HISTOIRE DE LA SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

1848 - 1852

TOME PREMIER

 

LIVRE CINQUIÈME. — L'ATTENTAT DU 15 MAI.

 

 

I

L'Assemblée à peine installée, les vaincus du scrutin entreprirent de la détruire par violence ou de l'asservir par intimidation. Cette conduite avait été annoncée depuis longtemps. Si les élections ne font pas triompher la vérité sociale, avait dit, dès le 15 avril, le Bulletin de la République, le droit du peuple sera d'ajourner les décisions d'une fausse représentation nationale. Le seul souci était de savoir de quelle apparence on colorerait cet audacieux dessein.

On crut d'abord que la question de l'organisation du travail fournirait le prétexte cherché. Tandis que les membres de l'ancien gouvernement provisoire s'étaient perpétués, soit dans la Commission exécutive, soit dans les grandes charges publiques, Louis Blanc, avec son compagnon Albert, avait été tenu à l'écart. Dissimulant mal son dépit, il était monté le 10 mai à la tribune et avait demandé la création d'un ministère du progrès. L'Assemblée avait écouté avec une impatience fort peu déguisée ses ambitieuses théories ; elle avait, en revanche, prodigué ses applaudissements au représentant Peupin, ouvrier lui-même, qui s'était exprimé en ces termes : Je ne veux pas de ministère du progrès, parce que je ne connais pas de ministère de la routine. Je demande que le ministère du travail soit tout simplement le ministère des travaux publics... Délégué des travailleurs près la commission du Luxembourg, je ne dirai pas que cette commission a été coupable, et cela pour une bonne raison, c'est qu'on n'est pas coupable quand on n'a rien fait. Finalement, la proposition de Louis Blanc avait été rejetée presque à l'unanimité. Ainsi qu'on devait s'y attendre, la plupart des délégués du Luxembourg, fort différents du représentant Peupin, avaient ressenti vivement l'échec. Comme une fête officielle avait été annoncée pour le 14 mai, sous le nom de fête de la Concorde, leur irritation s'était aussitôt manifestée par l'affiche suivante placardée le 11 sur les murs de Paris :

OUVRIERS,

Les promesses faites sur les barricades n'étant pas accomplies, et l'Assemblée nationale ayant refusé, dans sa séance du 10 mai, de constituer un ministère du travail et du progrès, les ouvriers, délégués du Luxembourg, se refusent à assister à la fête dite de la Concorde.

Paris, le 11 mai 1848

LAGARDE, président ; BESNARD, vice-président ; GODIN, LAVOIE, LEFAURE, DELET, PETIT.

 

Ces dispositions hostiles, habilement entretenues, pouvaient être exploitées au profit du désordre, et pendant quelques instants on y songea.

Sur ces entrefaites surgit une bien meilleure occasion de trouble. Chaque jour les plus désolantes nouvelles arrivaient du grand-duché de Posen, où les Polonais, toujours sans espoir et toujours sans peur, luttaient pour leur indépendance. Ces nouvelles étaient même si graves qu'elles avaient amené une interpellation parlementaire, interpellation reportée à l'ordre du jour du 15 mai. Nulle cause en France n'était plus populaire. Déjà Raspail venait de faire adopter dans son club une pétition en faveur de l'héroïque et malheureuse nation. Ne serait-il pas possible d'organiser en faveur de la Pologne une manifestation solennelle et de greffer une émeute sur cette manifestation ? L'idée fit fortune, et non sans raison : à ne considérer que l'intérêt révolutionnaire, on ne pouvait mieux choisir : la question polonaise était une de ces questions vagues et insolubles qui peuvent conduire à tout, précisément parce que, réduites à elles-mêmes, elles ne peuvent conduire à rien.

Le 11 mai, les chefs de clubs se rassemblèrent en conciliabule chez Sobrier. Le lendemain, une nouvelle réunion à laquelle furent appelés les combattants des barricades, et qui, dit-on, comptait six cents personnes, se tint à la salle Dourlans, près de la barrière de l'Étoile. Huber, chef du Club centralisateur qui avait remplacé le Club des clubs, présidait l'assemblée. On décida qu'une démonstration serait organisée en faveur de la Pologne. Après avoir agité des dates diverses, on choisit celle du 15 mai. Le rendez-vous fut fixé à dix heures du matin sur la place de la Bastille. On devait, en suivant la ligne des boulevards, se diriger vers le Palais-Bourbon, où une pétition serait déposée. Les manifestants seraient-ils armés ou sans armes ? Ce dernier point ne fut pas explicitement réglé : mais il fut bien entendu que si l'on était attaqué, on se défendrait[1]. On ne s'expliqua pas davantage sur les moyens de dénaturer le caractère de la manifestation : le cortège une fois en marche, on laisserait au hasard et à l'exaltation populaire le soin de le pousser.

A vrai dire, parmi les chefs du parti démagogique, plusieurs hésitaient à approuver ces desseins. Barbès, dont l'esprit offrait un si singulier mélange d'emportements criminels et d'ardeur mystiques, semblait incliner aux résolutions modérées : assistant vers ce temps-là au banquet des anciens élèves de Sorèze, il avait surpris tous ses anciens condisciples par la douceur presque religieuse de son langage[2]. Louis Blanc, bien que son amour-propre eût cruellement souffert des dédains de l'Assemblée, craignait qu'une tentative avortée ne fit le jeu de la réaction. Blanqui lui-même, quoique partisan des mesures extrêmes, croyait peu au succès, et il se laissait entraîner par son club plutôt qu'il ne lui donnait l'impulsion. — En revanche, Sobrier contenait mal l'ardeur maladive de son âme : son journal la Commune de Paris prodiguait l'insulte à la représentation nationale : dans sa maison de la rue de Rivoli étaient rédigés d'avance une série de décrets qu'on a trouvés plus tard, décrets qui frappaient l'Assemblée de déchéance, créaient un comité de salut public, instituaient un impôt progressif sur les capitalistes[3] : certains clubs, comme le Club alsacien, publiaient l'avis que les patriotes qui manquaient d'armes en trouveraient chez Sobrier[4]. Villain, de son côté, quoiqu'il ne fût pas sans inquiétude, était prêt à mettre an service de la démonstration les cadres de la Société des droits de l'homme. Huber avait présidé, comme on vient de le voir, la réunion Dourlans. Raspail, très irrité de son échec électoral, avait été le premier promoteur de la manifestation polonaise. En dehors de leurs clubs, Sobrier, Villain, Huber, Raspail se flattaient de grouper autour d'eux les ouvriers du Luxembourg que la disgrâce de Louis Blanc avait rendus irréconciliables, les travailleurs des ateliers nationaux jusqu'ici assez calmes, mais déjà commençant à fermenter, les délégués des départements qui étaient arrivés à Paris pour la fête de la Concorde et qui, cette fête étant ajournée, promenaient dans les lieux publics leur mécontentement et leur oisiveté. Le nom retentissant de la Pologne était, d'ailleurs, bien propre à amener dans la rue cette foule inoffensive et niaise qui, dans toutes les émeutes, couvre les perturbateurs et paralyse la répression. On comptait enfin sur l'impéritie du pouvoir ; à cet égard, la réalité devait dépasser toutes les espérances.

Le mot d'ordre fut devancé. Dès le 13 mai, sous prétexte de porter an Palais-Bourbon une pétition en faveur de la Pologne, une colonne de plusieurs milliers d'hommes s'avança par le boulevard jusque sur la place de la Madeleine. L'intervention d'un représentant, M. Vavin, bien connu par son zèle pour la malheureuse nation, parvint à arrêter le rassemblement. Cette manifestation parut au plus grand nombre l'ébauche ou, pour mieux dire, la répétition de celle qui se préparait pour le surlendemain.

Ni l'Assemblée, ni la Commission exécutive ne pouvaient ignorer le danger : elles le pouvaient d'autant moins que le parti démagogique ne dissimulait pas ses desseins. C'est par voie d'affiches que le peuple était convoqué pour le 15 niai. Il était temps d'aviser.

Déjà l'Assemblée avait rendu un décret qui conférait au président et aux questeurs délégués par lui le droit de requérir directement la force publique. De plus, pour empêcher le retour des scènes lamentables de 1793, elle avait interdit tout apport de pétition à sa barre. Le péril approchant, M. Buchez s'efforça de garantir par d'autres mesures l'inviolabilité de l'enceinte législative. Le 14 mai, il désigna un commissaire de police, M. Yon, spécialement chargé de pourvoir à la sécurité de la représentation nationale. Il écrivit au commandant de la garde nationale, le général de Coudais, et lui rappela, en des termes d'une fermeté sévère, ses devoirs et sa responsabilité : il prescrivit au général Tempoure, qui avait remplacé le général Duvivier dans le commandement de la garde mobile, de distribuer le lendemain quatre bataillons autour du Palais-Bourbon : il s'adressa enfin à M. Marrast, et le pressa d'inviter les maires d'arrondissement à surveiller leurs circonscriptions respectives[5].

Quant à la Commission exécutive, elle tint, le 14 mai dans la matinée, au Petit-Luxembourg, un grand conseil de gouvernement. A cette réunion avaient été appelés le ministre de l'intérieur, M. Recurt, ainsi que les généraux commandant la garde nationale, la garde mobile et l'armée ; le préfet de police, Caussidière, avait été également convoqué ; mais prétexta une luxation du genou et ne parut pas. Il fut ordonné au général de Coudais de mettre le lendemain sur pied mille hommes par légion. Mille hommes de la première légion devaient occuper le pont de la Concorde ; mille hommes de la seconde, stationner aux Tuileries et sur le quai, mille hommes de la troisième et mille hommes de la quatrième, se masser sur la place du Carrousel et au Louvre ; en cas de danger, ces quatre mille hommes devaient se porter sur l'Assemblée et être remplacés dans leurs postes respectifs par la cinquième et la sixième légion. La dixième légion, dont il ne fut point parlé, avait plus spécialement la garde de la représentation nationale : les autres légions devaient protéger l'Hôtel de ville et le Luxembourg. Les instructions données au général Tempoure lui enjoignaient d'envoyer quatre bataillons de garde mobile dans le voisinage de l'Assemblée et de consigner les autres dans les casernes. Il fut décidé que le général Foucher, commandant la première division militaire, tiendrait les troupes prêtes à marcher. Ces troupes se composaient de deux régiments d'infanterie à deux bataillons chacun, de deux régiments de cavalerie formant un total de sept escadrons, et d'une batterie d'artillerie ; en cas de besoin, les garnisons de Vincennes, de Versailles et des autres villes voisines seraient immédiatement appelées. Pour assurer l'unité d'action, il fallait nommer un commandant supérieur de la force publique. Le général Courtais sollicita cette haute fonction avec une insistance d'autant plus grande qu'il était moins apte à l'exercer ; par égard pour la milice citoyenne dont il était le chef, on n'osa résister à son désir. Ces mesures arrêtées, les membres de la Commission exécutive passèrent à une occupation qui leur était plus familière. Ils rédigèrent une adresse au peuple de Paris pour lui recommander le calme, adresse de tous points semblable à celles qui se succédaient depuis trois mois : car le gouvernement ne se lassait pas plus de prêcher la paix publique que les agitateurs ne se lassaient de la troubler[6].

Rentré à l'état-major des Tuileries, le général de Courtais mit tout d'abord un louable empressement à s'acquitter des devoirs de sa charge. Il envoya dans chacune des douze mairies l'ordre de tenir prête, pour le lendemain, une réserve de mille hommes. Puis, dans la soirée, il convoqua les colonels et indiqua à chacun d'eux, comme il en était convenu avec la Commission exécutive, l'emplacement de sa légion. Par malheur, dans cet entretien avec les chefs de corps, il sembla provoquer des conseils et recueillir des avis plutôt que donner des instructions formelles. Comme tous les hommes peu habitués au commandement, il ne sut pas revêtir son langage de cette forme nette et précise qui ne laisse aux subordonnés ni doute, ni hésitation. Il crut formuler des ordres définitifs qui n'avaient pas besoin de confirmation ultérieure ; et en effet, certains colonels l'entendirent ainsi. Mais plusieurs autres comprirent que les instructions du général n'auraient le caractère d'ordre qu'autant qu'elles seraient confirmées, soit dans la nuit, soit le lendemain matin, par une dépêche venue de l'état-major. Parmi ces derniers se trouvait le colonel de la 1re légion, M. de Tracy, auquel était réservée la mission importante de défendre l'entrée du pont de la Concorde, et par suite l'accès du palais législatif[7]. On verra plus loin les suites funestes de ce malentendu.

Il était onze heures du soir lorsque les colonels de la garde nationale quittèrent l'état-major des Tuileries. A ce moment, la cité était silencieuse et paisible : tout au plus, en prêtant l'oreille, entendait-on, dans les profondeurs de la ville, les cris et les chants de quelques bandes qui sortaient des clubs. La nuit fut calme, tellement calme que, dans les régions officielles, on se flatta d'éviter l'orage annoncé pour le jour suivant. Les indices les plus favorables semblaient confirmer cet espoir. M. Marrast, qui entretenait avec Huber, président du Club centralisateur, des relations assez étrange, recevait de lui l'avis que, si le rappel n'était point battu, la manifestation serait pacifique[8]. Comme le ministre de l'intérieur, M. Recurt, montrait quelque inquiétude, le directeur de la sûreté générale, M. Panisse, le rassurait complètement. On savait, à n'en pas douter, que Barbès, Louis Blanc, Proudhon, Cabet, étaient hostiles à toute tentative de désordre. Enfin, le général de Coudais, un instant alarmé par un rapport du commissaire de police Samson, avait été bientôt tranquillisé par un de ses officiers d'état-major qui, avant parcouru à la pointe du jour les quartiers de la Bastille, de Belleville et de Montmartre, n'y avait constaté aucun préparatif de révolte, ni même aucun symptôme d'agitation.

Vers sept ou huit heures du matin, c'est-à-dire à l'heure où la vie reprend dans Paris, la confiance du pouvoir n'était pas encore ébranlée. Sans doute, on croyait à une manifestation ; mais on comptait qu'elle serait plus nombreuse que redoutable : fût-elle menaçante, on se fiait aux forces qu'on avait commandées ; on se fiait à cette première légion, si ferme et recrutée dans les quartiers les plus dévoués à l'ordre, à cette première légion qui était chargée de défendre l'entrée du pont de la Concorde contre la foule venant de la Madeleine et se dirigeant vers l'Assemblée. Les meilleures troupes seraient impuissantes à forcer l'accès du pont, avaient coutume de dire les militaires les plus compétents. On se répétait volontiers ce propos. Il ne venait à l'esprit de personne que les mesures les plus sages demeurent inefficaces, si l'on ne dispose d'agents sûrs et prévoyants pour les exécuter.

 

II

Pendant que le gouvernement s'abandonnait à ces pensées rassurantes, la manifestation s'organisait.

Dès neuf heures, quelques individus isolés arrivèrent sur la place de la Bastille : Sobrier s'y trouvait déjà. Un peu plus tard surviennent les clubs avec leurs bannières, puis les délégués. des corporations auxquels se mêlent un grand nombre d'ouvriers, d'étudiants, de gardes nationaux. Le rassemblement monte bientôt à dix mille hommes. Du sein de cette multitude partent les cris répétés : Vive la Pologne ! Vive la République ! On n'aperçoit point d'armes. Malgré quelques discours séditieux, la fouie semble joyeuse plutôt qu'irritée. La plupart veulent simplement témoigner de leurs sympathies en faveur de la Pologne les plus hardis songent à faire con-sucer le droit révolutionnaire d'apporter des pétitions à la barre de l'Assemblée : les hommes à intentions perverses sont en infime minorité ou se dissimulent encore.

A dix heures et demie, le cortège s'ébranla. Huber et Sobrier se mirent en tête de la colonne. Aux premiers rangs se trouvaient aussi les délégués du Luxembourg, reconnaissables aux cartes orange qu'ils portaient à leur chapeau et conduits par Lagarde et Blum. Raspail avec son club prit place, au contraire, aux derniers rangs. Comme le temps était superbe, les trottoirs et les fenêtres étaient encombrés de curieux ; on se montrait les drapeaux aux couleurs polonaises, italiennes, irlandaises ; les cris et les lazzi se mêlaient et se croisaient dans cette foule que de nouvelles bandes grossissaient d'instant eu instant.

Cependant, comme on atteignait le boulevard du Temple, l'aspect de la manifestation changea presque subitement. C'est là que Blanqui, avec ses affidés, s'introduisit dans le cortège. Blanqui, comme on l'a vu, croyait peu au succès ; mais l'entreprise une fois résolue, il s'y portait avec l'âpre et violente ardeur de son âme. Des orateurs, montés sur des bancs, haranguent les groupes et les excitent. Les propos deviennent plus amers. Nous allons rendre visite à nos commis, disent les ouvriers... Ils se sont donné vingt-cinq francs par jour, ajoutent-ils, par allusion au salaire des représentants, et ils nous disputent nos trente sous ! On parle de l'organisation du travail ; quelques cris : Vive Louis Blanc ! retentissent. Le rassemblement, accru de nouveaux arrivants, compta près de vingt-cinq mille hommes. Çà et là apparaissent des armes qu'on ne prend plus la peine de cacher. La volonté de marcher sur l'Assemblée et, si l'on rencontre de la résistance, de recourir à la force, s'affirme de plus en plus. Huber. qui était aux premiers rangs, s'apercevant qu'il n'a pas sur lui la pétition, la fait demander à Raspail. Raspail, pour satisfaire à son désir, se porte par les rues latérales en tête de la colonne, et le rejoint à la hauteur de la Chaussée-d'Antin : mais il est surpris lui-même de l'animation du langage et de la hardiesse des desseins. Plus on s'approche de la Madeleine, plus les dis positions hostiles s'accentuent.

Au Petit-Luxembourg où ils étaient réunis, les membres de la Commission exécutive avaient appris la formation du cortège et son départ de la place de la Bastille. Bientôt les rapports des agents mêlés aux groupes leur annoncent l'agitation croissante. De plus, Longepied, l'un des membres les plus actifs de l'ancien Club des clubs, est introduit auprès d'Arago et de Ledru-Rollin, et leur communique ses craintes. Caussidière enfin, qui avait affecté jusque-là une si grande sécurité, venait de faire connaitre au président de l'Assemblée que des hommes armés dont le nombre pouvait grossir se joignaient aux rassemblements[9]. A ces nouvelles, la Commission exécutive se hâte de compléter les mesures de défense concertées la veille. Le général Foucher prescrit aux garnisons de Vincennes, Saint-Denis, Versailles, Fontainebleau, Melun et Orléans, de marcher immédiatement sur Paris[10]. L'ordre est donné d'arrêter Blanqui, Flotte, Lacambre, ordre qui va se perdre comme tant d'autres à la préfecture de police. Afin de pourvoir plus aisément à toutes les éventualités, les membres du gouvernement décident de se diviser en deux groupes : Arago et Garnier-Pagès resteront au Luxembourg ; Lamartine, Ledru-Rollin, Marie se rendront à l'Assemblée[11]. Les derniers rapports ont causé une réelle émotion, non toutefois une sérieuse inquiétude. On comptait sur la vigilance du général de Courtais.

Que faisait pourtant le général pendant cette matinée du 15 mai ?

On se souvient que, d'après les instructions de la veille, quatre mille hommes des 1re, 2e, 3e et 4e légions devaient, dès dix heures du matin, occuper le pont de la Concorde, le quai, le jardin des Tuileries, le Carrousel et le Louvre. Quatre bataillons de garde mobile devaient stationner aux abords du Palais-Bourbon. La 10e légion restait plus spécialement chargée de la garde du palais, situé, connue on sait, dans le Xe arrondissement. Ces forces s'élevaient à environ huit mille hommes ; et, même en tenant compte des absences, si nombreuses dans la garde nationale, elles étaient plus que suffisantes pour la protection de l'Assemblée : elles l'étaient surtout si l'on songe que les quatre premières légions devaient être appuyées au besoin par la 5e et la 6e, et que, dans le cas de nécessité, les troupes casernées, soit à l'École militaire, soit au quai d'Orsay, pouvaient fournir un secours décisif. Le devoir du commandant en chef se réduisait donc à s'assurer que ses ordres avaient été bien compris et seraient bien exécutés. Ce devoir lui était facile, à la condition qu'il conservât son sang-froid. Mais les grandes responsabilités, qui relèvent les grandes âmes, écrasent les petites. Ancien chef d'escadrons dans l'armée, officier brave, mais tout à fait inhabile au maniement des grandes masses, le général de Courtais était secrètement troublé du rôle qu'il avait ambitionné, et ce trouble ajoutait encore à son inexpérience. Au lieu de contrôler l'exécution de ses ordres de la veille, il se mit, dès le matin, à en donner de nouveaux. Il convoqua les quatre légions de la banlieue, et perdit une heure et demie en conférences avec les chefs de ces légions. Il fit diriger sur le jardin des Tuileries tes mille hommes de la seconde légion qui occupaient le quai près du pont National. Il ordonna à la légion, qui devait se masser autour du Louvre, de prendre position à l'entrée du pont de la Concorde. Ce dernier poste, dans les conférences de la veille, avait été réservé à la 1re légion. Aucun avis ne fut pourtant donné à cette première légion qui semblait oubliée. Chose plus étrange ! l'ordre donné à huit heures à la 4e légion sous la signature du général de Coudais, n'arriva que trois heures après, à onze heures, sous la signature du sous-chef d'état-major, M. Saisset[12]. C'est ainsi que des instructions nouvelles et mal combinées firent naître l'incertitude, loin de la dissiper.

Cependant, même en faisant une part très large à l'incurie, il n'est guère douteux que, si le commandant en chef eût inspecté lui-même de bonne heure les postes à défendre, il ne fût parvenu à y grouper les forces nécessaires. Malheureusement, le général Courtais, comme s'il eût été jaloux de n'éviter aucune faute, demeure immobile à l'état-major. Il assiste, suivant la coutume des jours paisibles, à la parade ordinaire. Il est près de onze heures et demie, lorsqu'il monte à cheval et quitte les Tuileries. Dans son ignorance des événements, il se flattait de devancer les colonnes populaires. Mais il est bientôt détrompé. Au moment même où il atteignait le coin de la rue de Rivoli et de la rue du Dauphin, il apprend que le cortège est, depuis une heure, engagé sur le boulevard, et que ses rangs, de plus en plus serrés, défilent déjà à la hauteur de la rue Louis le Grand.

A cette nouvelle, le général s'inquiète : il se sent gagné de vitesse, comme pour réparer les heures perdues, il se bide vers la place de la Concorde. En arrivant, il la trouve vide. C'est en vain que ses yeux cherchent les forces qui devaient y être réunies et défendre l'approche du fleuve.

En cet instant-là même, on apercevait l'avant-garde de la manifestation qui débouchait sur la place de la Madeleine. Au lieu de courir au jardin des Tuileries, au Carrousel, à la première mairie, d'y rallier tous les gardes nationaux disponibles et de les jeter en masse à la tête du pont, le général de Courtais, se fiant à son prestige personnel, s'avance au-devant des émeutiers, et, poussant son cheval au milieu d'eux, il essaye de les apaiser. Vain espoir ! Aux premiers rangs se trouvent les plus violents des clubistes : plusieurs font signe qu'ils ont des armes cachées ; les propos les plus factieux circulent : Il faut en finir avec ces coquins-là, dit-on en parlant des représentants. Il faut les faire sortir par la porte ou par la fenêtre[13]. Vive la Pologne ! s'écrie le général. Sa voix est couverte par les clameurs de la foule, le drapeau de la Pologne flottait encore dans les airs, mais déjà la Pologne était oubliée. L'un des manifestants s'adresse à l'officier d'ordonnance qui accompagne M. de Courtais. Dites à votre chef que nous respectons ses cheveux blancs, mais que nous voulons entrer à la Chambre et que nous y entrerons[14].

Le malheureux commandant en chef rebrousse chemin et revient sur la place de la Concorde. Il est plus de midi. Les premiers rangs de la manifestation le suivent de près. Le pont de la Concorde, qui est la clef de la position, n'est défendu que par trois cent cinquante hommes de la 4e légion qui viennent d'arriver du Louvre[15], et par deux ou trois cents hommes du 8e bataillon de garde mobile, échelonnés derrière la garde nationale. Où est la première légion ? s'écrie le général avec un étonnement voisin de la stupeur. On se rappelle que, la veille, à l'état-major, il avait été résolu que mille hommes de cette légion prendraient position le lendemain matin à la tête du pont. Par malheur, le colonel, M. de Tracy, avait considéré que les instructions orales, pour avoir un caractère définitif, devraient être confirmées par un ordre écrit. Les mille hommes de la légion, réunis sous le commandement du chef de bataillon Bourcard, attendaient donc, depuis neuf heures et demie, à la première mairie, le moment de marcher ; comme leur esprit était excellent, ils étaient aussi irrités de leur inaction que le général en chef était surpris de leur absence. Le général, pressentant un malentendu, envoie enfin à la mairie l'ordre tant désiré. Hélas ! il y a des temps où les ordres les plus sages ont coutume d'arriver trop tard. Le commandant Bourcard se met aussitôt en route ; mais comme il débouchait par la rue des Champs-Élysées, il aperçoit la place remplie de monde et la manifestation déjà au delà de l'Obélisque ; il juge, dès lors, impossible de gagner le pont et, modifiant le mouvement de sa colonne, se dirige vers l'esplanade des Invalides pour y attendre l'événement[16]. Six cents hommes environ de garde nationale ou de garde mobile, voilà donc la seule force qui, à cette heure critique, couvre le chemin du Palais-Bourbon !

Malgré tout, la tête du pont était si facile à défendre que ces forces, même restreintes, pouvaient suffire à la tâche. Des renforts pouvaient, d'ailleurs, en quelques instants, arriver de la rive gauche restée libre. Le président de l'Assemblée avait prescrit la résistance : les gardes nationaux et les gardes mobiles y semblaient disposés. Que se passa-t-il à cette heure dans l'âme du général Courtais ? Son esprit, qui pliait déjà sous le poids si lourd du commandement, s'affaissa-t-il tout à fait ? La pensée d'une collision possible le troubla-t-elle jusqu'à l'oubli de ses devoirs militaires ? Ce qui paraît certain, c'est qu'il rangea lui-même ses troupes sur le trottoir pour dégager la chaussée du pont[17]. Comme on lui objectait les ordres du président de l'Assemblée : Je commande seul, répondit-il. On a même affirmé qu'il avait ajouté ces mots : Place au peuple ![18] A cet instant, les premiers rangs de la manifestation atteignaient le quai du fleuve : En avant ! s'écrie Blanqui. La foule s'engage sur le pont, passant entre la double haie des défenseurs de l'ordre qui assistent, l'arme au pied, à cet étrange défilé.

Tout espoir de prévenir une invasion de l'Assemblée n'était pas encore perdu. A l'extrémité du pont était échelonné, sous le péristyle du palais, le 5e bataillon de garde mobile dont on voyait reluire les baïonnettes. A la vérité, quelques signes d'hésitation se montraient dans cette jeune troupe. Quelques-uns même mettaient la baguette dans le canon pour attester que leurs fusils n'étaient pas chargés. Cependant l'esprit général ne semblait pas mauvais, et le commandant, M. Bassac, montrait les dispositions les plus fermes. Une portion de la 10e légion était en armes non loin de là. A ce moment-là même, le général Foucher, justement inquiet, faisait sortir de l'École militaire les quatre bataillons du 11e léger et du 61e de ligne, et les tenait prêts à marcher. Le 2e dragons enfin était caserné au quai d'Orsay. M. de Courtais mit autant de zèle à désarmer la force publique qu'il avait mis, le matin, de lenteur à l'organiser. Il ordonne au commandant du 5e bataillon mobile de mettre la baïonnette au fourreau. Le commandant résiste tout d'abord et, finalement, réclame un ordre écrit. M. Bureau de Puzy, l'un des questeurs, intervient. Vous assumez sur vous, général, une responsabilité terrible[19]. Les gens de service eux-mêmes, enhardis par les circonstances, hasardent quelques observations : ces instances sont inutiles. Les grilles étaient encore fermées, faible et dernier rempart contre l'invasion : M. de Courtais les fait entr'ouvrir[20] pour laisser passer quelques délégués. Cinquante à soixante personnes se précipitent dans l'intérieur, entre autres Raspail et Blanqui. Quelques-uns des plus impatients parviennent aussi à escalader les barreaux et montent les marches du péristyle. Lamartine, toujours courageux, Lamartine, qui vient de quitter la salle des séances, s'avance au-devant d'eux : les cris : Mort à Lamartine ! retentissent. Sa voix, qui si souvent a apaisé le tumulte, est aujourd'hui impuissante. En même temps, ceux des factieux qui n'ont pu pénétrer par la grille du péristyle s'engouffrent dans la rue de Bourgogne et, arrivant sur la place du Palais-Bourbon, forcent l'entrée principale de l'édifice. En vain le colonel Hingray, M. Anthony Touret, d'autres encore essayent d'arrêter la foule ; elle se précipite par toutes les issues. A ce spectacle, le général de Courtais, coupable, non par trahison, mais par incroyable faiblesse, sent le poids de sa responsabilité. Je suis un homme perdu, un homme déshonoré, dit-il au colonel Hingray, l'Assemblée va être envahie[21]. Il ne se trompait pas. Déjà le palais était au pouvoir de la foule : l'enceinte de la représentation nationale allait être violée.

 

III

La séance parlementaire avait été ouverte à midi. On s'attendait à de vives émotions, non à un tumulte populaire. Aussi, comme les interpellations sur la Pologne et l'Italie étaient annoncées pour ce jour-là, l'attrait d'une grande joute oratoire avait attiré beaucoup de monde au Palais-Bourbon. Après un discours de M. d'Aragon et une réponse du ministre des affaires étrangères M. Bastide, M. Wolowski monta à la tribune polir y plaider la cause de la Pologne. A peine avait-il prononcé quelques phrases qu'une rumeur d'abord sourde et lointaine, puis d'instants en instants plus rapprochée, se fit entendre du dehors. Soit désir de ne pas perdre sa harangue, soit indifférence aux bruits extérieurs, l'orateur poursuivit : pourtant les clameurs redoublent et deviennent si violentes qu'elles couvrent par moments la voix de la tribune. Continuez ! s'écrient les représentants, jaloux de conserver leur impassibilité. Sur ces entrefaites, M. Degousée, l'un des questeurs, se précipite dans la salle, et d'une voix vibrante d'émotion : Citoyens, vous avez donné le commandement nécessaire pour la sûreté de l'Assemblée au président et aux questeurs. Contrairement aux ordres donnés par les questeurs, le commandant en chef de la garde nationale a exigé que la garde mobile mit la baïonnette dans le fourreau. Comme il disait ces mots, quelques individus pénètrent dans les tribunes publiques en agitant des drapeaux et en criant : Vive la Pologne ! Des bandes d'émeutiers les suivent et s'entassent dans les galeries supérieures du fond : les plus hardis se laissent glisser le long des colonnes et, descendant jusque dans l'enceinte, se mêlent aux représentants stupéfaits. Au milieu de l'agitation universelle, le président fait des efforts inutiles pour rétablir le calme : il se couvre et se découvre tour à tour, indécis s'il doit céder ou résister à l'orage. Barbès et Clément Thomas se disputent la tribune. Mais voici que les portes de la salle s'ouvrent et livrent passage à un grand nombre de clubistes. Parmi eux on distingue Blanqui, Sobrier, Raspail. La violation était consommée.

Les représentants, d'abord muets d'étonnement et d'indignation, retrouvent bientôt leur énergie. M. Degousée parvient à joindre les maires des IIe et IIIe arrondissements, et leur prescrit de réunir sans retard toute la garde nationale de leur circonscription[22]. M. Clément Thomas, colonel de la 2e légion, se glisse jusqu'au bureau du président et lui annonce qu'il va rassembler des forces pour faire évacuer l'enceinte[23]. M. Lacrosse réussit à s'approcher du banc où siège le colonel Charras, ministre par intérim de la guerre, et le supplie d'utiliser au plus tôt les troupes massées aux Invalides. D'autres font prévenir les membres de la Commission exécutive restés au Luxembourg. Quelques-uns se mettent h la recherche du général de Courtais qui erre tout éperdu autour de la salle des séances, et le conjurent d'agir enfin avec vigueur[24]. Mais la confusion qui règne partout fait craindre que la répression ne tarde. Clément Thomas ne parvient à rallier ni la 10e légion ni la garde mobile, et est contraint d'aller jusque dans son arrondissement pour en ramener ses hommes. Le colonel Charras, immobile à son banc, allègue qu'il attend les ordres du général de Courtais. Et quant au général de Coudais lui-même, sa volonté, plus que jamais indécise et flottante, est de moins en moins capable de dominer la crise. Sans doute, si tout n'est pas perdu, le secours viendra : mais viendra-t-il à temps ? Jusqu'à ce que la force publique arrive, il faut temporiser avec la sédition, la contenir et, s'il se peut, l'apaiser.

Dans ces étranges conjonctures, un grand nombre de représentants entourent ceux de leurs collègues dont les noms sont particulièrement chers aux envahisseurs et les pressent d'user de leur influence pour incliner les cœurs à la paix. Louis Blanc surtout est sollicité ; il demande l'avis du bureau : Comme président, lui répond M. Buchez, je n'ai pas à vous autoriser à parler ; comme citoyen, je vous y engage[25]. Sur ces assurances, il monte à la tribune. Aura-t-il la volonté et la puissance d'arrêter les factieux ? L'illusion est courte. Son langage ne justifie guère les espérances qu'on a fondées, car il conclut à la lecture de la pétition par les délégués du peuple, c'est-à-dire à la violation même du décret naguère rendu par l'Assemblée.

Porteur de la pétition et mis pour ainsi dire en demeure de la lire, Raspail paraît à son tour. Il n'est pas représentant, et sa présence à la tribune consacre et couronne le scandale de l'invasion. Aussi, malgré les menaces des clubistes mêlés à eux sur leurs bancs, les députés redoublent de protestations : M. d'Adelswaerd, M. Milhoux, M. Montrol se distinguent entre tous par leur énergie courageuse. Raspail achève pourtant sa lecture. Il demande que la restitution de la nationalité polonaise soit obtenue à l'amiable ou les armes à la main.

Quelques-uns se flattaient que les émeutiers, la pétition une fois déposée, se décideraient à la retraite. Il n'en fut rien. La tribune appartenant désormais à tout le monde, Blanqui veut y monter. Laissez parler le citoyen Blanqui ! s'écrient plusieurs voix. Cependant, au nom de Blanqui, son rival, Barbès a tressailli. Barbès, comme on l'a vu, désapprouvait la manifestation : le matin même, en arrivant à l'Assemblée, il n'avait dissimulé ni son mécontentement ni ses craintes, Mais la vue de Blanqui qui va soulever les masses, triompher, régner peut-être, ébranle toutes ses résolutions : l'agitation de la salle, l'aspect des drapeaux, le bruit de la voix populaire, tout contribue à l'égarer : en vain on essaye de le retenir : Malheureux, tu te perds ! lui crie-t-on. En homme incapable d'assister à une pièce révolutionnaire sans y prendre aussitôt son rôle, Barbès se précipite à la tribune : Citoyens, vous êtes venus exercer votre droit de pétition. Ce droit, vous avez bien fait de venir l'exercer : il vous appartient, et désormais il ne pourra jamais vous être contesté. (Applaudissements parmi les assistants.) Maintenant le devoir de l'Assemblée est de prendre en considération la demande que vous avez faite, et, comme le vœu que vous exprimez est positivement le vœu de la France, l'Assemblée aura à décréter ce que vous demandez. (Oui, oui ! immédiatement.) A la vérité, Barbès, comme si un dernier scrupule l'eût saisi, finit en engageant la foule à évacuer l'enceinte : mais ce conseil se perd dans le bruit et les protestations.

Barbès se retire satisfait ; il a devancé Blanqui : Blanqui maintenant peut parler ! Il parle en effet : il parle de la Pologne, des massacres de Rouen, de l'organisation du travail, de la misère du peuple, prenant plaisir à réveiller toutes les haines, à raviver toutes les convoitises, à envenimer toutes les blessures.

C'est ainsi que l'heure qui s'écoule accroit le tumulte, loin de l'apaiser. Ledru-Rollin, dont la parole sonore était naguère toute-puissante, veut essayer son empire sur les factieux. Sa voix n'est point écoutée : on lui reproche d'avoir convoqué la garde nationale le 16 avril ; comme il parle de l'inviolabilité représentative, on lui rappelle, non sans une logique implacable, le 24 février. Soit crainte de représailles, soit remords, Raspail et quelques autres chefs de club s'efforcent eux-mêmes d'organiser une sorte de défilé et de faire évacuer la salle. Mais l'anarchie est si grande qu'elle résiste à la voix de ceux qui l'ont fait naître. Un capitaine d'artillerie de la garde nationale, du nom de Laviron, monte derrière le bureau du président pour intercepter ses communications avec ses collègues ou avec les secrétaires. A certains moments, des hommes à figures sinistres, revêtus de blouses blanches, se rangent en cercle derrière les bancs des représentants comme pour les cerner. A la faveur du trouble, les haines ou les vengeances guettent l'occasion de se satisfaire ou de s'assouvir. Les sièges de Blanqui recherchent M. Taschereau, le directeur de la Revue rétrospective ; M. Sénard, odieux à la démagogie depuis la répression de l'émeute de Rouen, est également signalé aux factieux : Flocon, qui s'employait avec beaucoup de zèle à ramener l'ordre, les fait évader tous les deux. Demeure impassible à son banc reconnaissable à sa robe blanche de Dominicain, Lacordaire est menacé. Napoléon Chancel, ancien commissaire dans la Drôme, se jette sur le représentant Froussard qui l'a naguère remplacé, le frappe et le poursuit de ses insultes.

Cependant dans les rares instants où le tumulte intérieur laissait percevoir les bruits du dehors, on entendait un son régulier qui venait de directions diverses et s'éloignait ou se rapprochait tour à tour. C'était le son du rappel. Les avis expédiés par M. Degousée, M. Clément Thomas, la Commission exécutive, étaient enfin parvenus !

Mais, avant que l'ordre triomphe, il faut que l'Assemblée parcoure tout le cercle des folies révolutionnaires. Barbès, qui, le matin, flétrissait la manifestation, Barbès ne se contient plus, Il vient de parcourir le palais, accompagné de Louis Blanc et d'Albert, et les applaudissements qui ont accueilli ses paroles ou celles de ses compagnons ont achevé de l'étourdir. Il remonte à la tribune : Citoyens, dit-il..., il faut que l'Assemblée vote immédiatement le départ d'une armée pour la Pologne, et un impôt d'un milliard sur les riches, qu'elle défende de battre le rappel, qu'elle fasse sortir les troupes de Paris : sinon, les représentants seront déclarés traîtres à la patrie. Ces paroles portent au comble l'exaltation. Comme le président tente un dernier effort pour l'évacuation de la salle, l'un des émeutiers s'élance vers lui : Tu n'as pas le droit de parler ici, tais-toi. Les représentants, toujours courageux et impassibles, assistent à un véritable débordement de motions insensées -ou criminelles. L'un demande le ministère du travail ; l'autre, la formation d'un comité social ; celui-ci, la destitution de tous les ministres ; celui-là, la punition des égorgeurs de Rouen. Louis Blanc, malgré sa résistance, est enlevé par les factieux, porté par eux en triomphe et promené devant les bancs des représentants. Pendant ces scènes honteuses, le bruit du tambour se rapproche : Pourquoi bat-on le rappel ? s'écrie Barbès hors de lui. Qui a donné l'ordre de battre le rappel ? Que celui qui l'a donné soit déclaré traître à la patrie et mis hors la loi. Les émeutiers envahissent le bureau. Qu'on donne l'ordre de ne plus battre le rappel ! s'écrie-t-on de toutes parts. Le président parvient à échanger quelques paroles avec le questeur Degousée. Celui-ci l'assure qu'il peut donner les contre-ordres, qu'ils demeureront sans effet, qu'avant un quart d'heure la garde nationale sera arrivée. M. Buchez, entouré et presque étouffé, écrit alors le plus lentement qu'il peut, sur des morceaux de papier qu'on lui présente, ces simples mots sans timbre ni date : Ne faites pas battre le rappel[26].

Cette concession, inspirée par le désir de conjurer une catastrophe, semble ramener un peu de calme. Le bruit se répand, d'ailleurs, que les tribunes qui sont surchargées de inonde commencent à s'affaisser, et la crainte d'un si terrible danger suspend un instant les colères. Mais comme si les factieux eussent puisé de nouvelles forces dans cette courte trêve, le tumulte reprend bientôt, plus intolérable que jamais. Les motions se mêlent et se croisent avec de tels transports qu'on ne peut plus ni les saisir, ni les distinguer. On n'entend plus que les vociférations confuses de mille voix qui cherchent à se dominer et que la fatigue a déjà à demi brisées. L'excès du désordre paralyse l'œuvre même du désordre. Le souffle qui s'exhale de tant de poitrines et le nuage de poussière qui s'élève forment une chaude et épaisse vapeur qui corrompt et obscurcit l'atmosphère. C'est à travers cette sorte de brouillard que l'œil peut apercevoir les banquettes brisées ou renversées, les drapeaux déchirés flottant sur les rebords des tribunes, le bureau envahi, les armes qui projettent un éclat sinistre, les représentants immobiles et consternés, les émeutiers sourds à la voix même de leurs chefs ; scène d'anarchie à laquelle il ne manque pour être complète que l'horreur du sang versé ! Et encore peut-on craindre que cet excès s'ajoute à tous les autres. Le bruit du tambour, qui annonce la victoire prochaine de l'ordre, porte jusqu'au paroxysme les colères. Une exhortation, un mot, un signe suffiraient, dans l'exaltation des esprits, à amener le dernier des crimes. C'est ce moment que choisit Huber pour exprimer sans détour le vœu que tous les clubistes formulaient en secret ; il parvient à se hisser à la tribune et jette à l'auditoire ces paroles : Citoyens, écoutez ! ou ne veut pas prendre de décision. Eh bien ! moi, au nom du peuple trompé par ses représentants, je déclare que l'Assemblée nationale est dissoute. Les députés, harassés d'émotions et de fatigues, se redressent soudain sous l'outrage. Au nom de quel peuple parlez-vous ? s'écrie M. Fresneau. Mais déjà le président est insulté, frappé, renversé. Il parvient à se relever, et, malgré les factieux qui lui barrent le chemin, à sortir de l'enceinte. La plupart de ses collègues, impuissants à une plus longue résistance, se décident à l'imiter. Cependant, par la plus étrange des contradictions, les mêmes hommes qui viennent d'acclamer la dissolution de l'Assemblée s'écrient à l'envi les uns des autres : Déclarons traîtres à la patrie les représentants qui s'enfuient.

Il était quatre heures. Pendant près de trois heures, la représentation nationale avait soutenu un des plus rudes assauts qu'ait jamais subis un Parlement. Durant cette longue lutte avec les factieux, ni les outrages, ni les menaces, ni la crainte de la mort n'avaient pu lui arracher un seul vote contraire à son honneur ou à l'intérêt public. Cette Assemblée vieille de quinze jours, composée d'hommes encore inconnus, venait de donner, sans distinction de partis, un exemple de courage civique qui avait été rarement égalé et qui n'a pas été assez admiré. Mais lorsque les députés, déliés, par la retraite du président, du devoir de rester à leur poste, fuirent sortis presque tous ; lorsque, ayant échappé à l'atmosphère fiévreuse de la salle, ils se retrouvèrent à l'air libre dans les cours ou les jardins du palais, leur fermeté les abandonna, comme si ce long effort eût épuisé l'énergie de leur âme. M. Buchez, au lieu de se rendre à l'hôtel de la présidence pour y rallier ses collègues, court au Luxembourg. M. Charras s'y rend aussi, sans songer que le ministère de la guerre est à cinquante pas et qu'il peut, de là, donner des ordres efficaces. Lamartine est presque sans force et sans voix. Dupont de l'Eure est à demi évanoui. La plupart, découragés autant qu'attristés, se contentent de se répéter les uns aux autres : Un grand malheur vient d'arriver, l'Assemblée nationale est dissoute. A la vérité, M. Corbon et M. Sénard, tous deux vice-présidents, parviennent à grouper à la présidence trente ou quarante de leurs collègues : mais les résolutions proposées ne peignent que trop le trouble des esprits. Celui-ci demande que l'Assemblée se réunisse à Bourges ; celui-là, qu'elle soit convoquée à Metz[27]. Nous n'avons plus rien à faire qu'à nous rendre dans nos départements, disait à un de ses amis M. de Montalembert ; là, peut-être pourrons-nous défendre la société menacée[28]. Seuls, quelques représentants ont conservé tout leur sang-froid. M. de Dampierre et M. de Kerdrel vont haranguer les compagnies de garde mobile. M. de Rémusat et M. Radoult de Lafosse se rendent à la caserne du quai d'Orsay pour y chercher le colonel de Goyon qui commandait le 2e dragons, et qui, depuis deux heures, tenait ses hommes à cheval et prêts à marcher. D'autres se dirigent vers l'esplanade des Invalides, où les troupes, longtemps laissées sans ordres, se morfondaient dans une attente bien plus pénible que la lutte.

Ce qui se passait pendant ce temps à l'Assemblée défie toute description. Au milieu de cris insensés, Barbès est porté en triomphe. Sobrier est aussi l'objet d'une pareille ovation. Un drapeau surmonté d'un bonnet rouge est placé sur le bureau. Des listes de gouvernement provisoire sont dressées et acclamées. A l'Hôtel de ville ! s'écrie la foule. On veut entraîner Ledru-Rollin, qu'on finit, après de longues recherches, par découvrir dans l'un des bureaux : mais il déclare qu'il se brûlera la cervelle plutôt que de s'associer aux factieux. Barbès et Albert quittent la salle et se dirigent vers la Maison commune, comme l'avait fait naguère Lamartine. Avec le sans-façon des temps révolutionnaires, chacun songe à s'emparer du poste qui lui convient le mieux. Un insurgé, nominé Quentin, qui s'était distingué par ses violences, se rend au Luxembourg ; Sobrier court au ministère de l'intérieur ; Napoléon Chancel essaye de s'installer à la direction des postes. Tous refont à leur manière, à moins de trois mois d'intervalle, la révolution de Février.

Heureusement pour l'ordre social, l'heure du triomphe de l'émeute devait se confondre avec l'heure de la répression. Le cortège qui accompagnait Barbès et Albert venait de quitter le Palais-Bourbon, lorsque soudain, parmi les factieux qui s'agitaient encore dans l'hémicycle, s'élève un cri : Voilà la garde mobile ! En effet, la force publique, trop longtemps captive ou impuissante, prend enfin possession du palais législatif et paraît sur le seuil de l'Assemblée. Le 2e bataillon de garde mobile pénètre d'abord dans l'enceinte ; presque en même temps survient la 1re légion, que le duc de Luynes a guidée jusque dans la salle des Pas perdus : la 2e légion suit de près. Les émeutiers qui n'étaient plus qu'en petit nombre s'enfuient par toutes les issues. Les cris : Vive l'Assemblée nationale ! retentissent avec énergie. Par un de ces retours assez fréquents dans les temps de révolution, l'ordre trouve tout à coup ses fanatiques. Le général de Courtais qui survient en cet instant et qu'on accusait de trahison, tandis qu'il n'était coupable que d'incapacité, est entouré et menacé par les gardes nationaux qui lui arrachent sa croix et son épée : M. de Fitz-James, M. Vieillard, Flocon, parviennent à grand'peine à le protéger et à le conduire dans la bibliothèque, où il est gardé à vue. Les représentants rentrent en foule et prennent place à leurs bancs, à demi cachés par les uniformes et les baïonnettes qui les protègent. A défaut de président et de vice-présidents, M. Duclerc, ministre des finances, monte au fauteuil, commande aux tambours de battre un ban pour obtenir le silence, puis, avec une grande énergie d'attitude et de langage : L'Assemblée nationale n'est pas dissoute. Au nom du peuple français qu'une minorité infime et infâme ne déshonorera pas, l'Assemblée reprend ses travaux. Au milieu des acclamations, la séance est reprise ; et du fond des cœurs s'élève un remerciement à la Providence, qui, en soumettant la représentation législative à une si pénible épreuve, a permis du moins que, durant cette longue saturnale> le sang ne fût pas versé !

 

IV

Cependant la sédition n'était pas encore tout à fait vaincue. Ainsi qu'on l'a vu, Barbès, Albert et leurs amis s'étaient dirigés vers l'Hôtel de ville, où ils étaient sans doute sur le point d'arriver. Il fallait les déloger de ce dernier asile. Lamartine, qui avait d'autant plus d'expérience des révolutions qu'il en avait fait une trois mois auparavant, Lamartine voit le péril et s'apprête à le conjurer. Il ne rentre à l'Assemblée que pour monter aussitôt à la tribune. La reprise du Palais-Bourbon lui avait rendu toute son assurance ; aussi, s'adressant aux gardes nationaux qui remplissaient encore la salle : Au moment où nous sommes, dit-il, le gouvernement n'est plus dans le conseil, il est à votre tête, gardes nationaux ; il est à votre tête, dans la rue, sur le champ même du combat. Les cris : A l'Hôtel de ville ! accueillent ces paroles. Lamartine sort accompagné de Ledru-Rollin. Un bataillon de garde mobile et un bataillon de la dixième légion les escortent. Le général Foucher, déjà parti depuis quelques minutes avec de forts détachements de garde nationale et deux escadrons du 2e dragons, leur sert d'avant-garde. Ils se mettent en marche vers l'Hôtel de ville. La bizarrerie de la fortune a placé à leurs côtés deux représentants de la droite, jaloux de revendiquer, en ces heures de troubles, leur part de danger. Le premier était M. de Mornay, l'un des plus vaillants amis de la duchesse d'Orléans ; le second, déjà connu pour son courage, sa décision, sa fermeté, était M. de Falloux.

Barbès et Albert, en quittant l'Assemblée, avaient suivi, l'un la rive droite, l'autre la rive gauche de la Seine. Ils s'étaient rejoints sur le quai Pelletier. Leurs colonnes réunies formaient un rassemblement de deux ou trois mille hommes, clubistes, ouvriers, gardes nationaux. Ils s'étaient avancés en agitant leurs bannières et en annonçant avec de grands cris la dissolution. La 9e légion qui gardait l'entrée de la place de Grève les avait laissés passer : J'étais sans ordres, a dit plus tard le colonel de cette légion, et je pensais à Bailly qui fit tirer sur le peuple, et qui, deux ou trois ans plus tard, fut poursuivi et condamné pour cela[29]. C'est ainsi que les factieux avaient atteint l'Hôtel de ville.

L'Hôtel de ville était défendu par quelques centaines de gardes républicains. Le maire, M. Marrast, avait Fait appeler le colonel Rey, commandant du palais : Êtes-vous sûr de vos hommes ? lui avait-il demandé. — Certainement, et si les émeutiers viennent, nous les accueillerons militairement[30]. Cependant Rey était l'ami de Barbès. Le plus grand nombre des gardes républicains, réunis dans une cour intérieure, faisaient tranquillement l'exercice et n'avaient reçu aucun ordre. Une cinquantaine d'hommes seulement gardaient l'entrée. Barbès arrive suivi de sa colonne, et, à travers la grille, un étrange colloque s'engage entre Rey et lui : Je t'en prie, Rey, laisse-moi entrer. — Je ne puis, répond celui-ci ; j'ai un devoir à remplir[31]. La grille est escaladée : Barbès serre la main de Rey et, s'engageant avec ses amis clans l'aile droite de l'édifice, arrive d'appartement en appartement jusque dans une grande pièce où il s'installe... Chose étrange, et qui est l'une des surprises des révolutions ! Au même moment où Barbès prenait possession de l'aile droite de l'Hôtel de ville pour y créer un nouveau gouvernement, M. Marrast, retiré dans l'aile gauche avec ses adjoints et quelques défenseurs, vaquait aux devoirs de sa charge ; et les représentants de ces deux pouvoirs rivaux coexistaient ainsi sans s'attaquer et sans se combattre. Les amis de Barbès et d'Albert jettent par les fenêtres à la foule rassemblée sur la place des listes de gouvernement qui circulent de mains en mains et qui seront recueillies plus tard par les amateurs de documents curieux. Ils arrêtent les termes d'une proclamation pour annoncer, comme ils disent, la volonté du peuple. Ils rédigent, en outre, un décret, pour signifier aux gouvernements russe et allemand l'ordre de reconstituer la Pologne, et pour leur déclarer la guerre s'ils n'obtempèrent de suite à l'injonction. L'histoire, dans les temps de révolutions, est souvent une tragi-comédie.

Hâtons-nous de le dire, ce règne fut le plus court de tous ceux que vit notre siècle si fécond pourtant en dominations éphémères. Les décrets étaient à peine rédigés, et déjà sur la place débouchait le général Foucher, accompagné de ses dragons et des gardes nationaux fidèles. Lamartine et Ledru-Rollin suivaient de près. Un capitaine d'artillerie, accompagné de quelques hommes, pénètre jusque dans la salle où se tient Barbès : Qui êtes-vous ? lui dit-il. — Membre du gouvernement provisoire. — De celui d'hier ou de celui d'aujourd'hui ?De celui d'aujourd'hui. — En ce cas, je vous arrête[32]. On songeait à laisser Albert en liberté, celui-ci proteste : Si Barbès est coupable, dit-il, je le suis aussi[33]... Les factieux, tout à l'heure acclamés, sont poursuivis de cris de mort ; et ces cris devinrent bientôt si menaçants, qu'on attendit la nuit pour transférer Barbès et Albert au fort de Vincennes.

Presque en même temps, tous les acteurs de cette journée étaient arrêtés on contraints à se cacher. Sobrier, qui s'était dirigé vers le ministère de l'intérieur et qui, en conspirateur plus ardent que dangereux, s'était contenté d'en emporter les sceaux, était arrêté sur le quai d'Orsay. Quentin, qui s'était rendu au Luxembourg, s'était trouvé face à face avec Arago : Je viens vous remplacer, lui dit-il. Arago le prit au collet : En attendant que vous me remplaciez, je vais vous donner une place en prison[34]... Huber, appréhendé, puis relâché, parvint à fuir. Napoléon Chancel et Laviron eurent le même bonheur. Raspail et Blanqui, en sortant de l'Assemblée, s'étaient rapprochés de l'Hôtel de ville, prêts à désavouer la sédition ou à s'y mêler, suivant le cours des événements : le premier fut arrêté le soir même, le second quinze jours plus tard, ainsi que son acolyte Flotte. Tous ces personnages, que le caprice de la fortune a rendus un instant célèbres, vont rentrer dans l'obscurité. Nous ne les retrouverons plus que devant la justice.

 

V

Il était sept heures du soir lorsque Lamartine et Ledru-Rollin regagnèrent le Palais-Bourbon.

L'Assemblée s'était déclarée en permanence. A la joie de la délivrance s'était bientôt mêlé un désir passionné de répression : déjà M. de Charançay avait proposé une enquête ; déjà M. Degousée avait réclamé la réorganisation de l'état-major de la garde nationale et de la préfecture de police ; déjà M. Léon Faucher avait demandé la mise en accusation de Barbès et de M. de Courtais. Encore tout émus et frémissants, les représentants s'entretenaient avec animation des incidents de la journée. Dans leurs propos se révélait non seulement la colère contre les envahisseurs, mais encore l'irritation contre la Commission exécutive qui n'avait point prévenu l'envahissement. Pourquoi cette longue inaction ? Pourquoi ces ordres inexécutés ? Pourquoi ces fonctionnaires incapables ou complices ? L'imprévoyance, lorsqu'elle dépasse certaines limites, ne devient-elle pas criminelle ? C'est en vain que Flocon, l'un des ministres, essaye de tempérer ses ardeurs ; il est interrompu, et les efforts qu'il a tentés ce jour-là même pour la cause de l'ordre ne le préservent pas des murmures. Le président Buchez confère au général Baraguey d'Hilliers le commandement des forces qui entourent la Chambre. Des poursuites sont autorisées contre les représentants Barbès, Courtais, Albert. — Et ce n'est pas seulement au sein de la représentation nationale que se manifeste cette énergique réprobation du désordre. Comme la nuit tombait en cet instant sur la ville, les maisons s'illuminaient pour célébrer la paix publique reconquise. Les gardes nationaux parcouraient les rues eu criant comme au 16 avril : A bas les communistes ! Ils fermaient le club Blanqui ; ils se portaient au club des Droits de l'homme ; ils pratiquaient une perquisition dans la maison Sobrier et y saisissaient les projets de décret dont nous avons parlé plus haut. L'Assemblée recueillait avec joie ces indices de l'opinion publique et se plaisait à y voir un hommage rendu à sa propre souveraineté.

Sur ces entrefaites, un incident vint marquer mieux encore l'état des esprits. Louis Blanc, qu'on accusait de complicité avec les factieux et qui, par ses discours, avait donné quelque vraisemblance à l'accusation, Louis Blanc, étant rentré au Palais-Bourbon, est saisi dans les couloirs par les gardes nationaux, insulté, frappé, menacé de mort. Le général Duvivier, M. d'Adelswaerd, M. de La Rochejacquelein se précipitent entre lui et ses agresseurs, et parviennent à l'arracher de leurs mains. Comme il pénétrait dans la salle des séances, une effroyable explosion de murmure l'accueille. Courage ou bravade, souci de son honneur ou impudence, il veut parler. Les interruptions couvrent longtemps sa voix : Citoyens, dit-il, c'est votre droit, votre liberté, votre dignité que je viens défendre en ma personne... Ce que j'affirme sur l'honneur, c'est que j'ignorais ce qui devait se passer aujourd'hui dans l'Assemblée. — Allons donc ! s'écrient les représentants. Les interpellations injurieuses partent de tous les côtés : Vous n'avez jamais eu de cœur... Vous êtes un lâche... Descendez de la tribune. Poussé à bout par ces violences, Louis Blanc poursuit dans des termes plus propres à exaspérer qu'à calmer l'auditoire. Tout en repoussant toute complicité avec les envahisseurs, il proteste de sa communauté de sentiments avec le peuple ; il essaye de justifier Barbès ; et c'est au milieu des plus furieuses clameurs qu'il quitte la tribune.

L'Assemblée, dans ces pénibles incidents, perdait quelque chose de sa dignité. Mais ces colères mêmes témoignaient de l'énergie de ses volontés. Les membres de la Commission exécutive sentirent qu'à peine de périr ils devaient céder aux injonctions de la représentation nationale. A l'issue de la séance parlementaire, qui fut levée à neuf heures et demie du soir, ils se réunirent en conseil. Déjà M. Clément Thomas avait été appelé au commandement de la garde nationale en remplacement du général de Coudais. Le général Tempoure, qui s'était laissé renfermer pendant l'envahissement dans l'une des tri-hunes de l'Assemblée, fut destitué de ses fonctions de commandant de la garde mobile et remplacé par le général Bedeau. La démission de M. Guinard, chef d'état-major de la garde nationale, fut acceptée. M. Saisset, sous-chef d'état-major, fut révoqué. On s'occupa enfin de la préfecture de police, où le vœu de tous les hommes d'ordre réclamait un changement nécessaire.

Si habitué qu'on fût à la duplicité de Caussidière, sa conduite, durant ces derniers jours, avait été pour tous un sujet d'étonnement. Ni le 14 ni le 15 mai, il n'avait répondu aux convocations de la Commission exécutive, et, sous prétexte d'une luxation du genou, il s'était tenu enfermé chez lui. Le matin même, trois cents de ses Montagnards avaient annoncé le dessein de se joindre à la manifestation. Pendant la journée, les forts de la halle avaient été convoqués à la préfecture[35]. Entouré de ses hommes, impénétrable du reste à tous, Caussidière s'était retranché dans une neutralité armée qui lui permettrait, suivant l'occurrence, de désavouer la défaite ou de bénéficier de la victoire. Les insurgés comptaient tellement sur lui. que Barbès, dans sa proclamation de l'Hôtel de ville, l'avait maintenu dans son poste. A la nouvelle de l'envahissement de la Chambre, les cris de : Vive Barbès ! avaient retenti dans les rangs des Montagnards. Pendant la soirée, ces dispositions ne s'étaient pas modifiées ; car, si l'on en croyait les derniers rapports, les gardes nationaux qui amenaient des prisonniers à la préfecture avaient été hués et insultés ; en revanche, les prisonniers avaient été fêtés, armés de fusil et relâchés[36].

La Commission exécutive ne pouvait tolérer pareil scandale ; si elle l'eût supporté, l'Assemblée eût été sans doute moins patiente. Par malheur, le préfet de police était de tous les fonctionnaires le plus malaisé à éconduire. Entre Caussidière qui ne voulait pas partir et la Commission exécutive qui voulait le chasser, s'engagea une lutte qui, à la vérité, dura peu, mais qui peint mieux que tout le reste la ruse un peu grossière de l'un et l'imprévoyante faiblesse de l'autre.

A onze heures du soir, Caussidière fut appelé au Luxembourg. Ses amis, craignant un piège, s'opposaient à son départ. Il repoussa leurs conseils et partit accompagné d'une escorte. Lorsqu'il arriva, il apprit que le sous-chef d'état-major de la garde nationale, M. Saisset, venait d'être non seulement révoqué, mais mis aux arrêts. Il ne se déconcerta pourtant pas. Avec les faibles, l'insolence est ce qui réussit le mieux. Caussidière, en homme avisé, se montra insolent. Au lieu de se défendre, il attaqua. Cette assurance lui réussit. En l'entendant vanter ses services, blâmer la mairie de Paris, accuser l'indifférence du pouvoir, les membres du gouvernement furent confondus et désarmés. Malgré l'avis de M. Marie et de M. Arago, Caussidière ne fut point arrêté ; non seulement il ne fut point arrêté, mais il ne fut point destitué ; non seulement il ne fut point destitué, mais il semble qu'on lui laissa entrevoir la possibilité de son maintien[37]. Rentré libre à la préfecture de police où l'on n'espérait plus le revoir, il s'empressa de rédiger une proclamation où, avec une impudence rarement égalée, il se décernait sa place parmi les victorieux : Citoyens, disait-il, le magistrat plus spécialement chargé de veiller à la police de la capitale a rempli ses devoirs. Il vous répond de la sécurité de vos foyers et de vos familles. Son action était inaperçue à travers ces grands mouvements. Elle n'a pas cessé de s'exercer. Le principe républicain ne permettait pas de mesures préventives ; mais le devoir d'un gouvernement lui impose toutes les mesures répressives autorisées par la loi. La loi suffira à toutes les éventualités... Union, confiance, ordre, dévouement : voilà nos devoirs à tous ; comptez sur moi comme je compte sur vous. Vous étiez avec moi sur les barricades de la liberté, je serais avec vous sur les barricades de l'ordre ! Cette proclamation fut, le 16 dès le matin, affichée dans Paris.

Caussidière poussa plus loin l'audace. Vers midi, en homme bien guéri de son indisposition de la veille, il se rendit à l'Assemblée. Il semblait qu'il dût y rencontrer la malveillance du plus grand nombre ; il était, d'ailleurs, nouveau dans la parole publique. Il monte cependant à la tribune. Malgré son inexpérience, peut-être même à cause d'elle, il se fait écouter. Son langage pittoresque, plein d'imprévu, empreint d'une bonhomie affectée, séduit l'auditoire comme certains mets étranges flattent les estomacs blasés. Tout le sert, même les originalités de sa parole tout à fait inaccoutumée aux usages parlementaires. Il fait, avec son aplomb ordinaire, sa propre apologie ; il rend hommage à son bon sens pratique. J'ai voulu faire, dit-il, une police de conciliation... Si j'avais voulu écouter les dénonciations de tous, la moitié de Paris aurait fait arrêter l'autre. Il rappelle qu'il a réclamé un mandat d'arrêt contre Blanqui, qu'on le lui a accordé, puis retiré. L'Assemblée, qui, la veille, avait insulté Louis Blanc, l'écoute avec une patience qui n'est pas éloignée de la faveur. Encore un peu, et il sortirait victorieux de la lutte. Mais M. Baroche et M. Bonjean, vivement soutenus par la droite, ont réclamé, au nom du parti de l'ordre, une satisfaction nécessaire, et l'impression de leurs discours n'est pas effacée. M. Portalis, de son côté, revient à la charge et, avec l'autorité qu'il puise dans ses fonctions de procureur général, dénonce les subordonnés de Caussidière : Les hommes qui sont au Palais de justice ne portent l'uniforme d'aucun corps connu et avoué. Ce matin encore, j'ai vu des hommes qui portaient le bonnet rouge, le bonnet phrygien... Pour ma part, je n'ai pas de confiance dans le voisinage de fa préfecture de police. Un homme a été arrêté, un nommé Flotte, il a été arrêté à l'Hôtel de ville en flagrant délit de crime ; il a été amené à la préfecture de police ; il a été relâché. Des hommes tenant des propos communistes ont été arrêtés par la garde nationale ; ils ont été conduits à la préfecture de police ; ils ont été relâchés. Et quels sont les hommes qu'on a arrêtés ? Ceux qui les y avaient amenés !

Ces faits, dénoncés avec tant de précision, touchèrent l'Assemblée. On apprit en outre que la garde nationale et la troupe de ligne cernaient la préfecture de police. A cette dernière nouvelle, Caussidière sentit que la prudence lui commandait de céder à la fortune. Même à cette heure, il parvint, par une dernière initiative, à sauvegarder la dignité de sa retraite. Il monta à la tribune et, spontanément, résigna ses fonctions. La Commission n'eut d'autre ressource que d'accepter la démission de l'agent qu'elle voulait arrêter ou, dans tous les cas, révoquer. Sa faiblesse se révélait, même à travers son affectation de fermeté. Du moins, le corps des Montagnards, celui des Lyonnais et tous les autres de même sorte furent dissous. Un décret ordonna la réorganisation de la garde républicaine. Ce résultat à lui seul n'était point à dédaigner ; car on ne pouvait donner de meilleur gage à la tranquillité publique que de désarmer ceux qui, depuis trois mois, étaient chargés de la maintenir.

La chute de Caussidière est le dernier épilogue de l'attentat du 15 mai, épilogue moitié sérieux, moitié comique, comme le personnage qui en est le héros. — De cet attentat nous ne dirons plus qu'un mot. Il fut une explosion des passions démagogiques plus encore que le résultat d'un véritable complot. Quant à ses conséquences, il en eut deux qui semblent, au premier abord, contradictoires. La première fut d'affaiblir les factions : à partir du 15 mai, Barbès, Blanqui, Raspail, Sobrier, Albert sont captifs ; Caussidière abandonne son redoutable poste ; Louis Blanc, en attendant l'ostracisme, est à tout jamais discrédité. La seconde fut d'affaiblir en méfie temps l'autorité déjà si faible ; l'Assemblée nationale, mal servie par la Commission exécutive, lui retire de plus en plus sa confiance ; et le pays, plus sévère encore, commence à s'éloigner de l'Assemblée elle-même qui, appelée à constituer un gouvernement, l'a choisi si imprévoyant et si incapable. En résumé, si l'émeute perdit ses chefs, le pouvoir, non moins rudement atteint, perdit le reste de son prestige. C'est pourquoi l'esprit de réaction salutaire qui se manifesta alors demeura, en dépit de quelques actes de fermeté, inefficace et impuissant. Pour revenir à un ordre quelque peu stable, il Faudra une main plus vigoureuse, il faudra surtout, hélas ! la terrible épreuve de la guerre civile. C'est la loi inexorable de l'histoire que le sang des peuples est la rançon de leurs fautes et de leurs folies.

 

 

 



[1] Haute cour de Bourges, affaire des accusées du 15 mai, déposition Dagneaux et Dandurand, audience du 10 mars 1849.

[2] Haute cour de Bourges, déposition Detours, audience du 16 mars 1849.

[3] Enquête parlementaire, t. II, p. 268 et suivantes.

[4] Rapport de police. (Enquête parlementaire, t. II, p. 228.)

[5] Enquête parlementaire, t. I, p. 196.

[6] Procès-verbaux des séances de la Commission exécutive, séance du 14 mai 1848. (Enquête parlementaire, t. II, p. 40.)

[7] Haute cour de Bourges, déposition de M. de Tracy, audience du 23 mars 1849. — Lettre de M. de Tracy (Moniteur du 3 juin 1848.)

[8] Haute cour de Bourges, déposition Marrast, audience du 19 mars.

[9] Haute cour de Bourges, déposition Buchez, audience du 11 mars 1849. Enquête parlementaire, t. I, p. 166.

[10] Rapport du général Foucher. (Enquête parlementaire, t. I, p. 206.)

[11] Procès-verbaux des séances de la Commission exécutive, séance du 15 mai. (Enquête parlementaire, t. II, p. 40.)

[12] Haute cour de Bourges, déposition de M. Ramond de la Croisette, colonel de la 4e légion, audience du 20 mars 1849. — Déposition de M. Saisset, sous-chef d'état-major de la carde nationale, audience du 21 mars 1849.

[13] Haute cour de Bourges, déposition Dautriche, audience du 10 mars.

[14] Haute cour de Bourges, déposition Thénen, audience du 20 mars.

[15] Ils étaient arrivés en vertu de l'ordre donné à huit heures par le Général de Courtais et parvenu seulement à onze heures par l'intermédiaire de M. Saisset. (Voir supra.)

[16] Haute cour de Bourges, déposition Bourcard, audience du 20 mars. Maxime DU CAMP, Souvenirs de 1848, p. 159.

[17] Haute cour de Bourges, dépositions Clouwez, Fraix, Chevalier, audience du 20 mars 1849.

[18] Haute cour de Bourges, déposition Chevalier, audience du 20 mars 1849.

[19] Haute cour de Bourges, déposition Bassac, audience du 14 mars. — Dépositions Hingray et Bureaux de Puzy, audience du 20 mars.

[20] Haute cour de Bourges, déposition du commissaire de police Bertoglio, audience du 10 mars.

[21] Haute cour de Bourges, déposition Hingray, audience du 20 mars.

[22] Haute cour de Bourges, déposition Degousée, audience du 14 mars.

[23] Haute cour de Bourges, déposition Clément Thomas, audience du 24 mars.

[24] Enquête parlementaire, t. I, p. 299. — Moniteur de 1848, p. 2157.

[25] Louis BLANC, Révolution de 1843, t. II, p. 85. — Séance du 31 mai. (Moniteur, p. 1231.)

[26] Haute cour de Bourges, dépositions Buchez, Bertrand, Degousée, audiences des 11 et 14 mars.

[27] Les républicains et les monarchistes, par M. DE FALLOUX. (Revue des Deux Mondes, février 1851, p. 404.)

[28] M. Armand DE MELUN, Papiers et Mémoires inédits.

[29] Haute cour de Bourges, déposition Yautier, audience du 13 mars 1849.

[30] Haute cour de Bourges, déposition Marrast, audience du 10 mars.

[31] Haute cour de Bourges, déposition Guyon, audience du 13 mars.

[32] Haute cour de Bourges, déposition Pichenal, audience du 15 mars 1849.

[33] Haute cour de Bourges, déposition Vandenberghe, audience du 16 mars 1849.

[34] Enquête parlementaire, t. I, p. 226.

[35] Enquête parlementaire, t. I, p. 177, 180, 267.

[36] Enquête parlementaire, t. I, p. 166-169.

[37] CAUSSIDIÈRES, Mémoires, t. II, p. 140. — Séance du 16 mai, discours de Garnier-Pagès.