HISTOIRE DE LA SECONDE RÉPUBLIQUE FRANÇAISE

1848 - 1852

TOME PREMIER

 

LIVRE PREMIER. — LES BANQUETS RÉFORMISTES.

 

 

I

Vers le milieu de l'année 1847, aucun trône ne paraissait plus solide que celui du roi Louis-Philippe. Élevé par une révolution, ce prince semblait avoir triomphé du vice de sou origine. Depuis 1839, la place publique n'avait point été troublée. Les sociétés secrètes, si puissantes dans les premières années du règne, s'étaient depuis longtemps dissoutes ou étaient entre les mains de la police. Les revendications radicales ne trouvaient guère d'écho dans le pays, et le journal la Réforme, qui leur servait d'organe, languissait, faute de lecteurs. Parmi les chefs républicains, les plus hardis ajournaient jusqu'après la mort du Roi la réalisation de leurs espérances ; les autres se demandaient si, au milieu des troubles et des incertitudes d'une régence, ils ne trouveraient point un aliment pour leur ambition, et, en vue de ce rôle éventuel, ils se ménageaient. Comme il arrive, d'ailleurs, aux factions expirantes, à mesure que le nombre des soldats diminuait, la division s'accentuait entre les chefs, en sorte que la République ne parut jamais plus éloignée qu'fi la veille de son avènement. — Le parti légitimiste n'était pas plus redoutable. Sauf dans les campagnes de l'Ouest et dans quelques provinces du Midi, il se heurtait aux préjugés les plus enracinés. Souvent aussi la fidélité se lassait, et les convenances ou la mode, bien plus qu'une ardente conviction, retenaient les fils sous le drapeau que les pères avaient servi. Un parti qui s'éloigne systématiquement des affaires ne tarde pas, au surplus, à perdre en activité et en intelligence ; car on travaille peu quand on n'y est poussé par le mouvement quotidien et les nécessités de la vie publique. — Quant au parti bonapartiste, on pouvait croire qu'il n'existait plus, tant étaient rares les traces visibles de son action. La royauté de Juillet s'était flattée d'absorber, en les groupant autour d'elle, les anciens serviteurs du régime impérial. Comblés de soins et rassasiés d'hommages, ces vétérans de l'administration civile et ces illustres survivants de la grande armée étaient comme la décoration et l'ornement du trône. Suivant les plus éclairés, l'Empire devait subsister comme une glorieuse légende, mais il ne devait jamais revivre comme symbole politique ; cette appréciation paraissait vraie alors, bien que l'événement ne l'ait pas justifiée !

La Chambre des députés, dans sa composition, reflétait assez fidèlement cet état des esprits. L'extrême gauche, peu nombreuse, était elle-même divisée en deux groupes : les uns voulant la République, mais la voulant avec timidité, et plus disposés à la saluer comme une espérance de l'avenir qu'à la souhaiter dans le présent ; les autres, plus ardents, plus impatients de voir la réalisation de leur rêve, plus enclins à faire appel aux souvenirs révolutionnaires. Les premiers comptaient dans leurs rangs M. Dupont de l'Eure, M. Arago, M. Marie, M. Garnier-Pagès, et avaient pour organe le National ; les seconds se personnifiaient dans M. Ledru-Rollin. Le parti légitimiste n'avait, lui aussi, dans la Chambre, que peu de représentants ; il devait tout son prestige à l'orateur incomparable qui prêtait à l'ancienne royauté le secours de sa fière et saisissante parole : je veux parler de M. Berryer. Les nuances diverses de l'opinion libérale étaient représentées, soit par la gauche dynastique, qui reconnaissait pour chef M. Odilon Barrot, soit par le centre gauche, dont M. Thiers était la personnalité la plus notable, soit par le tiers parti, où brillaient M. Dufaure, M. Billault, M. de Tocqueville. — Telle était l'opposition avec ses fractions multiples. Du milieu de tous ces groupes se détachait la masse compacte des députés ministériels, masse beaucoup plus nombreuse à elle seule que la coalition de tous les antres partis. C'est cette majorité qui, depuis sept années, était invariablement attachée à son illustre chef, M. Guizot ; qui s'associait avec un dévouement aveugle à toutes ses entreprises ; qui subissait, avec une docilité jusque-là sans exemple, l'ascendant de son autorité et de son éloquence. Deux fois déjà, elle s'était rajeunie dans les élections de 1842 et dans celles de 1846 ; par son union étroite et indissoluble avec le ministère et avec la couronne, elle semblait assurer à l'un et à l'autre une sorte de perpétuité.

Ainsi, soit qu'on envisage la nation elle-même, soit qu'on considère le Parlement, on trouve partout les partis impuissants et le pays pacifié.

A l'extérieur, le spectacle n'est guère moins rassurant. En 1831 et en 1839, les dispositions malveillantes des puissances continentales et les excitations belliqueuses du parti révolutionnaire avaient failli amener une guerre générale. En 1840, on avait pu croire, pendant quelques jours, que la question d'Orient serait résolue les armes à la main. Une conduite sage et prudente avait effacé jusqu'aux dernières traces de ces agitations. Ministre des affaires étrangères depuis le 29 octobre 1840, M. Guizot avait sauvegardé constamment la paix sans consentir néanmoins il aucun sacrifice incompatible avec la dignité du pays. Dans la question du droit de visite, du Maroc, de l'occupation de Tahiti, il avait montré sa ferme volonté de maintenir l'alliance anglaise, mais avait pris soin de ne pas s'y asservir. La conclusion des mariages espagnols, sans avoir l'importance politique qu'affectaient d'y attacher les courtisans, était pour notre diplomatie un réel succès. Si, à la suite de ce dernier événement, l'Angleterre avait manifesté quelque déplaisir, si les relations avec le cabinet britannique étaient surtout devenues difficiles depuis que la direction du Foreign Office avait passé des mains de lord Aberdeen aux mains de lord Palmerston, ces dispositions révélaient une mauvaise humeur passagère plutôt qu'elles ne laissaient pressentir une rupture. M. Guizot trouvait, d'ailleurs, une ample compensation à ces ennuis dans la bonne volonté, de jour en jour plus manifeste, des puissances du Nord. L'empereur Nicolas lui-même, si hostile jusque-là, venait de donner à la France des marques non équivoques de confiance et d'amitié ; et le gouvernement royal avait recueilli ces témoignages avec une satisfaction d'autant plus vive qu'il avait su les attendre avec plus de dignité. De quelque côté qu'on se tournât, une longue paix semblait assurée.

Si, pour compléter ce tableau, on ajoute que le roi Louis-Philippe puisait dans dix-sept ans de règne le prestige que donne toujours la longue possession d'une couronne ; que le pays avait une juste confiance dans sa sagesse et son amour du bien public ; qu'autour du souverain se groupait une famille nombreuse, vaillante et unie ; que la bourgeoisie tout entière saluait dans la royauté de Juillet sa propre incarnation ; que le sort des plus grandes affaires, dans l'ordre industriel et financier, était attaché à la stabilité du pouvoir ; que depuis 1830, la prospérité matérielle n'avait cessé de s'accroître ; que l'armée, enfin, était disciplinée, courageuse et fidèle ; si, dis-je, on énumère toutes ces faveurs de la divine Providence, on comprend que les moins optimistes aient envisagé l'avenir avec sécurité ; on comprend que les courtisans aient pu, sans une exagération trop choquante, décerner au monarque le titre de Napoléon de la paix ; on comprend surtout que les politiques, éclairant le présent par le passé, se soient plu à rapprocher la révolution française de 1830 de la révolution anglaise de 1688, et à prédire à la patriotique dynastie d'Orléans les heureuses destinées de la maison de Hanovre.

 

II

En trois jours, cet établissement si solide s'est écroulé. L'esprit demeure tout. d'abord confondu en présence d'une chute si inattendue, si rapide, si complète. Comment toutes les forces du puissant empire ont-elles été tout à coup paralysées ? On jugerait mal cette catastrophe si l'on n'allait au fond des choses et si l'on n'étudiait les germes de faiblesse et de corruption que ce grand corps, en apparence si robuste, recelait en lui.

Tout gouvernement doit puiser sa force à l'une ou à l'autre de ces deux sources, ou des fidélités personnelles qui se transmettent de génération en génération, ou le respect d'une constitution inviolée. Or, ces deux sortes de prestiges manquaient également à la royauté de Juillet. Louis-Philippe avait emprunté le titre de son pouvoir aux circonstances mêmes qui l'avaient élevé. C'était un prince de sang royal qui s'était rencontré sur les marches du trône brisé, et que la nécessité avait fait roi[1]. Il ne devait donc point trouver autour de lui ces attachements inaltérables, reste de l'antique foi féodale, qui avaient prêté tant de puissance à la monarchie héréditaire et qui avaient si grandement honoré sa fin ; il ne pouvait invoquer davantage l'autorité d'un contrat solennel entre lui et la nation. Son élévation au trône avait semblé au plus grand nombre le meilleur des expédients ; mais il n'avait d'autre force que celle des intérêts dont il était le gardien. Sil rencontrait dans le pays une très générale adhésion, presque nulle part cette adhésion n'allait jusqu'au dévouement ; s'ii avait peu de chances d'être attaqué, il avait encore moins de chances d'être défendu. Loris-Philippe, avec sa sagesse et sou ferme bon sens, avait le sentiment profond de cette situation. Il savait qu'au jour du danger, il ne pourrait ni appeler à son aide de vieilles fidélités, ni se couvrir de la majesté d'une loi incontestée ; de là une première cause de sa faiblesse et une première explication de la rapidité de sa chute.

Cette autorité, déjà si imparfaite par son origine, avait, de plus, été affaiblie en diverses manières. Après 1830, la monarchie nouvelle, fondée par les libéraux d'alors, n'avait été acceptée que comme une transaction entre le régime ancien dont on repoussait les tendances, et la République dont on répudiait les sanglants souvenirs. Aussi après avoir fait la royauté, s'attacha-t-on, autant qu'on le put, à la diminuer et, pour ainsi dire, à la dégrader. Dans les premiers temps qui suivirent la révolution de Juillet, Louis-Philippe, troublé chaque jour par des manifestations demi-sympathiques et demi-menaçantes, fut presque prisonnier dans le Palais-Royal. On se souvient des débats injurieux auxquels donna lieu la discussion de la liste civile. On se rappelle l'épouvantable tumulte que souleva un jour, dans la Chambre des députés, M. de Montalivet, en parlant des sujets du Roi. On sait tous les sacrifices que le prince fut obligé de faire à l'esprit public, tantôt effaçant les fleurs de lis de ses armoiries, tantôt subissant l'émeute, tantôt cédant, en apparence au moins, aux liassions anarchiques et antireligieuses que plus que personne il réprouvait. L'hérédité de la pairie subsistait comme une dernière garantie de stabilité ; mais, dès 1831, le préjugé populaire voulut qu'elle disparût, et ni la grave autorité de Royer-Collard, ni la ferme et courageuse éloquence de M. Thiers ne purent la sauver. Plus tard, il est vrai, quand le pouvoir, devenu plus fort, s'affranchit des alliances révolutionnaires, des hommes d'État illustres, M. de Broglie, M. Molé, M. Guizot, se préoccupèrent de cet étrange état politique. Ils se dirent que, si la royauté doit être toujours contrôlée dans ses actes, elle doit être toujours aussi respectée dans son principe, qu'elle n'a d'utilité qu'autant qu'elle a de prestige, et qu'en la rabaissant à plaisir, on avait peut-être fait preuve de plus de défiance jalouse que de réelle prévoyance. Ils s'efforcèrent de rendre au pouvoir son éclat extérieur, et de remettre en honneur quelques-unes de, anciennes formes traditionnelles. Peut-être même songèrent-ils à restaurer quelque grand corps qui prit à la fois modérer et appuyer la monarchie. M. Guizot, durant son long ministère de huit années, de 1840 à 1848, travailla surtout avec conviction à ce patriotique dessein. La noblesse étant hostile ou impuissante, il essaya d'aristocratiser la bourgeoisie. Vains efforts ! La bourgeoisie, quelle que fût d'ailleurs sa sagesse, manquait de deux qualités essentielles pour remplir ce rôle ; elle n'avait ni la netteté de vues qui fait la force de l'aristocratie britannique, ni l'esprit de dévouement qui restera comme l'honneur de la noblesse de France. Dieu, d'ailleurs, permet rarement aux hommes de reconstruire ce qu'ils ont détruit. La royauté demeura donc isolée, comme un arbre plus grand que vigoureux, s'élevant au milieu de la plaine dénudée, et exposé à toutes les tempêtes.

Ce qui n'était pas moins grave, c'est que cette société, aux apparences si robustes, renfermait de nombreux germes d'anarchie intellectuelle et morale. L'enseignement public ayant été, pour quelques-uns, l'origine de hautes fortunes politiques, beaucoup de professeurs, jaloux dune renommée bruyante, songeaient à transformer leurs cours en clubs et à faire appel aux passions populaires. Au Collège de France, en particulier, M. Michelet et M. Quinet avaient cédé à cet entraînement regrettable et mis leur incontestable talent au service des doctrines les plus funestes. Maigre de très honorables retours dans la voie du bon sens et de la saine morale, le théâtre était demeuré l'apologie bien plus que la critique des vices de la société. Le poète favori de l'époque était Alfred de Musset, le chantre du scepticisme léger et des faciles amours. Depuis quelques années, des journalistes habiles, plus soucieux des profits que de la dignité de leur profession, avaient imaginé de créer le roman-feuilleton. On se figure malaisément aujourd'hui le succès inouï de cette création. Soit faiblesse maladive ou désœuvrement, soit attrait de la nouveauté, on se prit à suivre avec une curiosité passionnée le roman dont le journal apportait chaque matin un fragment Par malheur, il fut bientôt constaté que plus l'ouvre était immorale, plus le nombre des abonnés croissait. Il se produisit alors entre le public et les auteurs une sorte d'émulation perverse : le public de plus en plus blasé devenait de jour en jour plus exigeant en matière de scandales ; les auteurs s'encourageaient chaque jour davantage à des audaces qui garantissaient le succès et dispensaient même du talent. Un écrivain dont les débuts avaient permis d'espérer une vie littéraire plus honnête, M. Eugène Sue, exploita surtout cette veine nouvelle. Vers la fin du régime de Juillet, il publia successivement deux œuvres détestables, les Mystères de Paris et le Juif errant : les Mystères de Paris, sorte d'exhibition malsaine de toutes les horreurs sociales ; le Juif errant, où, sous une forme souvent adroite et séduisante, la religion était attaquée, le socialisme insinué, le droit au plaisir proclamé. Ces œuvres, détaillées sous la forme de feuilleton, allaient visiter chaque matin des milliers de familles. Par une étrange contradiction, c'étaient des feuilles dévouées aux idées d'ordre, le Journal des Débats et le Constitutionnel, qui publiaient ces productions néfastes : il advint donc que le même journal défendait la société par ses articles politiques et l'attaquait par son feuilleton ; mais la fiction ingénieuse l'emportait sur la froide discussion, et le romancier avait aisément raison du polémiste. Ce n'est pas tout. Vers le même temps, des écrivains illustres essayaient d'asservir l'histoire à leurs théories. M. Michelet, descendant des hautes régions du moyen âge où il s'était complu jusque-là, publiait en 1847 le premier volume de son histoire de la Révolution française, où se reflétaient tontes ses nouvelles rancunes et ses nouvelles passions. M. Louis Blanc écrivait, lui aussi, sous l'inspiration des mêmes préjugés, le récit de cette mémorable et sanglante période Enfin, presque à la même époque, M. de Lamartine faisait paraître son histoire des girondins, œuvre appelée à une vogue immense, mais œuvre plus funeste que toute autre : car il y a quelque chose de plus dangereux que de glorifier le mal, c'est de rendre le mal séduisant à l'égal du bien. Ainsi trois apologies de la Révolution française, écrites avec des intentions très diverses, mais destinées à produire le même effet, étaient offertes coup sur coup au public. Il semblait qu'en évoquant le souvenir de ces temps mêlés de gloires et de crimes, on voulût provoquer à de nouvelles agitations un peuple depuis trop longtemps paisible.

Ce n'était pas seulement dans l'enseignement public, au théâtre ou dans les livres que se révélait ce désordre des intelligences et des âmes. On le retrouvait dans la société elle-même. La construction des chemins de fer, le développement de certaines industries spéciales, l'accroissement de la fortune publique avaient amené la création d'un grand nombre de sociétés civiles ou commerciales dont les actions étaient l'objet de spéculations inouïes jusque-là. L'opinion commençait à st familiariser avec l'idée de la richesse acquise par un coup de Bourse, et cette tendance, alors nouvelle, était funeste au vieil esprit d'ordre et de scrupuleux honneur. De grands procès permettaient aux observateurs les moins attentifs de mesurer l'abaissement de la probité publique et privée. Des fraudes assez considérables étaient découvertes dans les administrations de la guerre et de la marine. Au mois de juillet 1847, M. Teste, ancien ministre des travaux publics et membre de la Cour de cassation, comparaissait devant la Cour des pairs et était condamné pour concussion ; un lieutenant général, ancien ministre de la guerre, était condamné comme sou complice. Il était établi, par des révélations non équivoques, que certaines fonctions avaient été l'objet d'un véritable trafic. De grands crimes, grands par eux-meures et plus grands encore par le rang des coupables, des morts mystérieuses, des suicides illustres, venaient coup sur coup frapper l'opinion publique et inspiraient une vague inquiétude à ceux-là mêmes que le spectacle de la prospérité générale aurait le plus rassurés.

Il y a en outre un mal commun à toutes les nations dont l'existence a été troublée par de grandes vicissitudes ; ce mal, c'est l'impatience du repos. On remarque que les hommes qui ont connut pendant de longues années les agitations et les périls s'habituent mal à une vie paisible, même lorsqu'ils l'ont le plus ardemment souhaitée, et, à peine rentrés au port, aspirent à en sortir. Il en est de menue des pennies. Les révolutions laissent en eux, comme un fatal héritage, une certaine ardeur fiévreuse, un certain besoin d'aventures, un certain dédain pour les règles traditionnelles, et même lorsqu'ils ont le plus désiré la paix, ils ne tardent pas à la trouver fade et monotone. La royauté de Juillet, en 1847, avait à compter avec cette funeste tendance. La France s'ennuie, avait dit Lamartine. On commençait à trouver que la rue était trop tranquille, que le ministère durait trop longtemps, que depuis trop longtemps aussi le canon n'avait pas retenti aux frontières : ni le bruit lointain des guerres d'Afrique, ni les débats parlementaires n'étaient une suffisante distraction. Les jours qui se succédaient ressemblaient trop les uns aux autres. Le cours des lois était trop assuré. Toutes choses étaient trop prévues et régulières. Ces dispositions engendraient, non pas l'hostilité, mais une certaine malveillance, dangereuse quoique contenue. On accusait le pouvoir d'être indifférent aux réformes, et l'on eût attaqué ces mêmes réformes si elles s'étaient produites. On avait reproché au ministère son alliance trop intime avec la Grande-Bretagne, et, depuis que les mariages espagnols avaient relâché les liens de cette alliance, on lui reprochait d'avoir sacrifié l'amitié de l'Angleterre aux bonnes grâces des cours du Nord. Ces récriminations émanaient moins des partis ennemis qui avaient presque renoncé à la lutte, que des amis imprudents et en quête de nouveautés. La royauté, au faite même de sa fortune, traversait une sorte de période critique où tout incident pouvait prendre des proportions inattendues. Contre un tel état de choses, les gouvernements absolus cherchent un dérivatif dans quelque entreprise hasardeuse ou dans quelque guerre lointaine, et des maux réels amènent l'oubli des maux imaginaires. Le sage roi Louis-Philippe était trop soucieux du bien de ses peuples pour concevoir même l'idée d'une de ces diversions impies. D'ailleurs, il ignorait le mal : les ministres ayant une majorité importante dans le Parlement, il croyait que cela suffisait : malgré sa perspicacité habituelle, il n'apercevait pas ces signes d'impatience, ces désirs d'innovation, cette lassitude d'une existence régulière, symptômes graves en tout pays et particulièrement en France.

Telle était la royauté de Juillet. Quel que fût l'appareil extérieur de sa force, elle était peu apte à résister à une puissante attaque, surtout si cette attaque, affectant les formes d'une agitation pacifique et légale, attirait, par sa modération même, tous les imprévoyants, tous les ambitieux et tous les esprits avides de changements.

La question de la réforme électorale et parlementaire devint l'origine et le prétexte de la lutte.

 

III

On sait que la loi du 19 avril 1831 avait fixé à 200 francs le cens électoral ; on sait aussi que, sous le régime de Juillet, l'exercice des fonctions publiques salariées n'était pas incompatible, au moins d'une façon générale, avec le mandat législatif. Cet état de choses, d'abord peu contesté, devint à la longue pour l'opposition le texte d'un double grief : d'une part elle se plaignait de ce que, le corps électoral étant trop restreint, la Chambre des députés n'était pas la vraie représentation du pays ; d'antre part elle prétendait que les fonctionnaires, liés au ministère par la crainte d'une destitution ou l'espoir d'un avancement, n'offraient point de suffisantes garanties d'indépendance. C'est ainsi qu'elle réclama, sous le nom de réforme électorale, l'abaissement du cens et, sous le nom de réforme parlementaire, l'exclusion des fonctionnaires salariés et surtout des officiers de la Couronne.

A vrai dire, cette question ne prit une place sérieuse dans les préoccupations publiques qu'à partir de 1847. L'opposition dynastique, dirigée par M. Odilon Barrot et comptant rallier à elle, d'un côté, la gauche radicale, de l'autre, le centre gauche et le tiers parti, prit alors l'initiative des hostilités. Dés le mois de mars, M. Duvergier de Hauranne déposa un projet de réforme électorale réduisant le cens à 100 francs, adjoignant aux listes de vote ce que, dans le langage du temps, on appelait les capacités et portant le nombre des députés de quatre cent cinquante-neuf à cinq cent trente-huit. Un peu plus tard M. de Rémusat déposait sa proposition sur les incompatibilités parlementaires.

Le choix même des auteurs de ces motions révélait d'habiles ménagements. Héritier d'un nom illustre, autrefois champion courageux de la résistance, M. Duvergier de Hauranne avait donné tant de gages à la cause de l'ordre qu'il ne pouvait porter ombrage même aux plus timides. Quant à M. de Rémusat, il devait à la distinction de ses manières, au charme de son esprit et à la sincérité de son libéralisme de nombreuses sympathies ; naguère ministre du Roi, il avait conservé la bienveillance du monarque non moins que les bonnes grâces de la Cour : il était pour ces motifs plus propre que personne à conquérir des adhésions sur les lisières des partis.

La discussion de cette double proposition amena tour à tour à la tribune les chefs les plus éminents de l'opposition parlementaire, et en particulier M. Odilon Barrot. Certaines vivacités de langage révélèrent l'irritation des esprits. M. Odilon Barrot s'exprimait en ces termes : Là où les élections seraient non l'expression des convictions de chacun, mais le résultat d'un marché où les intérêts seuls auraient été pris en compte, il n'y aurait plus de parlement proprement dit, il y aurait seulement une réunion de spéculateurs politiques. Du nord au midi, de l'est à l'ouest de la France, le thème de tous les agents électoraux est celui-ci : Il faut nommer un député agréable au pouvoir afin qu'il en obtienne pour vous plus de faveurs... Comme on ne cherche dans son député qu'un délégué auprès du pouvoir pour en tirer le plus d'avantages possible, on le prend de préférence parmi les propres agents de ce pouvoir, et c'est pour cela que vous voyez le nombre de fonctionnaires aller toujours croissant. Vous arriverez bientôt à ce résultat que le budget sera voté par ceux qui le dépensent.

Avec cette confiance que donne la longue possession de l'autorité, avec cette ironie hautaine que les membres du cabinet Guizot empruntaient volontiers à leur chef, M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, repoussa toute innovation. Deux cent mille électeurs lui paraissaient suffisants pour représenter et défendre les intérêts du pays. Accuser la législation existante de favoriser la corruption, c'était du même coup outrager la majorité. Si quelques imperfections subsistent, le progrès des mœurs publiques les fera disparaître. La nation heureuse et prospère est indifférente à la réforme. L'agitation qu'on essaye de créer est factice et n'a point de racine dans les masses : elle va de la Chambre au pays, elle ne vient pas du pays à la Chambre. Votre projet, disait en substance M. Duchâtel aux membres de l'opposition, n'est que la spéculation de quelques ambitieux qui veulent des portefeuilles.

Le langage du ministre était juste autant qu'acerbe. La réforme électorale ou parlementaire n'était entre les mains de M. Barrot et de ses amis rien autre chose qu'une arme pour renverser le cabinet. La Chambre des députés ne s'y méprit pas. Le 26 mai 1847, la réforme électorale fut repoussée par deux cent cinquante-deux voix contre cent cinquante-quatre ; le 21 avril, la réforme parlementaire fut rejetée par deux cent dix-neuf voix contre cent soixante-dix. Mais il se trouva que cette décision, loin de terminer le débat, le transporta sur un plus vaste terrain. Vous êtes les plus forts, disait déjà en 1846 à M. Vitet l'un des membres de l'opposition[2] ; c'est évident, ici plus rien à faire, plus rien à dire pour nous, nos paroles seraient perdues ; nous allons ouvrir les fenêtres.

Ou ne tarda pas en effet à les ouvrir toutes grandes. Bien avant la fin de la session, c'est-à-dire dès le mois de mai 1847, les députés réformistes se réunirent successivement chez M. Barrot et chez M. Duvergier de Hauranne. Dans ces réunions, on voyait mêlés et confondus les représentants de toutes les nuances de l'opposition, MM. de Beaumont, de Malleville, Carnot, Garnier-Pagès, Berger, Abbatucci, Havin. D'un commun accord, on décida de soumettre à la révision du pays le vote du Parlement. Pour atteindre ce but, ce n'était pas trop de concentrer tous les efforts. L'ambition étouffant toute prudence, les membres de la gauche dynastique formèrent avec les membres de la gauche radicale les liens d'une étroite alliance : ils adoptèrent le même mot d'ordre, la réforme électorale et parlementaire : ils convinrent de faire taire provisoirement leurs divergences et de poursuivre ensemble la même pensée : vaste coalition destinée, selon M. Barrot, à précipiter une crise ministérielle et, selon ses nouveaux amis, à atteindre, s'il se pouvait, la royauté elle-même !

Mais comment provoquer en faveur de la réforme un vif mouvement de l'opinion ? Ici l'embarras était grand : car on ne se dissimulait pas que les masses étaient assez insensibles, soit à l'extension du droit de suffrage, soit aux incompatibilités parlementaires. Il fallait, avant tout, faire naître en elles ce prétendu mécontentement qu'on se réservait d'exploiter. Quelques députés rappelèrent alors fort à propos que les membres du cabinet, se conformant à un usage établi depuis longtemps en Angleterre, n'avaient pas dédaigné, dans des circonstances solennelles, de réunir dans des banquets leurs électeurs les plus influents et de les entretenir des affaires publiques. Ainsi avaient fait M. Guizot à Lisieux, M. Lacave-Laplagne à Mirande, M. Duchâtel à Mirambeau ; et leurs discours avaient eu un légitime retentissement. Pourquoi l'opposition ne suivrait-elle pas cet exemple et ne créerait-elle pas dans le pays, par une série de banquets, une agitation profitable à ses vues` ? Ce langage fut entendu : à la suite de divers conciliabules, il fut convenu que, dans l'intervalle des deux sessions législatives, des banquets seraient organisés à l'aide de comités, soit à Paris, soit dans les départements. Ces réunions se tiendraient dans des lieux privés, afin d'échapper à la loi contre toute réunion publique non autorisée : on y inviterait les électeurs les plus influents : les toasts seraient arrêtés d'avance : le toast au Roi ne serait ni exclu ni imposé : chacune de ces manifestations se terminerait par l'expression d'un vœu énergique en faveur de la réforme. Ce plan d'action une fois combiné, on entama aussitôt cette campagne que, dans le langage du temps, on a appelée la Campagne des banquets.

Parmi les députés dynastiques, nul ne parut craindre que ces manifestations ne fussent détournées de leur but. Plus clairvoyants, les députés radicaux s'étonnaient et se réjouissaient de cette imprévoyance. Sortant un jour d'un de ces conciliabules, qui se tenaient alors chez M. Odilon Barrot, M. Garnier-Pagès disait à ses amis : Il ne nous appartient pas d'éclairer nos nouveaux alliés, mais ils ne savent pas cil ils vont ; ce que nous venons de décider, c'est une révolution[3].

Paris devait donner le signal aux départements. Dès le mois de juin, un ancien comité électoral, transformé en comité d'agitation réformiste, s'occupa d'organiser un banquet dans la capitale. Au début, l'œuvre rencontra d'assez graves difficultés. Le public paraissait indifférent. D'un autre côté, certains personnages politiques, tout en souhaitant un changement de système, répugnaient à ces manifestations. Le parti légitimiste restait à l'écart. Les membres du tiers parti, MM. Dufaure, Billault, Tocqueville, avaient résolu de s'abstenir, soit que le mouvement dépassât leurs prévisions, soit que, se flattant d'arriver prochainement au pouvoir, ils voulussent se réserver. Anciens ministres du Roi, M. Thiers et M. de Rémusat invoquaient, pour se soustraire à toute invitation, les souvenirs de leur passé ; peut-être aussi leur ferme bon sens leur démontrait-il le péril de ces réunions : ils n'ignoraient pas, d'ailleurs, que leur parole si fine, si spirituelle, si nourrie de faits, serait quelque peu dépaysée dans ces assemblées tumultueuses, où la sonore éloquence de M. Odilon Barrot pourrait, au contraire, se déployer à l'aise. Enfin, dans l'extrême gauche elle-même, les radicaux exclusifs, dirigés par Ledru-Rollin, refusaient de s'enrôler dans une coalition que la logique rigoureuse des principes démocratiques réprouvait : la suite des événements put seule changer leurs desseins.

Malgré ces défections et ces mécomptes, l'alliance persista, et les nouveaux coalisés mirent au service du mouvement réformiste tonte leur activité. Le 9 juillet. un banquet solennel réunit, dans un jardin public, au Château-Rouge, mille à douze cents personnes. M. de Lasteyrie père présidait : et la foule contemplait, non sans une curiosité sympathique, ce vieillard, ancien compagnon de Lafayette et l'un des derniers survivants de la génération de 1789. Le chef de l'opposition dynastique, M. Odilon Barrot, attirait tous les regards et souriait avec une vanité confiante à sa courte popularité. Autour de lui se groupaient, à la table d'honneur, ses principaux lieutenants : M. de Malleville, étincelant de verve et d'entrain ; M. de Beaumont, l'ami et le compagnon de Tocqueville ; M. Duvergier de Hauranne, conservateur devenu libéral et mettant au service de ses nouvelles convictions une ardeur pleine d'âpreté : non loin d'eux, étaient assis M. Marie et M. Garnier-Pagès, destinés l'un et l'autre à une élévation aussi prochaine qu'inattendue. A la fin du repas, les toasts obligés commencèrent. Ces sortes de harangues, toujours un peu vagues et vaines, le furent particulièrement ici. Comme les coalisés étaient animés de vues fort différentes, on était condamné, sous peine de rompre l'alliance, à ne rien préciser. Il fallait parler de la réforme, mais sans en déterminer le caractère et l'étendue. Il fallait attaquer, sans circonscrire les limites de l'attaque. Il était nécessaire de prononcer des phrases à double entente qui pussent être applaudies à la fois par les partisans de la Royauté et par ceux de la République. Les plus habiles eussent succombé à cette besogne ingrate, et, parmi les hommes d'esprit qui assistaient à cette réunion, beaucoup ont éprouvé sans doute une surprise désagréable en relisant plus tard leurs discours. M. Odilon Barrot déploya cette éloquence ample et grave qui lui était familière. M. Duvergier de Hauranne trouva quelques mots heureux pour dépeindre la société politique : J'ai vu, dit-il, une foule d'électeurs regarder le droit de suffrage comme une propriété privée et examiner, non pas quelle est l'opinion de leur député, mais quels services il peut leur rendre. J'ai vu se former, s'établir entre le ministère et le député d'une part, entre le député et l'électeur d'autre part, une société en participation dont le budget fait les frais. Malgré ces traits incisifs, on sentait que l'agitation n'était qu'à la surface, et qu'entre les agitateurs eux-mêmes l'accord était précaire. On exalta la glorieuse révolution de Juillet ; on flétrit la corruption du pouvoir ; on tonna contre le gouvernement personnel ; on porta successivement des toasts aux organisateurs du banquet, à la ville de Paris, à l'amélioration du sort des classes laborieuses, à la presse, aux députés de l'opposition ; on gagna de la sorte une heure avancée, et, lorsqu'on se fut assuré qu'aucun lieu commun n'avait été oublié, on se sépara.

L'impulsion était donnée : Colmar, Reims, Strasbourg. Soissons, Saint-Quentin, suivirent l'exemple de Paris. Bientôt un grand nombre d'autres villes voulurent avoir aussi leur banquet. Ces fêtes offrirent de nombreux échantillons de cette éloquence vaine, molle et flottante, assez ordinaire aux libéraux d'alors. L'enthousiasme fit partout défaut. Les organisateurs devaient s'ingénier en mille manières pour trouver un local, rassembler des souscripteurs, attirer un public, simuler un vœu populaire. Pour secouer l'indifférence générale, il fallait la présence d'Odilon Barrot ; on se rendait alors au banquet comme à un divertissement oratoire. En certains endroits, de hauts fonctionnaires, en s'associant publiquement aux démonstrations, parvenaient à rassurer les timides et décidaient quelques adhésions. C'est ainsi que le premier président de la Cour d'appel, M. Rossée, présida le banquet de Colmar. — Par malheur, il est rare qu'une agitation, même factice, demeure tout à fait stérile. A force d'entendre parler de corruption, on finit par se persuader que la corruption régnait partout : à force d-entendre parler de réforme, ou s'imagina de bonne foi que la réforme était urgente. La bourgeoisie. d-abord si froide, s'échauffa peu à peu. La solidité du pouvoir faisait taire les scrupules. Le gouvernement, pensait-on, était assez fort pour qu'on cédait à la tentation inoffensive de lui causer quelque embarras. On se livra, sans souci comme sans crainte, au facile plaisir d'une opposition sans danger. Il advint donc que le mouvement. tout fait superficiel uni début de la campagne, commença à prendre, quatre mois plus tard, une certaine consistance.

C'est ce moment que le parti de la révolution choisit pour entrer en scène. On a vu que Ledru-Rollin et ses amis étaient demeurés tout d'abord à l'écart, même ils avaient raillé, sans pitié, cette alliance de la faction républicaine avec le groupe de l'opposition dynastique. Comme le mouvement s'accentuait, ils se flattèrent de le confisquer à leur profit, et, dans cette pensée, ils s'y associèrent. Le 7 novembre, Ledru-Rollin se rendit au banquet de Lille. Un peu embarrassés d'un auxiliaire si dangereux, les chefs du parti dynastique stipulèrent qu'un toast au Roi constitutionnel serait porté ; ils voulaient assurer par là le caractère pacifique et légal de la réunion : cette exigence ayant été repoussée, les dynastiques se retirèrent, et Ledru-Rollin, demeuré seul, put s'établir sur le terrain imprudemment préparé pour lui. Les radicaux n'hésitèrent plus à se servir d'un moyen d'action si puissant. A leur tour et sans perdre de temps, ils organisent leurs banquets. Ils se réunissent successivement à Dijon, Chalon-sur-Saône. Ici, il ne s'agit plus de réformes, mais de révolution ; il ne s'agit plus de ramener la royauté de Juillet à l'esprit de son origine, mais de la renverser. A Dijon, Ledru-Rollin se glorifie du titre d'ultra-radical ; à Chalon-sur-Saône, il porte un toast à la Convention. On devine la surprise et la colère des députés dynastiques. Mais, lorsqu'un ministère dure depuis huit ans, le plaisir de le battre en brèche rend insensible à tous les périls. Il en est, d'ailleurs, de la politique comme de toutes les affaires humaines : on ne se dégage pas à volonté des alliances qu'on a une fois nouées. La campagne continue donc. Lès banquets succèdent aux banquets. L'opinion publique, d'abord impassible, prend de plus en plus au sérieux les accusations quotidiennement répétées. Malgré les premières rigueurs de l'hiver, le mouvement ne se ralentit pas. Bien au contraire, plus la convocation des Chambres approche, plus l'activité redouble. Les plus petites villes, Avesnes, Condom, Neufbourg, Rochechouart, ont leur banquet ; et comme s'il importait qu'aucune heure ne fût perdue pour l'agitation, le drapeau de la réforme est arboré à Rouen, à Toulouse, à Cambrai, à l'heure même où la session législative s'ouvre à Paris.

Quelle était, en présence de ces manifestations, l'attitude du ministère ? Il montrait une sécurité parfaite et, selon toute apparence, sincère. Chef parlementaire plus encore qu'homme d'État, M. Guizot manquait de cette perspicacité qui voit de loin le péril et s'apprête 5 le conjurer avant qu'il ait grandi. Comme il avait la majorité dans les Chambres, il n'imaginait guère que quelque danger pût surgir ailleurs. Ses collègues partageaient sa confiance. Le 15 août 1847, au milieu même des manifestations réformistes, M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, écrivait à M. Dupin : Il n'y a rien de nouveau, c'est le moment où tout dort[4]. Lorsque l'opposition radicale, avec Ledru-Rollin, entra en scène, le cabinet s'en réjouit plutôt qu'il ne s'en effraya, espérant que l'esprit de réforme serait tué par ses propres excès. Le discours du trône fut l'expression de cette assurance hautaine ; il se terminait par ces paroles significatives : Plus j'avance dans la vie, plus je consacre avec dévouement, au service de la France, aux soins de ses intérêts, de sa dignité, de son bonheur, tout ce que Dieu m'a donné et me conserve encore d'activité et de force. Au milieu de l'agitation que fomentent les passions ennemies ou aveugles, une conviction m'anime et me soutient, c'est que nous possédons dans la monarchie constitutionnelle, dans l'union des grands pouvoirs de l'État, les moyens les plus assurés de surmonter tous les obstacles et de satisfaire tous les intérêts moraux et matériels de notre chère patrie. Maintenons fermement, selon la Charte, l'ordre social et toutes ses conditions ; garantissons fidèlement, selon la Charte, les libertés publiques et tous leurs développements. Nous remettrons intact aux générations qui viendront après nous le dépôt qui nous est confié, et elles nous béniront d'avoir fondé et défendu l'édifice à l'abri duquel elles vivront heureuses et libres.

Il était impossible de mieux tracer la ligne de démarcation entre les criminels et les dupes, entre les partis ennemis qui travaillaient au renversement du pouvoir et les partis inconsidérés qui, h leur insu, préparaient une catastrophe. Hostiles ou aveugles, tels étaient, disait le discours du trône, les députés réformistes ; et l'avenir a ratifié ce jugement. Toutefois, cette cruelle précision de langage avait elle-même son danger. Les blessures d'amour-propre sont les plus incurables. Signalés à la face du pays, comme les dupes de leurs compromettants alliés, les opposants dynastiques ressentirent vivement l'injure. Comme il arrive presque toujours, les officieux renchérirent sur les paroles royales : le Journal des Débats encourageait le ministère à la provocation : Marchez sur le fantôme, disait-il, il s'évanouira : fuyez, il grandira jusqu'au ciel. Chaque jour, entre le gouvernement et l'opposition, l'abîme s'élargissait.

C'est au bruit de ces discussions irritantes que l'année 1847 s'achevait. Bien que le calme matériel fût profond, il régnait dans les esprits une sorte de vague anxiété. L'inquiétude avait pénétré jusque dans la famille royale et parmi les hôtes habituels du château. En contact fréquent avec l'opinion, les princes commençaient à incliner aux concessions ; avec cette prescience maternelle qui surpasse toutes les habiletés, la duchesse d'Orléans sentait le péril : l'esprit de la Reine elle-même était ébranlé. Les amis les plus dévoués du trône, le maréchal Gérard, le maréchal Sébastiani, M. de Montalivet, portaient au monarque les avertissements de leur fidélité clairvoyante et attristée. Comme si la famille royale dût être préparée par un grand deuil aux épreuves qui l'attendaient, Madame Adélaïde, sœur de Louis-Philippe, mourait presque subitement aux Tuileries, le 31 décembre. Cette mort vint ajouter aux préoccupations publiques une impression pénible : on savait que cette princesse, douée d'un sens politique très exercé, avait été souvent l'inspiratrice des résolutions de son frère ; et, en voyant le monarque suivre jusqu'à Dreux le cercueil de celle qui avait été la conseillère de ses bons comme de ses mauvais jours, beaucoup se demandaient si la fortune qui aime la jeunesse ne s'éloignait point du vieux roi. Hors du palais, quelques députés, nouveaux venus dans la vie parlementaire et, par suite, étrangers à l'esprit de parti, n'hésitaient pas à manifester leurs appréhensions ; parmi eux, se distinguait un homme, jeune encore et presque inconnu, cachant, sous (es apparences de la frivolité mondaine, un esprit très pénétrant et très délié, c'était M de Morny. Non seulement il communiquait ses craintes à M. Guizot[5], mais, dans un article très remarqué de la Revue des Deux Mondes, il exprimait le regret que le ministère n'eût pas, en accordant quelques réformes, devancé et désarmé ses adversaires. Après les banquets, les concessions étaient plus difficiles : Toutefois, ajoutait avec beaucoup de finesse le jeune publiciste, il ne faut pas introduire l'amour-propre dans la politique[6]. Au milieu de ces inquiétudes mal définies et peu justifiables, mais pourtant générales, les meilleures nouvelles passaient presque inaperçues. En vain apprenait-on la soumission d'Abd-el-Kader ; ce glorieux événement, si propre à relever la popularité de la dynastie, n'obtenait rien autre chose qu'une approbation dédaigneuse : quelques-uns même, par un rapprochement superstitieux, rappelaient que la prise d'Alger avait précédé de peu de jours la chute de Charles X. Les débats parlementaires, ouverts dès le commencement du mois de janvier, avaient substitué aux agitations des banquets les agitations de la tribune officielle. Le public prêtait une oreille de plus en plus complaisante aux discours de l'Opposition. L'Opposition n'était pas seule à prédire et à dénoncer les complications de l'avenir. Des hommes éminents, très dégagés de l'esprit de parti, poussaient, dans le Parlement, de véritables cris d'alarme. Le 14 janvier, à la Chambre des pairs, à propos des affaires helvétiques, M. de Montalembert signalait, avec une admirable éloquence, les entreprises prochaines du radicalisme européen. Quelques jours plus tard, le 22 janvier, à la Chambre des députés, M. de Tocqueville prononçait ces graves paroles : Pour la première fois, depuis seize ans, le sentiment de l'instabilité, ce sentiment précurseur des révolutions, existe à un degré très redoutable dans le pays... Le désordre n'est pas dans les faits, il est dans les esprits... Nous nous endormons sur un volcan... Il y a dans l'air un vent de révolution... et la tempête est à l'horizon. Avertissement bien digne d'être médité : car l'homme qui s'exprimait de la sorte était un de ceux qui avaient le mieux pénétré les grandeurs et les faiblesses de la société moderne !

Pourtant la Chambre des députés, discutant l'adresse, était arrivée au dixième paragraphe du projet de la commission, paragraphe relatif aux agitations réformistes. La rédaction proposée n'était qu'une paraphrase du discours royal et reproduisait ce double reproche d'aveuglement et d'hostilité infligé aux deux fractions de l'opposition. Sire, disaient les commissaires, vous affermissez chaque jour l'édifice que nous avons fondé avec vous. Comptez sur notre appui pour vous aider à le défendre. Les agitations que soulèvent des passions ennemies ou des entrainements aveugles tomberont devant la raison publique éclairée par nos libres discussions. Dans une monarchie constitutionnelle, l'union des grands pouvoirs de l'État surmonte tous les obstacles et permet de satisfaire à tous les intérêts moraux et matériels du pays. Par cette union nous maintiendrons l'ordre social et toutes ses conditions, et nous garantirons les libertés publiques et tous leurs développements.

C'est sur la rédaction de ce paragraphe que s'engagea la bataille. La discussion s'ouvrit le 7 février par un discours de M. Duvergier de Hauranne, discours très étudié, spirituel, violent sous une forme courtoise et où se retrouvaient toutes les récriminations d'un ancien allié blessé dans ses calculs ou ses croyances. Il a plu au ministère d'introduire dans le discours de la Couronne une accusation directe contre plus de cent députés. Il plait à la commission... de reproduire presque mot pour mot cette accusation... Mais la majorité doit nous permettre de lui dire que dans l'espèce de jugement qu'on lui demande, nous ne reconnaissons pas sa compétence... Au-dessus de la Chambre il y a le pays... Nous ne venons pas ici plaider devant la majorité contre le ministère, nous venons plaider devant le pays contre le ministère et contre la majorité... C'est ainsi que l'orateur, en prévision d'un échec, demandait d'avance à l'opinion publique de réviser la sentence du Parlement. Au nom du parti radical auquel, dit-il, il s'honore d'appartenir, M. Marie s'associa à cette vive attaque. Le lendemain, M. Duchâtel, ministre de l'intérieur, dans un langage très ferme, revendiqua pour le Gouvernement le droit d'interdire les banquets : Le Gouvernement, dit-il, en accomplissant son devoir, ne cédera devant aucune manifestation, quelle qu'elle soit. A ces paroles, les clameurs de la gauche éclatent. Le ministre poursuit et, au milieu des murmures de l'opposition, maintient la condamnation prononcée par le discours de la Couronne : Les promoteurs des banquets sont des aveugles qui ne voient pas le péril, ou des ennemis qui l'appellent de leurs vœux. M. Odilon Barrot succède au ministre. Sa parole, d'ordinaire un peu molle dans son harmonieuse ampleur, est cette fois pleine de pressentiments et de menaces. Après avoir essayé d'établir la légalité des banquets, après avoir flétri le droit que s'arrogent les majorités de condamner les minorités, il reproche au Cabinet de mettre dans la bouche du Roi des paroles de provocation injustes et imprudentes. Charles X, ajoute-t-il, ne tenait pas un autre langage à la veille de sa chute, il parlait, lui aussi, d'ennemis à vaincre et d'obstacles à surmonter... Il n'y a que deux partis à prendre, ou donner satisfaction légitime à l'opinion publique, ou bien résister, s'irriter et s'enfoncer de plus en plus dans la voie où l'on s'est compromis. Je le dis avec douleur, c'est ce dernier parti que le Gouvernement semble avoir pris... Eh bien, dans cette voie, on peut, on doit rencontrer des coups d'État et la violence : nous n'en serons pas responsables. Un discours hautain et provocateur du garde des sceaux, M. Hébert, accroit encore l'agitation. En l'entendant promulguer, du ton cassant qui lui était ordinaire, les volontés ministérielles, la gauche se soulève. Jamais, s'écrie-t-elle, M. de Peyronnet et M. de Polignac n'ont parlé ainsi... C'est au milieu de la plus grande confusion que, la discussion générale étant terminée, on passe a l'examen des amendements.

Ils étaient tous inspirés par la même pensée. Témoins attristés de ces bittes, quelques députés, ministériels jusque-là, s'étaient ingéniés à trouver les tortues d'une transaction acceptable pour tous les modérés. Le premier essai de conciliation fut tenté par M. Darblay. M. Darblay condamnait les banquets qui avaient un caractère factieux et absolvait au contraire ceux qui étaient demeurés strictement constitutionnels. Il se trouva que cette amnistie partielle ne convint à personne. M. Odilon Barrot, au nom de la gauche dynastique, la repoussa, et M. Duchâtel, en quelques mots d'une ironie courtoise, en fit justice au nom du ministère. L'amendement ne réunit que deux voix.

A la séance suivante, un second amendement raviva la discussion. Il était proposé par M. Desmousseaux de Givré et se bornait à supprimer ce double reproche d'aveuglement et d'hostilité qui avait passé du discours de la Couronne dans la rédaction du projet d'adresse. Je ne crois pas faire, dit M. Desmousseaux de Givré, acte d'opposition. L'amendement que je propose conclut à la suppression de deux expressions du projet d'adresse, il laisse d'ailleurs subsister l'adresse tout entière et l'adhésion complète qu'elle donne à la politique du cabinet... Ce que vous supprimez uniquement, c'est le jugement, c'est la condamnation, c'est l'exécution de la minorité par la majorité... La proposition de M. Desmousseaux de Givré eut la bonne fortune d'être défendue tout à la fois par M. de Rémusat et par M. Dufaure. Le premier avec son esprit si fin et si pénétrant, le second avec son honnêteté si ferme et si sensée, supplièrent la Chambre de ne pas se vouer à la politique irréconciliable. L'amendement réunit un nombre imposant de suffrages, non cependant la majorité ; il fut rejeté par deux cent vingt-huit voix contre cent quatre-vingt-cinq.

Malgré ce double échec, les partisans de la conciliation ne perdirent point courage. On savait que, le lendemain, 12 février, un dernier amendement devait être proposé par M. Sallandrouze. On se disait que cet amendement, qui ne formulait rien autre chose qu'un vœu respectueux et presque timide en faveur de la réforme parlementaire, ne pouvait inspirer aucune défiance, même aux conservateurs les plus résolus. On fondait en outre les plus sérieuses espérances sur la situation personnelle de l'auteur de la proposition. Nouveau venu dans l'assemblée et, par suite, étranger aux haines comme aux rancunes, possesseur d'Une immense fortune, chef d'une grande industrie qui le mettait en rapport constant avec les masses, très aimé des ouvriers, très avant dans les faveurs de la Cour, M Sallandrouze paraissait propre autant que personne à rallier les voix douteuses à la politique de transaction. Aussi la séance du 19 février s'ouvrit-elle an milieu de l'attente générale. Comme M. Desmousseaux de Givré l'avait fait la veille, M. Sallandrouze rappelle qu'il appartient à la majorité. Le ministère, dit-il, a remporté hier une victoire, mais il faudrait peu de victoires pareilles pour dissoudre le parti conservateur. M. Clappier vient à son tour appuyer la proposition. A l'exemple des précédents orateurs, il désavoue toute pensée d'hostilité : Nous voulons, dit-il, non affaiblir le ministère, mais lui donner une nouvelle force. Vivre, ce n'est pas seulement respirer, c'est agir ; vivre, c'est travailler. Or, quel est le travail d'un gouvernement représentatif ? C'est d'étudier sans cesse les vœux des populations et d'y faire droit lorsque ces vœux sont sérieux.

Comme M. Clappier descendait de la tribune, quelques applaudissements partis des bancs du centre se mêlent à l'approbation de la gauche. Après une longue suspension, M. de Morny lui succède : on l'écoute avec curiosité, car bien qu'il fût nouveau dans la vie politique, déjà l'on vantait son habileté, son sang-froid, son savoir-faire ; on savait que, parmi les amis du cabinet, il était un des plus clairvoyants ; on n'ignorait pas d'ailleurs que, depuis quelque temps déjà, il employait à faire prévaloir une solution pacifique toutes les ressources de son esprit si souple et si insinuant. Par ses attaques coutre la gauche M. de Morny conquiert dès le début de son discours les sympathies des centres, puis, se retournant vers les centres, il déclare qu'il croit la réforme parlementaire utile à la dignité de la Chambre et à la dignité du pouvoir... La majorité l'interrompt à son tour : Parlez-vous pour ou contre l'amendement ? lui crie-t-on. L'orateur poursuit sans se déconcerter. On dirait qu'il prend plaisir à tenir la balance indécise entre les partis. Soit inexpérience de la parole, soit difficulté de rendre des nuances trop délicates à saisir, il ne parvient pas toujours à se faire comprendre, et il revient plusieurs fois sur la même pensée. La Chambre complaisante attend curieusement ses conclusions : il les formule enfin : La majorité, dit-il, désire la réforme parlementaire, mais elle ne veut pas la voter, de crainte de renverser le ministère. Que le ministère prenne un engagement pour l'avenir eu faveur de la réforme, et l'apaisement se produira aussitôt, car le cabinet sera consolidé, et, d'un autre côté, il aura été donné à l'esprit d'innovation une satisfaction légitime.

Le ministère était invité à dénouer lui-même la situation : accueillerait-il cette transaction suprême ? Au milieu d'un silence anxieux, M. Guizot gravit les marches de la tribune. Déjà, deux jours auparavant, l'illustre président du Conseil, répondant à M. Odilon Barrot, avait laissé deviner l'énergie immuable de ses résolutions. Mais s'il s'était refusé à toute concession vis-à-vis de ses adversaires, repousserait-il également les avances de ses propres amis ? L'illusion ne fut pas longue. Messieurs, si je ne me trompe, ce qui importe surtout, c'est qu'il n'y ait ni perte de temps, ni obscurité dans les situations et dans les paroles.

Je viens donc, sans que ce débat se prolonge davantage, dire à la Chambre ce que le ministère croit devoir et pouvoir dire et faire dans la question dont il s'agit.

Après ce qui s'est passé naguère dans le pars, toute innovation du genre de celle qu'on vous indique et qui aboutirait nécessairement à la dissolution de la Chambre, serait à notre avis une faiblesse et une imprudence.

... Le ministère croirait également manquer à ses devoirs, s'il prenait aujourd'hui un engagement. En pareille matière promettre, c'est plus que faire, car en promettant on détruit ce qui est et on ne le remplace pas.

Un gouvernement sensé peut et doit quelquefois faire des réformes, il ne les proclame pas d'avance. Quand il en croit le moment venu, il agit ; jusque-là il se tait.

Le ministère reconnaît que ces questions doivent être examinées à fond et vidées au cours de cette législature.

Au milieu de ces discussions, ajoute le président du Conseil, nous tâcherons de maintenir l'unité du parti conservateur : si nous ne pouvons y parvenir, nous laisserons à d'autres le soin de présider à sa désorganisation.

Après une réplique de M. Thiers, M. Guizot renouvelle la même déclaration. Puis, au milieu de l'agitation de l'assemblée, il descend de cette tribune si souvent témoin de ses triomphes et où il ne devait plus remonter qu'une seule fois, le 23 février, pour annoncer sa propre retraite.

La dernière espérance de conciliation s'était évanouie. On demande le scrutin de division et l'appel nominal. L'amendement de M. Sallandrouze est repoussé par 222 voix contre 189. L'opposition dynastique est consternée. Parmi les membres de la majorité, les uns se réjouissent, les autres, plus clairvoyants, ne se dissimulent pas les embarras qui suivront la victoire. Les véritables victorieux, ce sont les radicaux, les radicaux qui ne craignaient rien tant qu'une solution pacifique et qui entrevoient vaguement, à travers les complications de l'avenir, des chances de fortune inespérées.

Le lendemain de ce vote mémorable, les députés de l'opposition, au nombre de plus de cent, se réunirent dans une salle de restaurant du boulevard de la Madeleine. Que faire ? Quelles protestations formuler ? Comment prendre devant le pays la revanche de l'échec essuyé devant le Parlement ? La perplexité était grande. MM. Marie, Chambolle, Drouyn de Lhuys, se ralliant à une idée déjà émise par M. Marrast dans le National et par M. de Girardin dans la Presse, conseillèrent une démission en masse. On se flattait que, l'opposition se retirant tout entière, la dissolution s'imposerait au loi les élections, selon toute vraisemblance, seraient plus favorables que celles de 1846, on arriverait de la sorte, par les voies légales, à un changement de cabinet et à l'accomplissement de la réforme. La majorité des assistants jugea cette résolution inacceptable : rien ne démontrait que la retraite de l'opposition da entraîner la dissolution : si quelques-uns des démissionnaires n'étaient pas réélus, leur échec serait interprété comme un désaveu de l'agitation réformiste. La proposition de démission fut écartée d'autant plus facilement que les députés de tous les partis se ressemblent, et qu'on est rarement écouté d'eux quand on les engage à déposer leur mandat. Cependant l'opposition tenait à honneur de réparer sa défaite. C'est alors qu'on revint à une motion qui avait déjà été formulée plusieurs fois, c'est-à-dire à l'idée d'un nouveau banquet, plus solennel et plus nombreux que tous ceux qui avaient précédé, banquet qui se tiendrait à Paris même et qui serait tout à la fois une protestation contre la majorité de la Chambre et une consécration du droit de réunion. Ce projet fut adopté. Le ministère, disait-on, a déclaré qu'il avait le droit d'interdire les banquets réformistes, et que s'il n'avait pas jusqu'ici usé de cette faculté, c'était de sa part pure tolérance : relevons le défi et voyons s'il lui plaira de pousser jusqu'aux dernières conséquences la théorie qu'il a proclamée.

On travailla aussitôt à réaliser ce dessein. Dès le jour suivant, à l'heure même où le Roi, entouré du duc de Nemours et du duc de Montpensier, recevait aux Tuileries, avec le cérémonial accoutumé, la grande députation chargée de lui présenter l'adresse, on se concertait chez M. Odilon Barrot en vue de la manifestation projetée. Si courte que fût leur prévoyance, les députés dynastiques ne pouvaient se dissimuler le péril de l'œuvre à laquelle ils s'associaient. Aussi s'efforcèrent-ils, par une série de mesures préventives, de diminuer les chances de conflit. C'est cet esprit de prudente modération (prudence au surplus bien tardive) qui présida aux préparatifs de la réunion. Afin d'éviter que la foule oisive, en se portant sur le théâtre de la manifestation, n'en dénaturât le caractère, on décida que le banquet aurait lieu, non pas un dimanche, mais un jour de travail. Les listes d'invitation et les toasts seraient arrêtés d'avance. On résolut enfin de fuir les quartiers du centre où la moindre émotion, se communiquant au dehors, pourrait amener un tumulte populaire ; à la suite de longues recherches, on trouva, à l'extrémité des Champs-Élysées, à la limite du faubourg de Chaillot, une propriété particulière, assez vaste pour contenir une nombreuse assemblée. Après bien des incertitudes, la démonstration fut fixée au mardi 22 février.

Pendant ce temps, entre l'opposition et le cabinet, les intermédiaires officieux ne manquaient pas. Soit patriotique clairvoyance, soit désir de jouer un rôle, beaucoup de personnages multipliaient leurs allées et venues, ne ménageant les conseils ni aux ministres, ni aux députés dynastiques : Vous songez à interdire le banquet, disaient-ils aux premiers ; mais si vos adversaires persistent dans leur dessein, il faudra employer la force : or une victoire, même assurée, ne serait point sans regrets, si elle devait amener l'effusion du sang. Puis ils s'adressaient aux partisans de la réforme : Vous voulez organiser une manifestation puissante, mais ne craignez-vous pas que cette manifestation ne devienne le prétexte d'une émeute plus fatale encore à la liberté qu'au pouvoir ? Ce langage ne fut pas tout à fait stérile. MM. de Morny et Vitet, au nom du cabinet, MM. Duvergier de Hauranne, Berger et de Malleville, au nom de l'opposition, entrèrent en pourparlers, et, d'un commun accord, arrêtèrent une sorte de programme qui parut tout à fait rassurant. Il fut convenu qu'au jour et à l'heure indiqués, M. Odilon Barrot et ses amis se rendraient au banquet, à la porte de la salle, un commissaire de police les avertirait qu'en se réunissant ils violaient un arrêté préfectoral rendu en exécution de la loi. Les députés devaient passer outre. Aussitôt qu'ils se seraient assis, le commissaire dresserait procès-verbal et enjoindrait à l'assemblée de se dissoudre. M. Odilon Barrot, tout en déclarant qu'il ne cédait qu'à la force, engagerait alors ses amis à se retirer sans désordre. L'autorité judiciaire, saisie de la contravention, se prononcerait sur la légitimité du droit de réunion, nié par le gouvernement, affirmé par l'opposition.

La transaction fut acceptée avec satisfaction par le cabinet et avec empressement par le parti dynastique ; les plus modérés du parti républicain s'y soumirent eux-mêmes avec loyauté. Elle prouvait, chez les organisateurs de la réunion, une dose singulière de naïveté. Penser que les masses populaires, attirées aux abords de la salle du banquet, s'écouleraient paisiblement sur la sommation d'un agent et sur les conseils de leurs chefs, comme les citoyens anglais s'arrêtent, dans les rues de Londres, sur un signe de leurs constables, c'était présumer beaucoup de nos mœurs politiques, c'était compter sur un acte de sagesse dont nos annales n'offrent point d'exemples. M. Odilon Barrot et ses amis stipulaient, d'ailleurs, au nom d'un parti dont la direction leur échappait de plus en plus.

L'illusion ne dura guère : déjà, depuis quelques jours, les plus exaltés gourmandaient la mollesse des chefs. Ils s'accommodaient mal d'une démonstration incomplète, d'une inoffensive mise en scène : une solution judiciaire leur importait peu. Leurs sentiments trouvèrent un interprète. A la manifestation, il fallait un programme. Par un déplorable concours de circonstances, la rédaction de ce programme, abandonnée à M. Armand Marrast, rédacteur en chef du National, échappa à tout contrôle : soit à dessein, soit à son insu, M. Marrast laissa percer dans cette proclamation les prétentions des plus imprudents de ses amis. Voici ce manifeste qui fut le point de départ de la révolution :

MANIFESTATION RÉFORMISTE

La commission générale, chargée d'organiser le banquet du douzième arrondissement, croit devoir rappeler que la manifestation fixée à demain mardi a pour objet l'exercice ci légal et pacifique d'un droit constitutionnel, le droit de réunion politique, sans lequel le gouvernement représentatif ne serait qu'une dérision.

Le ministère avant déclaré et soutenu à la tribune que la pratique de ce droit était soumise au bon plaisir de la police, les députés de l'opposition, des pairs de France, d'anciens députés, des membres du conseil général, des magistrats, des officiers, sous-officiers et soldats de la garde nationale, des membres du comité central, des électeurs de l'opposition, des rédacteurs des journaux de Paris, ont accepté l'invitation qui leur était faite de prendre part à la manifestation afin de protester, en vertu de la loi, contre une prétention illégale et arbitraire.

Comme il est naturel de prévoir que cette protestation publique peut attirer un concours considérable de citoyens : comme on doit présumer aussi que les gardes nationaux de Paris voudront défendre la liberté en se joignant à la manifestation, protéger l'ordre et empêcher toute collision par leur présence ; que, dans la prévision d'une réunion nombreuse de gardes nationaux et de citoyens, il nous semble convenable de prendre des dispositions qui éloignent toute cause de trouble et de tumulte,

La commission a pensé que la manifestation devait avoir lieu dans un quartier de la capitale où la largeur des rues et des places permît à la population de s'agglomérer sans qu'il en résultât d'encombrement.

A cet effet, les députés, les pairs de France et les autres personnes invitées au banquet s'assembleront mardi prochain, à onze heures, au lieu ordinaire des réunions de l'opposition parlementaire, place de la Madeleine, 2.

Les souscripteurs du banquet qui font partie de la garde nationale sont priés de se réunir devant l'église de la Madeleine et de former deux haies parallèles, entre lesquelles se placeront les invités.

Le cortège aura en tète les officiers supérieurs de la garde nationale qui se présenteront pour se joindre à la manifestation.

Immédiatement après les invités et les convives, se placera un rang d'officiers de la garde nationale ; derrière ceux-ci, les gardes nationaux, formés en colonne, suivant le numéro des légions ; entre la troisième et la quatrième colonne, les jeunes gens des écoles, sous la conduite de commissaires désignés par eux ; puis les autres gardes nationaux de Paris et de la banlieue, dans l'ordre désigné plus a haut.

Le cortège partira à onze heures et demie et se dirigera par la place de la Concorde et les Champs-Élysées vers le lieu du banquet.

La commission, convaincue que cette manifestation sera d'autant plus efficace qu'elle sera plus calme, d'autant plus imposante qu'elle évitera même tout prétexte de conflit, invite les citoyens à ne pousser aucun cri, à ne porter ni drapeau ni signe extérieur ; elle invite les gardes nationaux qui prendront part à la manifestation à se présenter sans armes ; il s'agit ici d'une protestation légale et pacifique, qui doit être surtout puissante par le nombre et l'attitude ferme  et tranquille des citoyens.

La commission espère que, dans cette occasion, tout homme présent se considérera comme un fonctionnaire chargé de faire respecter l'ordre ; elle se confie à la présence des gardes nationaux ; elle se confie aux sentiments de la population parisienne qui veut la paix publique avec la liberté, et qui sait que, pour assurer le maintien de ses droits, elle n'a besoin que d'une démonstration paisible, comme il convient à une nation intelligente, éclairée, qui a la conscience de l'autorité irrésistible de sa force morale, et qui est assurée de faire prévaloir ses vœux légitimes par l'expression légale et calme de son opinion.

 

Certes, dans cette proclamation, les appels à la sagesse ne manquaient pas. On les répétait même à satiété, comme si l'on eût craint qu'ils ne fussent pas entendus. Il n'est pas moins vrai qu'un tel programme changeait complètement la démonstration. Il ne s'agissait plus de grouper dans un local loué d'avance les notabilités du parti réformiste, mais de convoquer la multitude sur la place publique : il ne s'agissait plus d'une de ces réunions privées qui, même nombreuses, échappent rarement à l'autorité de leurs organisateurs, mais d'un de ces rassemblements tumultueux où la voix des chefs se perd. Le banquet, qui demeurait le but de la manifestation, était comme oublié dans la manifestation elle-même. L'opposition assignait un rendez-vous à la foule, organisait un cortège officiel, y appelait la garde nationale et la distribuait par numéros de légion. Un préfet de police en exercice n'eût parlé ni mieux ni autrement.

Aucun gouvernement n'eût toléré un pareil langage. Le 21 février, à dix heures du matin, les membres du cabinet se réunirent au ministère de l'intérieur. A l'unanimité et sans débat, ils décidèrent de prévenir la manifestation. Devant l'attitude nouvelle de l'opposition, la convention négociée par M. Vitet et M. de Morny disparut. Un arrêté du préfet de police interdit le banquet ; à l'arrêté était jointe une proclamation aux habitants de Paris invitant tous les bons citoyens au respect de la paix publique. Le général Jacqueminot, commandant supérieur des gardes nationales de la Seine, rappela dans un ordre du jour aux légions qu'elles ne pouvaient être convoquées que par leurs chefs immédiats. L'ordonnance sur les attroupements fut affichée dans la capitale. Les ministres enfin concertèrent les dispositions militaires qui assureraient la tranquillité du lendemain.

Tandis que le pouvoir prenait ces énergiques mesures, les députés de l'opposition dynastique, plus abattus qu'ils n'auraient voulu le laisser paraître, déploraient en secret l'imprudence de leurs alliés. L'attitude de M. Odilon Barrot à la Chambre des députés révéla bien cet embarras. Lorsque, vers la fin de la séance, il interpella le ministère sur la décision prise le matin, tout le monde comprit qu'il obéissait moins à son impulsion personnelle qu'à la discipline de son parti. M. Duchâtel ayant affirmé, aux applaudissements unanimes des centres, le droit et le devoir du cabinet, il essaya de lui répliquer : mais les hésitations de sa parole, d'ordinaire si abondante, trahirent ses perplexités. Je n'avoue, dit-il, ni ne désavoue le manifeste. Puis il se reprit : J'avoue l'intention de cet acte, j'en désavoue l'expression. A plusieurs reprises, il répéta que si la manifestation eût été tolérée, l'ordre public eût été sauvegardé, puis il termina en quelques mots confus, sans convaincre personne et surtout sans se convaincre lui-même. C'est sous cette impression que la séance fut levée.

Cependant la journée s'avançait : il était cinq heures, et il fallait qu'avant le soir l'opposition donnât à tous ses adhérents un mot d'ordre pour le lendemain. Les députés réformistes se réunirent d'abord dans l'un des bureaux de la Chambre, puis chez M. Odilon Barrot. Là s'ouvrit une délibération longue, obscure, inquiète, comme il arrive entre sens plus accoutumés aux longs discours qu'aux lourdes responsabilités. Renoncer à la manifestation, c'était abdiquer ; y persister, c'était ouvrir les portes à l'émeute. M. Thiers, qui, tout en appuyant la cause de la réforme, n'avait pas pris part aux banquets, soutint énergiquement le parti de l'abstention. La question, dit-il, ne se pose plus dans une salle de banquet, elle se pose sur la place publique, et le ministère retrouvera dans la répression du désordre l'autorité qu'il a perdue. M. Bethmont appuya l'avis de M. Thiers ; ce qui l'effrayait surtout, c'était la responsabilité du sang versé, et ses craintes, exprimées avec une émotion communicative, touchèrent vivement les cœurs. En vain Lamartine, avec une imprudence qu'il s'est plus tard reprochée, proposa-t-il de maintenir le programme annoncé et de laisser à la Providence la conduite des événements ; en vain M. d'Aragon et quelques autres s'associèrent-ils à ce langage. L'ajournement de la manifestation fut voté par 80 voix contre 17[7].

Vers neuf heures, les membres de la commission du banquet apprirent chez M. Odilon Barrot la résolution des députés. Ils s'y conformèrent, quoique à regret. Seulement, pour colorer ce recul, il fut décidé qu'une demande de mise en accusation du ministère serait déposée le lendemain, 22 février, sur le bureau de la Chambre. Dans le courant de la soirée, le mot d'ordre de l'opposition fut transmis aux journaux. Dans les bureaux du Siècle et du National, l'irritation fut vive ; elle éclata, plus bruyante encore, dans les bureaux de la Réforme, organe du radicalisme le plus avancé. Néanmoins, en dépit de bien des clameurs, le parti de l'abstention triompha partout.

Pendant ce temps, le ministère attendait, prêt à soutenir le combat. A une heure avancée, il sut la résolution des députés de la gauche ; il apprit en outre que, même dans les bureaux de la Réforme, on renonçait à l'action. M. Boissel, président de la commission du banquet, vint enfin lui-même au ministère de l'intérieur, et fit connaître à M. Duchâtel l'ajournement de la manifestation. La paix publique semblant assurée, les préparatifs de lutte furent contremandés. Vingt-deux mandats d'arrêt avaient été préparés contre les principaux meneurs du parti républicain ; l'exécution en fut provisoirement suspendue ; les troupes, qui devaient occuper la ville, reçurent l'ordre de ne pas quitter leurs quartiers. Ces mesures, communiquées au Roi, furent entièrement approuvées par lui[8].

 

 

 



[1] M. Guizot.

[2] M. Duchâtel, par M. VITET, Revue des Deux Mondes, 1er avril 1870, p. 373.

[3] GARNIER-PAGÈS, Histoire de la révolution de 1848, t. Ier, p. 100.

[4] Mémoires d'Odilon Barrot, t. Ier, p. 440.

[5] GUIZOT, Mémoires, t. VIII. p. 537.

[6] Quelques réflexions sur la politique actuelle, par M. DE MORNY (Revue des Deux Mondes, 1er janvier 1848.)

[7] GARNIER-PAGÈS, Histoire de la révolution de 1848, t. Ier, p. 228-231. — BARROT, Mémoires, t. Ier, p 511.

[8] GUIZOT, Mémoires, t. VIII, p. 574.