée d'un succès prochain[26]. — Pendant ce temps, le pouvoir concertait ses mesures pour vaincre dans la journée du lendemain la résistance qui s'annonçait.

 

IV

Dans la soirée du 3 décembre, à l'heure même où les membres du comité insurrectionnel s'abandonnaient à un passager espoir, le général Magnan faisait évacuer tous les petits postes et donnait à tous les régiments l'ordre de rentrer dans leurs quartiers. Je livre Paris aux insurgés, écrivait-il au préfet de police : je les laisse faire des barricades. Demain, s'ils sont derrière leurs pavés, je leur donnerai une leçon. Il faut en finir et rendre la sécurité à la ville. Demain tous les rassemblements seront dispersés par la force, les barricades battues par l'artillerie. Comme M. de Maupas redoutait les dangers d'une retraite si complète, comme il insistait pour que quelques troupes gardassent les quartiers du centre : Vos instances, répondait le général en chef, ne changent rien ma détermination. Les troupes seront à leur position de combat à dix heures, pas avant. Je veux leur donner du repos : je veux surtout donner à l'insurrection le temps de se développer si elle l'ose : c'est le seul moyen d'en finir avec elle[27].

Ce plan auquel le général Magnan s'attachait avec une obstination si arrêtée n'était pas nouveau dans l'histoire de nos luttes civiles. En juin 1848, Cavaignac n'avait pas procédé autrement. Aux objections de la commission exécutive, il avait répondu, lui aussi, comme le général Magnan à M. de Maupas : Je ne veux ni fatiguer mes soldats, ni surtout les laisser s'énerver dans de longues attentes. Sans doute, la résistance partielle et les hostilités indécises du 3 décembre ne pouvaient se comparer à la terrible guerre civile de 1848. Pourtant toute sédition qui se prolonge acquiert par cela même de la force. Qu'arriverait-il si une légion de garde nationale parvenait à prendre les armes, si la fidélité de quelque détachement était ébranlée, si le sentiment de la légalité s'éveillait enfin dans les aines jusque-là engourdies ? La prudence conseillait une énergique répression. Ou assure que, dans un conseil tenu à l'Élysée à une heure assez avancée de la soirée, ces vues furent définitivement adoptées.

Le lendemain 4 décembre, lorsque la capitale s'éveilla, l'appareil de la force publique, si formidable les jours précédents, avait donc subitement disparu. Même dans les quartiers les plus travaillés par les fauteurs de la résistance, on n'apercevait ni un peloton de cavalerie, ni un détachement d'infanterie. Seules, quelques patrouilles de sergents de ville parcouraient les rues et s'efforçaient, avec plus de zèle que de succès, de procéder à quelques arrestations. Les auteurs du coup d'État, si vigilants jusqu'ici, avaient-ils renoncé à leur dessein ? On eût pu le croire si une proclamation du préfet de police, affichée à profusion dès la première heure, n'eût laissé pressentir les répressions prochaines. Habitants de Paris, disait M. de Maupas, il est des mesures que la sécurité publique commande... L'état de siège est décrété : le moment est venu d'en appliquer les conséquences rigoureuses. Un arrêté suivait, qui interdisait la circulation des voitures publiques et bourgeoises, et qui annonçait que tous les groupes seraient dispersés sans sommation. Que les citoyens paisibles restent à leur logis, ajoutait le préfet de police avec une insistance significative : il y aurait péril sérieux à contrevenir aux dispositions arrêtées.

Si clair que fût cet avertissement, les meneurs de la sédition, enhardis par la trompeuse inactivité du pouvoir, redoublèrent d'efforts pour entraîner les masses jusque-là impassibles ou hésitantes. Dans l'espace compris entre le boulevard, la rue Montmartre, la rue Rambuteau, la rue du Temple, des barricades s'élevèrent plus nombreuses et surtout plus solides que la veille. Les plus importantes furent construites rue Saint-Denis, rue du Petit-Carreau, rue Rambuteau, rue Montorgueil. D'autres surgirent rue Tiquetonne, rue des Jeûneurs, rue Transnonain, rue Aumaire, rue Grenéta. Au delà de la ligne des boulevards, on en entreprit quelques-unes aux abords de la cinquième mairie et jusque près des rives du canal Saint-Martin. Les perquisitions à domicile fournirent des armes, et ceux-là mêmes qui répugnaient à descendre dans la rue s'empressèrent de donner leur fusil en signe de leur bonne volonté. A la vérité, le nombre des combattants actifs était peu considérable : d'après les calculs les plus accrédités, il ne s'éleva guère au-dessus de mille à douze cents hommes : mais tous étaien intrépides et décidés. — Dix heures sonnèrent : c'était l'heure que le général Magnan, dans ses dépêches à M. de Maupas, avait fixée lui-même pour la mise en mouvement des troupes. Cependant nul régiment ne parut. Cette inaction affermissant les espérances, les barricades se multiplièrent : on en commença jusque sur les boulevards, à quelques mètres de la porte Saint-Denis et à hauteur du théâtre du Gymnase. La mairie du Ve arrondissement fut prise. Les sergents de ville, qui, à cette heure encore, représentaient seuls la force publique, étaient partout débordés : les commissaires, surpris autant qu'alarmés, demandaient avec instance des renforts au préfet de police, qui désapprouvait une si longue temporisation, et qui, partageant les craintes de ses agents, dissimulait à peine ses inquiétudes. — Vers midi, l'agitation se propageant gagna le boulevard Montmartre, le boulevard des Italiens, et s'étendit jusque dans les quartiers les plus somptueux de la capitale. A l'angle de la rue Taitbout et au coin de la Chaussée d'Antin, les rassemblements dispersés dans la soirée précédente se reformèrent. Ils étaient composés moins d'hommes du peuple que de jeunes gens à la mise élégante. Dans les rangs de cette foule plus frondeuse que redoutable, les fausses nouvelles circulaient avec plus de persistance encore que la veille. A Rouen, disait-on, la garnison fraternisait avec le peuple ; Lyon et Marseille avaient prononcé la déchéance de Louis-Napoléon ; le général Neumayer marchait sur Paris ; les généraux Bedeau, Changarnier, Lamoricière avaient été délivrés et étaient au faubourg Saint-Antoine ; la haute Cour se tenait en permanence à Versailles. Ces rumeurs étaient accueillies par des lazzi ou par des applaudissements. C'est ainsi qu'au petit groupe des combattants armés qui s'apprêtaient à se défendre derrière leurs barricades se mêlaient les malveillants, les désœuvrés, les simples curieux, masse compacte que le pouvoir laissait à dessein grandir afin de l'écraser d'un seul coup.

Toutes choses étant ainsi à point, les troupes, vers une heure, s'ébranlèrent. Elles étaient refaites par un long repos : de l'aveu même des historiens les plus favorables au coup d'État, leur zèle avait été stimulé par des largesses plus qu'ordinaires[28]. En outre, on ne cessait de leur redire qu'elles avaient à réparer l'humiliante défaite du 24 février ; et cette idée, répandue avec une persistance calculée, avait surexcité les âmes des soldats et surtout des sous-officiers au point d'altérer leurs sentiments habituels de généreuse modération. L'armée de Paris se composait, on s'en souvient, de trois divisions, les divisions Renault, Levasseur et Carrelet. La division Renault était chargée de garder la rive gauche, et, ces quartiers étant demeurés assez paisibles, sa tâche fut aisée. Tout autre était le rôle des divisions Levasseur et Carrelet. Ces deux divisions, formées, la première des trois brigades Herbillon, Marulaz et Courtigis, la seconde des cinq brigades Bourgon, de Cotte, Canrobert, Reybell et Dulac, ces deux divisions, dis-je, devaient, en partant de points différents, décrire un mouvement convergent, se rapprocher des quartiers du centre, les cerner, les envelopper comme dans un réseau de fer, y pénétrer ensuite par grandes niasses, détruire tous les obstacles, décourager par une répression impitoyable toute résistance ultérieure. L'effectif considérable des troupes, leurs dispositions morales, tout présageait un prompt succès. Que les insurgés, disait le général Magnan, acceptent franchement le combat, et en deux heures je suis sûr de les vaincre.

Rien ne retarda l'exécution de ce plan. — La brigade Bourgon, descendant de la caserne de la Nouvelle-France, déboucha la première sur le boulevard par la rue du Faubourg Poissonnière : elle tourna à gauche, attaqua en passant les barricades de la rue Saint-Denis et dégagea le boulevard jusqu'au Château-d'Eau : elle s'engagea un peu plus tard dans la rue du Temple et la balaya, ainsi que les petites rues voisines, jusqu'à la rue Rambuteau. — Pendant ce temps, les brigades de Cotte et Canrobert, précédées et suivies des huit escadrons de lanciers de la brigade Reybell, se massaient sur le boulevard des Italiens et atteignaient à leur tour le boulevard Poissonnière. Là, le général de Cotte lança l'un de ses régiments, le 72e de ligne, contre une formidable barricade qui s'élevait rue Saint-Denis. Sur ce point, la lutte fut sérieuse et meurtrière. Le lieutenant-colonel Loubeau fut tué ; le colonel Quilico fut blessé ; et trente à quarante hommes furent mis hors de combat. L'action dura plus d'une heure : l'arrivée d'un bataillon du 15e léger qui venait de prendre les barricades de la rue du Petit-Carreau mit fin à la résistance et obligea les émeutiers à la retraite. Quant au général Canrobert, une fois arrivé au boulevard Poissonnière, il s'était dirigé vers le faubourg Saint-Martin et, après plusieurs escarmouches assez vives, l'avait dégagé jusqu'aux abords du canal.

Pour que la soumission fût complète, il fallait que les quartiers du centre, foyer de l'insurrection, fussent attaqués non seulement par le nord, c'est-à-dire du côté du boulevard, mais encore par l'est et par le sud. Cette seconde partie du plan du général Magnan ne fut pas moins bien exécutée que la première. — Les régiments de la brigade Dulac, massés à la pointe Saint-Eustache, quittèrent vers deux heures leur position et balayèrent la rue Rambuteau. — La brigade Herbillon, postée à l'Hôtel de ville, pénétra dans la rue Aumaire et la rue Saint-Martin. — La brigade Marulaz, établie sur la place de la Bastille, s'avança jusque dans la rue Saint-Denis. — Enfin, la brigade Courtigis, descendant de Vincennes, contint le faubourg Saint-Antoine qui, demeuré impassible la veille, commençait à manifester quelque agitation. A cinq heures, la résistance était vaincue. Bon nombre d'insurgés avaient été tués : quant aux survivants, débordés de tous côtés, noyés dans le flot des bataillons qui surgissaient de tontes parts, ils n'avaient d'autre ressource que de fuir ou de se cacher.

Le soir, quelques-uns des républicains, parmi les plus déterminés, essayèrent cependant un dernier effort. A huit heures, comme les ténèbres couvraient depuis longtemps la ville, ils sortirent des retraites où, depuis la déroute de leurs amis, ils s'étaient cachés et, se dérobant aux patrouilles qui parcouraient la cité, entreprirent de relever quelques barricades rue Montorgueil. Ils avaient éteint les réverbères, afin de dissimuler leur travail. Parmi ces combattants de la dernière heure se trouvait Denis Dussoubs, frère du représentant de la Haute-Vienne, Gaston Dussoubs. Le colonel du 51e de ligne, M de Lourmel, averti de cette suprême tentative, dirigea aussitôt vers la rue Montorgueil plusieurs compagnies d'élite sous la conduite du commandant Jeannin. Les barricades étaient défendues par une centaine d'hommes. On assure que, comme les soldats approchaient, Dussoubs s'avança vers eux et, par ses discours, essaya de les ébranler. Le commandant, attristé, dit-on, de tant de sang versé, le conjura de se retirer, de renoncer à une résistance inutile. Dussoubs retourna vers les siens et, la troupe ayant fait feu, tomba frappé à mort[29]. Après une résistance désespérée, les barricades furent prises. Parmi les insurgés, quarante furent tués sur place, les autres furent faits prisonniers[30].

Louis-Napoléon était victorieux. Il devait sa victoire à la solidité de son armée. Pourquoi faut-il ajouter qu'il la devait aussi aux impitoyables rigueurs d'une répression sans merci ? Un épisode douloureux, longtemps tenu dans l'ombre et aujourd'hui encore enveloppé d'obscurité, avait marqué cette journée du 4 décembre. On sait que, pour gagner leur poste de combat, c'est-à-dire les quartiers Saint-Denis et Saint-Martin, les brigades de Cotte, Canrobert, Reybell avaient traversé entre deux et trois heures la longue ligne des boulevards. De nombreux promeneurs sillonnaient les trottoirs : sur certains points, les groupes étaient tellement compacts qu'ils rendaient la circulation presque impossible : en outre, les fenêtres étaient garnies de curieux. Les dispositions générales étaient peu favorables au coup d'État ; on entendait les cris : Vive la République ! Vive la constitution ! A bas les prétoriens ! La troupe, à qui l'on avait répété depuis plusieurs mois qu'elle avait à se venger du peuple de Paris, s'irritait de ces clameurs malveillantes. Déjà, sur le boulevard des Italiens, les lanciers avaient chargé les rassemblements les plus hostiles[31]. A trois heures de l'après-midi, le bruit du canon et de la fusillade retentissait dans la direction de la porte Saint-Denis : c'étaient la brigade Bourgon et aussi une portion de la brigade de Cotte, qui, déjà arrivées dans les quartiers insurgés, attaquaient les barricades. Que se passa-t-il en ce moment parmi les régiments qui étaient encore en marche sur les boulevards Montmartre et Poissonnière ? Des coups de feu furent-ils dirigés des maisons sur la troupe ? Cela paraît peu contestable, quoique la plupart des propriétaires des habitations soupçonnées aient protesté et que leurs protestations aient été reconnues fondées[32]. Ce qui est, hélas ! certain, c'est que les soldats, exaspérés par les cris provocateurs qui les avaient assaillis jusque-là, croyant à une attaque perfide et préméditée, cédant à une de ces terreurs paniques assez ordinaires dans les guerres de rues, se mirent tout à coup à tirer au hasard sur les promeneurs, contre les portes, contre les fenêtres. Ce fut une épouvantable confusion. Les passants se précipitaient dans les magasins ou se réfugiaient dans les rues latérales : les fantassins s'introduisaient dans les maisons, voyant partout des ennemis et menaçant de tout exterminer : une pièce de canon fut même braquée sur l'hôtel Sallandrouze, au boulevard Montmartre. Cette fusillade atroce autant qu'insensée dura, dit-on, près d'un quart d'heure[33]. Le soir, dans les creux au pied des arbres des boulevards, apparaissaient de larges flaques de sang. De nombreux cadavres gisaient sur l'asphalte ou avaient été recueillis sous les portes : en face de l'hôtel Sallandrouze, on en voyait vingt-cinq ou trente étendus : c'étaient pour la plupart des curieux inoffensifs, des gens désarmés ; parmi eux était une femme. A une heure avancée de la nuit, quelques coups de feu isolés retentissaient encore par intervalles, dernier témoignage de l'aveugle excitation des soldats.

 

V

Cette répression rigoureuse terrifia les âmes au point d'anéantir toute velléité de résistance. Le lendemain 5 décembre, plusieurs barricades furent encore ébauchées, notamment barrière Rochechouart, à la Croix-Rouge, à la Chapelle-Saint-Denis : les troupes les enlevèrent sans rencontrer d'obstacles sérieux. La ville était sillonnée par les patrouilles : dans les quartiers du centre, des grenadiers occupaient les maisons aux angles des rues, prêts à faire feu au moindre signe d'hostilité : des ouvriers, requis par la préfecture de police, repavaient les chaussées ou réparaient sur les boulevards les devantures endommagées des magasins. Vers le milieu du jour, la circulation ayant été rétablie, les Parisiens sortirent de leurs demeures et se dirigèrent vers les lieux témoins des derniers événements. Un sentiment général dominait, celui de la curiosité. Quelques-uns, mais en petit nombre, manifestaient leur approbation. D'autres murmuraient contre le coup de force qui venait de s'accomplir : mais les plaintes elles-mêmes étaient rares et ne se formulaient qu'à voix basse : car l'appareil menaçant de la force publique, les escouades de sergents de ville qui dispersaient les groupes les plus inoffensifs, les traces sanglantes qui apparaissaient encore sur certains points des boulevards, le souvenir tout récent du rude châtiment de la veille, tout démontrait le danger, non seulement de la rébellion armée, mais de toute protestation qui ne se serait pas contenue.

Quel fut durant ces trois journées de décembre le nombre des blessés et des morts ? L'armée eut 25 tués et 184 blessés[34]. Quant à la population civile, les divers chiffres produits concordent si peu entre eux qu'il est impossible d'arriver à une supputation exacte. Le 15 décembre, dans un rapport au président de la République, le préfet de police parla de 183 personnes tuées et de 115 blessés : Ce chiffre officiel et incontestable résulte, dit le préfet de police, des plus minutieuses enquêtes[35]. L'un des historiens les plus favorables au coup d'État, écrivant presque aussitôt après les événements, a affirmé de son côté que le nombre des morts était de 191, et celui des blessés de 87 : Ces renseignements sont empruntés, dit-il, à un état dressé par M. Trébuchet, chef du bureau de la salubrité à la préfecture de police[36]. Comme le lecteur le remarquera, ces deux évaluations, qui semblent puisées à la même source, ne diffèrent guère entre elles, et, à défaut d'autre élément d'information, on pourrait les accepter comme l'expression de la vérité. Mais un autre document, publié huit mois plus tard, déconcerte tous les calculs. Le Times, qui accueillait alors avec faveur les rumeurs hostiles à Louis-Napoléon, crut pouvoir affirmer, dans son numéro du 28 août 1852, que 1.200 personnes avaient été tuées ou blessées dans la catastrophe du boulevard[37]. Aussitôt le Moniteur répondit à cette accusation, et voici en quels termes : Tout le monde le sait, le relevé officiel porte le nombre des personnes tuées pendant l'insurrection à 380... Quant aux personnes blessées accidentellement, leur nombre s'élève à huit ou dix à peine[38]. Où le Moniteur a-t-il puisé ces chiffres, si différents de ceux produits par la préfecture de police ? En présence de données si contradictoires, toute affirmation serait téméraire. Quelle que soit l'exacte vérité, il est malheureusement certain que cette liste funèbre se compose en partie, non d'insurgés, mais de curieux inoffensifs atteints le 4 décembre par l'aveugle fusillade des soldats.

Si, après un écrasement si complet, les républicains avaient encore conservé quelque espoir de revanche, les arrestations opérées les jours suivants les désorganisèrent au point de les anéantir. Journalistes, anciens constituants, membres des sociétés secrètes, tous tombèrent sous la main de la police. D'après les témoignages les moins suspects d'exagération, le nombre des personnes arrêtées dépassa bientôt deux mille[39]. C'étaient presque tous des démagogues. Les autres partis ne fournirent à la proscription qu'un mince contingent. Quant au Comité de résistance, il avait, depuis trois jours, changé dix-sept fois d'asile[40]. Il tint, dit-on, le 6 décembre, une dernière réunion place de la Madeleine. Dans ce conciliabule suprême, on rechercha si quelque chance de fortune subsistait encore. D'un avis unanime, la résistance fut jugée désormais impossible. Tous se séparèrent et ne songèrent plus qu'à assurer leur salut.

Paris une fois pacifié, le général Saint-Arnaud, dans une proclamation aux soldats, les remercia solennellement de ce qu'ils avaient préservé le pays de l'anarchie et du pillage, et de plus, ajoutait le ministre, de ce qu'ils avaient sauvé la République. De son côté, le général Lavœstine, qui avait été récemment appelé au commandement de la garde nationale et qui n'avait eu d'autre rôle que de la retenir dans l'inaction, crut devoir rendre grâce aux légions de ce qu'elles avaient fait céder l'élan de leur patriotisme à l'obéissance qui leur était demandée. Enfin le président, dans une adresse aux Français, se félicita du rétablissement de la paix publique : il prit soin de répéter, d'ailleurs, que la nation serait consultée, et qu'il respecterait l'arrêt du peuple, quel qu'il fut.

Quel serait cet arrêt du peuple ? Tout faisait prévoir que le pays, tant par lassitude des troubles que par impossibilité de trouver ailleurs une solution, se donnerait à son nouveau maître. Une incertitude restait pourtant. Les amis du prince avaient lieu de craindre, non que le suffrage universel rejetât le nouveau pouvoir, mais qu'il ne lui apportât qu'une demi-consécration. Il y avait lieu de redouter surtout que, les abstentions se multipliant, le régime issu du 2 décembre parût supporté plutôt qu'accepté. Dans cette conjoncture, sinon dangereuse, au moins délicate, la fortune n'abandonna pas Louis-Napoléon. Elle mettait alors autant de complaisance à le grandir qu'elle mit plus tard d'acharnement à l'abaisser. Vers le G décembre, d'étranges rumeurs commencèrent à courir dans la capitale. Dans le Centre, dans le Midi, disait-on, les socialistes, à la nouvelle du coup d'État, s'étaient soulevés. On parlait de spoliations, de villes livrées au pillage, de hordes parcourant les campagnes, d'assassinats commis avec des raffinements inouïs. Ces rumeurs étaient, hélas ! fondées. C'est à cette insurrection provinciale que nous consacrerons le dernier livre de cette histoire. Elle mérite à un double titre d'être racontée : d'abord parce qu'elle est un des épisodes les plus curieux et les plus lamentables de nos fastes révolutionnaires ; en second lieu, parce qu'elle assura et compléta le triomphe de Bonaparte, en rejetant vers lui comme dans les bras d'un sauveur les masses inquiètes et effarées.

 

 

 



[1] M. DE MAUPAS, Mémoires, t. Ier, p. 301.

[2] M. DE MAUPAS, Mémoires, t. Ier, p. 309, note.

[3] SCHOELCHER, les Crimes de décembre, t. Ier, p.49 (édit. de Bruxelles).

[4] Procès-verbaux de police.

[5] Rapports de police.

[6] SCHOELCHER, les Crimes de décembre, t. Ier, p. 53.

[7] Rapports de police.

[8] M. DE MAUPAS, Mémoires, t. Ier, p. 329.

[9] M. DE MAUPAS, Mémoires, t. Ier, p. 339.

[10] M. DE MAUPAS, Mémoires, t. Ier, p. 340.

[11] Rapports de police.

[12] Pierre LEFRANC, le Coup d'État, p. 158 et 159.

[13] Biographie et correspondance de Léon FAUCHET, t. Ier, p. 143.

[14] BARROT, Mémoires, t. IV, p. 122.

[15] Récits faits par le représentant FAVREAU et par le représentant MONET à la séance de la mairie du Xe arrondissement. — Relation manuscrite par M. DU COETLOSQUET, représentant de la Moselle.

[16] M. DE MAUPAS, Mémoires, t. Ier, p. 376.

[17] Le docteur VÉRON, Mémoires d'un bourgeois de Paris, t. V, p. 247.

[18] V. HUGO, Histoire d'un crime, t. Ier, p. 52-60, 147 et suiv. — SCHOELCHER, les Crimes de décembre, t. Ier, p. 183 et suiv. — Xavier DURIEU, le Coup d'État de Louis Bonaparte, p. 23 et suiv. — Charles BESLAY, Mes souvenirs, p. 241.

[19] SCHOELCHER, les Crimes de décembre, t. Ier, p. 204.

[20] SCHOELCHER, les Crimes de décembre, t. Ier, p. 190-206. — Rapport du général Magnan, sur les événements de décembre 1851.

[21] VÉRON, Mémoires d'un bourgeois de Paris, t. V, p. 258.

[22] La haute Cour n'avait rendu qu'un arrêt à fin d'information. (Voir supra, § 2, in fine.)

[23] M. DE MAUPAS, Mémoires, t. Ier, p. 432 et suiv.

[24] Le général MAGNAN, Rapport sur les événements de décembre 1851. — M. DE MAUPAS, Mémoires, t. Ier, p. 438 et 439.

[25] Victor HUGO, Histoire d'un crime, t. Ier, p. 257 et suiv.

[26] Le 3 décembre, de sept heures à minuit, tout mon espoir m'était revenu. (Xavier DURIEU, le Coup d'État de Louis Bonaparte, p. 36.)

[27] Lettres du général Magnan à M. de Maupas (M. DE MAUPAS, Mémoires, t. IV, p. 447 et 448.)

[28] GRANIER DE CASSAGNAC, Histoire de la présidence et du rétablissement de l'empire, t. II, p. 431. — M. DE MAUPAS, Mémoires, t. Ier, p. 301.

[29] SCHOELCHER, les Crimes de décembre, t. Ier, p. 373.

[30] MAGNAN, Rapport sur les événements de décembre 1851.

[31] DE MAUDUIT, Révolution militaire du 2 décembre, p. 127 (édit. de 1869).

[32] Voir la Patrie du 9 décembre et le Constitutionnel des 6 et 7 décembre.

[33] Récit de M. Jesse (Times, 13 décembre).

[34] Rapport du général MAGNAN sur les événements de décembre. — Souvenirs du général Fleury, t. Ier, p. 183.

[35] Rapport du préfet de police sur les événements de décembre (M. DE MAUPAS, Mémoires, t. Ier, p. 509.)

[36] MEYER, Histoire du 2 décembre, p. 170.

[37] Times, 28 août 1852.

[38] Moniteur du 30 août 1852.

[39] A la date du 15 décembre, les arrestations publiques s'élevaient, dit M. de Maupas, à 2.133. (Mémoires, t. Ier, p. 578.)

[40] Victor HUGO, Histoire d'un crime, t. II, p.12.