HISTOIRE DE LA SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

1848 - 1852

TOME PREMIER

 

LIVRE NEUVIÈME. — LA CONSTITUTION.

 

 

I

La Constitution était l'objet principal du mandat de l'Assemblée. Dès le mois de mai, elle avait nommé une commission pour préparer cette œuvre. Formée après plusieurs scrutins, cette commission avait été recrutée dans tous les groupes parlementaires : seule la fraction légitimiste en avait été écartée. MM. Armand Marrast, Martin de Strasbourg, Coqueret, Thouret, Dornès, Vaulabelle, Pagès (de l'Ariège), Woirhaye y figuraient le parti aux affaires depuis le 24 février. Le socialisme y avait été introduit avec M. Considérant. L'élément ouvrier y était représenté par M. Corbon. Une large part avait été faite aux députés des anciennes Chambres ; car MM. de Tocqueville, Dufaure, Barrot, Vivien, Dupin, de Beaumont allaient siéger à côté des républicains de la veille. Enfin, M. de Cormenin, populaire par ses pamphlets contre le régime de Juillet, et M. de Lamennais, illustre entre tous dans la presse, avaient semblé tout naturellement désignés pour préparer la loi fondamentale de l'État. De dix-huit membres, la commission fut plus tard réduite à quinze. M. de Lamennais, esprit altier, inquiet, solitaire, peu susceptible de collaborer à une œuvre commune, donna sa démission : M. de Cormenin jugea ingénieux de railler dans un pamphlet le projet de ses collègues : Dornès enfin, atteint d'un coup de feu pendant l'insurrection de Juin, mourut de sa blessure.

La première réunion eut lieu le 19 mai. M. Odilon Barrot proposa tout d'abord d'adopter une méthode contraire à celle qu'avaient suivie jusque-là les faiseurs de constitution. — Au lieu de commencer par créer les grands pouvoirs publics, commençons, dit-il, par organiser fortement la commune, qui n'est que la famille agrandie ; de la commune passons au canton, du canton au département. Imitons ces architectes avinés qui donnent aux constructions des fondations solides avant d'en poser le sommet. Nos institutions communales et départementales sont réglées par les lois despotiques du Consulat et de l'Empire : comment établir la liberté en haut quand le despotisme est en bas ? Comment les citoyens pourront-ils débattre efficacement les grandes affaires s'ils n'y ont été accoutumés par le maniement des affaires locales ? Que l'organisation du pouvoir central soit le couronnement, non le début de notre œuvre. — A ces raisons fortement appuyées par M de Lamennais et M. de Tocqueville, les docteurs de la centralisation répondirent en invoquant l'unité nationale, les traditions de l'esprit français, les craintes de retour aux influences de castes. La vérité, c'est que M. Barrot, si sage que fût sa motion, ne proposait rien moins qu'une refonte générale du droit public et des lois administratives, entreprise immense et à laquelle l'heure n'était guère propice. A une forte majorité, la commission se refusa à étendre son mandat et résolut de se restreindre à l'organisation des grands pouvoirs.

La tâche ainsi limitée, on emprunta aux Constitutions de la première République, à la Constitution des États-Unis, aux Chartes de 1814 et de 1830 quelques-uns de leurs éléments. On proclama les libertés fondamentales du citoyen ; on organisa le pouvoir législatif ; on détermina les attributions du pouvoir exécutif et de l'autorité judiciaire ; on réglementa le droit de révision. Le 17 juin, le premier travail était rédigé, et le lendemain, M. Marrast, élu rapporteur, en donnait lecture à l'Assemblée. Cependant, il avait été décidé que ce travail, à raison de son importance exceptionnelle, ne serait pas livré aussitôt à la discussion publique, mais serait renvoyé aux bureaux qui nommeraient chacun un délégué pour l'examiner contradictoirement avec la commission. Parmi les délégués nommés, on remarqua M. Berryer, M. Thiers, M. de Parieu, M. Duvergier de Hauranne, M. Crémieux. Leurs observations entendues, la rédaction définitive fut arrêtée. Ce dernier projet, précédé d'un long exposé de motifs, fut déposé le 30 août par M. Marrast sur le bureau de l'Assemblée. Il y a lieu d'en faire connaître dès à présent l'économie générale, car il devait être adopté sans modifications importantes et devenir de la sorte la loi constitutionnelle du pays.

La démocratie française est prolixe. Ce n'est pas le pire de ses défauts. L'œuvre était précédée d'un préambule. On y lisait qu'en adoptant la forme républicaine, la France s'est proposé pour but de conserver dans le monde l'initiative du progrès et de la civilisation, d'assurer une répartition de plus en plus équitable des charges et des avantages de la société entre les citoyens, et de les faire parvenir tous sans nouvelle commotion à un degré toujours plus élevé de moralité, de lumière et de bien-être. On ne négligeait pas d'ajouter que la République française est démocratique, une, indivisible ; qu'elle a pour dogme la liberté, l'égalité, la fraternité. Les plus sages conseils étaient prodigués. Les citoyens doivent aimer la patrie, servir la République, la défendre même au prix de leur vie, participer aux charges de l'État en raison de leur fortune ; ils doivent s'assurer par le travail des moyens d'existence, et, par la prévoyance, des ressources pour l'avenir ; ils doivent concourir au bien-être commun en s'entr'aidant fraternellement les uns les autres. Si les citoyens contractent des devoirs envers la République, la République n'a pas de moindres obligations vis-à-vis des citoyens. La République, disait l'article 8 du préambule, doit protéger le citoyen dans sa personne, sa famille, sa religion, sa propriété, son travail, et mettre à la portée de chacun l'instruction indispensable à tous les hommes : elle doit l'assistance aux citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans les limites de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des moyens d'existence à ceux qui sont hors d'état de travailler. On remarquera la rédaction un peu équivoque de cette dernière phrase. Le premier projet reconnaissait explicitement le droit au travail, c'est-à-dire le droit qu'a tout homme de vivre en travaillant. Sur les réclamations des bureaux, le droit au trayait avait été remplacé par le droit à l'assistance, sorte de droit vague et indéterminé qui paraissait moins effrayant aux hommes d'ordre et laissait pourtant aux socialistes quelque espérance.

A ce préambule succédait l'énumération des droits civiques garantis par la Constitution. On proclamait l'inviolabilité du domicile et de la propriété, l'abolition de l'esclavage et de la peine de mort en matière politique, la liberté individuelle, la liberté religieuse, la liberté de la presse, la liberté d'enseignement, la liberté du travail et de l'industrie. A la suite de ce préambule et de cette déclaration des droits, les auteurs du projet se croyaient encore tenus à annoncer solennellement que tous les pouvoirs publics émanaient du peuple ; qu'ils ne pouvaient être délégués héréditairement ; que la séparation des pouvoirs était la première condition d'un gouvernement libre. C'est seulement après cette série de maximes sentimentales et d'aphorismes politiques qu'on se décidait à aborder le domaine de la législation pratique et positive.

Trois pouvoirs étaient établis : le pouvoir législatif, le pouvoir exécutif, le pouvoir judiciaire.

Le pouvoir législatif était confié à une assemblée unique, composée de 750 membres, élus par le suffrage universel et au scrutin secret. Cette assemblée était permanente ; elle avait cependant la faculté de s'ajourner, à la condition de désigner une commission de vingt-cinq membres chargée de la convoquer en cas de besoin. Les représentants étaient nommés pour trois ans, étaient toujours rééligibles, recevaient une indemnité, étaient couverts par le privilège de l'inviolabilité parlementaire. Les incapacités et les incompatibilités devaient être déterminées par une loi spéciale. Sauf le cas de déclaration d'urgence, aucun projet ne pouvait être converti en loi s'il n'avait subi l'épreuve de trois délibérations successives à dix jours d'intervalle.

Le pouvoir exécutif était délégué à un président de la République élu, comme les représentants du peuple, par le suffrage universel. En un seul cas, le droit de nomination appartenait à l'Assemblée, c'était celui où aucun des candidats n'aurait obtenu plus de la moitié des suffrages exprimés : à l'Assemblée était alors conférée la faculté de choisir entre les cinq candidats qui auraient obtenu le plus de votes. La durée du mandat du président était de quatre années. A l'inverse des représentants, il n'était pas immédiatement rééligible. Ses pouvoirs étaient, en un certain sens, moins étendus que ceux d'un roi constitutionnel : s'il disposait de la force publique, il ne pouvait la commander en personne ; il n'était pas armé vis-à-vis du Corps législatif du droit de dissolution ; il n'avait pas la faculté de suspendre ou de retarder la promulgation de la loi ; enfin, il n'était pas inviolable. Mais, d'un autre côté, il puisait dans l'investiture populaire une autorité immense, et s'il était responsable, l'action en responsabilité était tellement difficile à exercer qu'il y avait lieu de craindre qu'elle ne fût illusoire.

Quant au pouvoir judiciaire, il était réservé à une loi spéciale d'en déterminer les détails d'organisation. La Constitution se contentait de proclamer l'inamovibilité de la magistrature. La nomination des juges d'appel et de première instance appartenait au chef de l'État. Par une disposition qui depuis fut abandonnée, les membres du tribunal de cassation devaient être choisis par l'Assemblée. Une haute cour de justice, composée de magistrats et de jurés, et assez semblable aux cours d'assises, était créée pour juger les accusations, soit contre le président ou les ministres, soit contre toutes personnes prévenues de complots contre la sûreté de l'État. Le principe des juridictions administratives était maintenu. Un tribunal spécial était institué pour régler les conflits de juridiction. Un conseil d'État, composé de quarante membres, élus pour six ans par l'Assemblée et renouvelables par moitié, était chargé d'élaborer les lois.

Les membres de la commission consacraient enfin à la révision un des derniers titres de leur travail. Ils l'admettaient en principe, mais la soumettaient à des conditions rigoureuses. Aucun vœu en ce sens ne pouvait être formulé, si ce n'est pendant la dernière année de la législature. Ce vœu ne pouvait être transformé en résolution définitive qu'après trois délibérations prises à un mois d'intervalle et aux trois quarts des suffrages exprimés.

Tel était, dans ses traits généraux, le projet de constitution.

La discussion publique s'ouvrit le 5 septembre. Elle s'ouvrit sous l'empire de l'état de siège. L'avant-veille, Ledru-Rollin avait protesté contre cet état exceptionnel qui, au moment du vote de la loi fondamentale, empêcherait les manifestations de la presse et de l'opinion publique. — La Charte de 1814, avait-il dit, a été appelée la Charte de l'étranger ; celle de 1830 a été appelée la Charte bâclée ; ne craignez-vous pas que votre Constitution ne porte aussi sa tache d'origine, et qu'on ne l'appelle la Constitution de l'état de siège ? — L'Assemblée, peu impressionnée de ce langage, avait passé outre. Plusieurs même n'avaient pas dissimulé que l'état de siège ajouterait plus à la sécurité des délibérations qu'il n'enlèverait à lent liberté. Il avait été décidé que quatre séances seraient consacrées chaque semaine à la Constitution. Les débats furent longs et ne se terminèrent que le 23 octobre. Entre toutes ces discussions, trois surtout fixèrent l'attention publique et méritent d'être rappelées. —La première fut relative au droit au travail. — La seconde porta sur l'unité ou la division du pouvoir législatif. — Le mode d'élection du président de la République fut enfin l'objet de la troisième.

 

II

Le droit au travail, ce legs du gouvernement provisoire, avait été consacré dans le premier projet de la commission, puis, sur les observations des bureaux, avait été remplacé, ainsi qu'on l'a vu, par le droit à l'assistance. Ce droit à l'assistance, timidement formulé et entouré de restrictions qui le rendaient presque illusoire, ne répondait guère aux ambitions des démocrates socialistes. Ils résolurent de tenter un suprême effort pour faire triompher le principe d'abord accepté, puis à peu près effacé. S'ils ne se flattaient pas de réussir, tout au moins voulaient-ils se compter, reconnaître leurs alliés et rassembler leur armée dispersée depuis la défaite de juin. Cette lutte que l'extrême gauche souhaitait, la droite, de plus en plus sûre d'elle-même, n'y répugnait point. Tout contribuait donc à grandir le débat. Il commença le 11 septembre pour ne se terminer que le 15.

M. Mathieu (de la Drôme) posa nettement la question. Son amendement était ainsi conçu : La République reconnaît le droit de tous les citoyens a l'instruction, au travail, à l'assistance. — L'individu, disait M. Mathieu de la Drôme, doit chercher à se créer une situation indépendante. Mais si, malgré ses efforts, il vient à échouer, il y a un devoir à remplir de la part de l'État... C'est à l'État à recueillir les individus qui ont été jetés en dehors du mouvement industriel et à les employer à des travaux d'utilité publique. Ce que M. Mathieu de la Drôme avait dit avec convenance, un représentant du Rhône, M. Peltier, le répéta le lendemain sous forme de sommation et dans le langage des clubs : Citoyens, le droit au travail a été promis au peuple comme prix de la conquête de Février. Le peuple y compte, le peuple l'attend. C'est à l'Assemblée à lui tenir parole. (Rumeurs.) Vous avez déclaré que le gouvernement provisoire avait bien mérité de la patrie ; c'est reconnaître qu'il a bien fait de promettre le droit au travail... En vain dirait-on que, pour réglementer ce droit, l'Assemblée est embarrassée. Le peuple vous répondra : Si vous ne savez rien faire, retournez-vous-en chez vous. — Ce ne fut pas seulement dans la Montagne que le droit au travail rencontra des partisans. Amour-propre ou suprême imprudence, les hommes de Février, même après l'insurrection de Juin, ne désavouèrent point leur œuvre. M. Crémieux se fit leur interprète ; de son côté, Ledru-Rollin, qui ignorait autant que personne les questions économiques, mais qui tendait à se poser en chef du parti radical et était tenu, à cc titre, de rallier à lui les socialistes, Ledru-Rollin ne négligea pas cette occasion de réhabiliter le principe qu'on voulait proscrire. Lamartine lui-même mit son éloquence au service du droit au travail : il apporta à l'appui de cette thèse si peu familière à son esprit ces développements brillants qui séduisent parfois les assemblées : A une époque de sinistre mémoire, s'écriait-il en terminant son discours, Danton disait : De l'audace ! de l'audace ! et encore de l'audace ! Et nous, nous dirons : Du cœur ! du cœur ! toujours du cœur pour le peuple, et le peuple en retour vous donnera le sien. M. Arnaud de l'Ariège, chrétien mystique et démocrate presque radical, confondant dans un langage étrange l'obligation légale et le devoir de la charité, se fit à son tour le défenseur du droit nouveau. Le droit au travail rencontra enfin un champion sur qui l'on ne comptait guère. C'était un ancien membre du tiers parti, appelé depuis sous le second empire à la célébrité, M. Billault. A la grande surprise de tous ses collègues, il vint demander que le droit au travail fût proclamé dans la Constitution à titre d'engagement vis-à-vis des travailleurs. Il laissait, d'ailleurs, à l'avenir le soin de rechercher les moyens pratiques de réalisation : Il s'agit, disait-il avec une incroyable légèreté, il s'agit d'inscrire dans votre Constitution une dette dont vous organiserez plus tard le payement.

La droite n'hésita pas à relever l'attaque. Déjà M. de Tocqueville et M. Duvergier de Hauranne avaient rétabli les vrais principes. A la séance du 13 septembre, M. Thiers se chargea de porter le coup de grâce aux sophistes. Son talent si souple, si pénétrant, si accessible à tous, excellait à percer à jour les fausses doctrines, et il l'avait naguère bien montré, soit en démasquant le système de Proudhon, soit en combattant l'impôt sur les créances hypothécaires. Son discours fut comme le véritable manifeste du parti qu'on devait appeler bientôt le parti de l'ordre.

Je viens à mon tour, dit-il, user du droit dont vous usez tous de contribuer à la Constitution de notre pays. Mes amis et moi, nous attachons à cette Constitution une sérieuse importance. Nous n'avons pas désiré la République, nous l'acceptons... Pour tout homme de bon sens, pour tout honnête homme, le gouvernement légal du pays est toujours digne de respect. Nous n'avons jamais conspiré, nous ne conspirerons jamais. Nous n'avons ni flatté ni trahi la royauté, nous ne flatterons ni ne trahirons la République... Nous lui dirons la vérité... la forme sous laquelle nous cherchions à faire le bien est brisée ; ce bien, nous persisterons à le poursuivre sous la forme actuelle comme sous la précédente.

Après cette déclaration, M. Thiers pénètre dans la question même :

On dit : Le peuple souffre. Oui, il faudrait être bien barbare pour le méconnaître. Mais je m'adresse à la science nouvelle si orgueilleuse et si assurée de son avenir : Le peuple souffre, lui dirai-je, qu'avez-vous fait pour le soulager ?

M. Thiers met alors en parallèle les principes éternels de l'ancienne société et ce que, depuis six mois, on a imaginé pour faire marcher la société humaine. L'ancienne société reposait sur trois principes : la propriété, c'est-à-dire la libre jouissance et la libre transmission des fruits du travail ; la liberté, c'est-à-dire le libre usage des facultés données par Dieu ; la concurrence, c'est-à-dire l'émulation individuelle.

En regard de ces anciennes lois, quelles sont les lois de l'économie politique nouvelle ?

Les systèmes nouveaux peuvent se réduire à quatre. Il y a le système de Proudhon que l'Assemblée a naguère flétri. — Il y a le communisme : mais vous ne feriez avec le communisme qu'une société paresseuse et esclave. On ne travaille pas pour la communauté. On peut dire à l'homme : Mourez pour la patrie ; mais dites-lui de tisser du fil ou de forger du fer pour la patrie, et vous verrez comment il vous écoutera. — Il y a l'association telle que l'a prêchée la commission du Luxembourg : cette doctrine repose sur un faux principe de gouvernement ; elle exige un capital pris dans le trésor public ; elle est par-dessus tout le triomphe du monopole. — Il y a enfin le droit au travail.

Le droit au travail est, dit M. Thiers, une invention merveilleuse qui consiste à donner quarante sous par jour aux ouvriers inoccupés. On veut, dit-on, le droit au travail pour échapper à la bienfaisance qui humilie, soit : mais vous proposez quelque chose de bien plus cruel encore qu'une aumône, c'est l'expatriation. Vous dites à l'ouvrier privé de travail, à l'ouvrier de Lille, de Roubaix, de Rouen : Expatriez-vous : allez dans les marais du Cotentin, allez en Afrique... C'est quand vous avez dit cela aux ouvriers des ateliers nationaux qu'ils ont pris les armes et qu'ils ont répondu : Nous ne partirons pas.

Si le droit au travail, poursuit M. Thiers, n'est qu'une simple formule, convenez que rien n'est plus dangereux que les formules sans application. L'article 14 de la Charte n'était, lui aussi, qu'une formule, et une révolution en est sortie. Si au contraire le droit au travail est une réalité, alors sachez envisager de sang-froid l'étendue des obligations que vous contractez. Vous vous engagez à fournir du travail, non pas pendant deux ou trois semaines, non pas pendant deux ou trois mois, mais toujours. Vous vous engagez à en fournir, non pas à quelques ouvriers, mais à tous ceux qui se prévaudront du droit inscrit dans la Constitution. Vous vous obligez enfin — faute de quoi l'institution ne serait qu'un leurre — à avoir des travaux appropriés aux aptitudes de chacun.

La réalisation d'une pareille pensée est impossible, s'écriait l'orateur en terminant. Fût-elle possible, elle serait la ruine des finances. Or rappelez-vous que les finances de l'État sont un trésor qui n'est pas inépuisable, qui est très limité, qui  est celui du pauvre, et pour vous arrêter, nous faisons appel, non plus à votre humanité, mais à quelque chose de plus élevé, à votre justice.

Le droit au travail ne résista pas à cette attaque ou, pour mieux dire, à cette exécution. Le texte de la commission, remanié par M. Dufaure, supprima le droit d'assistance lui-même et se borna à proclamer un devoir de bienfaisance. C'est cette rédaction qui fut adoptée à une grande majorité par l'Assemblée. Cette éclatante victoire marquait un retour décisif aux saines doctrines économiques. — A quelques jours de là, un incident non moins significatif vint accentuer ce retour. Au cours des débats sur l'article 15 du projet de Constitution, on vit le ministre des finances, M. Goudchaux, et, après lui, le général Cavaignac, désavouer formellement l'impôt progressif et se rallier au système de l'impôt proportionnel. Droit au travail, impôt progressif, toutes les idoles de Février s'écroulaient à la fois.

 

III

La question de la dualité des Chambres souleva, non plus dans l'ordre social, mais dans l'ordre politique, un problème non moins grave.

Dans la commission, le système d'une Assemblée unique avait triomphé. Trois voix seulement, celles de M. Barrot, de M. de Tocqueville et de M. Vivien, s'étaient prononcées pour la solution contraire. Parmi les délégués des bureaux, le résultat avait été le même : M. Thiers et M. Duvergier de Hauranne s'étaient seuls déclarés partisans des deux Chambres. M. Marrast avait pu s'écrier, dans son rapport du 30 août, avec cette fausse logique si chère à l'esprit démocratique : La souveraineté du peuple étant une, la délégation de cette souveraineté doit être une aussi.

Malgré ces indices d'une décision arrêtée d'avance, la discussion publique, ouverte le 25 septembre, ne perdit rien de son intérêt ni de sa grandeur. Ce que M. Thiers avait fait contre le droit au travail, M. Odilon Barrot le tenta avec non moins de talent, quoique avec moins de succès, en faveur des deux Chambres. Son éloquence, d'ordinaire un peu nuageuse, fut cette fois précise, nerveuse, pressante, digne, en un mot, de conquérir les votes si les votes eussent été le prix de la raison. Tout ce qui pouvait être dit en faveur d'une haute Assemblée, il le dit courageusement, et son discours, complétant celui qu'avait prononcé avant lui M. Duvergier de Hauranne, fut un plaidoyer sans réplique.

La science politique, disait M. Odilon Barrot et, avec lui, M. Duvergier de Hauranne, consiste à organiser une série de freins et de contrepoids qui, sans entraver le pouvoir dirigeant, le modèrent, le retiennent sur la pente et l'empêchent de se précipiter. C'est pour organiser fortement ce système d'équilibre que les peuples les plus jaloux de leur liberté ont adopté le principe de la division du pouvoir législatif. La Grande-Bretagne a la Chambre des pairs ; la république américaine a le Sénat ; la législature des États particuliers qui composent États-Unis est elle-même partagée en deux Chambres. Il y a dans le monde deux exemples mémorables d'Assemblées uniques, c'est en Angleterre le Long Parlement et en France la Convention : toutes deux ont abouti au despotisme. — L'institution des deux Chambres n'est pas, comme on le croit, une institution aristocratique : au contraire, c'est surtout dans les républiques que cette institution est nécessaire. Quel est, en effet, le vice des monarchies ? c'est la routine et l'immobilité. Quel est le vice des républiques ? la mobilité et la précipitation. D'où cette conséquence que, si l'on fait une constitution républicaine, il faut se prémunir, non contre la lenteur, non contre l'inertie, mais contre l'impétuosité et l'étourderie législative. — Qu'on y prenne garde : toutes les passions de la démagogie viendront se perdre et s'exhaler dans une Assemblée unique : l'absolutisme d'une Assemblée n'est pas moins redoutable que celui d'un roi. — On dit que la souveraineté est une : mais s'ensuit-il que le mode d'action de cette souveraineté ne puisse être multiple ? —On dit que le système d'une Chambre unique est plus simple : niais ce qu'il y a de plus simple, c'est le despotisme. — On rappelle, en faisant allusion au 18 brumaire, que, quand on a pour soi les Anciens, on fait sauter les Cinq-Cents par la fenêtre : mais tout compte fait, il est plus facile de corrompre ou d'annihiler une seule Chambre que d'en corrompre ou d'en annihiler deux. — La France ne ressemble, objecte-t-on, ni à l'Angleterre ni à l'Amérique :

Je conviens de cette différence, répondait avec beaucoup de raison et de hauteur de vues M. Odilon Barrot : mais en résulte-t-il que, parce que votre pouvoir modérateur ne trouvera pas, pour lui servir de point d'appui, des forces identiques à celles qui se rencontrent en Angleterre ou en Amérique, il ne faut pas de pouvoir modérateur ? Quant à moi, j'en tirerais une conclusion contraire. Si par le travail successif des temps, des révolutions, de la politique persévérante de nos rois, il n'y a plus dans ce pays-ci qu'une seule force vivante, la démocratie, quelle conclusion en tirerez-vous ? Qu'il faut l'abandonner à ses entraînements, à ses passions ? qu'il ne faut pas essayer de la préserver des vices de la toute-puissance ? (Très bien ! très bien !) Puisque notre démocratie ne trouve aucun temps d'arrêt, aucun frein ni dans une puissante organisation départementale et communale, ni dans le respect traditionnel du droit individuel, ni dans la forte discipline des familles, ni dans le prestige de la naissance ou l'influence des grandes fortunes, puisqu'elle est seule, c'est en elle-même que je veux trouver les moyens de la modérer : et plus la force d'impulsion, d'entraînement est grande, plus je veux que le frein soit puissant.

 

En dépit de si hautes raisons, la cause de la division du pouvoir législatif était perdue. Sans rencontrer en face les arguments de leurs adversaires, les partisans d'une seule Assemblée invoquaient l'impossibilité de lutter contre le courant démocratique. Ils ajoutaient que, dans les temps qui suivent la fondation d'un régime, on a besoin de concentrer l'autorité, non de la morceler. Que serait-il arrivé, disaient-ils, si, pendant l'insurrection de Juin, on avait été obligé d'aller chercher d'une Chambre à l'autre les expédients, les votes, les moyens de gouvernement ? Ils demandaient enfin, non sans embarrasser leurs contradicteurs, quels seraient les éléments de cette haute Chambre qu'on songeait à créer. Après cette défense si peu proportionnée à l'attaque, on alla au scrutin. L'amendement de MM. Duvergier de Hauranne et Barrot fut repoussé par 530 voix contre 289, et l'article de la commission fut adopté.

En votant une Assemblée unique, les représentants n'étaient pourtant pas sans quelque arrière-pensée sur la sagesse de leurs résolutions. Ce qui le prouve, c'est l'attitude et le langage de plusieurs d'entre eux. Quoiqu'il s'agit d'une disposition constitutionnelle, il semblait qu'ils voulussent statuer non pour l'avenir, mais pour le présent. Un amendement de M. Barthélemy Saint-Hilaire, amendement retiré au dernier moment par sou auteur, spécifiait que le pouvoir législatif était confié provisoirement à une seule Chambre : on eût dit qu'on se réservait d'appeler de la nation, encore enfiévrée de préjugés, à la nation mieux éclairée. M. Coquerel et M. de Beaumont, au sein de la commission, n'avaient pas dissimulé que, s'ils inclinaient vers le système d'une Chambre unique, c'était moins par conviction que par déférence pour l'opinion : Les faits nous dominent, disait M. de Beaumont, nous devons céder au vœu commun[1]. Bien mieux, à l'instant où le vote venait d'être proclamé, M. de Lamartine s'approchait de M. Barrot, dont il avait été l'adversaire : Vous aurez raison plus tard, lui disait-il, mais pas à présent[2]. — Un grand nombre de représentants sentaient si bien la nécessité d'un contrepoids que, ne pouvant ou n'osant contredire l'opinion dominante, ils poursuivaient, en dehors même d'une haute Chambre, l'organisation d'un corps modérateur. Quelques-uns se figurèrent l'avoir trouvé dans le conseil d'État : cette pensée séduisit, dit-on, l'esprit d'ordinaire si ferme et si judicieux de M. Dufaure. Dans tous les cas, on retrouve la trace de cette théorie dans le rapport de M. Marrast où on lisait ces lignes : Le conseil d'État composé d'hommes éminents, placés entre l'Assemblée qui fait la loi et le pouvoir qui l'exécute, tenant au premier par sa racine, au second par son contrôle sur l'administration, aura naturellement une autorité qui tempérera ce que l'Assemblée unique pourrait avoir de trop hardi, ce que le gouvernement pourrait avoir d'arbitraire. Illusion bien vaine ! le conseil d'État était un corps consultatif et ne pouvait être rien de plus. — Il n'était pas jusqu'à la nécessité des trois lectures qui n'apparût à certains représentants comme une garantie que le pouvoir législatif prenait lui-même. Mais ici l'illusion était plus grossière encore. Qu'est-ce qu'une garantie qu'une déclaration d'urgence peut supprimer ? Qu'est-ce qu'une formalité qu'une autre formalité peut détruire ?

C'est ainsi que l'Assemblée, tout en repoussant la haute Chambre, semblait ne le faire qu'à regret. Elle se prononçait contre elle et, en même temps, elle s'ingéniait à trouver un compromis. Elle émettait un vote en se promettant de le réviser. En allant au fond des choses, peut-être trouverait-on le vrai motif de ce contraste entre le résultat réel du scrutin et le sentiment intime des âmes. Il y a parfois, dans les plus graves débats, des pensées qu'on n'ose développer qu'avec réserve, et qui sont pourtant dans tous les esprits. Pour faire une haute Chambre, il fallait en avoir les éléments. Or, l'hérédité avait été abolie ; le suffrage restreint ou à deux degrés eût été accueilli avec ombrage ; toute tentative pour créer des catégories d'éligibles ou pour organiser la représentation des intérêts eût été taxée de retour à l'aristocratie. La seule haute Chambre que la défiance démocratique aurait alors tolérée n'eût été qu'une reproduction de l'autre Assemblée : tout au plus en eût-elle différé par le nombre et l'âge de ses membres ou pal la durée de leur mandat. Mais alors elle n'eût plus été un contrepoids, elle n'eût été qu'une rivale jalouse ; elle n'eût plus été une haute Chambre, elle n'eût été que le morcellement d'une Chambre unique : et si elle ne devait pas être autre chose, peut-être valait-il autant ne pas la créer.

 

IV

Le mode d'élection du président devait soulever des débats plus vifs encore : à la question de principe se mêlait l'intérêt d'une question personnelle.

Au début, le vœu général, surtout dans le camp républicain, s'était très visiblement manifesté. Faire nommer le président par le suffrage de tous, opposer à la base étroite du gouvernement de Juillet la large base du suffrage universel, cela répondait à l'idée démocratique dans ce qu'elle avait de plus absolu. La plupart des conservateurs ne répugnaient pas eux-mêmes à cette épreuve, soit qu'ils eussent le pressentiment de leur force renaissante, soit qu'ils voulussent que l'essai républicain fût complet.

La commission de Constitution, à l'origine même de ses travaux, s'était trouvée en présence de ce courant très nettement établi. Dans la discussion des bureaux, le système de l'élection populaire n'avait guère rencontré qu'un contradicteur, c'était un homme encore inconnu, destiné plus tard à une haute situation officielle, M. de Parieu. M. Thiers n'avait pas hésité à manifester ses préférences : Puisque nous avons la République, avait-il dit, il faut nous abandonner an vœu de la nation. Quant au général Cavaignac que la commission avait voulu consulter avant de prendre un parti, il s'était, lui aussi, prononcé nettement pour l'élection par le vote de tous. Le projet déposé le 30 août par M. Marrast, en attribuant au suffrage universel la nomination du chef de l'État, n'avait donc fait que traduire une opinion alors très répandue.

Mais le suffrage universel est une divinité que nous invoquons ou que nous renions suivant qu'elle sert ou contrarie nos intérêts. Créé par la République, le suffrage universel se montra de plus en plus infidèle à son origine. Le 17 septembre, eurent lieu dans treize départements des élections complémentaires provoquées par des démissions, options ou décès. Or, les conservateurs trouvèrent dans le corps électoral une faveur qui dépassa leurs espérances. M. Molé, M. Fould, M. Leflô entrèrent à l'Assemblée. Un résultat dominait et effaçait tous les autres : Louis Bonaparte, qui, après les élections de juin, avait donné sa démission, était élu, non plus, cette fois, par quatre départements, mais par cinq : 300.000 suffrages le désignaient aux regards de la foule. Après le scrutin du 4 juin, on avait pu douter encore, croire à un effet du hasard, à un caprice passager. Après les élections du 17 septembre, le doute n'était plus permis. Il y avait là l'indice d'une désignation populaire pour la suprême magistrature, et les amis du prince ne le dissimulaient plus. Le 26 septembre, Louis Bonaparte fit son entrée dans l'Assemblée : son langage fut réservé et convenable ; il se borna à repousser la calomnie, à remercier ses concitoyens, à protester de son dévouement à la République : mais cette modestie elle-même ne rassura pas.

La nouvelle de cette élection redoutable avait jeté un grand trouble au Palais-Bourbon. Le suffrage universel trouva tout à coup des amis sur qui il ne comptait guère, et des adversaires sur qui il comptait moins encore. Sans aucune entente préalable et par la seule force des événements, l'Assemblée qui, si l'on avait préjugé son vote par les dispositions des bureaux, eût été presque unanime, l'Assemblée se divisa en deux partis. — Dans l'un, se rangèrent ceux des républicains qui, par obstination, confiance ou dédain du péril, persistaient à vouloir l'élection par le peuple ; et ils trouvèrent dans la droite, à la fois surprise et charmée, des alliés fidèles ; — dans l'autre, se groupèrent ces républicains avisés qui se piquaient de plus d'habileté que de logique, et qui pressentaient qu'avec le suffrage universel, cet enfant né d'hier et mobile comme l'enfance, la crainte était le commencement de la sagesse. C'est sous cette impression que s'ouvrit le grave débat qui tenait le pays en suspens.

Les adversaires inattendus du suffrage universel imaginèrent deux amendements pour faire triompher leurs vues. Les plus radicaux d'entre eux demandèrent que le pouvoir exécutif fût confié, non à un chef ayant une autorité propre, mais à un président du conseil, simple délégué de l'Assemblée, désigné par elle et toujours révocable. M. Grévy vint développer à la tribune cette proposition, à laquelle son nom est resté attaché. Tout autre système, dit-il, a pour résultat d'aliéner pour un temps la souveraineté populaire : le seul moyen pour la représentation nationale de sauvegarder sûrement les libertés publiques, c'est de tenir le pouvoir exécutif sous sa main et, au moindre signe d'indépendance, de l'absorber dans son sein. — Cette ombrageuse doctrine, qui transformait le chef de l'État et les ministres en de simples agents de l'Assemblée, et qui rappelait les comités de la Convention, trouva peu de faveur. M. Grévy produisit néanmoins une réelle impression lorsque, signalant l'immense puissance d'un chef élu par le peuple, il rendit visibles et palpables les dangers de l'avenir :

Que feriez-vous de plus, si vous vouliez restaurer la monarchie ?... Êtes-vous bien sûrs que, dans cette série de personnages qui se succéderont tous les quatre ans au trône de la présidence, il n'y aura que de purs républicains empressés d'en descendre ? Êtes-vous bien sûrs qu'il ne se trouvera jamais un ambitieux tenté de s'y perpétuer ? Et si cet ambitieux est un homme qui a su se rendre populaire... si c'est un rejeton d'une des familles qui ont régné sur la France, et s'il n'a jamais renoncé expressément à ce qu'il appelle ses droits ; si le commerce languit ; si le peuple souffre ; s'il est dans un de ces moments de crise et de misère où il se livre plus aisément à ceux qui cachent sous leurs promesses des projets contre sa liberté, répondrez-vous que cet ambitieux ne parviendra pas à renverser la République ? Jusqu'ici, toutes les républiques sont allées se perdre dans le despotisme : là est le danger. Quelles précautions avez-vous prises contre l'ennemi ? aucune. Que dis-je ? vous lui préparez les voies. Vous élevez dans la République une forteresse pour le recevoir.

 

Un autre amendement avait été conçu, avons-nous dit, dans le but d'enlever au suffrage universel, devenu tout à coup suspect, l'élection du chef de l'État. Il avait été rédigé par M. Leblond et trouvait dans le parti républicain modéré de nombreuses adhésions. Il consistait à faire nommer le président de la République par le vote de l'Assemblée. Cet amendement eut la bonne fortune de rencontrer en M. de Parieu un défenseur tel qu'on n'eût pu en souhaiter un plus solide ni un plus persuasif. C'était un homme nouveau que M. de Parieu, mais un esprit très élevé, très versé dans l'étude des théories politiques, très propre à embrasser tous les aspects d'un vaste sujet qu'il avait étudié à fond, très désintéressé, d'ailleurs, dans la discussion — car il appartenait au parti conservateur —, et poursuivant le triomphe non d'un parti, mais d'une doctrine — Une Assemblée, dit-il, est plus habile que le peuple à discerner les mérites d'un candidat à la présidence. — Ni la Suisse, ni la Hollande, ni les États-Unis à l'origine n'ont songé à conférer au suffrage universel la nomination du chef de l'État. Et pourtant, dans ces contrées, la monarchie n'avait laissé aucun souvenir. Mais croyez-vous que, dans notre pays où la République a été si récemment proclamée, il n'y aura pas de retours vers le passé, à chaque malheur, à chaque souffrance, à chaque événement fâcheux ? — Avez-vous réfléchi, d'ailleurs, à la nature du pouvoir que vous organisez ? Vous donnez une source indépendante à un pouvoir que vous voulez dépendant. Le président tient son mandat du peuple tout entier, et vous voulez, néanmoins, qu'il soit votre subordonné : Vous lui donnez les racines du chêne pour mettre au-dessus une végétation de roseau... Vous lui conférez le mandat qu'avait Napoléon quand il a voulu être empereur, et vous songeriez ensuite à l'enserrer dans des chaînes fragiles et à lui dire : Tu ne te débattras pas ! — Votre combinaison est une source fatale de conflits entre le pouvoir exécutif et vous. Et ce qu'il y a de plus grave, c'est que ce conflit n'a pas d'issue légale. Le président n'a pas le droit de vous dissoudre, et vous n'avez pas le droit de révoquer le président. Il n'y a qu'un moyen, concluait M. de l'arien, d'assurer l'harmonie constitutionnelle, c'est de conférer à l'Assemblée la nomination du chef de l'État.

C'est ainsi que, par deux amendements portés successivement à la tribune, les plus radicaux et les plus prévoyants d'entre les républicains s'efforçaient d'écarter la candidature princière qu'ils redoutaient. Coïncidence étrange et qui montre bien le revirement des choses ! M. Grévy, qui combattait l'institution de la présidence, devait devenir, trente ans après, président de la République restaurée ; et M. de Parieu, qui venait de prêter aux adversaires de Louis Bonaparte le concours de sa logique implacable, devait être, quelques années plus tard, l'un des serviteurs les plus élevés et, d'ailleurs, les plus dignes de l'empire rétabli.

Comment répondraient à cette double attaque ceux des républicains qui, en dépit des dernières élections, persistaient dans leurs confiantes espérances ? Il se trouva qu'ils rencontrèrent dans Lamartine un champion aussi éloquent qu'inattendu. Lamartine était moins que personne désigné pour ce rôle. C'était lui qui, après les élections de juin, avait, l'un des premiers, entrevu et signalé les ambitions de Bonaparte. Voulut-il, comme on l'a prétendu, voulut-il, par un calcul peu digne de son finie généreuse, faire échec an général Cavaignac ? Voulut-il relever par quelque grand triomphe oratoire, dans un débat digne de son génie, sa popularité qui déclinait ? Obéit-il à un entraînement inexpliqué de l'âme ? Ce qui est certain, c'est qu'il se fit l'avocat de l'élection populaire.

Son discours est l'un des plus puissants et aussi l'un des plus étranges qui aient été prononcés à la tribune française. Tout autre, pour justifier la nomination par le peuple, eut vanté les dispositions de l'esprit public, dit essayé d'atténuer la portée des dernières manifestations. Lamartine ne prend point un tel souci. — Nous ne sommes plus, dit-il sans détours, à l'heure de l'enthousiasme, mais à l'heure de l'indifférence et de la désaffection. Suit-il de là qu'il faille se méfier du suffrage universel ? Non : ce serait un moyen de l'éloigner à tout jamais : il faut, au contraire, le reconquérir à force de confiance. Les partisans de l'élection parlementaire craignaient que le président, puisant dans l'origine même de son mandat une trop grande puissance, ne fût tenté d'en abuser. Cette crainte touche peu Lamartine : sa loyale nature ne veut pas s'arrêter à l'idée d'un coup de force ou de ruse. Le président sera populaire, dit-il, tant mieux : sa popularité pourra suppléer, le cas échéant, à l'impopularité de l'Assemblée.

Ce qu'il y a de plus étrange que cette argumentation, c'est l'attitude de l'Assemblée qui applaudit. L'orateur continue : — On parle des périls que ferait courir à la République la candidature des princes des anciennes dynasties. Mais ces princes regarderaient moins comme un triomphe que comme une abdication de leur naissance et de leur droit divin la brigue d'un pouvoir précaire et passager. — Je ne l'ignore pas, poursuit Lamartine en déchirant tous les voiles, ce qui est impossible pour deux dynasties ne l'est pas pour une autre. Mais pour oser un 18 brumaire, il faut deux choses, de longues années de terreur en arrière, et des Marengo, des victoires en avant.

Cependant, au moment de quitter la tribune, Lamartine ne peut échapper aux craintes qu'il a tout d'abord essayé de railler ou d'écarter. Ces appréhensions l'obsèdent et le dominent. Il se décide donc à montrer l'abîme ; mais, tout en le montrant avec une netteté prophétique, il conseille, non de l'éviter en sage, mais de s'y jeter en aveugle. Toute cette fin de discours, brillante comme un météore, harmonieuse comme une mélodie, fière comme un défi, touchante comme une invocation suprême à la destinée, toute cette fin de discours mérite d'être citée, car elle est un monument impérissable de l'éloquence imprévoyante :

Je sais qu'il y a des dangers graves, qu'il y a des moments d'aberration dans les multitudes ; qu'il y a des noms qui entraînent les foules, comme le mirage entraîne les troupeaux, comme le lambeau de pourpre attire les animaux privés de raison. (Longue sensation.)

Je le sais, je le redoute plus que personne ; car aucun citoyen n'a mis plus de son lime, de sa vie, de sa responsabilité et de sa mémoire dans le succès de la République.

Si elle se fonde, j'ai gagné ma partie humaine contre la destinée ! Si elle échoue ou dans l'anarchie ou dans une réminiscence de despotisme, mon nom, ma responsabilité, ma mémoire échouent avec elle et sont à jamais répudiés par mes contemporains. (Bravos prolongés. Interruptions.)

Eh bien ! malgré cette redoutable responsabilité personnelle dans les dangers que peuvent courir nos institutions problématiques ; bien que les dangers de la République soient mes dangers, et sa perte mon ostracisme et mon deuil éternel, je n'hésite pas à me prononcer en faveur de ce qui vous semble le plus dangereux, l'élection par le peuple ! (Mouvement prolongé. Interruption.)

Oui, quand même le peuple choisirait celui que ma prévoyance, mal éclairée peut-être, redouterait de lui voir choisir : alea jacta est ! Que Dieu et le peuple prononcent ! Il faut laisser quelque chose à la Providence ! Elle est la lumière de ceux qui, comme nous, ne peuvent pas lire dans les ténèbres de l'avenir ! (Très bien ! très bien !)

Invoquons-la, prions-la d'éclairer le peuple et soumettons-nous à son décret. (Nouvelle sensation.) Et si le peuple se trompe, s'il se laisse aveugler par un éblouissement de sa propre gloire ; s'il se retire de sa propre souveraineté après le premier pas ; s'il veut abdiquer sa sûreté, sa dignité, sa liberté entre les mains d'une réminiscence d'empire ; s'il dit : Ramenez-moi aux carrières de la vieille monarchie (sensation) ; s'il nous désavoue et se désavoue lui-même (Non ! non !), eh bien, tant pis pour le peuple : ce ne sera pas nous, ce sera lui qui aura manqué de persévérance et de courage. (Mouvement prolongé.) Je le répète, nous pourrons périr à l'œuvre par sa faute, nous ; mais la perte de la République ne nous sera pas imputée. Oui, quelque chose qui arrive, il sera beau dans l'histoire d'avoir tenté la République, la République telle que nous l'avons proclamée, conçue, ébauchée, la République d'enthousiasme, de modération, de fraternité, de paix, de protection à la société, la République de Washington ! (Applaudissements.)

Ce sera un rêve, si vous voulez ! mais un beau rêve pour la France et le genre humain... Mais enfin, si ce peuple s'abandonnait à lui-même, s'il venait à se jouer avec le fruit de son propre sang répandu si généreusement en Février et en Juin ; s'il disait le mot fatal ; s'il voulait déserter la cause gagnée de la liberté et du progrès pour courir après je ne sais quel météore qui brûlerait ses mains (sensation)... qu'il le dise ! (Mouvement.)

Nous, citoyens, ne le disons pas du moins d'avance pour lui. (Nouveau mouvement.) Si ce malheur arrive, disons-nous au contraire ce mot des vaincus de Pharsale : Victrix causa diis placuit, sed victa Catoni. (Sensation.)

Et que cette protestation contre l'erreur ou la faiblesse de ce peuple soit son accusation contre lui-même et soit notre absolution, à nous, devant la postérité. (Très bien ! Longs applaudissements.)

 

Ainsi, dans l'incertitude de l'avenir, Lamartine proposait de jeter les dés et de se confier au hasard. L'Assemblée fut éblouie. Cette même éloquence qui, au mois de février, avait été si puissante pour fonder la République, devait, huit mois plus tard, se montrer non moins puissante pour la perdre. La séance fut levée, et, le lendemain, aucune voix n'eut assez d'autorité pour combattre cette doctrine du fatalisme politique. La réponse était pourtant trop facile. On dit : Alea jacta est, quand on veut passer soi-même le Rubicon ; mais on se garde bien de le dire avec la même résignation quand il s'agit d'en interdire le passage à l'ennemi. Cette réponse ne vint pas ou fut insuffisante. L'amendement Grévy fut repoussé par 643 voix contre 158 ; l'amendement Leblond, par 602 voix contre 211. On remarqua que Cavaignac et ses ministres, répudiant l'opinion qu'ils avaient émise quelques mois plus tôt, votèrent pour ce dernier amendement. Quelques motions secondaires, avant pour but d'organiser des séries de candidatures ou le suffrage à deux degrés, furent, elles aussi, écartées ou retirées. 627 voix contre 130 remirent au suffrage universel le choix du président.

Les assemblées, lorsqu'elles ont voté, même à une importante majorité, les mesures les plus graves, ont parfois des retours qui ressemblent à des remords. A peine les représentants avaient-ils donné au pouvoir présidentiel une si redoutable grandeur, qu'ils essayèrent de le limiter, comme s'ils eussent espéré retenir la destinée tout en s'y confiant. Des amendements, à la vérité non accueillis, proposèrent de déclarer inéligibles les princes des familles régnantes et de conférer au pouvoir législatif le droit de suspendre le président aux deux tiers des voix. D'autres dispositions, introduites dans le travail de refonte du projet et adoptées par l'Assemblée, portèrent la marque de la même défiance. On ne se contenta pas de dire que le président n'était pas rééligible, on ajouta que ses parents ou alliés jusqu'au sixième degré ne pourraient pas être non plus élus après lui : on exclut aussi de la vice-présidence les parents et alliés du président. On décida que, seul de tous les fonctionnaires, le chef de l'État serait astreint au serment, comme si, dans la crainte d'une trahison, on eût voulu étayer le respect de la loi humaine sur le respect de la loi divine. Enfin, l'article 68 de la Constitution, complètement remanié et refondu, attesta, par la forme comminatoire et la redondance même de ses termes, la grandeur des soupçons. Après avoir proclamé que toute mesure par laquelle le président de la République dissout l'Assemblée nationale, la proroge ou met obstacle à l'exercice de son mandat, est un crime de haute trahison, l'article continuait ainsi : Par ce seul fait, le président est déchu de ses fonctions ; les citoyens sont tenus de lui refuser obéissance ; le pouvoir exécutif passe de plein droit à l'Assemblée nationale. Les juges de la haute cour se réunissent immédiatement, à peine de forfaiture : ils convoquent les jurés dans le lieu qu'ils désignent pour procéder au jugement du président et de ses complices ; ils nomment eux-mêmes les magistrats chargés de remplir les fonctions du ministère public... On eût dit déjà un acte d'accusation. — Ces précautions tardives attestaient la peur plutôt qu'elles ne garantissaient la sécurité. Donner et retenir ne vaut, dit un vieil adage du droit civil. Cette maxime n'est pas moins vraie dans le droit politique, et lorsque, par imprudence ou par présomption de ses propres forces, on a créé un pouvoir qui, de tous côtés, déborde, c'est en vain qu'on essaye après coup de le restreindre ou de le rapetisser.

 

V

A partir de ce vote mémorable, qui fixa le mode de l'élection présidentielle, il sembla que tout l'intérêt de la discussion fût épuisé. Les questions d'organisation judiciaire furent à peine effleurées. Celle du remplacement militaire, plus longuement débattue, fut renvoyée à une loi spéciale. Par une concession platonique aux idées de décentralisation chères à M. Odilon et à ses amis, on décida en principe l'établissement de conseils cantonaux. Le problème si important de la révision souleva à peine quelques débats. L'ensemble du projet fut renvoyé à la commission pour un travail de refonte générale, puis, après un nouvel et très court examen, fut voté par l'Assemblée à la majorité de 739 voix contre 30. Parmi les opposants, plusieurs crurent utile d'expliquer leur vote. Les uns, comme Berryer, se refusaient à conférer par leur suffrage une sorte de légitimité à l'état républicain ; les autres, comme Montalembert, ne voulaient pas associer leur nom à une politique qui, en instituant une seule Chambre, laissait la porte ouverte aux révolutions ; d'autres enfin, comme Proudhon, Pierre Leroux, Gambon, Greppo, repoussaient une constitution qui non seulement ne reconnaissait pas le droit au travail, mais ne réalisait aucune des réformes sociales promises en Février[3].

Par une dernière concession aux habitudes du gouvernement provisoire, on voulut que la promulgation du pacte nouveau fût célébrée par une de ces fêtes civiques, naguère si en faveur et déjà si démodées. Dès que la Constitution fut votée, le ministre de l'intérieur monta à la tribune et demanda à l'Assemblée de nommer une commission pour régler les détails de la solennité. Le dimanche 12 novembre, les représentants se réunirent à neuf heures et demie sur la place de la Concorde. Sur un autel entouré d'immenses tentures de velours, l'archevêque de Paris, entouré de quatre évêques, célébra la messe : comme autrefois après une victoire, on chanta le Te Deum : puis, debout sur une estrade qui dominait la place, le président de l'Assemblée donna lecture de la Constitution. Rien ne manquait à la fête, ni les statues allégoriques qui figuraient l'Abondance et la Paix, ni les mâts avec leurs inscriptions et leurs banderoles tricolores, ni les trépieds qui laissaient échapper l'encens, ni le canon des Invalides qui tonnait par intervalles, ni cette pompe civile, religieuse et militaire que tous les gouvernements appellent à leur aide pour rehausser leurs triomphes et leurs joies : rien ne manquait, rien, si ce n'est le concours du peuple, du peuple désabusé de ces vaines cérémonies, attristé encore de la bataille de Juin, par-dessus tout affamé de repos. Le ciel gris de cette matinée de novembre et la neige dont les flocons commençaient à tourbillonner dans l'air semblaient s'harmoniser avec l'impression générale.

Si la Constitution laissait le pays assez indifférent, une autre question avait le don d'émouvoir davantage les esprits. Qui serait élu président de la République ? Telle était l'interrogation qu'on se posait de tous côtés depuis le vote de l'Assemblée. Ainsi qu'il arrive chez les peuples accoutumés à la monarchie, on se préoccupait moins de la loi fondamentale nouvellement promulguée que du chef dont le nom allait sortir des urnes. Cette manifestation était proche. L'Assemblée, malgré l'opposition de M. Molé qui aurait voulu faire voter tout d'abord les lois organiques, avait repoussé tout ajournement. L'élection était fixée au 10 décembre.

 

 

 



[1] BARROT, Mémoires, t. II, p. 349 et 352.

[2] BARROT, Mémoires, t. II, p. 436.

[3] Voir au Moniteur de 1848, p. 3092, 3098, 3112, la plupart de ces lettres explicatives.