HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE

LIVRE TROISIÈME. — 1789-1793

 

— VII —

 

 

Le portrait de la Reine non exposé au Louvre, de peur des insultes. — Découragement de la Reine ; sa retraite à Trianon. — L'abbé de Vermond conseiller de la Reine. Plans politiques de l'abbé de Vermond et de son parti. — M. de Loménie de Brienne au ministère. — La Reine dénoncée à l'opinion publique par les parlements. — Retraite de M. de Brienne. — Rentrée aux affaires de M. Necker, soutenu par la Reine. — Ouverture des états généraux.

 

Deux ans avant la révolution, l'impopularité de M. de Galonne retombant sur la Reine, l'impopularité de la Reine arrivait à un tel point qu'en août 1787 le portrait de la Reine, de la Reine entourée de ses enfants, n'était pas exposé aux premiers jours de l'exposition, de peur des outrages de la populace ! Ce portrait, tout plein de tristesse, qui semblait plutôt le deuil de la mère' que le triomphe de la maternité, cette grande scène de famille sans jeux, sans joies d'enfants, où Madame, déjà sérieuse, penchée sur la Reine, cherchait à dissiper les ennuis de son front ; où le duc de Normandie, assis sur les genoux de sa mère, n'avait pas ce rire d'enfant dont parle Virgile, et qui commence à parler aux mères ; où cet autre fils de la Reine, déjà bien près de la mort, le Dauphin, montrait la bercelonnette vide de sa sœur, Béatrix de France, la seconde fille de Marie-Antoinette, morte à un an ; où la Reine elle-même semblait avoir été peinte dans le moment où la consolation de ceux qui lui restaient n'avait point encore effacé sur son visage le regret de celle que Dieu venait de lui enlever ; ce portrait de madame Lebrun, où tout parlait de la douleur d'une mère, on n'osait quelque temps le risquer au Salon du Louvre[1] !

La Reine renonçait alors à Paris, à ses spectacles, au spectacle des bouffons, qu'elle aimait tant. Désolée, découragée, elle l'envoyait mademoiselle Berlin, elle quittait ses goûts et ses plaisirs ; elle se sauvait à Trianon, et s'y retirait avec ses larmes. Que ce théâtre de tant de jeux, que le ton même des invitations de la Reine était maintenant changé ! Appelant ceux qui l'aimaient auprès d'elle, la Reine écrivait à Madame Élisabeth : Sous pleurerons sur la mort de ma pauvre petite ange... J'ai besoin de tout votre cœur pour consoler le mien[2]...

Tout le courage de Marie-Antoinette, tout son amour de la vie, ce n'est plus que ce bel enfant, son dernier né, le duc de Normandie, pauvre enfant, venu au monde sans acclamations, sans vivats, bercé au refrain de la calomnie, et que la Reine aime d'autant plus. Toute son âme, c'est l'âme de sa fille, qu'elle guide à ses vertus, à la bienfaisance, à la charité.

 

M. de Calonne ne pouvait être gardé plus longtemps. La Reine, qui n'avait fait que l'accepter, ou plutôt le subir ; la Reine, sans confiance dans le ministre, sans autre reconnaissance pour l'homme que celle d'une certaine courtisanerie à laquelle les ministres du Roi ne l'avaient guère habituée ; la Reine était encore entraînée par les dangers de sa situation, par l'incertitude et le peu de suite de la volonté du Roi, par cela enfin qu'elle appelait elle-même la fatalité de sa destinée[3], à remplacer M. de Calonne et à faire un nouveau ministre. Mais les exigences du parti Polignac avaient été pour elle un avertissement et une leçon. Dans la bonne foi de son esprit, dans la naïveté et la sincérité de son désir du bonheur de la France ; Marie-Antoinette s'abandonna à l'expérience et à la tutelle d'un homme qu'elle voyait sans entourages et sans créatures, lié à sa fortune par un dévouement sans réserve et par le partage des mêmes inimitiés, attaché enfin à une certaine humilité de position qui lui défendait l'abus de l'influence. Quoi de plus excusable que ce choix fait par Marie-Antoinette de l'abbé de Vermond pour conseiller ? Il a pris la confiance de l'archiduchesse d'Autriche à l'heure de son enfance ; il s'est avancé et établi dans ses premières impressions ; il a été le confesseur de la pensée et du cœur de la Dauphine, puis de la Reine, le dépositaire des secrets de la mère et de la fille, de Marie-Thérèse et de Marie-Antoinette, le confident et le consolateur de ces larmes et de ces inquiétudes qu'une Reine, doit cacher à une cour, taire même à l'amitié. M. de Vermond avait partagé les chagrins de la Reine, les froideurs de Louis XVI, jusqu'au jour où son frère Vermond avait sauvé la mère de Marie-Thérèse-Charlotte de France, jusqu'au jour où le Roi, lui parlant pour la première fois, le chargeait de préparer Marie-Antoinette à la mort de Marie-Thérèse[4]. D'autres mérites de l'abbé étaient, aux yeux de la Reine, les antipathies de Mesdames tantes pour M. de Vermond, et cette façon d'exil infligé au zèle de ses efforts pour la rentrée du duc de Choiseul aux affaires, lors de la naissance de Marie-Thérèse Charlotte. La jalousie même des favorites, la jalousie de l'amitié si peu exigeante de madame de Lamballe[5], semblaient garantir à la Reine la sincérité de l'amitié de M. de Vermond. Les représentations prophétiques presque adressées par l'abbé de Vermond à la Reine, lors de la faveur de madame de Polignac, assuraient la Reine et de son attachement sans crainte et de sa raison sans faiblesse. La Reine trouvait encore dans la tournure familière de l'esprit de M. de Vermond, dans cette brutalité du verbe quasi rustique qui jugeait et brusquait avec le bon sens les ministères et les systèmes, une grande raison de confiance. Puis M. de Vermond n'était pas un homme de réaction, comme l'ont peint les pamphlets de la Révolution. Il applaudissait alors aux plans de M. Necker ; il confessait au fond de lui-même la religion cou-ante des esprits, les théories de réformes ; il se tenait entre l'opinion publique et ses ennemis. Par-dessus toutes ces vertus et tous ces avantages de directeur de la conscience politique d'une Reine, l'abbé de Vermond avait, aux yeux de la Reine, une qualité rare, la modestie de l'ambition, et rien ne la rassurait plus que l'engagement pris par lui de ne prétendre à aucun haut poste ecclésiastique. Marie-Antoinette ne savait pas que l'abbé avait l'ambition et l'orgueil de son temps, l'orgueil de ne rien être et l'ambition de tout faire. Que lui faisait la place et le personnage ? Il voulait le rôle et l'influence. Il visait depuis dix-sept ans à la position d'un Dubois sans portefeuille, ce grand ambitieux qui disait de Dubois : Il eût dû faire des cardinaux, et ne jamais le devenir[6].

L'abbé de Vermond parvenait à son but[7] : il faisait un ministre de l'archevêque qui l'avait désigné à M. de Choiseul pour l'éducation de la fille de Marie-Thérèse. Mais, en faisant entrer M. de Loménie de Brienne au ministère, l'abbé de Vermond n'acquittait pas seulement une dette de reconnaissance, il ne faisait pas seulement une créature de son bienfaiteur : il introduisait au ministère un système politique qui était son plan et le rêve de quelques membres du clergé.

Que voulaient l'abbé de Vermond et ses amis ? Hommes d'Église, ils voulaient le salut du royaume par l'Église. Ils voulaient étendre à l'État ce nouveau genre d'épiscopat qui embrassait le régime économique et politique d'un diocèse ; élever jusqu'aux affaires, jusqu'au gouvernement temporel, ce personnage inconnu jusqu'alors dans la monarchie française : l'évêque administrateur. Mais ces hommes d'Église, dans ce siècle où les vertus même d'un Malesherbes étaient hors de l'Église, appartenaient au siècle. Atteints de cet empirisme civil, l'épidémie du temps, ils avaient imaginé, pour conduire les idées de leur génération de s'appuyer sur elles. Leur moyen était une sorte d'apostolat philosophique ; leur objet, la guerre aux erreurs gouvernementales ; leur principe, le bonheur public, qu'ils disaient la véritable, la seule religion d'un État[8]. Toutefois, cette philosophie, ces principes avaient chez eux le relâchement, les facilités et les accommodements de l'époque et des mœurs qui les entouraient. Croyant au mieux matériel de l'humanité, ils ne s'aveuglaient point sur l'amélioration des hommes, qui, selon eux, ont été, sont et seront toujours des hommes. Aussi les jugements sévères, les alarmes sur l'abaissement des âmes, sur l'abandon et le décri de la discipline morale de la nation, leur paraissaient une sorte de jansénisme étroit et indigne d'un homme d'État. Ils jugeaient une invention dénuée de fondement la distinction d'époques où les nations florissent par les bonnes mœurs, et d'époques où elles dégénèrent par les vices[9]. En un mot, ces singuliers successeurs des Ambroise et des Chrysostome ne répugnaient pas à allier l'illusion à la corruption du dix-huitième siècle, et ils entendaient gouverner avec les idées d'un Turgot et la science des hommes d'un Maurepas.

L'erreur de ce projet impraticable, impraticable surtout à des hommes d'Église, livrait la Reine aux vengeances et aux colères du parti de l'archevêché, aux dénonciations des lettres adressées à M. de Marbeuf : On dit que le favori, le lecteur, l'instituteur de la Reine, l'abbé de Vermond, vous fait la loi comme aux autres. On dit qu'il dispose des places comme des bénéfices, et est guidé par une puissance invisible — la Reine — cachée derrière le rideau[10]. Puis se trahissait d'abord, éclatait bientôt la déplorable insuffisance du ministre, qui, dans ses débats avec les parlements, découvrait la Reine, ameutait les passions contre elle, et l'abandonnait à l'opinion publique. Les fautes et les dilapidations du passé, l'embarras des finances, les malheurs de la politique, tout alors était attribué à la Reine ; tous l'accusaient du présent, des sévérités nouvelles du Roi, de l'exil des parlements ; et il semblait que les parlements portassent la voix de la France au pied du trône, quand ils osaient dénoncer la Reine à Louis XVI : De tels moyens, Sire, ne sont pas dans votre cœur ; de tels exemples ne sont pas les principes de Votre Majesté ; ils viennent d'une autre source[11].....

La Reine voyait qu'elle avait été déçue par la haute opinion du génie de M. de Brienne, dans laquelle elle avait été entretenue de si longue main ; déçue par les assurances de M. de Vermond, déçue par les promesses de son candidat, l'abondance de sa parole, la présomption de son orgueil. La déclaration du déficit, l'échec de la cour plénière l'échec du lit de justice, enfin la déclaration du 8 août 1788, qui convoquait les états généraux pour le 1er mai 1789, apprenaient à la Reine qu'il était aussi dangereux de recevoir des ministres de la main de l'abbé de Vermond que de la main des Polignac. Elle faisait elle-même appeler l'archevêque et lui demandait de se retirer, adoucissant sa disgrâce par le témoignage et les preuves de sa reconnaissance[12], voulant payer, sinon les talents du ministre, au moins ses tentatives, ses efforts, son dévouement. La Reine se soumettait. Elle trompait l'opinion qu'on pouvait avoir de son caractère, l'attente de résistances et de luttes, possibles encore à ce moment : elle s'humiliait devant la volonté de la nation ; et, loin d'entraîner le Roi aux résolutions extrêmes, la Reine, oubliant les écrits par lesquels, depuis sa sortie du ministère, M. Necker s'était aliéné sa protection et ses sympathies, la Reine se faisait l'intermédiaire du retour de l'ancien ministre. M. Necker était introduit chez la Reine avant d'entrer chez le Roi, et c'était la Reine qui, par ses plaintes sur le malentendu entre la France et elle, par les vives expressions de son désir de rentrer dans sa faveur, dans son amour, emportait l'acceptation de M. Necker. L'appui donné par la Reine à M. Necker fut franc, loyal, entier, à ce point qu'il amena un refroidissement entre la Reine et le seul ami resté fidèle à son amitié, le comte d'Artois ; le comte d'Artois, combattant la double représentation du tiers contre la Reine, ralliée à l'opinion publique, à la popularité de M. Necker, à la Révolution qui commence[13].

Les états généraux s'ouvraient le 4 mai à Versailles, et les femmes du peuple, voyant passer la Reine, la saluaient de cris si furieux : Vive le duc d'Orléans ! qu'il fallait soutenir la Reine prête à s'évanouir[14].

 

 

 



[1] Mémoires de la République des lettres, vol. XXXVI.

[2] Lettre autographe de Marie-Antoinette à Madame Élisabeth, communiquée par M. le marquis de Biencourt.

[3] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[4] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[5] Correspondance secrète (par Métra), vol. VI.

[6] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[7] L'abbé de Vermond, jusqu'aux aimées qui précédèrent la Révolution, avait souffert de la petite influence que lui avait gagnée sa longue intimité dans l'intérieur du ménage royal. Dès le mois de septembre 1i73, l'abbé voulait se retirer, se persuadant qu'il déplaisait au dauphin qui ne lui avait jamais adressé la parole, craignant de fatiguer la dauphine qui n'accueillait aucune de ses observations. Pendant la domination des Polignac, il annonçait sa retraite, écrivant à Marie-Thérèse : Les alentours de la Reine l'occupent tout entière et interceptent ma voix. J'ai dévoré les dégoûts et les amertumes, tant qu'ils n'ont porté que sur moi... Enfin en 177, l'abbé se dispensait du voyage de Fontainebleau, a la suite de deux conversations assez vives, où il exposait à la Reine qu'elle manquait à son auguste famille, et qu'elle faisait à ses favorites des confidences dangereuses, capables de compromettre les serviteurs honnêtes et zélés qui lui parlaient le langage de la vérité. Au fond de tout ce zèle et sons ces apparences de désintéressement, on sent des ressentiments très-personnels contre les Polignac, on sent chez l'abbé le dépit de n'être point, dans l'ombre, le conseiller tout-puissant des volontés de la Reine.

[8] Mémoires de la République des lettres, vol. XXI.

[9] Mémoires historiques el politiques du règne de Louis XVI, par Soulavie, vol. I.

[10] Mémoires de Weber, vol. II.

[11] Mémoires de Weber, vol. II.

[12] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[13] Mémoires de Mme Campan, vol. II.

[14] Mémoires de Mme Campan, vol. II.