HISTOIRE DE LA SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

1848 - 1852

TOME PREMIER

 

LIVRE DEUXIÈME. — LA RÉVOLUTION DE FÉVRIER.

 

 

I

La nuit du 21 au 22 février fut calme ; aucun tumulte dans les rues ; aucun rassemblement sur les places publiques ; aucun cri séditieux ; aucun des silanes avant-coureurs des soulèvements populaires. Le matin, les ateliers et les boutiques s'ouvrirent comme à l'ordinaire ; la ville conserva sa physionomie accoutumée ; le ciel, cris, sombre, pluvieux, semblait peu favorable à une manifestation.

Cependant, depuis plus d'une semaine, les journaux par laient du banquet. Le peuple de Paris, si avide de spectacles, s'en promettait un. Il avait lu le programme d'Armand Marrast. Il lui tardait de voir cette sorte de revue officielle des forces de l'opposition, ces gardes nationaux rangés en colonnes, ces étudiants conduits par leurs commissaires, ces députés, ces publicistes mêlés et confondus dans le cortège. Il savait que l'autorité avait interdit le banquet ; mais la plupart ignoraient la décision prise la veille, très avant dans la soirée, par les députés réformistes ; quelques-uns, d'ailleurs, s'ils l'avaient connue, l'auraient désavouée comme empreinte de faiblesse. Que feraient les gardes nationaux, les représentants, le gouvernement ? Qui donnerait le signal des concessions, et quel serait le dénouement du duel engagé ? Ainsi parlaient non seulement les fauteurs habituels de sédition, mais bon nombre de gens d'ordre, d'autant plus curieux des incidents de la lutte que de pareilles émotions leur avaient été depuis plus longtemps refusées.

Aussi, dès neuf heures du matin, quelques groupes, d'aspect peu inquiétant, mais destinés à grossir en chemin, se formèrent dans le centre de la ville et se dirigèrent, soit vers la place de la Madeleine qui devait être le point de départ de la manifestation, soit vers la place de la Concorde où devait passer le cortège du banquet. Vers la même heure, un rassemblement d'étudiants et d'ouvriers partait de la place du Panthéon, et suivant la rue Dauphine, le pont Neuf, la rue Saint-Honoré, la rue Duphot, arrivait, lui aussi, sur la place de la Madeleine, où il débouchait en chantant la Marseillaise et le Chant du Départ. Les deux colonnes ne tardent pas à se confondre et se développent tout à leur aise dans ces vastes quartiers. On s'interroge ; les journaux du matin font connaître l'ajournement de la manifestation ; on voit passer les gardes municipaux qui vont présider a l'enlèvement des préparatifs du banquet La foule cependant ne se disperse pas, foule plus curieuse qu'hostile, plus frondeuse que redoutable, et se contentant de pousser les cris : Vive la réforme ! A bas Guizot ! C'est sur ces entrefaites que quelques meneurs se dirigent vers le Palais-Bourbon. La multitude suit, sans s'inquiéter où on la conduit. Le gouvernement avait contremandé toutes les mesures militaires, et aucune attaque n'était prévue. Quelques gardes municipaux, réunis à la hale, essayent de défendre l'entrée du pont de la Concorde ; ils sont débordés. Le cortège débouche sur le quai, en face même de la Chambre des députés. Les plus hardis escaladent les grilles, montent les marches du péristyle, pénètrent dans l'intérieur de l'édifice ; aucun désordre, au surplus, aucune dévastation, à peine quelques signes de colère. Les huissiers, les gens de service, stupéfaits de cette invasion inattendue, accourent au-devant de cette foule qui, de son côté, n'est guère moins surprise de son facile triomphe ; car les envahisseurs, une fois entrés, ne savent que faire dans ce palais où rien ne les appelle, et dont, à cette heure, les hôtes habituels sont encore absents. L'intervention de la force publique met bientôt fin à cette scène plus puérile qu'inquiétante. L'alarme a été donnée. Les dragons débouchent de la caserne du quai d'Orsay, dispersent les manifestants et les rejettent au delà du pont. Peu après, de forts détachements d'infanterie, appuyés par l'artillerie, prennent position sur la place du Palais-Bourbon et dans la rue de Bourgogne.

Ramenées sur la place de la Concorde, les bandes se divisent : les uns se dirigent vers la rue de la Ferme, où habite M. Barrot ; les autres se portent vers la Madeleine et se groupent aux abords du café Durand, rendez-vous habituel des députés de l'opposition ; quelques-uns, plus excités, marchent sur le ministère des affaires étrangères et en brisent les vitres. Enfin la plus grande partie de la colonne demeure sur la place elle-même. Là, la foule ne se disperse devant les charges de cavalerie que pour se reformer aussitôt : les gamins attaquent à coups de pierres les gardes municipaux dont les chevaux glissent sur l'asphalte : les curieux, assis dans les vasques des fontaines, sourient à ces escarmouches d'abord inoffensives : de tons ces groupes partent des chants et des cris séditieux, des lazzi, des quolibets ; la multitude, moitié moqueuse, moitié irritée, semble jouer à la sédition, jeu par lequel toutes les révolutions débutent.

L'heure habituelle de la séance parlementaire approchait. Rassurés par la nouvelle de l'ajournement du banquet, la plupart des députés ignoraient l'état de la capitale. Aussi leur surprise était extrême au spectacle de cette agitation populaire et à la vue des forces imposantes qui gardaient le palais législatif. Ils traversaient un à un les rangs de la foule qui les accueillait par des acclamations ou des murmures, suivant qu'elle reconnaissait en eux des adversaires ou des amis du cabinet ; puis, franchissant le pont et passant à travers la haie des troupes qui protégeaient la Chambre, ils pénétraient dans l'enceinte législative. Fidèle à ses engagements, M. Odilon Barrot, dès le début de la séance, dépose une demande de mise en accusation du ministère. Cette demande, outre qu'elle était intempestive, perdait son autorité par l'exagération même des griefs ; aussi n'avait-elle été signée que de cinquante-deux représentants. M. Guizot s'approche du bureau du président, et, parcourant des yeux cette pièce, sourit de cette naïve et solennelle manifestation. L'Assemblée reprend son ordre du jour, c'est-à-dire le projet de loi sur la prorogation du privilège de la Banque de Bordeaux. — Tandis que les spécialistes de la Chambre discutaient, la plupart des députés se répandaient au dehors ; les uns, groupés dans les couloirs, s'interrogeaient sur les événements ; les autres se promenaient sur les degrés du péristyle qui fait face au quai ; de là, ils voyaient les rangs épais des troupes, les fantassins immobiles et l'arme au pied, les dragons, enveloppés dans leurs manteaux gris ; par un étrange contraste, la musique de la cavalerie jetait dans les airs ses plus joyeuses fanfares : au delà du pont on apercevait les masses houleuses que les gardes municipaux s'efforçaient de disperser. — Après deux heures de discussion dans une salle à peu près vide, la séance fut levée. Mais, à ce moment même, M. Barrot, jaloux de bien marquer son initiative, rappelle au président la proposition qu'il a déposée. Le président annonce qu'elle sera soumise, le jeudi suivant, à l'examen des bureaux.

Tandis que le chef de la gauche dynastique donnait à son parti cette puérile satisfaction, l'agitation s'étendait. L'expérience des révolutions démontre que toute sédition grandit vite si elle n'est aussitôt étouffée. A la vérité, sur la place de la Concorde, le tumulte diminuait peu à peu ; mais de nombreuses bandes, répandues dans les Champs-Élysées, luttaient contre les gardes municipaux ou la troupe, et, abritées derrière les amas de chaises ou les arbres de la promenade, leur résistaient victorieusement ; puis, s'enhardissant de plus en plus, elles attaquaient un poste à l'entrée de la rue Matignon. Au cri : A bas les gardes municipaux ! se mêlait déjà le cri : Vive la ligne ! et ce dernier cri devait être le lendemain répété comme un mot d'ordre. En même temps, d'autres bandes plus redoutables descellaient les grilles du ministère de la marine et s'en servaient comme de leviers pour soulever les pavés. Vers trois heures, à l'angle de la rue Saint-Florentin et de la rue de Rivoli, apparaît la première barricade ; d'autres surgissent rue Duphot et rue Saint-Honoré.

Le général Tiburce Sébastiani, qui commandait la première division militaire, et le général Jacqueminot, qui commandait les gardes nationales de la Seine, étaient réunis à l'état-major et placés l'un et l'autre sous le commandement supérieur du duc de Nemours. Les rapports qui leur parvenaient accusant les progrès de l'émeute, ils se décident à donner des ordres pour l'occupation militaire de toute la capitale. Devant un si grand déploiement de force, les émeutiers — car on peut désormais les appeler de ce nom —, les émeutiers se dissimulent et se cachent. Avec une rare sûreté d'instinct, ils comprennent qu'ils ne sauraient triompher dans ces quartiers élégants et riches, dont les larges avenues et, les places spacieuses facilitent la répression. Lentement, mais par un mouvement continu, ils se replient vers les quartiers du centre. Vers six heures du soir, c'est-à-dire à l'heure où, dans cette saison, le jour commence à tomber, on les retrouve se divisant en petits groupes, s'engageant dans les rues tortueuses dont les révolutions passées ont consacré les noms, ébauchant çà et là quelques barricades aussitôt détruites que faites, se familiarisant peu à peu avec l'insurrection, pillant çà et là les boutiques d'armuriers et se préparant ainsi, à tout hasard, pour le combat du lendemain. Dans la soirée, quelques bandes se portent sur les Batignolles ; les chaises des Champs-Élysées sont réunies en un vaste monceau et brûlées ; vers neuf heures, rue de Cléry, rue du Petit-Carreau, rue Montorgueil, les voitures sont renversées et les pavés soulevés ; rue Beauregard, deux conduites de gaz sont coupées ; rue Bourg-l'Abbé et rue Mauconseil, retentissent des coups de feu. Nulle part cependant ne s'engage de combat sérieux. Vers minuit, les troupes regagnent leurs casernes, laissant seulement des détachements sur quelques points.

Ainsi se termina la journée du 22 février. Il n'est pas sans intérêt de rechercher quel était, à la fin de ce jour, l'état des esprits, soit au palais des Tuileries, soit dans l'opposition.

Au château, les prévisions alarmistes n'avaient point manqué. M. de Rambuteau, préfet de la Seine, avait naguère multiplié les avertissements. On savait qu'en vue de troubles possibles, un certain nombre d'étrangers avaient demandé leur passeport[1]. Les aides de camp du Roi et les familiers de la Cour n'avaient pas dissimulé les vœux réformistes de la garde nationale. M. de Chabaud-Latour, ancien officier d'ordonnance du duc d'Orléans, avait appelé avec insistance la sollicitude de M. Guizot sur les périls de la situation. Le matin même du 22 février, M. Jayr, ministre des travaux publics, avait manifesté au Roi ses craintes[2]. Parmi les courtisans, quelques-uns, témoins clairvoyants de cette émeute faible encore, mais grandissante, murmuraient tout bas, bien bas encore que la révolution de Juillet n'avait pas commencé autrement. La Reine enfin était effrayée. Mais le Roi, pleinement rassuré, semblait jaloux de communiquer aux autres sa confiance. La veille, pendant la soirée, on l'avait vu causer de toutes choses avec une entière liberté d'esprit. Le 22, au matin, à la nouvelle de l'ajournement du banquet, il avait chaudement félicité ses ministres, comme si le cabinet dût sortir de cette épreuve plus fort et plus uni que jamais. Il avait congédié le maréchal Soult qui venait lui offrir ses services. Pendant la journée, son calme ne s'était pas un seul instant démenti. Il rappelait volontiers que les Parisiens ne faisaient pas de révolution en hiver. Le soir, il montrait la même foi dans le succès final de sa politique[3]. Cette assurance se communiqua peu à peu. On finit par se dire que la dynastie de Juillet avait, en 1832 et en 1834, surmonté victorieusement de bien plus terribles épreuves. Soit retour de confiance, soit flatterie, on parla commue le monarque. Et les esprits se raffermirent tout à fait lorsqu'on apprit successivement dans la soirée que toutes les malles-poste étaient parties sans encombre, que l'émeute ne prenait nulle part de consistance, que toutes les mesures étaient concertées pour la vaincre le lendemain si elle ne s'apaisait d'elle-même. A minuit, les derniers rapports de la préfecture de police vinrent confirmer ces espérances.

Si, malgré quelques appréhensions très vives, on ne croyait guère, dans les conseils du Roi, à une révolution prochaine, on y croyait moins encore dans les divers groupes de l'opposition. Parmi les députés du parti dynastique, quelques-uns étaient inquiets, mais la plupart, dans leur vaine présomption, s'imaginaient que le flot populaire s'arrêterait après les avoir portés au pouvoir ; ils entrevoyaient dans leur pensée la chute de ce long ministère qui, trompant durant huit années leurs impatiences, avait résisté au recensement, au droit de visite, à l'indemnité Pritchard, aux mariages espagnols ; et cette perspective les charmait au point d'endormir en eux toute clairvoyance. — Quant à l'opposition radicale, bien que déjà elle fût en éveil, elle était loin de soupçonner le triomphe qui était proche. Si la surexcitation était grande, la confiance dans le succès était presque nulle. Ni dans les bureaux du National, ni dans les bureaux de la Réforme, on n'osait pousser à l'action. M. Ledru-Rollin et M. Flocon considéraient l'émeute comme peu sérieuse. Bien plus, les hommes les plus engagés dans les sociétés secrètes, Banne, Albert, Grandmenil, Caussidière, s'accordaient à penser que la résistance ne se développerait point. Réunis vers neuf heures du soir, en une sorte de conciliabule, sous les galeries du Palais-Royal, c'est en vain qu'ils cherchent à dresser un plan d'action ; ils conviennent seulement que si, le lendemain, le soulèvement se propage, ils se rassembleront au boulevard Saint-Martin ; résolution bien inefficace et aussitôt, d'ailleurs, rapportée à la police qui tenait depuis longtemps, par ses émissaires, tous les fils des sociétés secrètes.

Comme on le voit, à la fin de cette première journée d'émeute, la confiance dominait, somme toute, dans les régions du pouvoir, et les révolutionnaires les plus résolus étaient eux-mêmes plus inquiets que joyeux. Mais il en est de la stabilité des monarchies comme de l'équilibre de notre pauvre nature humaine, et les mêmes malaises qui n'annoncent le plus souvent qu'une indisposition passagère sont quelquefois aussi le prélude des maladies dont on ne relève pas.

 

II

Le 23 février, dès l'aube du jour, l'émeute reparaît ; elle s'établit et se fortifie dans ces quartiers du centre limités au nord par les boulevards, au sud par les quais, à l'est et à l'ouest par la rue du Temple et la rue Montmartre. Des groupes peu nombreux, mais actifs, insaisissables, circulent de rue en rue, pénétrant de gré ou de force dans les maisons pour y enlever les armes, déchaussant les pavés, élevant des barricades, poussant, partout où se montre la troupe, le cri de : Vive la ligne ! offrant des vivres aux soldats que ces avances embarrassent et que cette guerre nouvelle déconcerte. Dès le matin, les postes disséminés sont désarmés, la caserne du faubourg Saint-Martin est attaquée ; on se bat rue Bourg-l'Abbé, rue Aubry-le-Boucher, place du Châtelet ; nul doute n'est plus possible : on se trouve en présence, non pas d'une Fronde qui s'apaisera d'elle-même, niais d'une insurrection qui s'accroit en se prolongeant.

Malgré cet appareil inquiétant de la guerre civile, les forces dont le pouvoir disposait étaient plus que suffisantes pour écraser l'émeute. Quarante-trois bataillons d'infanterie, vingt escadrons de cavalerie, vingt-sept batteries d'artillerie, telle était, au 23 février, la garnison de Paris, des forts et de la banlieue. Ces troupes, en y ajoutant deux bataillons de garde municipale à pied, cinq escadrons de garde municipale à cheval et une compagnie de gendarmerie, formaient un effectif de près de trente et un mille hommes[4]. A la vérité, quelques-uns de ces régiments, casernés soit à Saint-Germain, soit à Versailles ou à Courbevoie, n'étaient point encore sur le théâtre de l'émeute ; mais mandés la veille au soir, ils arrivaient en toute hâte. Dès le matin, on voyait de longues files de cavaliers et de fantassins pénétrer dans Paris par la barrière de Passy et s'échelonner le long des quais de la Seine, se dirigeant vessies quartiers insurgés.

L'issue de la crise n'était donc point douteuse, lorsque l'émeute trouva tout à coup dans la garde nationale un auxiliaire sur lequel elle n'aurait osé compter.

Le 22 février, dans l'après-midi, une convocation partielle avait eu lieu. Peu de citoyens avaient répondu à cet appel, et, parmi ceux qui l'avaient entendu, des dispositions diverses s'étaient manifestées. Tandis que les gardes nationaux de la première légion avaient poussé, en passant devant le ministère des affaires étrangères, le cri : Vive la ligne ! Vive la garde municipale ! ceux de la douzième s'étaient mêlés au peuple et avaient tenu le plus séditieux langage. Le ministère voulut tenter une nouvelle épreuve. Le 23, de bonne heure, on battit le rappel dans tous les quartiers de la capitale. L'affluence dans les mairies fut assez grande. Mais il fut bientôt impossible de se faire la moindre illusion sur les sentiments qui régnaient.

Fidèle image de cet esprit parisien qui hait les meilleurs gouvernements à l'égal des pires lorsqu'ils ont duré quelque temps, la garde nationale, après avoir élevé le loi au trône et l'avoir fidèlement servi, s'était fatiguée de ce régime si régulier et si doux. A force d'entendre parler de l'abaissement de la France, elle avait cru de bonne foi que le pays était humilié, à force d'entendre parler de la nécessité de la réforme, elle s'était laissé persuader que dans la réforme était le salut. Aussi, lorsqu'elle se réunit dans les mairies, elle jugea qu'il y avait quelque chose de beaucoup plus pressé que de vaincre l'émeute, c'était de donner une leçon à la Couronne. La leçon lui parut d'autant plus à propos que, le pouvoir étant très fort et les passions anarchiques très amorties, l'ordre public sortirait indemne de l'épreuve. Toute pénétrée de ces pensées, elle résolut, sans plus différer, de se constituer médiatrice entre la troupe et les insurgés ; il serait toujours temps, pensait-on, de combattre plus tard la sédition s'il en était besoin. Presque simultanément et sans accord préalable, les gardes nationaux, rassemblés sur les divers points de la capitale, conçurent le même dessein. Ils n'eurent ce jour-là rien à s'envier les uns aux autres, en fait de sagesse et de bon sens. Pouvait-on d'ailleurs leur demander plus de prévoyance qu'à ces politiques de profession qui comme Odilon Barrot avaient laissé grandir l'orage sans se douter même qu'il se formât ?

Vers dix heures du matin, les légions quittèrent donc leurs mairies respectives, disposées à la médiation, non au combat. A peine sur la voie publique, elles commencèrent leur œuvre. La deuxième légion parcourt les rues en criant : Vive la Réforme ! et fait retentir ce cri jusque dans la rue de Rivoli et sous les fenêtres du pavillon de Marsan. — La troisième légion fait mieux : sur la place des Victoires, tantôt elle s'interpose entre les gardes municipaux et les insurgés, tantôt elle croise la baïonnette contre les cavaliers qui chargent la foule ; puis l'un des bataillons imagine de parcourir l'arrondissement tout entier aux cris : Vive la Réforme ! Conduits par des chefs qui leur obéissent avec une docilité parfaite, les gardes nationaux s'engagent dans la rue des Fossés-Montmartre, puis se dirigent vers la porte Saint-Denis, poussant toujours la même clameur, croyant faire acte de prévoyance en énervant la répression, souriant à l'émeute qui les applaudit et se souriant ensuite à eux-mêmes, tant ils se trouvent bons patriotes et apparemment profonds politiques ! — Quant aux gardes nationaux de la quatrième légion, ils jugent extrêmement opportun de prendre, avant toutes choses, les conseils de M. Crémieux : Marchez, répond M. Crémieux aux délégués, mais en protestant que vous ne le faites que pour rétablir l'ordre, et nullement pour soutenir la politique du cabinet, contre laquelle vous vous élevez de toute votre énergie[5]. L'avis paraissant sage, les gardes nationaux supplient M. Crémieux de rédiger une protestation pour demander la mise en accusation d'un ministère corrupteur et corrompu : celui-ci s'y prête de bonne grâce : les gardes nationaux, à l'envi les uns des autres, signent la pétition, puis ils décident de la porter à la Chambre, ne se doutant guère que les sectionnaires de 1793 n'agissaient point autrement. Près du pont du Carrousel, ils sont arrêtés par quelques compagnies fidèles. Mais M. Crémieux, qui, pendant ce temps, était arrivé au Palais-Bourbon, leur vient de nouveau en aide ; il va au-devant d'eux, prend de leurs mains la pétition, promet de la déposer sur le bureau du président, les félicite, comme il convient, de leur courageuse initiative. Après quoi, les soldats-citoyens retournent à leur mairie, assez fiers du grand devoir qu'ils ont accompli. — La septième légion envoie une députation à l'Hôtel de ville. — La dixième légion, quoique recrutée dans le quartier Saint-Germain et, dans son immense majorité, attachée aux idées d'ordre, n'échappe point elle-même à l'esprit d'indiscipline : l'un de ses bataillons, massé dans la rue Taranne, acclame la réforme et fomente contre son colonel une véritable sédition.

On devine l'effet de cette déplorable conduite. La troupe savait désormais qu'entre l'émeute et elle, elle trouverait la garde nationale ; les émeutiers, de leur côté, savaient que les gardes nationaux leur serviraient de rempart. De là, chez les uns, une indécision découragée, et, chez les autres, une ardeur croissante. A partir de midi, l'insurrection grandit encore et se fortifie. Les barricades, jusque-là abandonnées presque aussitôt que construites, commencent à être défendues l'une d'elles, à l'angle de la rue Beaubourg et de la rue Rambuteau, résiste à plusieurs attaques de la troupe, et, sur le boulevard des Filles-du-Calvaire, on est obligé, pour en détruire une autre, d'employer le canon.

Les chefs de légion, les officiers demeurés fidèles portèrent la nouvelle au château. Le Roi en fut atterré. Jusque-là sa confiance avait été grande, si grande qu'elle s'était communiquée même aux moins optimistes. Lorsqu'il apprit que la bourgeoisie, dont la garde nationale était la plus juste expression, désertait sa cause, le courage lui manqua soudain. La bourgeoisie l'avait élevé au trône ; avec elle, il avait vaincu, en 1832 et en 1834, les plus redoutables insurrections ; avec et par elle, il avait gouverné ; à elle il avait tout sacrifié. Esprit très ferme et très libre, il avait feint, pour lui plaire, de partager ses préjugés : prince de grande race, il n'avait pas hésité parfois à se rapetisser à son niveau. Tant d'ingratitude le frappa comme si, dans cet abandon, il eût vu un arrêt de la destinée. Lui, si fort, si puissant, portant si allégrement le poids des années, il sembla s'incliner tout à coup sous le fardeau que les événements imposaient à sa vieillesse. Pour la première fois, il prêta l'oreille aux conseils de concession ; ces conseils ne lui étaient pas épargnés : la Reine elle-même en était l'organe, la Reine, éclairée par sa piété conjugale et sa tendresse maternelle sur les périls que renfermait l'heure présente et sur les dangers plus grands encore que recélait peut-être la journée du lendemain.

C'est sur ces entrefaites que le ministre de l'intérieur, M. Duchâtel, entra chez le Roi. Le prince lui demanda avec anxiété où l'on en était : puis il ajouta que de tous côtés on le poussait à un changement de ministère ; il semblait de la sorte solliciter une démission qu'il lui répugnait d'exiger. Comme M. Duchâtel contestait l'efficacité de la politique de concessions, le Roi ajouta : Je crois comme vous qu'il faut tenir bon, mais causez avec la Reine ; je désire que vous lui parliez. La Reine entra, accompagnée du duc de Montpensier ; elle était très agitée ; elle déchira aussitôt tous les voiles : Si M. Guizot, dit-elle, consulte son dévouement au Roi, il ne restera pas un instant de plus au pouvoir. Un peu troublé tout d'abord de ce langage, M. Duchâtel reprit bientôt tout son sang-froid, et, s'inclinant respectueusement, il sortit. Se rendant à la Chambre, il fit appeler M. Guizot qui venait d'y arriver, et lui répéta ce qu'il venait d'entendre. Tous deux revinrent en tonte hâte aux Tuileries ; il était deux heures et demie lorsqu'ils pénétrèrent dans le cabinet du prince. Le Roi, la Reine, le duc de Montpensier, le duc de Nemours y étaient réunis. Le Roi était triste et préoccupé ; ruais, à travers les ménagements de sa parole, on devinait une résolution arrêtée. M. Guizot remit entre les mains du monarque sa démission et celle de ses collègues ; elle fut acceptée aussitôt. La démission une fois obtenue, le Roi n'hésita pas à prodiguer les marques d'estime et de regrets aux ministres qui avaient été, pendant huit années, les conseillers de sa politique. Comblés de témoignages affectueux, un peu étourdis cependant de leur soudaine disgrâce, M. Guizot et M. Duchâtel retournèrent au Palais-Bourbon. Le Roi, pins humilié qu'il n'aurait voulu le laisser paraître, fit appeler M. Molé[6].

Quel serait l'effet de cette évolution, soit parmi les députés, soit sur le théâtre même de l'insurrection ?

La séance de la Chambre s'était ouverte à l'heure ordinaire, mais dans une salle presque vide, les représentants étant groupés dans les bureaux ou dispersés dans les couloirs. Vers cieux heures et demie, M. Vavin avait annoncé son intention d'interpeller le gouvernement. A cette nouvelle, les bancs, tout à l'heure déserts, s'étaient peu à peu garnis. Mais ni le président du conseil, ni le ministre de l'intérieur n'étaient présents : Ils ont été appelés au dehors, dit le garde des sceaux, M. Hébert, par les soins que la situation explique et requiert. C'est seulement à trois heures et demie que M. Guizot entra dans la salle. Aussitôt M. Vavin formula ses interpellations sur l'état de la ville et sur la convocation tardive de la garde nationale. A l'orateur imprudent qui parlait de la sorte, la réponse était en vérité trop facile : il suffisait de lui montrer la garde nationale, depuis le matin remplissant l'air de ses cris séditieux, tentant de se substituer aux pouvoirs publics, essayant de porter ses pétitions jusqu'à la Chambre. La faute du pouvoir, c'était moins d'avoir convoqué la garde nationale tardivement, que de l'avoir convoquée sans connaître ses dispositions. — Mais M. Guizot avait une autre mission à remplir, et sa pensée planait au-dessus de ces intempestives accusations. Grave comme toujours, cachant ses émotions sous une indifférence affectée, il prit la parole au milieu d'un grand silence : Messieurs, je crois qu'il ne serait ni conforme à l'intérêt public, ni à propos pour la Chambre d'entrer en ce moment dans aucun débat sur les interpellations. Le Roi vient de faire appeler M. le comte Molé pour le charger... (Bravos prolongés à gauche.)L'interruption qui vient de s'élever, ajoute le président du conseil, ne me fera rien ajouter ni rien retrancher à mes paroles. Le Roi vient de faire appeler M. le comte Molé pour le charger de former un nouveau cabinet. Tant que le ministère actuel sera chargé des affaires, il maintiendra ou rétablira l'ordre et fera respecter les lois suivant sa conscience, comme il l'a fait jusqu'à présent.

Le ministre descend de la tribune, et, après un court débat sur l'ordre du jour, la séance est levée. La gauche triomphante manifeste si bruyamment sa joie que M. Barrot est obligé de la rappeler à la pudeur. Les députés du centre sont consternés, mais plus irrités encore qu'abattus : ils se forment en groupes tumultueux et se répandent en plaintes : si le gouvernement parlementaire, disent-ils, n'est pas une fiction, comment expliquer la chute d'un ministère qui a conservé la majorité dans les Chambres ? On les entend prononcer les mots de déshonneur et de lâcheté ; ils parlent d'une démarche collective auprès du Roi ; en grand nombre, ils se pressent autour du banc où les ministres déchus sont encore assis et les entourent de marques de sympathie qui, prodiguées à cette heure, ne sont pas sans prix. Pendant ce temps, quelques députés, qui devaient, soit à leur expérience, soit à leur amour du bien public, une vue plus nette des choses, se communiquaient à demi-voix leurs appréhensions. M. Calmon annonçait à M. Muret de Bord la République prochaine, et il était assurément l'un des premiers à la prédire : Je désirais vivement la chute du cabinet, disait de son côté M. Jules de Lasteyrie à M. Duchâtel, mais j'aurais mieux aimé vous voir rester dix ans de plus que sortir par cette porte. Enfin, M. de Rémusat, inquiet, s'approchait du ministre des finances, M. Dumon, à qui le liaient d'anciennes relations : Qui peut prévoir, lui disait-il tristement, les conséquences d'un mouvement dans la rue ?[7]

C'est, en effet, sur la place publique, non dans le Parlement, qu'allait se poursuivre la Révolution. C'est là aussi qu'il faut rechercher l'impression produite par la chute du cabinet. Dès trois heures de l'après-midi, des gardes nationaux à cheval furent envoyés dans toutes les directions pour proclamer le changement du ministère et l'appel fait par le Roi à M. Molé. Soit zèle pour la Couronne, soit malveillance pour les ministres tombés, les gens de cour s'employèrent aussi avec beaucoup d'activité à annoncer l'événement. Dans le centre de la ville, l'effet ne répondit guère aux espérances des amis de la paix. La nouvelle, portée, soit par des gardes nationaux isolés, soit par des personnages inconnus du peuple, est accueillie avec méfiance, souvent avec incrédulité. Le temps s'écoule, et l'on s'étonne qu'aucun avis officiel, qu'aucune proclamation ne fasse connaitre la nature et l'étendue des concessions. Qu'importe au surplus la substitution de M. Molé à M. Guizot ? Quel gage M. Molé, aristocrate par naissance, homme de cour par tradition, peut-il donner au vœu populaire ? Si le pouvoir veut entrer dans une voie nouvelle, pourquoi ne pas donner aux troupes l'ordre de se replier ? Pourquoi cette absence de proclamation ? Pourquoi ce silence qui cache sans doute des arrière-pensées ? Ainsi parlent quelques meneurs qui, surexcités par le combat, ne veulent point perdre pour un si mince résultat le fruit de leurs efforts. Ce langage, propagé de barricade en barricade, n'est que trop entendu. Il l'eût été bien davantage, si l'on avait su qu'à cette heure même, au palais des Tuileries, le Roi, en conférence avec M. Molé, consentait à peine à quelques sacrifices sur les personnes et réservait à un examen ultérieur toutes les réformes politiques. On se bat aux Arts et métiers, sur la place du Châtelet, autour de la préfecture de police. La lutte, entamée dès le matin rue Bourg-l'Abbé, se continue avec des péripéties sanglantes et se termine par un odieux assassinat. Dans ce vaste quadrilatère formé par la Seine, la rue Saint-Denis, les boulevards, la rue du Temple, l'insurrection demeure, non pas maîtresse, mais menaçante. L'annonce d'un changement ministériel a à peine amolli les volontés et refroidi les courages. C'est au bruit de la fusillade qui crépite, des groupes insurgés qui s'appellent, des pavés qui se soulèvent, que se termine clans ces quartiers populaires cette lamentable journée.

Toutefois, si, dans les quartiers classiques de l'insurrection, la chute du cabinet Guizot avait été accueillie avec indifférence, il en était autrement dans les quartiers aisés, où dominait l'influence de la classe moyenne. Les commerçants, les banquiers, les gens d'affaires, contents d'avoir amené le Roi à merci, ne demandaient plus que le retour à la paix. La garde nationale se donnait fièrement tous les honneurs de la journée et, se trouvant satisfaite, ne doutait pas que tout le monde ne le fût. Sous l'empire de ces dispositions, les groupes, le matin hostiles, s'étaient calmés. Une foule assez paisible circulait sur les boulevards. Les illuminations commençaient même à se montrer aux fenêtres. Rue de la Ferme, la maison de M. Odilon Barrot était devenue le quartier général où se réunissaient les chercheurs de nouvelles et où affluaient les rassemblements. Tantôt des gens du peuple, armés de flambeaux, demandaient à le voir ; tantôt des délégués des écoles ou de la garde nationale venaient conférer avec lui. Enivré de ces témoignages, le chef de la gauche retenait d'une main le peuple de peur d'une révolution, et de l'autre le poussait afin que, M. Molé étant impossible, ses amis et lui devinssent à brève échéance les arbitres entre la Couronne et le pays. Les nombreuses bandes qui parcouraient encore les rues étaient plus joyeuses que menaçantes, quelques-uns même, en signe de réconciliation, mêlaient aux cris de : Vive la réforme ! le cri de : Vive le Roi ! Que la Royauté ne sortit très affaiblie de la crise, la chose n'était que trop certaine. Mais les moins optimistes avaient lieu d'espérer que, la bourgeoisie étant satisfaite, l'émeute, réduite à ses propres forces, privée de l'appui de la garde nationale, cernée dans les rues où elle s'était retranchée, serait vaincue connue en 1832 et en 1834, qu'ainsi, quel que fût l'avenir, le présent du moins serait sauf. Cette prévision se fût sans doute réalisée si un événement inattendu n'eût tout à coup rallumé les fureurs de la guerre civile sur les lieux mêmes où elles semblaient apaisées.

Vers huit heures du soir, au moment où, dans les quartiers riches, la sécurité renaissait, un rassemblement considérable se formait dans le faubourg Saint-Antoine. Cette masse se déroule bientôt en cortège et s'engage sur la longue ligne des boulevards ; ni l'infanterie qui est au boulevard du Temple, ni l'artillerie qui est au Château-d'Eau, ni la cavalerie qui est rangée près de l'Ambigu n'essayent de l'arrêter. Peut-être les chefs militaires jugent-ils l'attroupement peu redoutable ; peut-être aussi, se conformant aux intentions présumées du pouvoir, veulent-ils, avant tout, éviter les conflits. Ne rencontrant point d'obstacles, la colonne continue sa marche et, grossie de plusieurs groupes qui viennent s'y joindre, arrive à la hauteur de la rue Lepeletier. Là, comme si elle obéissait à un mot d'ordre, elle incline vers la droite et se dirige vers les bureaux du National. M. Marrast parait au balcon et harangue les manifestants : Il faut, dit-il, la réforme électorale, la réforme parlementaire, le licenciement de la garde municipale, la mise en accusation du ministère : tel doit être le prix du sang versé. Après une courte halte, on se remet en route. Quelques garde nationaux ouvrent le cortège ; puis viennent des ouvriers, les uns portant des drapeaux, les autres brandissant des sabres ou des fusils ; quelques hommes, paraissant appartenir à la bourgeoisie et cachant leurs armes sous leurs vêtements, marchent au milieu d'eux. Une foule immense suit : du sein de cette foule partent des cris, des lazzi ; de temps en temps, elle entonne des chants : des enfants de douze ou quinze ans, répandus sur les flancs de la colonne, secouent des torches, agitent des lanternes tricolores, entrent dans les maisons pour les faire illuminer ; l'es passants, massés sur les trottoirs, s'amusent à cette scène, dont ils ne soupçonnent pas la fin tragique.

Cependant les manifestants étaient arrivés sur le boulevard des Capucines, non loin de l'endroit où s'élevait alors le ministère des affaires étrangères. Demeure de M. Guizot, cet édifice était désigné depuis la veille à l'animosité populaire. Aussi un bataillon du 14e de ligne y avait été envoyé vers sept heures du soir, avec ordre de protéger le ministère et d'empêcher toute circulation sur ce point du boulevard. Afin d'exécuter sa consigne, le lieutenant-colonel Courant, qui commandait ce bataillon, disposa ses troupes en carré ; l'un des côtés du carré faisait face au boulevard, dans la direction de la Bastille, et interceptait complètement, soit la chaussée, soit les trottoirs. Quelques sentinelles, placées en vedettes, faisaient écouler les promeneurs par la rue Neuve-Saint-Augustin ou par la rue Basse-du-Rempart. Ces dispositions, irréprochables au point de vue militaire, avaient pourtant un danger. Si une longue colonne, venant du côté de la Bastille et occupant la chaussée, se trouvait tout à coup en face de cette force imposante qui lui barrait le chemin, il était à craindre que, les derniers rangs de la foule poussant les premiers, la tête du cortège ne pût s'arrêter ; la troupe serait alors forcée, ou d'ouvrir ses lignes, ou d'opposer à une multitude en partie désarmée le rempart de ses baïonnettes ; dans le premier cas, la consigne était violée ; dans le second, le sang coulait. Pour prévenir cette éventualité, un bataillon de la deuxième légion, sous les ordres du colonel Talabot, prit position en avant des troupes. Ou pouvait présumer que la garde nationale, placée comme un corps amortissant entre l'armée et la multitude saurait, par son influence, dissiper les rassemblements, et que, de la sorte et sans collision, l'ordre serait sauvegardé. Par malheur, un attroupement se forma vers neuf heures sur la place Vendôme, en face même de la Chancellerie, et le colonel Talabot dut se porter sur ce point avec ses hommes. La troupe, par une déplorable fatalité, se trouva donc seule sur le boulevard au moment où s'avançait le long et tumultueux cortège que nous avons décrit.

Il était neuf heures et demie du soir. L'aspect du boulevard était à la fois joyeux et inquiétant : ici des promeneurs paisibles et même en habits de fête, aux fenêtres le feu des illuminations ; là, en face l'une de l'autre, ces deux forces puissantes qui semblent prêtes à s'entrechoquer : d'un côté, cette foule sombre et compacte ; de l'autre, ce bataillon rangé l'arme au pied, immobile comme hi discipline, fidèle comme le devoir. La colonne s'approche de plus en plus : quelques passants essayent de se jeter entre elle et la troupe, et conjurent le commandant de livrer le passage : celui-ci oppose sa consigne ; déjà les premiers rangs sont à portée de la voix ; bientôt ils se trouvent face à face avec les soldats ; ils font balte ; la queue marchant toujours pousse la tête ; les manifestants veulent passer ; le colonel Courant tient bon, allègue ses ordres, veut faire écouler la foule par la rue Basse-du-Rempart. Du sein du cortège s'élèvent des cris nombreux : Vive la ligne ! La troupe ne se laisse pas ébranler. L'un des meneurs, plus audacieux que les autres, pousse sa torche jusque sous le visage du colonel, et renouvelle plusieurs fois la même menace. Alors l'un des sous-officiers, voyant sou chef attaqué, fait feu. Par un mouvement instinctif, ses camarades l'imitent. A cette décharge générale succède une épouvantable confusion. Les uns se jettent à terre pour éviter les balles ; les autres sautent pardessus la balustrade qui sépare le boulevard de la rue Basse-du-Rempart ; d'autres se précipitent dans les maisons voisines. Chose étrange ! la terreur gagne aussi les soldats : Ils s'enfuient jusque vers la Madeleine ou cherchent un refuge dans le ministère des affaires étrangères. Sur la chaussée du boulevard, devenu tout à coup désert, gisaient trente-cinq morts et quarante-sept blessés[8] !

Cet événement vint à point pour raviver les haines, telle-nient à point qu'on a cru longtemps qu'il avait été préparé d'avance par les meneurs de la sédition[9]. Lorsque, la première terreur étant passée, la foule revint sur le théâtre de la catastrophe ; lorsque, sur la chaussée du boulevard encore illuminé, elle aperçut les cadavres encore chauds ou agités des derniers spasmes de l'agonie, les blessés à demi évanouis, les débris de toutes sortes qui jonchaient le sol, un immense cri de douleur, d'indignation et de pitié souleva toutes les poitrines. On se cherchait, on s'appelait, on approchait les torches des visages pour reconnaître les morts et les blessés ; par-dessus toutes les rumeurs, un bruit dominait. On croyait à une odieuse trahison, à un guet-apens infâme. Le colonel Couraut, qui avait rassemblé à grand'peine ses soldats, saisis d'une terreur panique et non moins émus que le peuple, envoie en toute hâte au milieu des groupes un de ses officiers pout expliquer l'horrible malentendu. Mais la colère est à son comble : le courageux messager n'est point écouté ; il est entraîné, saisi, frappé, et ne doit la vie qu'à l'intervention de quelques gardes nationaux. Un chariot qui conduisait des émigrants à la gare de l'Ouest est arrêté à l'angle de la rue Neuve-Saint-Augustin et du boulevard : seize cadavres y sont entassés, autour du char se groupent des gens armés de torches et poussant des cris de vengeance. Le dramatique cortège s'ébranle dans la direction de la rue Lepeletier ; là, il fait halte devant les bureaux du National, où Garnier-Pagès le harangue ; reprenant ensuite sa marche, il parcourt le boulevard, les rues de Cléry, Montmartre, Jean-Jacques Rousseau, Coquillère, et stationne quelques instants en face des bureaux de la Réforme, enfin, après avoir, pendant cette longue course, semé sur ses pas la colère, la haine, le désordre, la vengeance, il s'arrête à la mairie du quatrième arrondissement, où l'on dépose les cadavres. Les manifestants se dispersent alors et vont porter chacun dans leur quartier les passions dont ils sont animés.

C'est vers dix heures du soir qu'on apprit aux Tuileries la catastrophe du boulevard des Capucines. Sous le coup de cet événement, M. Molé déclina aussitôt la mission que le Roi lui avait confiée. Nul ne s'étonna de cette détermination. Respecté plutôt que populaire, digne et de grandes manières plutôt que fécond en ressources, plus rompu aux habiletés parlementaires que propre aux fortes résolutions, lié, d'ailleurs, presque autant que M. Guizot, au parti de la résistance et ne se distinguant de celui-ci que par une attitude plus conciliante, M. Molé était apte à gouverner avec honneur un État paisible, non à dominer une grande crise. Pendant l'après-midi de cette journée qui finissait, l'insuffisance de ce noble personnage ne s'était que trop révélée. Ge qui était surtout indispensable, c'était de ne pas se laisser gagner de vitesse par la révolution. Pour cela, il eût été nécessaire de faire immédiatement quelques concessions, de les porter à la connaissance du public par une proclamation bien nette, et d'attendre..., sauf à recourir plus tard aux armes si l'insurrection persistait. M. Molé, pas plus que le Roi, n'avait pénétré cette nécessité. Comme il eût fait en un temps calme, il avait cherché nu à un des auxiliaires pour sa politique. C'est au milieu de ces négociations qu'apprenant l'événement du boulevard, il avait confessé son impuissance et renoncé à son mandat.

Le Roi, privé de l'appui de M. Molé, était contraint de chercher ailleurs des conseillers. Quelle combinaison triompherait de ce mouvement révolutionnaire qui venait de puiser dans une circonstance fortuite un redoublement d'intensité ? En prévision d'une suprême bataille, le prince prit tout d'abord une énergique décision. Suivant l'avis qui lui avait été donné par M. Guizot et M. Duchâtel, il confia le commandement supérieur de l'armée et de la garde nationale au maréchal Bugeaud. Le maréchal Bugeaud, niai vu de la population parisienne à raison de sa rigueur à réprimer les anciennes émeutes, possédait, plus qu'aucun militaire de son temps. l'art de manier les troupes et de leur inspirer confiance. L'ordonnance fut contresignée par les ministres démissionnaires. Le maréchal arriva vers deux heures du matin à l'état-major des Tuileries et y fut aussitôt installé. — En se ménageant, pour une lutte décisive, le concours de cet illustre homme de guerre, le monarque n'entendait pourtant pas renoncer à une solution pacifique. Par une combinaison qui lui semblait sage, mais qui devait être, hélas ! cruellement déjouée, il voulut avoir tout à la fois sous la main un ministre assez populaire pour apaiser la sédition et un chef militaire assez résolu pour l'écraser. En même temps que le maréchal Bugeaud se rendait aux Tuileries, une voiture de la Cour, se dirigeant vers la place Saint-Georges, allait chercher M. Thiers.

Témoin attentif des incidents des deux derniers jours, M. Thiers s'attendait à un prochain retour de faveur ; fidèle à l'appel du prince, il se rendit aussitôt au château. En revoyant après une si longue séparation l'ancien chef du cabinet du 1er mars, le Roi éprouvait un double sentiment d'humiliation et de confiance. Il en coûtait à son amour-propre de recourir à ce personnage qui, depuis huit années, discréditait sa politique. En même temps, il se souvenait que, dans les premières et difficiles années de la monarchie, la jeune ardeur de l'homme d'État avait bien des fois raffermi les courages ; il se rappelait son esprit fécond en ressources, il n'avait pas oublié sa vaillante activité pendant l'insurrection de 1834, et il se disait que celui qui avait été, en 1830, l'un des parrains de la royauté nouvelle, serait sans doute le plus propre à raffermir cette même royauté ébranlée. M. Thiers put lire ce double sentiment dans le regard du monarque. L'heure n'était propice ni aux reproches, ni aux justifications ; le temps pressait : en prêtant l'oreille, on entendait le bruit du tocsin qui sonnait aux églises, et tous les rapports signalaient l'audace croissante des insurgés. Il fallait à tout prix éteindre l'incendie qui menaçait de tout embraser. M. Thiers accepta le mandat que le Roi lui confiait. Quels collègues me demandez-vous ? lui dit le monarque. M. Thiers nomma successivement M. Barrot, dont la popularité était une garantie contre l'émeute ; M. Duvergier de Hauranne, que ses âpres revendications en faveur de la réforme avaient rendu odieux à la cour, niais cher à l'opposition ; M. de Rémusat, qui, par ses opinions conciliantes, était propre, autant que personne, à servir de trait d'union entre les partis. L'entrée de tels personnages aux affaires impliquait la réforme électorale et la réforme parlementaire ; les autres points furent réservés. Il fut convenu que, le lendemain, dés le matin, une note répandue fi profusion ferait connaitre au public l'appel fait fi M. Thiers et à M. Barrot. Il ne pouvait, certes, échapper à un esprit aussi perspicace que celui de M. Thiers que la nomination du maréchal Bugeaud atténuerait singulièrement l'effet de ces concessions. Il ne protesta pourtant qu'avec réserve, soit que la nomination du maréchal ayant été signée lui parût irrévocable, soit que, peu confiant dans la pacification, il voulût laisser au monarque toutes ses chances pour un dernier combat. Le Loi congédia ensuite son ministre, en lui assignant pour huit heures du matin un nouveau rendez-vous. M. Thiers quitta les Tuileries, afin de profiter des dernières heures de la nuit pour voir ses collaborateurs et s'assurer de leur adhésion. Quant au prince, comme il était accablé de fatigue, il se coucha, il demi rassuré sur l'issue de la crise, et ne se doutant guère que le repos qu'il allait goûter dût être le dernier avant son départ pour l'exil.

 

III

On savait que la catastrophe du boulevard des Capucines avait ravivé l'émeute. Mais l'activité des insurgés, durant la nuit du 23 au 24 février, dépassa toutes les prévisions. Dès l'aube du jour, les barricades couvraient la ville : les rapports dressés après l'événement en ont évalué le nombre à plus de quinze cents. Ces barricades n'étaient pas, comme les jours précédents, de grossiers ouvrages sans consistance : elles avaient été construites avec soin et étaient la plupart à l'abri d'une attaque. De nombreux combattants se disposaient à les défendre. Les débris des sociétés secrètes s'étaient subitement reconstitués, et leurs sections armées étaient debout. Les émeutiers de 1832 et de 1534 étaient venus reprendre leur poste, comme au temps des anciennes luttes. A ces recrues accoutumées de la sédition s'étaient joints les ouvriers des faubourgs indignés du prétendu guet-apens de la veille. Sauf de rares exceptions, les gardes nationaux des quartiers populaires pactisaient avec le désordre ou en étaient les spectateurs impassibles. Le pillage des boutiques d'armuriers, les perquisitions à domicile, l'occupation de la caserne Saint-Martin abandonnée par la garde municipale, avait fourni une assez grande quantité de fusils, de sabres, de munitions. Des arbres coupés dans les avenues, des débris de toutes sortes répandus sur le sol interceptaient le passage de la cavalerie. Ainsi hérissées de barricades et coupées de retranchements, les rues du centre de la ville étaient presque impraticables aux troupes. Plusieurs casernes, plusieurs mairies étaient menacées. Ce n'était point seulement au cœur de la cité que l'agitation se manifestait. Sur la rive gauche, l'insurrection grondait. Bien plus, les quartiers les plus riches et les plus paisibles, ceux mêmes qui avoisinent le château, cédaient à l'impulsion générale. Les dispositions morales des émeutiers n'étaient pas moins redoutables que leur force matérielle. En vain publie-t-on, dès le matin, l'appel fait par le Roi à M. Thiers et à M. Barrot : la nomination du maréchal Bugeaud, annoncée par le Moniteur, paralyse l'effet de ces concessions. Bien que ni le journal le National, ni le journal la Réforme ne prononcent le nom de République, bien qu'ils ne fassent pas même allusion à un changement de règne, déjà les exigences s'accentuent, et l'on commence à murmurer dans quelques groupes le mot d'abdication.

Si les insurgés avaient employé de la sorte les heures de la nuit, les défenseurs du pouvoir n'étaient pas non plus demeurés inactifs. Dès que sa nomination avait été signée, le maréchal Bugeaud s'était rendu à l'état-major, accompagné du duc de Nemours, de M. Guizot et de M. Duchâtel. Les troupes, à cette heure encore, étaient disciplinées et fidèles ; seulement la multiplicité des ordres.et des contre-ordres, les longues haltes clans la houe, la poursuite continuelle d'un ennemi qui se dérobait toujours, les avances de la foule, l'attitude de la garde nationale, tout cela avait troublé les esprits et énervé quelque peu les courages. Le maréchal réunit rapidement autour de lui les officiers et sous-officiers, et, par quelques paroles énergiques, s'efforça de ranimer la confiance. Son langage ne fut point sans effet ; à mesure qu'il parlait, les physionomies, d'abord très sombres, s'éclaircissaient. Même à ce manient, les forces royales eussent été suffisantes, et au delà, pour assurer la répression. Ainsi qu'on l'a dit, la garnison de Paris, des forts et de la banlieue s'élevait an chiffre de trente et un mille hommes or, une notable partie de ces troupes était réunie au Carrousel ou à portée de l'état-major : des renforts avaient d'ailleurs été réclamés. Les ressources en munitions de guerre ne manquaient point : à la vérité, quelques détachements avaient déjà consommé la meilleure partie de leur approvisionnement ; mais il restait, soit à l'École militaire, soit au fort de Charenton et à Vincennes, douze cent cinquante mille cartouches. Tant à l'École militaire qu'au rond-point de la barrière du Trône, seize pièces de canon demeuraient en réserve. Le maréchal Bugeaud était apte autant que personne à utiliser ces ressources. Congédiant un peu rudement les donneurs de conseils qui affluaient autour de lui, il dressa aussitôt son plan d'opération.

Afin de détruire les barricades et de pénétrer dans le cœur même de la ville, il forma quatre colonnes. La première, sous les ordres du général Sébastiani, devait se diriger vers l'Hôtel de ville en passant par le Palais-Royal et la Banque et en coupant les rues Montmartre, Poissonnière, Saint-Denis, Saint-Martin. La deuxième, confiée au général Bedeau, devait se porter vers la Bastille en passant par la rue Richelieu, la Bourse et les boulevards. La troisième, dont le maréchal se réservait la direction, était appelée à manœuvrer à droite et à gauche derrière les deux premières afin d'empêcher les barricades de se reformer. La quatrième enfin devait se mettre en marche vers le Panthéon et rejoindre le général Renaud qui occupait cette maîtresse position de la rive gauche. Indépendamment de ces corps d'opération, de fortes réserves étaient organisées sur la place du Carrousel, sous les ordres du général Rulhières. Comme on le voit, dans cette distribution des forces, la garde nationale était laissée de côté, soit que les troupes régulières fussent jugées suffisantes, soit que les manifestations de la veille eussent détruit toute illusion. Les chefs de colonnes devaient abattre sur leur passage tous les obstacles, rétablir la circulation, annoncer partout la formation du ministère Thiers et Barrot, et, si cette nouvelle ne réussissait pas à désarmer l'émeute, recourir pour la vaincre aux moyens les plus énergiques. A ces instructions générales, le maréchal avait ajouté les recommandations les plus précises sur la manière d'aborder les barricades, de disperser les rassemblements, de pénétrer dans les maisons. A cinq heures et demie, les colonnes d'attaque quittèrent le Carrousel. Des gendarmes déguisés devaient les mettre en communication avec l'état-major. Entre sept heures et sept heures et demie, le maréchal apprenait que ses ordres avaient été partout exécutés, et que, de toutes les colonnes, celle du général Bedeau rencontrait seule jusque-là de sérieux obstacles.

Le 24 février au matin, la situation semble donc se dessiner nettement : d'un côté, une insurrection grandissant d'heure en heure et menaçant de gagner toute la ville ; de l'autre, une force imposante préparée pour la répression. Si l'annonce du ministère Thiers-Barrot ne produit pas un apaisement désormais peu vraisemblable, la lutte décisive va s'engager. — Mais ici se révélèrent, dans toute leur étendue, les conséquences de la fatale résolution du prince qui s'était flatté tout ensemble de combattre et de négocier. En temps de révolution, quiconque veut se garder toutes les chances risque souvent de les laisser toutes échapper. Le Roi en fit la cruelle expérience : il s'était efforcé de réunir dans une même combinaison un général illustre dont le nom signifiait répression à outrance et des ministres libéraux qui semblaient créés à point pour le désarmement : il s'était flatté d'utiliser tour à tour l'épée de l'un et la popularité des autres : il avait voulu séduire et intimider tout à la fois la multitude. La Providence rendit vaine cette habileté. Comme on va le voir, le nom du maréchal paralysera les efforts des ministres conciliateurs, et, d'un autre côté, l'esprit de conciliation, gagnant jusqu'à l'état-major, finira par paralyser à son tour l'action militaire entre les mains dn maréchal et de ses lieutenants.

Cette nuit du 23 au 24 février, consacrée par l'insurrection à fortifier la résistance et par Bugeaud à préparer la répression, avait été employée par I. Thiers à chercher des collaborateurs. Après s'être assuré de l'adhésion de M. de Rémusat et de M. Duvergier de Hauranne, il se rendit chez M. Odilon Barrot, dont le tempérament politique différait fort du sien, mais dont la popularité paraissait, à cette heure, précieuse. M. Odilon Barrot répondit qu'il était prêt à se rendre chez le Roi. On chercha d'autres auxiliaires. MM. Billault et Dufaure refusèrent leur concours. Le général Lamoricière, jeune encore et déjà illustre par ses campagnes d'Afrique, promit généreusement le sien. Entre sept et huit heures, les nouveaux ministres se dirigent vers le château, recueillant sur leur route les avis les plus alarmants, donnant aux gardes nationaux qu'ils rencontrent des avis de sagesse malheureusement peu écoutés, et cheminant à travers les barricades qui ne s'abaissent sur leur passage que pour se relever aussitôt.

Ils sont introduits dans le cabinet du Roi. Après quelques paroles de bienvenue, le prince les interroge sur l'état de la capitale et apprend de leur bouche les progrès de l'insurrection. Comme M. Odilon Barrot redoutait beaucoup que le nom impopulaire du maréchal Bugeaud ne fût un obstacle au rétablissement de la paix, on imagine, pour tempérer cette impression, d'adjoindre au maréchal le général Lamoricière, et de confier à celui-ci le commandement eu chef des gardes nationales. Le Roi adhère à cette proposition. Quant au général, se rappelant sans doute ses belles troupes d'Afrique, il demande avec une ironique tristesse où est cette garde nationale qu'il doit commander. La discussion s'engage ensuite sur l'étendue des concessions. On réclame la dissolution de la Chambre ; le Roi se refuse à ce sacrifice. Cependant le temps pressait, et le plus urgent était d'apaiser le flot qui montait. Les nouveaux ministres décident de déléguer quelques-uns d'entre eux vers les insurgés pour y tenter la conciliation. M. Thiers veut partir ; on le retient, et avec raison, car son nom est déjà insuffisant. M. Barrot et le général Lamoricière se dévouent à cette tentative, courageuse assurément, mais plus chimérique encore que courageuse. M. Odilon Barrot, accompagné de M. Horace Vernet, de M. Abbatucci et de quelques amis, sort par le guichet de la rue de Rivoli et s'engage dans la rue de l'Échelle, tandis que le général Lamoricière, revêtu d'un uniforme d'emprunt, se dirige à cheval vers la rue Saint-Honoré.

A quelques centaines de pas des Tuileries, M. Barrot est déjà arrêté par les barricades. Il est accueilli par les cris : Vive Barrot ! Vive la Réforme ! mêlés aux cris : A bas Bugeaud ! A bas Thiers ! Il harangue les groupes : sur le boulevard des Capucines, sur le boulevard des Italiens, dans les quartiers riches où domine l'influence bourgeoise, sa parole, sans exciter l'enthousiasme, est favorablement écoutée. A mesure qu'il remonte le boulevard vers la Bastille, la foule est plus sombre, plus impassible ; au milieu du silence, on entend quelques cris : A bas Louis-Philippe ! On ne parlait pas encore de la République, mais déjà l'on s'accoutumait à l'idée de l'abdication. Le cortège arrive de la sorte au boulevard Bonne-Nouvelle, où se dresse une formidable barricade : là, la froideur dégénère en hostilité. Abattu, déconcerté, M. Barrot retourne sur ses pas. Escorté d'une foule toujours grossissante, il redescend jusqu'à l'angle de la rue de la Paix la ligne des boulevards : à cet endroit M. Emmanuel Arago s'approche de lui : L'abdication du Roi avant midi, lui dit-il à demi-voix ; sinon une révolution. L'infortuné ministre, définitivement éclairé sur cette popularité dont il était si vain, regagne à grand'peine sa demeure de la rue de la Ferme. A l'entrée de cette rue, une main avait tracé sur un écriteau ces mots : Rue du Père du peuple. Singulière ironie du sort et triste témoignage d'une faveur éphémère !

Le général Lamoricière n'était pas plus heureux que son collègue. Dans la rue Saint-Honoré, sur la place Vendôme, il trouve des dispositions assez paisibles. Mais lorsqu'il s'engage sur les boulevards, une foule énorme l'entoure, et des clameurs séditieuses retentissent. Il rencontre M. Barrot et échange avec lui quelques paroles découragées. Il veut poursuivre sa route ; mais la multitude se met tout à coup à l'acclamer, comme si elle voulait le détourner de ses devoirs en lui prodiguant la popularité. Les cris : Aux Tuileries ! Aux Tuileries ! éclatent de toutes parts. Le général comprend que la foule veut le mettre à sa tête. Il pique des deux, et, se dérobant à ce compromettant triomphe, il retourne au plus vite au château.

La pacification avait échoué. Du moins cette suprême bataille que le maréchal Bugeaud avait préparée avec tant de soin avait-elle été engagée ou allait-elle se livrer ? Il n'en était rien. Par un concours inouï de circonstances, il se trouva que, la conciliation ayant été impossible, la guerre ne le fut pas moins.

On sait comment le maréchal Bugeaud avait, dès le matin, lancé plusieurs colonnes dans des directions diverses, avec l'ordre de repousser l'émeute par la force si l'annonce du ministère Thiers-Barrot ne parvenait pas à ramener le calme. De toutes ces colonnes, la plus importante était celle qui, en suivant la ligne des boulevards, devait se diriger vers la Bastille. Elle avait été confiée à un général jeune encore, comme le général. Lamoricière, mais ayant acquis, comme lui, dans les guerres d'Afrique, une notoriété précoce : c'était le général Bedeau. Le général avait à sa disposition quatre bataillons d'infanterie, un détachement de chasseurs h pied, un escadron de dragons et deux pièces d'artillerie. Parti du Carrousel à cinq heures et demie, il avait, chemin faisant, détruit quelques petites barricades rue Neuve des Petits-Champs et rue Feydeau ; puis, après une escarmouche assez vive à l'extrémité de la rue Montmartre, il avait débouché sur le boulevard. Il croyait à une lutte prochaine et y était préparé. Mais bientôt des bourgeois el des officiers de la garde nationale en grand nombre l'entourèrent, affirmant que le peuple ignorait le changement de ministère, et que si les hostilités étaient suspendues jusqu'à ce que cette nouvelle eût été publiée derrière les barricades et dans le faubourg Saint-Antoine, l'effusion du sang serait évitée. Le général arrêta ses troupes à la hauteur du théâtre du Gymnase et fit demander à l'état-major qu'on lui envoyât des proclamations. Ces proclamations furent expédiées et aussitôt répandues. Là comme partout, l'association du nom du maréchal Bugeaud à ceux de MM. Thiers et Barrot excita les méfiances. C'est alors qu'un habitant du quartier, M. Fauvelle-Delebarre, offrit de se rendre au Carrousel. Quand j'affirmerai, dit-il, que les proclamations sont authentiques et que le cabinet est changé, on me croira. Agissant en citoyen désireux de la paix plutôt qu'en général concourant à un plan d'opération, le général Bedeau consentit à ce nouveau sursis, et M. Fauvelle-Delebarre partit pour l'état-major.

Lorsqu'il y arriva vers huit heures du matin, le maréchal avait perdu quelque chose de son assurance. Les mauvaises nouvelles se succédaient : les insurgés étaient maîtres de plusieurs casernes : plusieurs points stratégiques étaient cernés : les barricades se rapprochaient. Bourgeois, officiers de la garde nationale, fonctionnaires de tout ordre, affluaient au quartier général, inclinant tous vers les concessions : les princes eux-mêmes perdaient courage. Pourtant, si, dans ces conjonctures critiques, un homme semblait égal aux responsabilités suprêmes, c'était, à coup sûr, le maréchal Bugeaud. Comment cette énergie, réputée indomptable, faillit-elle tout à coup ? On se l'expliquerait mal si l'on ne savait que la guerre civile trouble parfois les plus fermes. Le maréchal obéit-il, comme il l'a prétendu plus tard, à des ordres exprès du Roi ? Céda-t-il simplement, comme il est plus vraisemblable, aux conseils réitérés qui lui parvenaient de tous côtés ? Ce qui est certain, c'est qu'abandonnant ses plans de répression, il envoya au général Bedeau l'ordre de suspendre les hostilités et de se replier sur le Carrousel. Porteur de cet ordre, M. Fauvelle-Delebarre quittait, avant neuf heures, le quartier général. Presque à ce moment M. Odilon Barrot et le général Lamoricière sortaient des Tuileries pour essayer, sur le boulevard, la tentative de conciliation dont nous avons raconté l'insuccès. Ainsi, le pouvoir renonçait à la lutte et échouait dans la pacification.

Dès qu'il eut reçu de M. Fauvelle-Delebarre les nouvelles instructions du maréchal, le général Bedeau, ralliant à lui quelques détachements isolés, quitta sa position offensive et commença sa retraite. Les retraites à travers une ville insurgée sont rarement autre chose qu'une déroute : celle-là fut l'une des plus lamentables dont fasse mention l'histoire de nos luttes civiles.

Instruits par les événements de la veille et voulant éviter à tout prix une collision comme celle du boulevard des Capucines, le général se fit précéder d'une compagnie de garde nationale, chargée d'annoncer les intentions pacifiques du pouvoir : on espérait de la sorte prévenir toute provocation, soit de la part de la troupe, soit de la part de la multitude. C'est à l'abri de cette avant-garde que la colonne opère son mouvement rétrograde. Mais à peine a-t-elle atteint le boulevard Montmartre qu'elle se trouve en présence d'une foule immense, houleuse, irritée : il faut affirmer à chaque pas le changement de ministère ; et, comme il arrive dans les temps de trouble, les concessions, loin d'apaiser les masses, les rendent plus arrogantes. Déjà quelques signes d'indiscipline apparaissent : des colloques, des poignées de main sont échangés entre les soldats et les ouvriers : la multitude, pressant les flancs des bataillons, en rompt, en certains endroits, les rangs. Les insurgés avaient reformé les barricades sur les derrières de la troupe : à chacune d'elles, il faut parlementer et obtenir des émeutiers qu'ils déplacent les pavés. Ces obstacles ralentissent la marche et augmentent le désordre. Sur le boulevard des Italiens, on rencontre M. Odilon Barrot, aussi impuissant dans la pacification que les troupes dans la guerre. A mesure qu'on avance, le découragement et l'indiscipline s'accentuent. Au passage d'une barricade à hauteur de la rue de Choiseul, l'artillerie confie ses pièces à la garde nationale ; bientôt les caissons sont ouverts et les cartouches enlevées. Le triste cortège continue sa marche : des groupes turbulents encombrent les allées et la chaussée : toutes les boutiques sont fermées : devant le café Tortoni, quelques gens de Bourse discutent avec animation et escomptent les éventualités du jour. Les soldats, de plus en plus abattus, et confondus avec la foule, laissent les gamins fouiller dans leurs sacs et dans leurs gibernes pour y prendre des cartouches : les officiers ne voient pas ou feignent de ne pas voir et dévorent en silence l'humiliation. Cette rude épreuve semblait pourtant toucher à son terme, car on s'était engagé dans la rue Royale, et le général Bedeau se flattait de masser ses troupes à l'entrée de la rue de Rivoli. Comme si aucune tristesse ne dût être épargnée, un dernier incident vint marquer la retraite. Au moment où les gardes nationaux et les masses de peuple qui précèdent les troupes débouchent de la rue Royale, les gardes municipaux du poste Peyronnet se croyant attaqués font feu. Quelques instants plus tard, par suite d'un malentendu non moins déplorable, le poste du Pont-Tournant fait feu à son tour. C'est seulement après toutes ces péripéties que le général Bedeau parvient, à dix heures et demie, à rallier sur la place de la Concorde ses bataillons nombreux encore, mais démoralisés.

A partir de ce moment, tout se précipite. Resté à l'état-major, le maréchal Bugeaud y reçoit les plus désolantes nouvelles. Aux extrémités de Paris, les barrières sont incendiées : les armes, les munitions sont de plus en plus aux mains des factieux : la place de la Bastille est évacuée par les troupes : l'Hôtel de ville va être envahi s'il ne l'est déjà : sur les points éloignés, les soldats pactisent avec l'émeute. Les rapports se succèdent ; mais déjà, en vérité, on n'a plus besoin de rapports, car l'insurrection se rapproche ; on en entend le tumulte, on en perçoit distinctement la fusillade ; on construit des barricades rue Richelieu et à la fontaine Molière ; on pille des magasins d'armes aux portes mêmes des Tuileries. En vain les ministres in extremis de la monarchie essayent-ils de publier une proclamation annonçant que l'ordre est donné de suspendre le feu, que la Chambre va être dissoute, que le général Lamoricière est commandant de la garde nationale : déjà un changement ministériel ne suffit plus : il faut que le Roi abdique. Ainsi parle-t-on aux bureaux du National ; ainsi s'exprime-t-on chez M. Odilon Barrot dont la maison est, en ces heures de trouble, le rendez-vous d'une partie de l'opposition. Dans les bureaux de la Réforme, on compose un placard qui résume sous une forme plus violente encore cette idée de l'abdication : Louis-Philippe nous fait mitrailler comme Charles X, qu'il aille rejoindre Charles X. Ces foudroyantes nouvelles vont porter la consternation au sein de la famille royale. La terreur arrive à son comble quand, à dix heures et demie, on apprend que les Tuileries peuvent être prises entre deux feux ; car, d'un côté, les insurgés se rapprochent du Palais-Royal ; de l'autre, le général Bedeau ne ramène, assure-t-on, sur la place de la Concorde que des troupes débandées et prêtes à ouvrir à l'émeute la route du château.

Eu cette grande détresse, un conseil tumultueux s'ouvre aux Tuileries. La famille royale est-elle en sûreté ? Le palais est-il à l'abri d'un coup de main ? M. Thiers conseille la retraite sur Saint-Cloud. Tandis qu'on délibère, on apprend que les troupes du général Bedeau, ralliées sur la place de la Concorde, peuvent, quoique bien démoralisées, offrir encore quelques éléments de résistance, et qu'aucun péril n'est à craindre de ce côté. Ces nouvelles paraissant plus rassurantes, on ajourne les résolutions désespérées, et, afin de tenter un dernier retour de fortune, on décide que le Roi passera la revue des troupes.

Le vieux roi, ayant revêtu l'uniforme de lieutenant général de la garde nationale, descendit donc sur cette même place du Carrousel où Louis XVI, le matin du 10 août, avait, lui aussi, passé en revue ses bataillons fidèles. Autour de lui se pressaient le général Trézel, assidu auprès de son maitre, quoique n'étant plus ministre ; le maréchal Bugeaud, encore commandant en chef, mais déjà non écouté ; le général Lamoricière, prêt à tous les rôles, pourvu qu'ils fussent an niveau de son brillant courage ; M. Thiers, réservé, par la destinée, à assister aux funérailles de cette royauté dont il avait l'un des premiers salué la naissance. La Reine et les princesses, restées au château, suivant de l'œil le cortège, et, au milieu de l'universelle confusion, embrassaient la chance de salut qui semblait s'offrir encore.

Les troupes stationnées au Carrousel, quoique fort diminuées par la création des colonnes formées le matin, présentaient encore un effectif de plusieurs milliers d'hommes. Elles n'avaient pas subi, comme les détachements dispersés dans la ville, la dissolvante influence du contact populaire. A la vérité, elles étaient fatiguées de leur longue inaction, et, ne se sentant point commandées, inclinaient au découragement. Mais, bien qu'affaibli, le sentiment du devoir militaire subsistait. La présence du Roi, son attitude, ses paroles pouvaient relever les âmes. Malheureusement le sage roi Louis-Philippe réunissait en lui toutes les qualités, hormis celles qu'eût exigées un pareil moment. Les chefs d'une dynastie antique puisent, à illettré. des suprêmes périls, dans le sentiment de leur droit héréditaire la force morale qui assure leur triomphe ou honore leur chute. Louis-Philippe n'avait point en sa cause cette foi robuste qui, en se communiquant autour de lui, eût électrisé les âmes. Cette revue, destinée à raffermir les fidélités ébranlées, fut incomplète et inefficace. Le Roi passa d'abord dans les rangs de la garde nationale, dont quelques bataillons étaient mêlés sur la place aux troupes d'infanterie. Les détachements de la première et de la deuxième légion l'accueillirent par les cris de : Vive le Roi ! mêlés aux cris de : Vive la Réforme ! Puis, poursuivant sa route, il arriva devant le front de la quatrième légion, qui, plus hostile, poussa des cris séditieux. Comme si ces démonstrations eussent été l'indice du sentiment général, le prince alors s'arrêta soudain, et, sans songer à éprouver le dévouement des régiments de ligne, reprit, à la grande surprise de tous, le chemin du château.

De telles tentatives, lorsqu'elles ne réussissent pas, achèvent de tout perdre. Le découragement s'accrut parmi les soldats, et l'audace parmi les insurgés. Déjà un rassemblement essayait [le déboucher sur la place du Carrousel, et c'était à grand'peine que le maréchal Bugeaud, par son attitude intrépide, le décidait à rebrousser chemin. Pendant ce temps, le Roi, rentré au palais, augmentait par son propre abattement la consternation de son entourage. La confusion régnait partout ; les portes s'ouvraient à tout venant ; toute étiquette était oubliée : les porteurs d'avis affluaient de toutes parts, annonçant des nouvelles qui, au moment où on les donnait, avaient déjà cessé d'être vraies : car chaque minute changeait la situation et la changeait en l'empirant !

C'est dans cette extrémité que le mot d'abdication qui, depuis quelques heures, remplissait la ville, fut prononcé aux Tuileries.

Déjà M. Thiers, instruit de l'état des esprits, avait laissé entrevoir au duc de Nemours la nécessité douloureuse. Le général Lamoricière est plus net dans son langage ; il venait de la place du Palais-Royal et y avait vu l'émeute grandissante ; près du Théâtre-Français, il avait entendu Étienne Arago annonçant la République prochaine ; il n'hésite pas à prononcer la parole fatale... Mon abdication, dit le Roi, ils ne l'auront qu'avec ma vie. Sur ces entrefaites, survient un visiteur assez inattendu, M. Crémieux. Comme tout le monde, au milieu de cette crise suprême, se croyait autorisé à ouvrir un avis, M. Crémieux conseilla de conférer la présidence du conseil à M. Barrot et d'attribuer au maréchal Gérard le commandement des troupes. Le Roi accueille la combinaison et mande son secrétaire pour rédiger l'ordonnance. Sacrifice puéril qui ne peut rien sauver ! La pensée de l'abdication revient toujours ; cette pensée est traduite avec une force toute-puissante par un homme qui entre soudain, l'œil en feu, prêt à communiquer à tous les passions qui l'agitent et les terreurs qui l'obsèdent : c'est M. de Girardin.

Une seule chose peut sauver la monarchie, dit-il, c'est l'abdication. Il tient à la main un papier où il a condensé, sous la forme lapidaire qu'il affectionne, le programme des concessions qui peuvent encore désarmer l'émeute :

Abdication du Roi.

Régence de la duchesse d'Orléans.

Dissolution de la Chambre.

Amnistie générale.

Avec sa verve ardente, M. de Girardin insiste sur la nécessité de cette résolution suprême. Une abdication immédiate peut seule préserver de la ruine la royauté de Juillet. Du regard, le Roi interroge les siens ; puis, lentement, comme affaissé sur lui-même, il prononce ces mots : J'abdique. M. de Girardin sort aussitôt pour porter partout la nouvelle.

Lorsque ce personnage eut quitté le palais, il y eut un moment de silence atterré. Puis, le sang-froid revenant dans les esprits, on fut stupéfait d'avoir accepté sans révolte, sans murmure même, une si fatale extrémité. Convenait-il, en consacrant l'abdication par un acte, de la rendre définitive ? La Reine, en qui revit le sang de Marie-Thérèse, s'oppose avec énergie à l'irréparable sacrifice. A côté d'elle, un homme de cœur, M. Piscatory, la soutient : on hésite à confirmer le mot fatal qui vient d'être prononcé. N'y avait-il pas une dernière chance de salut ? N'y avait-il pas, dans tous les cas, un dernier effort à tenter ?

Il y en avait un, en effet. A l'instant même où parlait M. de Girardin, on entendait le bruit de la fusillade : elle venait du Palais-Royal, c'est-à-dire du seul point où, en cette journée d'universel effarement, les règlements militaires eussent conservé tout leur empire : c'était à une simple compagnie d'infanterie qu'était réservé l'honneur de cette suprême défense.

En face du Palais-Royal, se dressait un corps de garde aujourd'hui détruit, sorte de construction aux solides assises ayant accès sur la place par un perron élevé de quelques marches et ne prenant jour que par des ouvertures étroites, fenêtres et meurtrières à la Fois. On l'appelait le corps de garde du Château-d'Eau. Commandant l'entrée des petites rues qui, à cette époque, unissaient le Palais-Royal au Carrousel, il était comme un poste avancé destiné à la défense des Tuileries. Là s'était retranché un détachement du 14e de ligne qui avait relevé quelques heures auparavant une compagnie de la garde municipale. Ce détachement avait reçu, comme les autres, l'ordre de suspendre le feu. Mais, en temps de révolution, chaque concession de l'autorité accroît l'audace des factieux. La multitude qui s'amasse sur la place du palais exige bientôt que la troupe non seulement évacue le poste, mais encore rende ses armes. Ces braves soldats refusent avec indignation. Cependant une compagnie de gardes nationaux se présente pour les remplacer et prendre possession du corps de garde. Des pourparlers s'engagent entre eux et les soldats qui, fidèles à l'honneur, ne veulent pas se laisser désarmer. Tandis qu'on discute de la sorte, des coups de fusil retentissent dans le Palais-Royal. Se croyant menacés, les soldats du 14e font feu. Les émeutiers ripostent ; ils ont pour eux le nombre ; les troupes ont l'avantage de leur position défensive. Mais In foule augmente toujours, en sorte que, si quelque secours n'arrive, les défenseurs du poste doivent inévitablement succomber. La lutte continue cependant entre les insurgés dont la puissance s'accroît de moment en moment et ces soldats fidèles qui, renfermés dans cette sorte de forteresse, sans espoir, mais sans peur, abandonnés de tous, mesurant leurs résolutions, non sur les faiblesses de l'heure présente, mais sur les inflexibles devoirs de l'honneur militaire, jettent au moins un reflet héroïque sur ces tristes journées. C'est cette fusillade qu'on entendait au palais des Tuileries au moment même où y entrait M. de Girardin.

N'écouterait-on pas l'appel de ces soldats en détresse ? Il y avait encore au Carrousel plusieurs bataillons, bataillons bien découragés à coup sûr, mais, sous la conduite d'un chef déterminé, capables d'un généreux effort. Ces troupes, portées vers la place du Palais-Royal, n'auraient pas seulement sauvé les défenseurs du Château-d'Eau, elles eussent aussi dégagé les abords du Carrousel. Peut-être même ce coup d'audace commandé par le devoir eût-il brisé le cercle de l'insurrection et eût-il été le point de départ d'un retour de fortune ; car les multitudes soulevées sont fortes moins par elles-mêmes que par la timidité ou l'effarement de leurs adversaires.

Cet énergique effort ne fut pas tenté, et, au milieu du désarroi général, c'est tout au plus si l'on y songea. En vain la Reine, M. Piscatory, quelques autres continuaient-ils à faire entendre un langage viril : leurs exhortations se perdaient dans le découragement universel. Après le départ de M. de Girardin, quelques hésitations s'étaient produites, comme si l'on eût eu le pressentiment que l'abdication ne sauverait rien : néanmoins, dans l'entourage royal, l'avis presque unanime était que le sacrifice devait se consommer.

Tandis qu'un reste d'incertitude prolongeait cette agonie, le maréchal Gérard, appelé aux Tuileries, entra dans le cabinet du Roi. On le savait vaillant, populaire, dévoué à la couronne. Aussi sa vue ranima-t-elle quelque peu les courages. On raconte que la Reine, dès qu'elle l'aperçut, s'avança vers lui : Monsieur le maréchal, lui dit-elle, sauvez ce qui est encore sauvable. Courte illusion ! C'est à la pacification, non à la lutte, que va être employé ce vétéran des grandes guerres. Il reçoit la mission d'aller sur la place du Palais-Royal pour y annoncer l'abdication. Il descend dans la cour du Carrousel ; on le hisse sur un cheval : on lui jette un uniforme sur les épaules ; on lui met, dit-on, en signe de paix, un rameau vert dans la main, et c'est ainsi accoutré, ridicule si la vieillesse et la gloire pouvaient l'être, qu'il s'achemine vers le Palais-Royal. Là, il essaye d'arrêter la lutte : mais, comme les émeutiers ne croient pas à la nouvelle qu'il annonce, le maréchal fait demander que l'acte même de l'abdication lui soit envoyé. Ainsi mis en demeure de résigner irrévocablement son autorité, le Roi s'assied pour écrire sa renonciation au trône. A ce moment, le maréchal Bugeaud entre et essaye encore de combattre la fatale résolution : il n'est pas entendu. Lentement, au milieu de la consternation des uns, de l'impatience des autres, de l'émotion de tous, le monarque trace ces mots :

J'abdique cette couronne que la volonté nationale m'avait appelé à porter en faveur de mon petit-fils, le comte de Paris.

Puisse-t-il réussir dans la grande tâche qui lui échoit aujourd'hui !

Ce 24 février 1848.

LOUIS-PHILIPPE.

 

Cet acte, porté au maréchal Gérard, ne lui parvint pas, intercepté par les factieux, est-il tombé, comme on l'a prétendu, aux mains du républicain Lagrange ? Ou celui-ci n'en a-t-il eu qu'une copie, en sorte que l'original aurait été perdu ? Il importe peu à l'histoire. Ainsi qu'il arrive, dans les heures de crise, à presque tous les pacificateurs, le maréchal Gérard ne put être écouté : tous ceux qui, comme le général Lamoricière et quelques autres, tentèrent après lui le même effort, se virent enveloppés dans la même impuissance.

Tout prince qui abdique sous la pression populaire est voué à la captivité ou à l'exil. Le roi Louis-Philippe n'échappa point au sort commun. La résistance du poste du Château-d'Eau ne pouvait se prolonger bien longtemps, car la multitude affluait de plus en plus autour du Palais-Royal : d'un autre côté, les troupes s'étaient repliées dans la cour du château : déjà l'avant-garde des insurgés débordait sur la place du Carrousel. M. Crémieux pénètre de nouveau dans le palais et y annonce l'invasion prochaine : Sire, dit-il au prince, il n'y a pas un instant à perdre, il faut partir sur-le-champ, le peuple est là, en armes et vainqueur. A ce cri, la frayeur éclate. Le sanglant souvenir du 10 août obsède tontes les âmes, même les moins timides. Nul n'objecte que la cour du Carrousel est encore pleine de troupes, et, sans qu'aucune opposition ne surgisse, la fuite est décidée.

Le Roi dépouille ses décorations, ôte l'uniforme qu'il avait revêtu pour la revue, endosse un costume plus conforme à sa nouvelle fortune : puis il prend congé de ses courtisans de la dernière heure, et, donnant le bras à la Reine, descend les marches du pavillon de l'Horloge. Le duc de Montpensier, la duchesse de Nemours, le duc de Saxe-Cobourg, la princesse Clémentine l'accompagnaient. Les personnes de la suite portaient les enfants. Quelques amis et quelques serviteurs fermaient la marche. A ce cortège s'était joint M. Crémieux, député de l'extrême gauche, M. Crémieux qui, par un singulier retour de la destinée, devait, avant le soir, faire partie du gouvernement nouveau.

A la sortie du palais, quelques gardes nationaux présentèrent les armes, dernier salut à la royauté tombée. Puis on s'engagea dans la grande avenue. Le jardin était désert, et l'on se serait cru en pleine paix, si le bruit lointain de la fusillade n'était arrivé par intervalles jusqu'aux oreilles des proscrits. Le Roi marchait le premier, soutenu par les viriles exhortations de la Reine qui l'entourait, plus que jamais, à cette heure, de sa tendresse passionnée. Les princesses contenaient à peine leurs larmes : les enfants se plaignaient de leurs jeux interrompus et contemplaient avec une curiosité inconsciente ce palais, ce jardin, tout ce qu'ils ne devaient plus revoir : quant aux amis fidèles qui faisaient cortège à la royauté expirante, leur surprise et leur abattement étaient trop grands pour qu'ils pussent avoir d'autre ambition que d'assurer la retraite de leur maitre. A la vérité, tandis qu'on traversait le jardin, une voix s'éleva pour proposer qu'on se rendit à la Chambre ; mais M. Crémieux de s'écrier aussitôt : Qui donc ici veut recommencer le 10 août ? et, à cette évocation, tous les fronts avaient pâli.

Pourtant on était arrivé à la grille du Pont-Tournant. Là auraient dû se trouver les carrosses de la Cour ; mais, comme ils traversaient le Carrousel, le piqueur avait été tué d'une balle, et ils étaient tombés entre les mains des insurgés. Heureusement, le duc de Nemours, dans sa prévoyante sollicitude, avait avisé trois voitures dites broughams qui stationnaient dans la cour des Tuileries, et les avait dirigées vers la place de la Concorde pour qu'elles pussent recueillir la famille royale. Au moment où le Roi débouchait par la grande avenue du jardin, elles n'étaient pas encore arrivées. Pendant quelques instants les fugitifs attendirent sur la place : attente anxieuse et non sans péril ! On voyait encore sur le sol près du Pont-Tournant les traces de sang répandu quelques heures auparavant, et une foule aux intentions douteuses commençait à affluer autour des proscrits. Enfin les voitures parurent et s'arrêtèrent près de l'obélisque : c'étaient trois voitures à un cheval, bien insuffisantes, mais apportant avec elles le salut. Le Roi, la Reine, le duc de Montpensier, la duchesse de Nemours, les enfants, quelques gens de service s'entassèrent à la hâte dans ces misérables équipages. Puis le cortège, escorté par quelques gardes nationaux à cheval et par deux escadrons de cuirassiers, s'engagea à toute vitesse sur le quai de Passy, se dirigeant vers Saint-Cloud.

 

IV

Louis-Philippe avait abdiqué. En abdiquant il avait réservé les droits du comte de Paris. Il reste à dire ce qu'il advint de cette tentative pour affermir sur le front du petit-fils la couronne tombée de la tête de l'aïeul.

On sait qu'après la mort tragique du duc d'Orléans, un acte législatif avait attribué le droit de régence, non pas à la veuve du prince, mais au plus âgé de ses frères. Le Roi avant abdiqué, c'était donc le duc de Nemours qui devait recueillir le pouvoir. Le roi Louis-Philippe était trop respectueux de la légalité pour changer, de son autorité propre, une décision du Parlement. Mais l'attitude de tous les assistants au moment de l'abdication, le langage de tous les membres de la famille royale, les dispositions unanimes des hommes d'État qui furent les témoins ou les conseillers de cette crise suprême, ne pouvaient laisser aucun doute. Soit qu'on craignît l'impopularité du duc de Nemours, impopularité réelle, quoique imméritée ; soit qu'on comptât sur les sympathies qui ne manqueraient pas d'accueillir une mère en deuil présentant son jeune fils à la nation, il fut implicitement convenu que la duchesse d'Orléans aurait les prérogatives et le fardeau de la régence. Le due de Nemours lui-même s'était associé, avec une abnégation généreuse, à cette combinaison de la politique : La régence est bien pour Hélène ? s'était-il contenté de dire avec une noble simplicité : et une adhésion silencieuse lui avait répondu. Le prince, ne devant pas être à l'honneur, voulut du moins être au péril, et, avec une fidélité religieuse et chevaleresque, il se constitua le gardien de sa belle-sueur et de ses neveux.

Pendant que le reste de la famille royale fuyait, tous deux étaient demeurés au château. Le duc de Nemours attentif à assurer le salut des siens, tau tôt suivait de l'œil le cortège qui s'éloignait à travers les arbres dépouillés des Tuileries, tantôt se portait vers la cour du Carrousel où les balles commençaient à siffler. Quant à la duchesse, on raconte que, laissée presque seule au milieu de cet effondrement, elle se réfugia, avec ses deux fils, au pied du portrait du duc d'Orléans, comme si elle eût espéré que cet époux si cher, se ranimant tout à coup, lui inspirerait les résolutions propres à sauver sa race. Elle demeura ainsi quelque temps, à demi agenouillée devant cette image aimée, et se recueillant dans la contemplation de sa propre infortune. C'est à ce moment que M. Dupin parvint jusqu'à elle et l'engagea à se rendre aussitôt à la Chambre des députés. La malheureuse princesse, qui, à cette heure, ne demandait qu'à être conseillée, accueillit l'avis avec docilité. Comme pour couper court à toute incertitude, le duc de Nemours lui fit dire presque en même temps de quitter en toute hâte les Tuileries et de se diriger vers le Pont-Tournant ; car le château allait être envahi La duchesse partit donc, accompagnée de M. Dupin et suivie de quelques amis qui s'étaient groupés autour d'elle : elle rejoignit sous le pavillon de l'Horloge le duc de Nemours qui avait rassemblé plusieurs détachements ; et l'on s'engagea dans cette même allée qu'avait parcourue une demi-heure auparavant le Roi fugitif. Lorsqu'on fut arrivé à l'extrémité du jardin, on tint une sorte de conseil. MM. Havin et Biesta, qui étaient envoyés par Odilon Barrot, proposèrent de se rendre à l'Hôtel de ville. c‘ Savez-vous monter à cheval ? demanda à la duchesse M. Biesta. Oui n, répondit-elle, et, montrant les cavaliers de l'escorte, elle ajouta : Qu'on démonte un de ces dragons, je monterai son cheval. M. Dupin se récria vivement, insistant pour qu'on se rendit à la Chambre, et son avis l'emporta. On traversa la place de la Concorde : une foule considérable y stationnait, et des troupes nombreuses l'occupaient encore. Quelques acclamations s'élevèrent, soit que les soldats se rappelassent le duc d'Orléans, soit que la vue d'une si grande infortune inclinât les cœurs à la pitié. La duchesse, reprenant courage, se dirige vers le palais législatif Quant au duc de Nemours, attentif, silencieux, conservant cette impassibilité un peu hautaine qui était à la fois sa force et sa faiblesse, il n'ose compter sur le succès final : voulant se préparer à tout événement, il ordonne au général Bedeau de former une avant-garde vers Saint-Cloud par l'avenue de Neuilly et le bois de Boulogne. Ces précautions prises, il rejoint sa belle-sœur, et tous deux franchissent en même temps le seuil du Palais-Bourbon.

Tandis que la duchesse d'Orléans allait demander à la Chambre la consécration de ses droits, les partisans de la République se disposaient, eux aussi, à pénétrer dans l'enceinte législative et à y proclamer leurs prétentions. Ces prétentions, à vrai dire, étaient bien nouvelles. Le 22 février, la Réforme considérait l'échec de l'émeute comme certain. Le 23, dans la soirée, après deux jours de lutte, l'élévation au pouvoir de M. Odilon Barrot résumait encore les vœux des plus exigeants. Le 24, au matin, l'abdication du Roi, bien que hardiment réclamée, n'entrainait pas, dans l'esprit du plus grand nombre, l'abolition de la royauté. C'est seulement vers onze heures que, l'inertie du pouvoir encourageant les masses, le mot de République avait été hasardé. Ce mot, une fois prononcé, avait volé de bouche en bouche. Vers midi, une foule nombreuse stationnait aux abords des bureaux du National. Réunis dans une des salles de la rédaction, quelques publicistes imaginent de former une liste de gouvernement provisoire. Cette liste, déjà ébauchée à tout hasard quelques jours auparavant chez M. Goudchaux, se compose de MM. Dupont de l'Eure, François Arago, Marie, Garnier-Pagès, Ledru-Rollin, Odilon Barrot, Marrast. MM. Emmanuel Arago, Chaix, Peauger, Dumézil, Sarrans s'offrent à la porter à la Chambre. Ils partent et arrivent au Palais-Bourbon presque en même temps que la duchesse d'Orléans. Ils avaient plus de présomption que d'autorité, et leur meilleure chance de succès, c'était. leur audace. Mais cette audace elle-même est favorisée par la fortune : car, à peine entrés dans le palais, ils apprennent que leur cause vient de recruter un auxiliaire précieux, je veux parler de Lamartine.

Lamartine, pendant les deux premiers jours de l'émeute, n'avait paru ni dans les conseils de l'opposition, ni dans ceux du pouvoir. Cette abstention, dans une certaine mesure, se justifiait, car il occupait une place à part et en dehors des partis. Comme la plupart des lettrés de ce temps, il n'avait pas résisté aux séductions de la politique ; et il semblait, au surplus, que les ressources de sa splendide nature pussent lui réserver tous les triomphes. Une fois entré dans la vie parlementaire, on l'avait vu passer des régions ministérielles dans celles de l'opposition, incapable, d'ailleurs, de s'astreindre à aucune discipline, flottant entre tous les groupes, s'élevant parfois au-dessus d'eux tous par sa merveilleuse éloquence, trop fier et trop mobile pour briguer les honneurs, mécontent cependant d'en être écarté. Attaqué souvent par la Réforme, dédaigné par le National, isolé du pouvoir, traité par tous comme un de ces poètes que Platon chassait de sa République, il supportait impatiemment cette indifférence, comme si Dieu ne lui eût pas donné la meilleure part. Il ignorait que cette indépendance vis-à-vis de tous les partis serait un jour le secret de sa puissance.

Telles étaient ses dispositions lorsque le 24 février au matin, il apprit que l'insurrection grandissait d'heure en heure, et deviendrait bientôt triomphante. Soit pressentiment de destinées nouvelles, soit désir de partager les périls éventuels de ses collègues, il prit vers onze heures le chemin du Palais-Bourbon.

A son entrée dans le palais, quelques républicains, entre autres M. Marrast et M. Bastide, l'avaient entouré. Avec une rare justesse de coup d'œil, ils avaient deviné que ce personnage, laissé de côté par la cour comme par l'opposition, se donnerait facilement à quiconque l'éblouirait par la perspective d'un grand rôle. Ils l'avaient entraîné dans un des bureaux de la Chambre, et là, lui montrant d'un côté la Régence, de l'autre la République, ils lui avaient remis le soin de décider entre l'une et l'autre. Tous nos vœux, avaient-ils dit, nous portent vers la République ; mais si vous pensez qu'accepter la Régence soit nécessaire, nous nous rallierons à elle, ajournant ainsi nos espérances. Lamartine avait réfléchi quelques instants ; puis, comme si la lumière se fût faite en lui : Je ne veux pas conspirer, avait-il répondu, je ne veux renverser aucun pouvoir ; mais, dès qu'il est établi qu'une révolution doit s'accomplir, j'aime mieux la République avec ses dangers, mais avec ses forces, que la Régence avec ses périls non moins grands et avec ses divisions en plus. Charmés de cette grande conquête et un peu surpris qu'elle eût été si facile, les délégués du parti républicain avaient comblé Lamartine de soins et d'éloges : il avait été convenu que, s'il était nécessaire, il parlerait contre la Régence, et, sans rien préciser de plus, on s'était séparé.

C'est ainsi que la République et la Régence allaient se trouver face à face dans l'enceinte du Palais législatif ; l'une comptant sur l'effarement des amis de la royauté, sur l'éloquence entraînante de Lamartine, surtout sur un tumulte populaire ; l'autre confiante dans les sympathies qu'inspire à tous les cœurs généreux le spectacle de la faiblesse et du malheur.

Depuis longtemps, la plupart des députés étaient réunis au Palais-Bourbon, attendant anxieusement les nouvelles ; ils avaient vu passer M. Barrot se rendant au ministère de l'intérieur ; ils avaient entendu dans le lointain le bruit de la fusillade qui se rapprochait de plus en plus des Tuileries : ils avaient appris, par les familiers du château, l'abdication du Roi. Un peu plus tard, M. Thiers était survenu : à tous ceux qui se pressaient autour de lui pour l'interroger, il s'était borné à répondre par ces mots sinistres : La marée monte ! la marée monte ! et il avait disparu. A une heure, le président de la Chambre s'était décidé à ouvrir la séance qui n'était annoncée que pour trois heures. Le banc des ministres était vide, les députés éperdus et consternés. Comme il arrive dans les périls extrêmes, on avait demandé que l'Assemblée se déclarât en permanence.

La séance durait depuis une demi-heure, lorsqu'un officier, montant au bureau du président, lui annonce l'arrivée de la duchesse d'Orléans. Au même instant, la duchesse en habit de deuil, tenant d'une main le comte de Paris, de l'autre le duc de Chartres, entre dans l'enceinte législative. Le duc de Nemours l'accompagne : quelques officiers et gardes nationaux lui servent d'escorte. A cette vue, l'Assemblée s'émeut, et, tandis que la princesse et ses enfants prennent place dans l'hémicycle, des acclamations nombreuses retentissent : Vive la duchesse d'Orléans ! Vive le comte de Paris ! Vive le Roi ! Vive la régente ! Malheureusement, des gens étrangers à la Chambre se pressent déjà dans les couloirs, et leur présence dit assez que la voix des factieux saura, s'il est nécessaire, étouffer la voix du Parlement.

M. Dupin prend la parole : Messieurs, dit-il, vous connaissez la situation de la capitale et les manifestations qui ont eu lieu. Elles ont eu pour résultat l'abdication de S. M. Louis-Philippe, qui a déclaré en même temps qu'il déposait le pouvoir et qu'il le laissait à la libre transmission sur la tête du comte de Paris avec la régence de la duchesse d'Orléans. (Vives acclamations, cris nombreux : Vive le Roi ! Vive le comte de Paris ! Vive la régente !)

Messieurs, reprend l'orateur, vos acclamations, si précieuses pour le nouveau roi et pour madame la régente, ne sont pas les seules qui l'aient saluée : elle a traversé les Tuileries et la place de la Concorde, escortée par le peuple, par la garde nationale (Bravo ! bravo !), exprimant le vœu qui est au fond de son cœur, celui de n'administrer qu'avec le sentiment profond de l'intérêt public, de la grandeur et de la prospérité de la France. (Nouveaux bravos.)

M. Dupin veut qu'il soit pour ainsi dire pris acte des applaudissements de la Chambre :

En attendant que l'acte d'abdication nous soit transmis, je demande que la Chambre fasse inscrire au procès-verbal les acclamations qui ont accompagné et salué dans cette enceinte le comte de Paris comme roi de France, et la duchesse d'Orléans comme régente sous la garantie du vœu national.

La cause de la régence semblait presque gagnée. Cependant des bancs de la gauche et de l'extrême droite, ainsi que de la part des spectateurs qui sont entrés dans les couloirs, quelques réclamations s'élèvent. M. de Lamartine saisit ce moment pour faire une motion peu digne de son habituelle générosité : Je demande, dit-il, que la séance soit suspendue, par le double motif du respect que nous inspirent, d'un côté, la représentation nationale, et de l'autre, la présence de l'auguste princesse qui est ici devant nous. A quel sentiment obéissait M. de Lamartine ? Voulait-il que la délibération fût plus libre ? Ne cherchait-il pas plutôt à éloigner un spectacle propre à exciter la pitié ? Le président, par une singulière inadvertance, semble s'associer à cette motion captieuse. Mais le général Oudinot, qui venait du ministère de l'intérieur, où il s'était efforcé de réunir la dixième légion, le général Oudinot discerne le piège et prend aussitôt la parole : La princesse, dit-il, a traversé les Tuileries et la place de la Concorde, seule, à pied, avec ses enfants, aux acclamations publiques. Si elle désire se retirer, que les portes lui soient ouvertes, que nos respects l'entourent... Si elle demande à rester dans cette enceinte, qu'elle reste, et elle aura raison, car elle sera protégée par notre dévouement. Pendant ce temps, la duchesse d'Orléans avait gravi les degrés de la salle comme pour se retirer ; mais arrivée aux derniers bancs du centre gauche, elle s'arrête et y prend place. L'Assemblée lui prodigue ses acclamations, acclamations qu'on pourrait croire décisives si, d'instant en instant, le nombre des gardes nationaux et des individus étrangers à la Chambre ne s'accroissait.

M. Marie monte à la tribune : le premier, il propose l'institution d'un gouvernement provisoire ; son principal argument, c'est que, le Parlement ayant confié autrefois au duc de Nemours le titre éventuel de régent, cette volonté ne peut être aujourd'hui méconnue. Singulier scrupule de légalité en une heure où toutes les lois politiques viennent d'être brisées ! La Chambre reste muette : mais, symptôme significatif, les tribunes applaudissent. M. Crémieux, qui, une heure auparavant, accompagnait le Roi dans sa fuite développe le même thème, y 'pelant d'ailleurs quelques paroles de sympathie pour de si touchants malheurs.

Cependant, tandis que M. Marie occupait la tribune, M. Odilon Barrot était entré dans l'enceinte, et tous les regards aussitôt s'étaient tournés vers lui. Le chef de la gauche dynastique avait vu, depuis quelques heures, s'évanouir cruellement ses rêves de popularité et de pouvoir. A la suite de la tentative de conciliation dont nous avons raconté l'insuccès, il était rentré chez lui, puis s'était dirigé vers le ministère de l'intérieur. Là, sans nouvelles, sans communications avec le château, entouré d'une foule d'importuns, ministre in extremis de la monarchie, il s'était consumé dans une attente pleine d'anxiété. Néanmoins, avec cet optimisme qui peint bien sa confiante nature, il n'avait pas négligé d'envoyer aux départements une dépêche annonçant que l'ordre allait être rétabli. Vers midi et demi, dévoré d'inquiétude, il avait quitté le ministère par une porte dérobée, moins en ministre qu'en fugitif, et s'était rendu aux Tuileries. Comme il approchait, un colonel de cavalerie lui annonce l'abdication et la retraite du Roi ; il s'efforce, mais en vain, de voir la duchesse d'Orléans : il retourne au ministère de l'intérieur : là, il apprend que la princesse est à l'Assemblée ; au moment où il y arrive lui-même, il est circonvenu par quelques républicains, M. E. Arago, M. Bastide, M. Clément Thomas, qui essayent de le gagner : il se dérobe aussitôt à leurs instances : autant son esprit était imprévoyant, autant son cœur était incapable de trahison. C'est avec un loyal courage qu'entré à la Chambre et appuyé par tous les députés fidèles, il monte à la tribune pour y défendre les droits de la veuve et de l'enfant.

Jamais, dit-il, nous n'avons eu plus besoin de sang-froid et de prudence. (C'est vrai !) Puissions-nous être tous unis dans un même sentiment, celui de sauver notre pays d'une guerre civile ! (Très bien !) Les nations ne meurent pas, mais elles peuvent s'affaiblir dans des dissensions intestines, et jamais la France n'a eu plus besoin de toute sa grandeur et de toute sa force.

Notre devoir est tout tracé. Il a heureusement cette simplicité qui saisit toute une nation. Il s'adresse à ce qu'il y a de plus généreux et de plus intime : à son courage et à son honneur.

La couronne de Juillet repose sur la tête d'un enfant et d'une femme.

A ces éloquentes et viriles paroles, les centres répondirent par des acclamations. La duchesse d'Orléans se lève, ainsi que le comte de Paris, et salue l'Assemblée : puis elle se lève de nouveau comme pour parler. Quelques mots échappés de ses lèvres auraient peut-être achevé d'entraîner la Chambre : Laissez parler madame la duchesse ! crient quelques voix bien inspirées. Continuez, répond-on sur d'autres bancs. M. Barrot poursuit : mais sa pensée, en se développant, perd sa précision. L'impression s'affaiblit ; on sent que le moment favorable est passé ; et, lorsque le ministre descend de la tribune, le trouble et l'abattement commencent à gagner les amis de la régence.

Leurs adversaires profitent de cette hésitation. Soit rancune, soit espoir d'un retour de faveur, quelques légitimistes dissimulaient mal leur joie. M. de La Rochejaquelein, qui, pendant le discours de M. Barrot, avait à plusieurs reprises témoigné son impatience, se fait l'interprète de leurs colères mal assoupies.

Messieurs, il appartient peut-être bien à ceux qui, dans le passé, ont toujours servi les rois, de parler maintenant du peuple... Aujourd'hui vous n'êtes plus rien ici, vous n'êtes plus rien !... La Chambre des députés n'existe plus comme Chambre. Je dis qu'il faut convoquer la nation, et alors...

Au moment où M. de La Rochejaquelein prononçait ces âpres paroles, une foule d'étudiants, d'ouvriers, de gardes nationaux, fit irruption dans la salle des séances. La plupart sont armés ; quelques-uns portent des drapeaux. A cette invasion soudaine, une agitation extraordinaire se produit dans l'Assemblée : les députés qui siègent sur les bancs des centres refluent vers les banquettes supérieures. Du sein de la multitude partent des cris : La déchéance ! la déchéance !

Le parti républicain comptait sur un tumulte populaire pour peser sur les décisions de la Chambre, et, au besoin, s'y substituer. Une première bande venait de pénétrer dans l'enceinte législative, et cette première bande devait être suivie d'autres plus redoutables. Voici d'où venaient ces bandes et comment elles avaient pu arriver jusqu'au Palais-Bourbon.

Après l'abdication du Roi, les troupes s'étaient repliées dans fa cour du Carrousel ; puis, comme on allait de concession en concession, elles avaient évacué les Tuileries. La garde nationale avait pris possession des postes, mais, suivant sa coutume m ces jours néfastes, elle n'en avait pris possession que pour es livrer aux factieux. Tout d'abord, le château n'avait été envahi que par quelques groupes isolés, gens curieux plutôt qu'hostiles, et tellement ébahis d'entrer sans résistance, que la surprise les paralysait. Bientôt d'autres rassemblements étaient survenus, plus nombreux et plus redoutables. C'étaient.es insurgés qui venaient de lutter, sur la place du Palais-Royal, contre le poste du Château-d'Eau. Désespérant de réduire les braves soldats du 14e de ligne, la multitude, devenue féroce, avait mis le feu au corps de garde, et ainsi avait pris fin cette défense héroïque. Surexcités par le combat, les émeutiers victorieux s'étaient précipités vers le château, poussés non par [a curiosité, mais par l'appât de la dévastation. Cependant, au milieu même du pillage, quelques-uns avaient rappelé que la royauté, bannie des Tuileries, pouvait se relever à la Chambre. Mors s'étaient formées les colonnes qui s'étaient dirigées vers le Palais-Bourbon. Comment avaient-elles pu franchir le pont et parvenir jusque-là ? Ce n'était pas à coup sûr que les Forces disponibles fissent défaut : la place de la Concorde et les Champs-Élysées étaient encore remplis de soldats ; là stationnaient les troupes que le général Bedeau avait ramenées le matin du boulevard. Mais aucun ordre n'avait été donné, aucune entente ne s'était établie entre les chefs : cette journée fut bien celle de l'universel effarement !

C'est ainsi qu'à l'instant même où, par une singulière coïncidence, M. de La Rochejaquelein faisait appel à la nation, la nation armée faisait irruption dans l'enceinte législative. De minute en minute, la confusion s'accroit. Déjà la tribune semble appartenir à tout le monde. Un orateur étranger à la Chambre, M. Chevalier, demande que la duchesse d'Orléans et le comte de Paris se rendent sur les boulevards, au milieu du peuple et de la garde nationale. Cette étrange motion est interrompue par les cris de la foule : Vive la République ! Un ancien officier du temps de l'Empire, commandant de l'Hôtel de ville en 1830, M. Dumoulin, pose sur le marbre de la tribune la hampe d'un drapeau tricolore : Le peuple, dit-il, a reconquis sa liberté, le trône vient d'être brisé aux Tuileries et jeté par la fenêtre. Beaucoup de députés quittent la salle. On entend dans la foule les cris : Plus de Bourbons ! A bas les traitres ! Un gouvernement provisoire immédiatement !

Cependant, au milieu de l'agitation générale, M. Ledru-Rollin essaye de se faire entendre. Son nom, connu des insurgés, produit un apaisement momentané. Il parle longuement, si longuement qu'on a cru qu'il avait voulu donner à d'autres bandes le temps d'arriver. Il conclut enfin en demandant un gouvernement provisoire, nommé non par la Chambre, mais par le peuple.

Lamartine paraît à son tour à la tribune. Les factieux l'applaudissent comme pour l'entraîner sans retour. Pourtant, à sa vue, les députés fidèles qui ne connaissent point ses récentes promesses ne dissimulent point leur espoir. La puissance entraînante de son éloquence, la suprême élégance de sa personne, le courant sympathique qu'il sait si bien établir entre ses auditeurs et lui, le prestige de son génie, prestige d'autant plus grand qu'aucune lutte de parti ne l'a encore affaibli, tout lui assure, en cette heure solennelle, un empire souverain. On se rappelle son discours de 1842 en faveur de la régence maternelle : on ne doute pas que son urne poétique et généreuse n'ait été touchée du spectacle de cette mère suppliante et de ces jeunes enfants : on se persuade aisément qu'il lui plaira de relever cette cause déjà vaincue et d'acquérir ainsi une sorte de gloire chevaleresque au niveau de son finie magnanime. Le début de l'orateur ne démentit point cette attente des amis de la royauté.

Messieurs, je partage aussi profondément que qui que ce soit parmi vous le double sentiment qui a agité tout à l'heure cette enceinte eu voyant un des spectacles les plus touchants que puissent présenter les annales humaines, celui d'une princesse auguste se défendant avec son fils innocent, et venant se jeter du milieu d'un palais désert au milieu de la représentation du peuple.

Cette phrase, dont l'éloquence mélodieuse semblait appeler l'apaisement, parut à plusieurs le prologue d'un sublime appel à la pitié. L'illusion fut courte. Après avoir hésité un instant, comme si la noblesse de son cœur eût lutté contre ses engagements, Lamartine continue en ces termes :

Si je partage cette émotion qu'inspire ce spectacle attendrissant des plus grandes catastrophes humaines, je n'ai pas partagé moins vivement le respect pour le peuple glorieux qui combat depuis trois jours pour redresser un gouvernement perfide et pour rétablir sur une base désormais inébranlable l'empire de l'ordre et l'empire de la liberté. (Applaudissements.) Il importe au peuple, à toutes les classes de la population, à tous ceux qui ont versé quelques gouttes de leur sang dans cette lutte, de cimenter un gouvernement libre, populaire, inébranlable enfin (applaudissements)... un gouvernement qui suspende ce malentendu terrible qui existe depuis quelques années entre les différentes classes de citoyens, et qui, en nous empêchant de nous reconnaître pour un seul peuple, nous empêche de nous aimer et de nous embrasser. (Très bien ! très bien !)

Je demande donc que l'on constitue à l'instant, du droit de la paix publique, du droit du sang qui coule, du droit du peuple qui peut être affamé du glorieux travail qu'il accomplit depuis trois jours, je demande que l'on constitue un gouvernement provisoire. (Bravo ! C'est cela ! c'est cela !)

Déjà, comme si ce signal eût été attendu, plusieurs des assistants présentent une liste à M. de Lamartine.

M. de Lamartine reprend : Le gouvernement provisoire aura pour mission premièrement d'établir la paix publique, secondement de préparer à l'instant les mesures nécessaires pour convoquer le pays tout entier, oui, tout ce qui porte dans son titre d'homme les droits de citoyen.

Les applaudissements éclatent dans les tribunes et se prolongent dans les couloirs. Les factieux triomphent ; les amis de la Régence sentent que tout est perdu. Comme pour rendre ce triomphe plus irrévocable, voici qu'une nouvelle bande arrive du dehors.

Les pouvoirs qui se sont succédé depuis cinquante ans... continue Lamartine.

Or, au moment même où il commence cette phrase, des coups violents retentissent à la porte d'une des tribunes publiques. Les portes ayant cédé sous les coups de crosse de fusil, des hommes en blouse, mêlés de gardes nationaux, entrent en criant : A bas la Chambre ! Plus de députés ! A ce flot succèdent d'autres flots. Ce sont des émeutiers qui viennent des Tuileries et qui, poussés comme par un mot d'ordre, se sont dirigés vers la Chambre pour y hâter le dénouement. Le tumulte devient de plus en plus intense. Un des envahisseurs pousse le canon de son fusil dans la direction du bureau. Les cris : Ne tirez pas ! ne tirez pas ! c'est Lamartine qui parle, retentissent avec force. Sur les instances de ses camarades, l'homme relève enfin son arme. Le président réclame vainement le silence. Enfin, ne pouvant dominer le bruit, impuissant à arrêter cette scène honteuse, il déclare la séance levée. Les députés qui étaient restés jusque-M dans la salle s'échappent par toutes les issues. La duchesse d'Orléans, ses enfants, le duc de Nemours sont entraînés hors de l'enceinte.

Dès ce moment, les insurgés sont maîtres de la salle. Gardes nationaux, ouvriers armés de sabres ou de fusils, factieux de tout rang et de toute profession se mêlent et se confondent, debout dans les tribunes ou assis sur les bancs des représentants. Ce qui suivit fut moitié bouffonnerie, moitié drame. Cette poignée d'envahisseurs imagine de se transformer en pouvoir constituant. Ce gouvernement provisoire que MM. Marie, Crémieux, Lamartine ont demandé, c'est ce groupe de peuple qui va le nommer, comme si, en entrant dans le palais de l'Assemblée, il avait acquis un mandat. Nommons un gouvernement provisoire ! s'écrie-t-on de toutes parts. Les députés républicains qui, presque seuls parmi les représentants, étaient restés dans la salle, se prêtent de bonne grâce à la comédie qui se joue à leur bénéfice. Ils font en toute hâte monter au fauteuil Dupont de l'Eure, un faible vieillard dont la réputation d'intégrité couvrira cette étrange proclamation. Des listes sont écrites : le travail préparatoire avait déjà été fait, on s'en souvient, dans les bureaux du National. Ces listes sont passées à Lamartine, qui, sachant que le peuple a besoin d'être conduit, déchire les unes, élague les autres. Surtout il supprime avec une rare prestesse le nom de Louis Blanc qu'il devait, au surplus, retrouver ailleurs. Après deux proclamations successives, les noms de Lamartine, Arago, Ledru-Rollin, Dupont de l'Eure, Marie sont acceptés. Ils ne le sont pas toutefois sans tumulte. Les uns réclament la destitution de tous les députés absents ; les autres demandent que les membres nommés crient : Vive la République ! A l'Hôtel de ville, Lamartine en tête ! s'écrie l'acteur Bocage. Docile à la voix de l'acteur Bocage, Lamartine, entraînant à sa suite Dupont de l'Eure et escorté de quelques gardes nationaux, se dirige vers l'Hôtel de ville. Ledru-Rollin reste dans la salle. Pris d'un scrupule tardif, il remonte à la tribune. Sous prétexte qu'un gouvernement, même provisoire, ne peut se nommer à la légère, il lit une seconde fois la liste du nouveau gouvernement et y ajoute sans façon les noms de MM. Garnier-Pagès et Crémieux. Ces noms sont acclamés comme les autres. Cela fait, il sort et rejoint ses collègues. Ainsi furent portés au pouvoir ces mêmes hommes qui, une heure auparavant, contestaient, par scrupule de légalité, la régence de la duchesse d'Orléans. Après le départ des nouveaux gouvernants, la tribune retentit encore de quelques motions insensées ; le portrait de Louis-Philippe, qui était placé sur le bureau du président, est. percé de balles : toutefois, contre cet acte de vandalisme, des protestations énergiques se font entendre. Peu à peu le torrent s'écoule, et à cinq heures le Palais-Bourbon était redevenu désert.

 

 

 



[1] Lord NORMANBY, Une année de révolution à Paris, t. I, p. 103.

[2] GUIZOT, Mémoires, t. VIII, p. 575 et 576.

[3] GUIZOT, Mémoires, t. VIII, p. 576 et 577.

[4] Ces chiffres sont empruntés à un état fourni par le général Trézel, ministre de la Guerre, à M. Guizot (GUIZOT, Mémoires, t. VIII, p. 575.)

[5] Lettre de madame Crémieux, 23 février. (M. Crémieux en 1848. Lettres et discours, p. 179.)

[6] GUIZOT, Mémoires, t. VIII, p. 579-585.

[7] GUIZOT, Mémoires, t. VIII, p. 588.

[8] Nous empruntons ce chiffre à M. Garnier-Pagès, Histoire de la révolution de 1848, t. I, p. 369.

[9] On a prétendu que le feu des soldats avait été provoqué par un coup de pistolet tiré traitreusement par un membre des sociétés secrètes, Charles Lagrange, depuis représentant du peuple. Lagrange, disait-on, voulait par là raviver la sédition près de s'apaiser. On peut considérer comme inexacte cette version longtemps accréditée. — sous empruntons notre récit à M. Maxime du Camp (Souvenirs de 1848, p. 64 et suivantes), qui parait avoir reçu les confidences du sous-officier même dont le fatal empressement à tirer a amené la décharge de la troupe. Ce sous-officier était un Corse du nom de Giacomoni, qui, voyant insulter son lieutenant-colonel, n'a pu résister au désir de le venger.