HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE

LIVRE TROISIÈME. — 1789-1793

 

— VI —

 

 

Le 20 juin. — La Reine enchaînée par la faiblesse du Roi. — La seconde fédération. — Démarches de M. de la Fayette, démarche du général Dumouriez auprès de la Reine. — Outrages et insultes aux Tuileries — La nuit du 9 au 10 août. — La Reine au 10 août. — La Reine au Logotachygraphe aux Feuillants. — Départ pour le Temple.

 

Quelques jours avant que le Roi n'opposât son veto à la déportation des prêtres et à la formation à un camp de 20.000 hommes ; quelques jours avant le 20 juin, la députation de la colonie de Saint-Domingue, ravagée par les nègres, disait à la Reine par la bouche de son président : Madame, dans un grand malheur nous avons besoin d'un grand exemple ; nous venons chercher celui du courage près de Votre Majesté.

Le 20 juin était venu. La moitié de la journée s'était passée au château comme les autres journées : à attendre. Il était quatre heures et demie quand une clameur annonce le peuple : c'est Octobre qui revient l Le Roi fait ouvrir la porte royale. Cours, escaliers, en un instant, tout est inondé d'une foule qui se précipite et monte. Le Roi, la Reine, la famille royale, sont dans la chambre du Roi, serrés, résignés, écoutant les coups de hache dans la porte d'entrée des appartements. Les deux enfants pleurent[1]. La Reine est à essuyer leurs larmes. Le chef de la deuxième légion de la garde nationale, Aclocque, saisissant le Roi à bras le corps, le conjure de se montrer au peuple[2]. Louis XVI sort. Madame Élisabeth, qui le veillait de le suit. La Reine, ses enfants un peu consolés et pleurant moins haut, se retourne. Le Roi n'est plus là. Refoulant aussitôt son cœur de mère, Marie-Antoinette veut suivre son mari. N'importe ! dit-elle d'une voix frémissante, ma place est auprès du Roi ! et, se dégageant des prières qui l'entourent, elle s'avance vers la mort d'un pas de Reine. Un gentilhomme l'arrête par le bras, un autre lui barre le passage. Quelques gardes nationaux accourent. Ils assurent la Reine de la sûreté du Roi. Cependant le palais mugit : des cris de mort arrivent, comme par bouffées, à l'oreille de la Reine. De la salle des gardes, le fracas sourd, le cliquetis, la victoire, marchent et s'avancent. Les gardes nationaux n'ont que le temps d'entraîner la Reine dans la salle du Conseil. Vite, ils poussent devant elle la grande table[3]. Ainsi, entre la Reine et le fer qui la cherche, il n'y a plus que ce morceau de bois où se sont agités les destins de la monarchie ! Une poignée de gardes nationaux défend la table. Tout autour de la salle, la foule roule. Ce sont des armoires qu'on enfonce, des meubles qu'on brise, des rires : Ah ! le lit de M. Véto !Il a un plus beau lit que nous, M. Véto ![4] Bientôt les rires sont des éclats. Les portes de la salle du Conseil, brisées, vomissent le peuple... La Reine est debout, Madame est à sa droite, se pressant contre elle. Le Dauphin, ouvrant de grands yeux comme les enfants, est à sa gauche[5]. Madame de Lamballe, madame de Tarente, mesdames de la Roche-Aymon, de Tourzel et de Mackau[6] sont çà et là, autour de la Reine, sans place, sans rang, comme le dévouement. Les hommes, les femmes, les piques et les couteaux, les cris et les injures, tout se rue contre la Reine. De ces cannibales, l'un lui montre une poignée de verges avec l'écriteau : Pour Marie-Antoinette ; l'autre lui présente une guillotine ; l'autre, une potence et une poupée de femme ; l'autre, sous les yeux de la Reine, qui ne baissent point le& regard, avance un morceau de viande en forme de cœur qui saigne sur une planche. Vive Santerre ! crie soudain la foule. Tenez ! les voilà ! dit d'une voix rauque le gros homme, poussant son troupeau devant lui, et montrant la Reine et le Dauphin. Une femme, l'ordure à la bouche, tend, avec un geste de mort, deux bonnets rouges à la Reine. Le général Wittingthoff en pose un sur la tête de la mère, un sur la tête du fils, et tombe évanoui[7]. La foule grossissante presse les gardes nationaux contre la table. Les hommes poussent les femmes auprès de la Reine pour lui cracher des injures au visage : M'avez-vous jamais vue ? Vous ai-je fait quelque mal ? leur dit la Reine. On vous a trompées... je suis Française... j'étais heureuse quand vous m'aimiez ![8] Et voilà qu'à cette voix si douce et si triste, le tumulte s'est tu pour écouter. Tout à coup touchées, ces femmes s'apprivoisent et rentrent dans leur sexe. La fureur tombe, la bouche se ferme sur l'outrage commencé. L'émotion, la pitié rouvrent les cœurs. L'humanité reconquiert cette populace : elles pleurent, ces femmes ! Elles sont saoules ! dit Santerre en haussant les épaules[9], et lui-même approche, s'accoude familièrement à la table... Mais quand il fut face à face avec cette majesté de la douleur, lui aussi il redevint homme. Il vit que le Dauphin suait sous son bonnet rouge, et d'un ton brusque : Ôtez le bonnet à cet enfant : voyez comme il a chaud ![10] Pauvre enfant ! qui demain, à une prise d'armes au château, dira à sa mère : Maman, est-ce qu'hier n'est pas fini ?[11]

Le lendemain du 20 juin, le Roi eut une conversation avec Pétion ; et comme il se plaignait de l'insuffisance des mesures prises, et demandait que la conduite de la municipalité fût connue par toute la France : Elle le sera, répondit Pétion, et sans les mesures prudentes que la municipalité a prises, il aurait pu arriver des événements beaucoup plus fâcheux, non pas pour votre personne, parce que vous devez bien savoir qu'elle sera toujours respectée, mais... Pétion s'arrêta : la Reine était-là ; il n'avait osé dire : la Reine[12].

 

Quelque temps après le 20 juin, la Reine laissait échapper : Ils m'assassineront ! Que deviendront nos pauvres enfants ? et elle fondait en pleurs. Madame Campan, voulant lui donner une potion antispasmodique, la Reine la refusait en lui disant que les maladies de nerfs étaient la maladie des femmes heureuses[13].

La Reine disait vrai : elle n'avait plus de ces maladies. Le malheur l'en avait guérie. Les maux de sa vie, de cette vie de larmes, de luttes, d'inquiétudes, semblaient l'avoir dérobée aux maux de son corps. Sa santé s'affermissait dans ces épreuves, dans cette fièvre et cette activité douloureuse de sa tête et de son cœur ; et elle s'étonnait de cette force que Dieu donne aux faibles pour souffrir.

Elle avait repris sa vie ; mais ses jours n'étaient plus qu'alarmes, ses nuits n'étaient plus qu'alertes. Tout bruit menaçait ; toute heure craignait les faubourgs. Un homme d'ailleurs dans le château et un couteau suffisaient... Il fallait changer les serrures de la Reine, puis faire quitter à la Reine son appartement du rez-de-chaussée ; et la Reine, en prêtant l'oreille, eût pu entendre rôder l'assassinat dans les corridors. Tout le mois de juillet, les femmes de la Reine, malgré ses ordres, n'osaient dormir, n'osaient se coucher[14].

Par moments, il y avait encore chez la Reine des révoltes, des espérances, des projets ; mais ces mouvements, ces élans, ces lueurs, étaient sans suite et sans curée. Le Roi était à côté de la Reine ; il lui ôtait toute illusion, et jusqu'au courage de penser à l'avenir. Comment espérer, pourquoi tenter seulement de décider à un coup hardi, à une grande entreprise, à l'audace de la défense, ce. Roi dont la patience était le seul héroïsme ? Et la Reine retombait bientôt des agitations et des rêves de sa volonté dans une résignation désolée. Enchaînée par la faiblesse, mais jalouse de l'autorité et de la dignité de la personne royale, elle repoussait l'idée de L'outrer ce que peuvent une femme et un enfant à cheval. Elle refusait de rien tenter, de rien oser par elle-même, de peur de cacher le Roi, de le voiler, de le diminuer ; et, se formant aux vertus de Louis XVI, elle attendait, répétant que les devoirs d'une Reine qui n'est pas régente sont de rester dans l'inaction et de se préparer à mourir[15].

Arrivait la seconde fédération. La Reine partait pour le Champ de-Mars, ne croyant pas revoir les Tuileries[16]. On tremblait au château ; mais la Reine revenait le soir, et son retour inespéré était salué par ces mots : Dieu soit loué ! la journée du 14 est passée[17].

Une démarche tentée auprès de la Reine, polir son salut, par un de ses ennemis, allait être plus fatale à la Reine que tout ce que cet ennemi avait tenté contre elle. La Fayette, tremblant pour la fortune de ses. idées, voyant sa charte constitutionnelle compromise, voyant les périls de ce gouvernement impossible qui met le Roi au dessous des lois et le fait responsable des actes de ministres imposés, inquiet et affligé de tout ce qui a lieu et de tout ce qui se prépare, blessé dans l'amour-propre de ses théories par la journée du 20 juin, étonné aussi et honteux, il faut le dire, des complicités où les révolutions entraînent un honnête homme, la Fayette quitte l'armée, se présente à l'Assemblée, rappelle le 20 juin, déclare que la Constitution a été violée aux veux de la nation tout entière, demande que les auteurs et fauteurs d'un pareil crime soient recherchés et punis, et, sortant de l'Assemblée, sollicite une entrevue de la Reine[18].

La Révolution, le malheur, une expérience des hommes et des choses chèrement achetée, avaient fini par commander à la Reine la prudence, la défiance même. En repassant sa vie, l'histoire de ses dernières années, Marie-Antoinette avait appris à redouter les pièges et les trahisons. Puis, si Marie-Antoinette, renonçant à ses antipathies, oubliant de misérables griefs dans de telles catastrophes, pardonnait sans effort à ses ennemis personnels, elle ne surmontait que-difficilement ses préventions contre les hommes qu'elle jugeait avoir trahi la royauté. Elle doutait de ces remords qui venaient si tard, et l'heure lui semblait passée où le salut du trône pouvait être encore à la disposition de révolutionnaires arrêtant la Révolution au point où s'arrêtaient leurs ambitions, leurs vœux, leurs idées, leurs consciences. Pouvait-elle voir le dévouement dans ces services offerts sous condition à la royauté, dans ce retour des hommes de 1789, de 1790, de 1791, dépassés par les circonstances, et se rapprochant du Roi bien moins pour le sauver que pour sauver leurs systèmes ? Un seul l'avait touché ; ç'avait été Barnave. Mais Barnave s'était donné, son dévouement avait été gratuit ; et ce n'avait point été le triomphe de ses principes qu'il avait cherché dans le sacrifice de sa personne.

Avant M. de la Fayette, le général Dumouriez, effrayé de cette Révolution tombée jusqu'à la canaille des déorganisateurs, avait demandé une entrevue à la Reine ; et la Reine l'avait laissé se traîner à ses pieds. C'est en vain que, baisant le bas de sa robe, humilié, prosterné devant la Reine, il l'avait suppliée de se laisser sauver[19] : Marie-Antoinette avait refusé de se confier au général de la Révolution. Mais contre M. de la Fayette, quelles répugnances plus grandes encore chez la Reine ! C'était le volontaire d'Amérique, oublieux des applaudissements qu'elle avait donnés à son courage ; c'était l'ancien noble, tourné contre la monarchie ; c'était cet homme, aux ordres de sa popularité, toujours présent aux plus mauvais jours de la vie de la Reine, la Fayette qui dormait au 6 octobre ! la Fayette, ce complice de l'arrestation de Varennes, qui avait consenti à se faire le geôlier de la Reine ! la Fayette, que la Reine avait toujours rencontré, et qui avait partout poursuivi la Reine, à Versailles, à Paris, dans ses malheurs, dans sa vie, dans sa chambre !... Marie-Antoinette avait dit qu'il valait mieux périr que de devoir son salut à l'homme qui leur avait fait le plus de mal, et elle se refusait à être sauvée par M. de la Fayette[20].

Alors les choses se précipitaient. L'insulte autour du palais n'avait plus de pudeur, et la menace perdait toute honte. Sous ces fenêtres de la Reine où l'on avait tiré des fusées et chanté la mort de Marlborough le jour de la nouvelle de la mort de son frère Léopold[21], la Vie de Marie-Antoinette était criée, des estampes infâmes étaient montrées aux passants. Le jardin des Tuileries fermé, la terrasse des Feuillants était donnée au peuple par l'Assemblée, et de là, ce que vomissaient contre la Reine les hommes et les femmes était si monstrueux, que la Reine était par deux fois obligée de se retirer. Elle ne pouvait plus sortir avec ses enfants... Souvent Précipitant son pas, la voix frémissante, elle effrayait ses femmes, en voulant descendre au jardin pour haranguer l'outrage : Oui, — s'écriait-elle en parcourant sa chambre, — je leur dirai : Français, on a eu la cruauté de vous persuader que je n'aimais pas la France... moi mère d'un Dauphin ! moi !... Puis bien vite l'illusion de toucher un peuple d'insulteurs l'abandonnait[22].

Ce supplice dura sept mois. Lisez cette lettre déchirante de la Reine à madame de Polignac, le 7 janvier 1792, alors que ce supplice commence :

Je ne peu résister au plaisir de vous embrasser, mon cher cœur, mais ce sera en courant, car l'occasion qui se présente est subite, mais elle est sure et elle jettera ce mot à la poste dans un gros paquet qui est pour vous ; nous sommes surveillés comme des criminels, et, en vérité, cette contrainte est horrible à supporter ; avoir sans cesse à craindre pour les siens, ne pas s'approcher d'une fenêtre sans être abreuvée d'insultes, ne pouvoir conduire à l'air de pauvres enfants,' sans exposer ces chers innocents aux vociférations ; quelle position, mon cher cœur I Encore, si l'on avoit que ses propres peines, mais trembler pour le Roi, pour tout ce qu'on a de plus cher au monde, pour les amies présentes, pour les amies absentes, c'est un poid trop fort à endurer : mais, je vous tai déjà dit, vous autres me soutenez. Adieu, mon cher cœur, espérons en Dieu qui voit nos consciences et qui sait si nous ne sommes pas animé de l'amour le plus vrai Pour ce pays. Je vous embrasse.

MARIE-ANTOINETTE.

Le 7 janvier[23].

 

La Reine arrivait à ne plus pouvoir porter ses douleurs ; elle arrivait à désirer la fin de cette épouvantable existence.

Le 9 août, entre onze heures et minuit, la Reine entend le tocsin de l'Hôtel de ville.

La Reine sait tout ; elle a lu les rapports, elle a interrogé les émissaires ; elle sait le complot des fédérés, les rassemblements secrets dans un cabaret de la Rapée, la convocation extraordinaire des sociétés, la convocation de quarante-huit sections, la Commune de Paris réunie en assemblée générale, Pétion, Danton, Manuel commandant à la Commune ; les commissaires nommés pour mettre les faubourgs sur pied. Elle sait que la moitié de la garde nationale est du parti des Jacobins[24] ; elle sait que la Pipe et la fille Audu attendent leur monde, et que Nicolas est allé prendre son costume du 20 juin...[25] La Reine attendait. Le jour suprême est enfin venu : la Reine est prêle.

La Reine descend chez le Dauphin : il dort. Un coup de fusil part dans la cour des Tuileries : Voilà le premier coup de feu, dit-elle, malheureusement ce ne sera pas le dernier...[26] Et elle monte chez le Roi avec Madame Élisabeth. Pétion entre : Monsieur, lui dit Louis XVI ; vous êtes le maire de la capitale, et le tocsin sonne de toutes parts ! Veut-on recommencer le 20 juin ?Sire, répond Pétion, le tocsin retentit malgré ma volonté ; mais je me rends de ce pas à l'Hôtel de ville, et tout ce désordre va cesser. Et Pétion va pour sortir : Pétion, dit aussitôt la Reine, le nouveau danger qui nous menace a été organisé sous vos yeux, nous ne pouvons pas en douter. Dès lors vous devez au Roi la preuve que cet attentat vous répugne. Vous allez signer, vous allez signer comme maire tordre à la garde nationale parisienne de repousser la force par la force ; et, ajoute la Reine, vous resterez auprès de la personne du Roi. Pétion devient rouge, s'incline devant le regard de la Reine, et signe l'ordre[27]. La Reine a sauvé l'honneur du Roi : il pourra du moins mourir, la loi d'une main, l'épée de l'autre !

Au point du jour, le commandant général des gardes nationales, Mandat, vient informer le Roi qu'il est appelé à l'Hôtel de ville, par tes représentants de la Commune, pour entrer en négociations. La Reine supplie Mandat de ne pas quitter le Roi ; mais le Roi demande à Mandat de se rendre à l'invitation de la Commune. Mandat part en disant : Je ne reviendrai pas[28]. Dans une heure, sa tête sera promenée sur une pique !

Un décret de l'Assemblée arrive au château, qui mande Pétion auprès d'elle. La Reine conjure le Roi d'annuler ce décret attentatoire. Elle lui représente qu'en perdant cette garantie, il ne lui reste plus qu'à transiger. Louis XVI obéit à l'Assemblée, et laisse partir Pétion.

A quatre heures, la Reine sort de la chambre du Roi et dit à ses femmes qu'elle n'espère plus rien. Cependant elle presse les ordres secrets, elle hâte l'arrivée des bonnes sections, elle songe à tout, et jusqu'à faire garnir par les officiers de bouche les buffets de la galerie de Diane. Elle veut montrer, et elle montre à ceux qui l'entourent un visage serein, et sa parole échappe à ses angoisses : Quel temps magnifique ! dit-elle à M. de Lorry en s'approchant d'une croisée du Carrousel, quel beau jour nous allions avoir sans tout ce tumulte ![29]

A cinq heures et demie, la Reine parcourait, avec le Roi et les enfants, les salons et les galeries où, depuis le soir, trois cents gentilshommes, dont beaucoup étaient des vieillards et d'autres des enfants, attendaient l'heure de donner leur sang : Vive la Reine ! vive le Roi ! un seul cri partait de tous les cœurs. La Reine alors déterminait le Roi à descendre au jardin, et à parcourir les rangs des sections de la garde nationale. Tout est perdu ! disait la Reine à la rentrée du Roi[30] ; mais, voyant des grenadiers des Filles-Saint-Thomas venir prendre place dans les appartements au milieu des rangs de la noblesse, elle recouvrait un moment son courage et l'énergie de sa parole. Comme un commandant de la garde nationale osait demander l'éloignement des gentilshommes armés : Ce sont nos meilleurs amis, s'écrie la Reine avec chaleur, notre meilleur appui. Mettez-les à l'embouchure d'un canon, et ils vous montreront comme on meurt pour son roi ! Et, se tournant vers les grenadiers des Filles-Saint-Thomas : N'ayez point à inquiétudes sur ces braves gens, ils sont vos amis comme les nôtres ; nos intérêts sont communs ce que vous avez de plus cher, femmes, enfants, propriétés, dépend de cette journée ![31]

La grande et solennelle minute dans l'histoire ! Le cœur battait à ces courtisans impatients de mourir. Le peuple approchait... Une députation du Directoire du département est annoncée. Le procureur général syndic de la Commune, Rœderer, demande à parler au Roi sans autres témoins que sa famille : Sire, dit-il, Votre Majesté n'a pas cinq minutes à perdre ; il n'y a de sûreté pour elle que dans l'Assemblée nationale ! Et, en quelques mots émus, il peint la situation, la défense impossible, la garde nationale mal disposée, les canonniers déchargeant leurs canons. Le marchand de dentelles de la Reine, administrateur du département, prenant la parole pour appuyer Rœderer : Taisez-vous, monsieur Gerdret, dit la Reine ; il ne vous appartient pas d'élever ici la voix : taisez-vous, Monsieur... laissez parlez monsieur le procureur général syndic... Et, se tournant vivement vers Rœderer : Mais, Monsieur, nous avons des forces... — Madame, tout Paris marche[32]. Mais la Reine n'écoute plus Rœderer. Elle parle au Roi, elle parle au père du Dauphin, elle parle à l'héritier du trône de Henri IV et de Louis XIV, elle parle à l'honneur de Louis XVI, elle parle à son cœur... Le Roi reste muet. Rœderer insiste auprès de lui sur le péril de toute sa famille. La Reine combat vainement Rœderer avec ce qui lui reste de voix et de forces. Il n'y a plus rien à faire ici, murmure le Roi ; et, élevant la voix : Je veux que sans plus tarder on nous conduise à l'Assemblée législative. Je le veux. — Vous ordonnerez, avant tout, Monsieur, que je sois clouée aux murs de ce palais ! s'écrie la Reine d'un ton de révolte...[33] Mais les femmes qui l'entourent, la princesse de Tarente, madame de Lamballe, Madame Élisabeth, la supplient avec des pleurs ; et la Reine fait au Roi le sacrifice de sa dernière volonté. Monsieur Rœderer, Messieurs, fait-elle en se retournant vers la députation, vous répondez de la personne du Roi, de celle de mon fils !Madame, répond Rœderer, nous répondons de mourir à vos côtés. — Nous reviendrons, dit la Reine, en essayant de consoler ses femmes désolées ; et, accompagnée de madame de Lamballe et de madame de Tourzel, elle suit le Roi.

Dans le trajet à pas lents du palais aux Feuillants, elle pleure, elle essuie ses larmes, et pleure encore. A travers la haie des grenadiers suisses et des grenadiers de la garde nationale, la populace l'entoure et la presse de si près que sa montre et sa bourse lui sont volées[34]. Arrivée vis-à-vis du café de la Terrasse, c'est à peine si la Reine s'aperçoit qu'elle enfonce dans des tas de feuilles. Voilà bien des feuilles, dit le Roi ; elles tombent de bonne heure cette année ! Au bas de l'escalier de la Terrasse, hommes et femmes, brandissant des bâtons, barrent le passage à la famille royale. Non ! — exclame la foule, — ils n'entreront pas à l'Assemblée ! ils sont la cause de tous nos malheurs ; il faut que cela finisse ! A bas ! à bas ! La famille royale passe enfin[35]. A l'entrée du corridor des Feuillants, plein de peuple, un homme enlève à la Reine le Dauphin qu'elle tenait à la main, et le prend dans ses bras. La Reine pousse un cri. N'ayez pas peur ; je ne veux pas lui faire de mal, et l'homme rend l'enfant à sa mère aux portes de la salle. Entrés dans l'Assemblée, la Reine et la famille royale s'asseyent sur les sièges des ministres. Je suis venu ici pour épargner un grand crime, dit le Roi, monté au fauteuil à la gauche du président. La Reine a fait asseoir le Dauphin auprès d'elle. Qu'on le porte à côté du président ! — crie une voix, — il appartient à la nation ! L'Autrichienne est indigne de sa confiance ! Un huissier vient prendre l'enfant, pleurant d'effroi et s'attachant à sa mère[36]. Mais la Constitution défend à l'Assemblée de délibérer devant le Roi : la famille royale est menée dans la loge grillée de fer, derrière le fauteuil du président, la loge da Logotachygraphe. Un roi, une reine, leurs enfants, leur famille, leurs derniers ministres, leurs derniers serviteurs, s'entassent dans dix pieds brûlés de soleil. Au dehors, ce sont les hurlements de joie des promeneurs de têtes ; puis un feu roulant de mousqueterie, puis le canon... Dans l'Assemblée, à quelques pas, sous les yeux de cette Reine qui eût voulu mourir en roi, ce sont les députations de la Commune, les orateurs des faubourgs, les motions de déchéance, les égorgeurs sanglants vidant leurs poches sur le bureau, et bientôt le décret lu par Vergniaud. Le peuple français est invité à former une Convention nationale... Le chef du pouvoir exécutif est suspendu...

Le soir, à sept heures, enfoncée dans l'ombre de cette prison étouffante, soutenue depuis le matin seulement par quelques gouttes d'eau de groseille, abîmée dans les larmes, trempée de sueur, son fichu mouillé, son mouchoir en eau, il y avait, portant sur ses genoux la tête de son fils endormi, une malheureuse femme qui avait été la reine de France... Elle demandait un mouchoir ; nul de ceux qui l'avaient suivie jusque-là ne pouvait lui en donner un qui n'eût pas étanché le sang de ses derniers défenseurs[37] !

Le tourment de cette séance ne finissait qu'à deux heures du matin. La Reine était conduite aux cellules, préparées et meublées à la hâte, dans l'ancien couvent des Feuillants, au-dessus des bureaux de l'Assemblée. A la lueur des chandelles fichées dans les canons de fusil et montrant le sang des piques, elle passait dans ce peuple qui savait déjà le refrain :

Madame Véto avait promis

De faire égorger tout Paris...

Tremblant pour son fils effrayé, la Reine le prenait des mains de M. d'Aubier, et lui parlait à l'oreille ; et l'enfant montait l'escalier en sautant de joie. Maman, — disait le pauvre enfant, — m'a promis de me coucher dans sa chambre, parce que j'ai été bien sage devant ces vilains hommes.

La famille royale couchée, les cris demandant la mort de la Reine, les cris : Jetez-nous sa tête ! arrivaient jusqu'aux oreilles du Roi[38].

Le lendemain matin, la Reine, désespérée, tendait les bras à quelques-unes de ses femmes qui accouraient lui offrir leurs services : Nous sommes perdus, leur disait-elle, tout le monde a contribué à notre perte..... Et comme le Dauphin entrait dans sa chambre avec Madame : Pauvres enfants ! qu'il est cruel de ne pas leur transmettre un si bel héritage, et de dire : Il finit avec nous ! Puis la Reine parlait des Tuileries, demandait les morts, s'inquiétait des personnes qu'elle aimait, de la princesse de Tarente, de la duchesse de Luynes, de madame de Mailly, de madame de la Roche-Aimon et de sa fille[39].

Linge, vêtements, tout manquait à la Reine, tout manquait aux siens. Elle était obligée d'accepter pour le Dauphin les vêtements du fils de l'ambassadrice d'Angleterre, la comtesse de Sutherland[40], elle faisait la grâce à M. d'Aubier d'accepter un rouleau de 50 louis.

Le lendemain du 10 août et les deux jours qui suivaient, la Reine était obligée de subir le spectacle de l'Assemblée, d'entendre les pétitions demandant les têtes des Suisses !...

Un matin qu'elle était ramenée au Logotachygraphe, voyant dans le jardin des curieux dont la mise était propre et la figure humaine, la Reine fit un salut. Un des hommes lui cria : Ce n'est pas la peine de prendre tes airs de tête gracieux ; tu n'en auras pas longtemps[41].

 

L'Assemblée se lassait enfin de l'humiliation des vaincus. Elle les rendait à ta prison, et la Reine partait pour le Temple avec un soulier brisé dont son pied sortait : Vous ne croyiez pas, disait-elle en souriant, que la Reine de France manquerait de souliers ![42]

 

 

 



[1] Pièces justificatives sur les événements du 20 Juin 1792. Déclaration du sieur Lecrosnier.

[2] Rapport du chef de la deuxième légion.

[3] Le cri de la douleur ou journée du 20 juin, par l'auteur du Domine salvum fac regem.

[4] Déclaration du sieur Guibout.

[5] Rapport de l'événement arrivé aux Tuileries le 20 juin 1792.

[6] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[7] Le cri de douleur.

[8] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[9] Copie du rapport du chef de la quatrième légion (Mandat).

[10] Pièces justificatives. Rapport de l'événement.

[11] Le cri de douleur.

[12] Histoire de Marie-Antoinette, par Montjoie, vol II.

[13] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[14] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[15] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[16] Histoire de la Révolution de France, par Bertrand de Motteville, vol. VIII.

[17] Histoire de Marie-Antoinette, par Montjoie, vol. II.

[18] Mémoires secrets et universels sur les malheurs et la mort de la Reine de France, par Lafont d'Aussonne.

[19] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[20] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[21] Journal de la cour et de la ville, 20 mars 1792.

[22] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[23] Louis XVII, par A. de Beauchesne, 1853, vol. I.

[24] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[25] Rapport à M. d'Hervilly, le 8 août 1792 ; huitième recueil des Pièces justificatives de l'acte énonciatif des crimes de Louis Capet, réunies par la commission des Vingt et un.

[26] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[27] Mémoires secrets et universels sur la Reine de France, par Lafont d'Aussonne.

[28] Mémoires inédits du comte de la Rochefoucauld, cités par M. du Beauchesne dans Louis XVII.

[29] Mémoires secrets et universels, par Lafont d'Aussonne.

[30] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[31] Lettre de M. d'Aubier ci-devant gentilhomme de la chambre du roi Louis XVI, à M. Mallet du Pan. Histoire de la Révolution de France, par Bertrand de Motteville, vol. IX.

[32] Chronique de cinquante jours, du 20 juin au 10 août 1792, par Rœderer. 1832.

[33] Mémoires secrets et universels, par Lafont d'Aussonne.

[34] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[35] Chronique de cinquante jours.

[36] Lettre de M. d'Aubier

[37] Mémoires inédits du comte François de la Rochefoucauld.

[38] Lettre de M. d'Aubier.

[39] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[40] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[41] Lettre de M. d'Aubier.

[42] Lettre de M. d'Aubier.