HISTOIRE DE MARIE-ANTOINETTE

LIVRE DEUXIÈME. — 1774-1789

 

— III —

 

 

Portrait physique de la Reine. — Amour du Roi. — La comtesse Jules de Polignac. — Commencement de la faveur des Polignac. — Première grossesse de la Reine. — Naissance de Marie-Thérèse-Charlotte de France. — Les Polignac comblés des grâces de la Reine. — Succession de ministres mal disposés pour la Reine : Necker, Turgot, le prince de Montbarrey, M. de Sartines. — Retranchements dans la maison de la Reine. — La Reine se refusant à l'ennui des affaires. — La Reine menacée par le parti français et forcée de se défendre. — Nomination de MM. de Castries et de Ségur. — Naissance du Dauphin. — Madame de Polignac gouvernante des enfants de France. — Son salon dans la grande salle de bois de Versailles.

 

La Reine de France n'est plus la jolie ingénue de File du Rhin : elle est la Reine, une reine dans tout l'éclat, dans toute la fleur et toute la maturité, dans tout le triomphe et tout le rayonnement d'une beauté de reine. Elle possède tous' les caractères et toutes les marques que l'imagination des hommes demande à la majesté de la femme : une bienveillance sereine, presque céleste, répandue sur tout son visage ; une taille que madame de Polignac disait avoir été laite pour un trône ; le diadème d'or pale de ses cheveux blonds, ce teint le plus blanc et le plus éclatant de tous les teints, le cou le plus beau, les plus belles épaules, des bras et des mains admirables, une marche harmonieuse et balancée, ce pas qui annonce les déesses dans les poèmes antiques, une manière royale et qu'elle avait seule de porter la tête, une caresse et une noblesse du regard qui enveloppaient une cour dans le salut de sa bonté, par toute sa personne enfin ce superbe et doux air de protection et d'accueil ; tant de dons à leur point de perfection, donnaient à la Reine la dignité et la grâce, ce sourire et cette grandeur dont les étrangers emportaient le souvenir à travers l'Europe comme une vision et un éblouissement[1].

Les yeux du Roi s'ouvraient, sa froideur se laissait vaincre. Peu à peu et comme à son insu, il dépouillait les rudesses et les brusqueries de ses façons et de sa nature. Il se surprenait à vouloir plaire, à chercher les attentions, à se plier aux prévenances. Et quand cette jeune Reine venait dans son atelier de serrurerie partager ses goûts, et presque ses travaux ; quand dan la petite cour des Cerfs où le Roi aidait des maçons, fraîche comme le rose tendre de sa robe légère, Marie-Antoinette gâchait du plâtre auprès de lui, et en couvrait sa robe, ses manchettes et ses jolies mains[2], des tendresses d'une douceur inconnue tressaillaient en lui. Une admiration émue le menait à l'amour. Il se sentait jeune et renouvelé. Il aimait.

Toutes les révolutions de l'amour se faisaient sans Louis XVI. Ce mari si fermé, si armé jusqu'alors, si soucieux de maintenir sa femme hors de ses conseils, si jaloux de ne point laisser la fille de Marie-Thérèse s'intéresser à l'État, abandonnait tout à Cotin ses défiances[3]. Économe, il faisait violence a ses goûts, comblait Marie-Antoinette de cadeaux, de surprises, de diamants, et l'entourait de fêtes[4]. Les reproches de ses tantes ne grondaient plus dans sa bouche ; et ce Roi, sévère à la jeunesse comme un vieillard, ne savait plus blâmer la jeunesse de la Reine. Ne lui semblaient-elles pas, toutes ces vanités de la vie de Marie-Antoinette qu'il condamnait hier, l'occupation naturelle, fatale presque, mais transitoire et momentanée, d'une femme que les devoirs et l'emploi de la maternité enfermeront bien vite dans son intérieur, et que d'un seul coup le bonheur guérira du plaisir ?

Sans doute, parmi ces jours du commencement de son règne qu'abreuvent déjà les dégoûts et les calomnies, ce fut un beau jour pour Marie-Antoinette quand elle sentit battre enfin le cœur du Roi avec le sien, quand elle put s'appuyer sur cet amour, sur cette confiance, sur ce mari reconquis contre tous, reconquis sur le Roi. C'est alors qu'on la vit, enivrée, triomphante et radieuse, se montrer partout pour montrer sa victoire, aux bals de l'Opéra, aux courses de chevaux, aux bals du samedi de madame de Guéménée. Elle ne se lassait point de paraître dans les fêtes et dans les spectacles. Sa gaieté impatiente courait à tous les amusements, à ces jeux de salon de madame de Duras, où l'on jouait an Roi comme les petites filles jouent à Madame, où un Roi de paille tenait sa cour, donnait audience, rendait la justice sur des plaintes de comédie, mariait ses sujets, et leur donnait la liberté avec le mot Descampativos[5]. La joie d'être aimée, cette joie immense, inespérée, qu'elle ne pouvait contenir, était chez Marie-Antoinette comme une joie d'enfant : elle en avait le bruit, l'activité prodigue, la folie et l'innocence.

L'amitié d'une femme allait s'emparer de la Reine.

Une des daines de la comtesse d'Artois, la comtesse Diane de Polignac, amenait avec elle à Versailles, pendant le temps de son service, un jeune ménage, son frère et sa belle-sœur, le comte et la comtesse Jules de Polignac. La comtesse Jules ne tardait pas à être distinguée par la Reine[6].

Des yeux bleus, expressifs et parlants, un front peut être trop haut[7], mais que masquait la mode des coiffures échafaudées, un nez un peu relevé, tout près d'être retroussé et ne l'étant pas, une bouche à ravir, des dents petites, blanches et bien rangées, de magnifiques cheveux bruns, des épaules abattues, un col bien détaché, qui grandissait sa petite taille[8], des séductions contraires se mêlaient et s'alliaient chez la comtesse Jules de Polignac. Elle était belle joliment, avec esprit, avec grâce. Une douceur piquante faisait le fond de sa physionomie et son agrément singulier. Tout chez elle, regard, traits, sourire, était angélique[9], mais angélique à la façon de ces anges bruns de l'Italie, mal baptisés, et qui sont des amours. Le naturel, le laisser-aller, l'abandon, charmaient chez madame de Polignac ; la négligence était sa coquetterie, le déshabillé sa grande toilette ; et rien ne la parait mieux qu'un rien : une rose dans les cheveux, un peignoir, une chemise, comme on disait, plus blanche que neige[10], la toilette libre, matinale, aérienne et flottante qu'ont essayé de saisir les crayons du comte de Paroy.

La Reine se sentit entraînée vers la comtesse Jules. Elle l'entendit chanter, et applaudit à la fraîcheur de sa voix elle l'appela à ses concerts, l'admit dans ses quadrilles, l'approchant d'elle en toute occasion[11], plus touchée à mesure qu'elle entrait plus avant dans cette humeur paisible, dans cette saison sérieuse et gaie, dans cet esprit de trente ans qui avait la jeunesse et l'expérience. Bientôt c'était entre la Reine et sa nouvelle amie le plus joli commerce de familiarité et d'étourderie, un échange charmant des impressions premières et des sensations naïves, une confidence journalière, où le cœur de l'une parlait en riant au cœur de l'autre, des plaisanteries, des jeux où les deux amies n'étaient plus que deux femmes, et se lutinant, et se battant, se décoiffant presque, avec mille grâces animées, se disputaient entre elles à qui serait la plus forte[12].

Cependant la fortune du jeune ménage n'était guère suffisante au train de la cour. L'héritier de ce vieux nom, illustré par les vertus et les talents du cardinal de Polignac, n'avait, pour le soutenir, que 8.000 livres de rentes à peine. Le comte d'Andlau étant mort avant d'avoir reçu le bâton de maréchal promis à ses services, la comtesse d'Andlau, privée de la pension de veuve de maréchal, avait péniblement élevé sa nièce, Gabrielle-Yolande-Martine de Polastron, mariée presque sans dot au comte de Polignac[13]. Chargés de deux enfants, le comte et la comtesse de Polignac vivaient petitement, presque misérablement ; et fort loin alors de leur faveur et d'un appartement à Versailles au haut du grand escalier, logeaient dans un assez pauvre hôtel de la rue des Bons-Enfants[14]. Madame de Polignac avoua simplement sa position à la Reine. Ce fut un intérêt ajouté aux sympathies de la Reine. Bientôt elle obtenait du Roi la survivance de la charge de son premier écuyer pour M. de Polignac, et presque aussitôt une pension de 6.000 livres pour la comtesse d'Andlau[15].

La faveur des Polignac commençait. Madame de Polignac était parfaitement douée pour la soutenir et la pousser ; non qu'elle fût active, ardente, vive et infatigable en démarches, en poursuites, en sollicitations : mais elle avait, pour faire monter sa famille au plus haut crédit, mieux que le zèle de l'ambition, je veux dire l'indifférence et cette paix des désirs qui irrite le bon vouloir de l'amitié et pousse à bout les bons offices du hasard. En effet, par une de ces bizarreries dont semble s'amuser une ironie providentielle, cette favorite étrange et comme forcée n'a ni l'ambition, ni la fièvre, ni l'occupation, ni le contentement de la faveur. Au commencement de sa liaison avec la Reine, apprenant un complot du chevalier de Luxembourg contre elle, elle dira simplement et sincèrement à celle qui daigne être son amie : Nous ne nous aimons pas encore assez pour être malheureuses si nous nous séparons. Je sens que cela arrive déjà, bientôt je ne pourrais plus vous quitter. Prévenez ce temps-là, laissez-moi partir de Fontainebleau... Les chevaux étaient mis ; il fallut que la Reine se jetât à son cou et la conjurât de rester[16]. Plus tard, madame de Polignac apportera, dans le rêve de prospérités inouïes, le bon sens, le sang froid, les alarmes presque dune sage personne qui aime son repos et se laisse à regret condamner à la grandeur. Et c'est là précisément qu'est le secret de cette fortune énorme, de ces accroissements, de ces honneurs qui lasseront sa reconnaissance sans l'enivrer. Ce prix que madame de Polignac met aux tendresses de la Reine, et ce détachement qu'elle a de toutes ses grâces ; cette calme et sincère déclaration que si la Reine cessait de l'aimer, elle pleurerait la perte de son amie et n'emploierait aucun moyen pour conserver les bontés particulières de sa souveraine[17] ; ce défi au pouvoir des bienfaits de la Reine, voilà la provocation à ces bontés sans cesse renaissantes de Marie-Antoinette, à ces largesses et à ces prévenances royales, que la Reine imaginera chaque jour, pour accabler son amie sous sa fortune, et lui faire tant d'envieux qu'elle la mesure enfin !

 

Mais l'amitié suffit-elle à occuper un cœur de femme ? Et même, est-ce assez de l'amour d'un mari pour qu'il ne soit plus vide, ni inquiet ni troublé ? N'est-ce pas l'amour maternel seul, qui, en accomplissant l'amour dans la femme, la fixe enfin et l'emplit tout entière ? Ne condamnons pas, sans les peser dans leur cause, ces contradictions, ces lassitudes, ces changements, ces passages d'une amitié à une amitié, cette vivacité et cette inconstance de Marie-Antoinette. Les mémoires, les histoires, n'ont rien dit de ce tourment de Marie-Antoinette qui explique tant de choses et tous ses caprices : la Reine appelait un Dauphin, la femme attendait la mère. Et que de larmes dévorées à chaque accouchement d'une princesse de la famille royale ! J'ai caché mes larmes pour ne pas troubler leur joie, écrit-elle après l'accouchement de Madame. Que de muettes souffrances ! que de désespoirs sans confident, pendant ces longues années où la Reine se croit toujours poursuivie de ces reproches que les poissardes lui ont jetés dans leur langue grossière, de ne pas donner d'enfants à la France ! Pauvre Reine ! Elle essayait de se tromper elle-même, de donner à l'enfant d'une autre ses soins et ses tendresses, d'être mère comme elle pouvait. Elle tâchait d'adopter ce petit paysan de Saint-Michel qu'elle faisait déjeuner et diner avec elle ; elle s'efforçait de lui dire : Mon enfant...

Dans les derniers mois de 1177, la Reine faisait appeler madame Campan et son beau-père, et leur disait que, les regardant comme des gens occupés de son bonheur, elle voulait recevoir leurs compliments ; qu'enfin elle était Reine de France et qu'elle espérait bientôt avoir des enfants.

La Reine était grosse. Dans une lettre datée du 16 mai 1778 et adressée à Marie-Thérèse, Marie-Antoinette annonce enfin cette grossesse, depuis si longtemps désirée par la mère et la fille. J'ai vu ce matin mon accoucheur — c'est Vermond, un frère de l'abbé... Selon son calcul et le mien, j'entre dans le troisième mois ; je commence déjà à grossir visiblement... J'ai été si longtemps sans oser me flatter du bonheur d'être jamais grosse, que je le sens bien plus vivement à cette heure, et qu'il y a des moments encore oie je crois que tout cela n'est qu'un songe, mais ce songe se prolonge pourtant et je crois qu'il n'y a plus de doute à avoir. Dans une autre lettre du 14 août 1778, Marie-Antoinette dit : Mon enfant a donné le premier mouvement le vendredi 31 juillet, à dix heures et demie du soir ; depuis ce moment, il remue fréquemment, ce qui me cause une grande joie.

A la suite de ce premier mouvement, elle venait se plaindre au Roi d'un de ses sujets assez audacieux pour lui donner des coups de pieds dans le ventre. Le roi était empressé comme un amant, heureux déjà comme un père, si heureux qu'il trouvait des paroles aimables pour tous, et même pour le vieux duc de Richelieu La grossesse fut laborieuse. Les chaleurs de l'été de 1778 fatiguaient la Reine, qui ne goûtait un peu de fraîcheur et ne retrouvait un peu de force que le soir. 'Vêtue d'une robe de percale blanche, la tête sous un grand chapeau de paille, elle passait sur la terrasse de Versailles, dans la société de ses belles-sœurs et de ses amis, une partie de la nuit à écouter les symphonies des musiciens, au milieu de tout Versailles accouru, et coudoyant presque la famille royale[18] ; nuits délicieuses, où le bruit mystérieux des instruments cachés dans les verdures, le murmure des cascades, l'ombre blanche des statues, les Vois lointains, l'argent des eaux, l'horizon flottant, l'écho errant, berçaient la lassitude de la Reine et charmaient son malaise ; nuits d'innocence, où Marie-Antoinette se faisait de grandes joies des conversations saisies au vol, des méprises essuyées, les promeneurs interdits devant l'apparition de celte Reine de France qui s'amusait des hasards et des aventures comiques de l'incognito, sous cc vieux buste de Louis XIV niché au bout de l'Orangerie, que le comte d'Artois ne manquait pas de saluer d'un : Bonjour, grand papa ! Un soir la Reine n'eut-elle pas la folie de faire venir une échelle, pour que le prince de Ligne, monté derrière la statue du grand Roi, répondît à la politesse du jeune prince[19] ?

La Reine avançait dans sa grossesse. Le public s'entretenait en tremblant des balourdises et des grossièretés de l'accoucheur Vermond[20]. Toutes les cathédrales, toutes les églises retentissaient des prières de quarante heures. Par toute la France, chapitres d'archevêché, abbayes, universités, officiers municipaux, prieurés royaux, chapitres nobles, compagnies de milice bourgeoise, pensions militaires de la jeune, noblesse, particuliers même faisaient célébrer des messes solennelles, aumônaient les hôpitaux et les pauvres pour l'heureux accouchement de la Reine[21].

Enfin, le 19 décembre 1778, vers minuit et demi, la Reine, qui s'était couchée la veille à onze heures sans rien souffrir, ressentait les premières douleurs. A une heure et demie elle sonnait. On allait chercher madame de Lamballe et les honneurs. A trois heures madame de Chimay avertissait le Roi. Le Roi trouvait la Reine encore dans son grand lit. Une demi-heure après elle passait sur un lit de travail. Madame de Lamballe envoyait chercher la famille royale, les princes et les princesses qui se trouvaient à Versailles, et dépêchait des pages à Saint-Cloud au duc d'Orléans, à la duchesse de Bourbon et à la princesse de Conti. Monsieur, Madame, le comte d'Artois, Mesdames Adélaïde, Victoire et Sophie entraient chez la Reine, dont les douleurs se ralentissaient, et qui se promenait dans la chambre jusqu'à près de huit heures. Le garde des sceaux, tous les ministres et secrétaires d'État, attendaient dans le grand cabinet avec la maison du Roi, la maison de la Reine, et les grandes entrées ; le reste de la cour emplissait le salon de jeu et la galerie. Tout à coup, une voix domine le chuchotement immense : La Reine va accoucher, dit l'accoucheur Vermond. La cour se précipite pêle-mêle avec la foule, car l'étiquette de France veut que tous entrent à ce moment, que nul ne soit refusé, et que le spectacle soit public d'une Reine qui va donner un héritier à la couronne, ou seulement un enfant au Roi. Un peuple entre, et si tumultueusement que les paravents de tapisserie entourant le lit de la Reine auraient été renversés sur la Reine, s'ils n'avaient été attachés avec des cordes. La place publique est dans la chambre. Les Savoyards grimpent sur les meubles pour mieux voir. On ne peut remuer. La Reine étouffe. Il est onze heures trente-cinq minutes : l'enfant arrive. La chaleur, le bruit, la foule, ce geste convenu avec madame de Lamballe, qui dit à la Reine : Ce n'est qu'une fille ! tout amène une révolution chez la Reine. Le sang se porte à sa tête ; sa bouche se tourne. De l'air ! — crie l'accoucheur ; de l'eau chaude ! Il faut une saignée au pied ! La princesse de Lamballe perd connaissance, on l'emporte. Le Roi s'est jeté sur les fenêtres calfeutrées, et les ouvre avec la force d'un furieux. Les huissiers, les valets de chambre, repoussent vivement les curieux. L'eau chaude n'arrivant pas, le premier chirurgien pique à sec le pied de la Reine ; le sang jaillit. Au bout de trois quarts d'heure, dit le récit du Roi, la Reine ouvre les yeux : elle est sauvée[22] !

Deux heures après, la fille de Louis XVI et de Marie-Antoinette était baptisée dans la chapelle de Versailles par Louis de Ruban, cardinal de Gueule-née, grand aumônier de France, en présence du sieur Broquevielle, curé de la paroisse Notre-Dame. Elle était tenue sur les fonts par Monsieur, au nom du Roi d'Espagne, par Madame, au nom de l'Impératrice-Reine, appelée Marie-Thérèse-Charlotte, titrée Madame, fille du Roi[23].

Les présents avaient lieu pour ce qu'on appelait l'ouverture du ventre, comme pour un Dauphin deux cents filles étaient dotées et mariées à Notre-Dame[24], et la mère n'en voulait pas longtemps à son premier enfant de n'être pas un garçon. Pauvre petite, lui disait-elle en l'embrassant, vous n'étiez pas dégrée ; mais nous ne m'en serez pas moins chère ![25]

Les soins dont madame de Polignac avait entouré es couches de la Reine rendaient plus vive encore l'amitié de la Reine ; et lorsque la rougeole, prise par la Reine auprès de Madame de Polignac, eut quelque temps privé la Reine de la société et de la vue de son amie ; lorsque madame de Polignac, convalescente à Claye, lui mandait qu'elle aurait l'honneur d'aller lui faire sa cour le lendemain de son arrivée à Paris, que lui répondait, non la Reine, mais l'amie ? Sans doute la plus empressée de nous embrasser, c'est moi, puisque j'irai dès dimanche dîner avec vous à Paris[26]. Et le dimanche, les portes fermées, et sa dame d'honneur la princesse de Chimay renvoyée, la Reine faisait à son amie la plus belle des surprises.

Dès que la fille de la comtesse Jules avait eu onze ans, la Reine avait dit à la mère : Dans peu vous penserez à marier votre fille ; lorsque cotre choix sera lait, songez que le Roi et moi nous nous chargeons du présent de noces[27]. La vieille comtesse de Maurepas, elle aussi, avait pensé à marier la fille de la favorite ; et avec qui ? avec le comte d'Agenois, le fils du duc d'Aiguillon[28] ! Singulière idée, combinaison habile, qui eût assuré aux Maurepas l'appui de la Reine et la reconnaissance du duc. hais une alliance phis naturelle souriait mieux à madame de Polignac et à la Reine, une alliance avec les Choiseul ; et voici la bonne nouvelle que la Reine apportait à la comtesse Jules. Tout heureuse, tout émue, la Reine, avec des paroles qui se pressaient, lui apprenait que le mariage de sa fille et du jeune duc de Gramont était arrangé. Elle lui apprenait que le jeune duc avait la survivance du duc de Villeroy, qu'il serait fait par le Roi duc de Guiche, en attendant la jouissance du duché de Gramont. Le jeune duc n'ayant que vingt-trois ans et ne possédant pas encore les biens qui devaient lui revenir, le Roi lui donnait dix mille écus de rente sur ses domaines, la Reine en faisait autant pour la jeune épouse[29] ; et, pour combler la reconnaissance et l'orgueil des Polignac, la Reine annonçait au comte Jules que le Roi, voulant prouver au public en quelle estime il tenait sa famille, allait le créer duc héréditaire[30].

C'étaient là les bonheurs de Marie-Antoinette. Elle n avait a autres craintes que de ne pas témoigner sa reconnaissance par des marques assez extraordinaires, par des récompenses assez éclatantes, par des faveurs assez magnifiques. Tout son souci était de faire monter madame de Polignac jusqu'à la Reine et de descendre la Reine jusqu'à madame de Polignac. Elle ne songeait qu'à rapprocher sa vie de la vie de son amie, menant sa cour chez madame de Polignac avant de se rendre à l'Opéra, s'ingéniant à la quitter le moins possible, sollicitant et obtenant du Roi, lors des couches de madame

de Polignac, l'avancement des petits voyages bien avant leur époque habituelle, de façon à voir l'accouchée tous les jours, à être à portée de ses nouvelles, ne voulant entre elle et cette chère personne que la distance de la Muette à Passy, et rêvant déjà pour le nouveau-né de madame de Polignac le duché de la Meilleraie[31]. Ainsi, à tous les moments, par tous les moyens de sa puissance, par tous les oublis de son rang, cette Reine, parmi ces amertumes qui emplissent bien souvent les souverains, livrait son cœur à ce cœur qui l'entendait, à cette amie vraie et sensible, dévouée à sa personne, et que rien, croyait-elle, ne pouvait attacher à sa couronne.

Terray, Maupeou, la Vrillière hors du ministère, l'esprit du ministère avait continué d'être hostile à la Reine. Maurepas, voulant régner seul, demeurait en garde contre elle, et répétait au Roi qu'il n'y avait point de mal à laisser prendre à la Reine, dans l'opinion publique, un caractère de légèreté[32]. Necker, Turgot conspiraient avec lui contre l'influence de la Reine. Leurs plans économiques, leur foi au salut de l'État et au rétablissement des finances par de misérables retranchements dans la maison du Roi, rencontraient dans Marie-Antoinette la seule opposition redoutable de la cour, une opposition spirituelle et frondeuse, qui raillait leurs illusions, el se vengeait de grâces refusées en riant de leurs personnes, baptisant M. Turgot le ministre négatif, et M. Necker le petit commis marchand[33]. Avouons-le, la Reine ne fut jamais vivement touchée par ce grand système qui espérait ramener l'âge d'or par la suppression des Menus plaisirs, par la suppression de quelques emplois du Grand Commun, par la suppression des charges de trésorier de la Reine, par la suppression des officiers de bouche de la Reine[34] ; Elle n'imaginait pas que la France serait beaucoup plus heureuse quand le Roi et la Reine n'auraient plus qu'un cuisinier ; elle ne jugeait pas que le nouveau règlement de brûler les bougies jusqu'aux petits bouts fût bien efficace contre la banqueroute[35]. Si son orgueil de souveraine souffrait de ces retranchements et de ces bruits publics qui, en appelant et en annonçant d'autres, tantôt. la réduisaient à quatre femmes de chambre, tantôt voulaient en faire une bourgeoise de la rue Saint-Denis avec les clefs de sa cave à sa ceinture, sa bienfaisance n'en était pas moins blessée. Toutes ces grandes et belles vertus d'intérieur laissées dans l'ombre et méconnues en elle, cette sollicitude infatigable, cette humeur pardonnante, cette charité exercée à tout moment autour d'elle, avaient attaché la Reine à sa maison comme à une famille. Faut-il rappeler ces domestiques blessés, et dont, la Reine étanchait elle-même le sang[36], ces femmes si vite rappelées après une brusquerie, et si vite rentrées en grâce[37], ces majors des gardes grondés avec un mot, amnistiés avec un sourire[38] ? Puis, au dessus de ces oublis de la grandeur et de la sévérité, ces jeunes filles élevées dans l'amitié maternelle de la Reine[39], et dont la Reine s'informera, même prisonnière au Temple, ces jeunes filles dont la Reine gardait l'innocence avec de tels soucis, qu'elle lisait le matin les pièces du soir[40], pour savoir si elle devait leur permettre le spectacle ; ces pages, grandis sous sa tutelle. comme sous le regard d'une douce châtelaine ; toute cette vie de tendresse domestique, toute cette occupation de sa bonté, soins, attentions, bonnes paroles, bons offices, secours d'argent, avancements, nominations, si longtemps le seul souci et la seule dépense de son crédit : les projets de réforme venaient tout rompre, renvoyer les dévouements, frapper les plus vieux comme les plus jeunes de ses serviteurs, de ses amis, dans leur fortune, dans leur existence, et peut-être laisser supposer à quelques-uns que leur maîtresse n'avait point pris la peine de les défendre. De pareilles économies coûtaient trop cher à la Reine pour qu'elle s'y soumît sans résistance.

Puis elle était reine ; et si la simplicité de ses inclinations voyait sans amertume des retranchements qui la rapprochaient de ses sujets et tendaient à la délivrer de l'étiquette, le sens droit de sa conscience monarchique ne pouvait voir sans dépit, sans alarmes, les malencontreuses réformes de M. de Saint Germain ne donner au Roi, pour les Lits de justice de l'avenir, que l'escorte de quarante-quatre gendarmes et de quarante-quatre chevau-légers[41].

Les ministres se succédaient, et ce n'était pour la Reine qu'un changement d'ennemis. Le portefeuille de M. de Saint-Germain passé aux mains du prince de Montbarrey, le prince de Montbarrey débutait auprès de la Reine par une désobligeance. La Reine demandait pour un Choiseul, marié à la fille aînée du maréchal de Stainville, la survivance au grand bailliage de Haguenau, possédé par le duc de Choiseul, frère du maréchal de Stainville. La princesse de Montbarrey l'emporte sur la Reine par l'influence de madame de Maurepas, et la survivance est accordée au prince de Montbarrey. La Reine obtient la révocation de la nomination ; mais le baron Spon, pour faire sa cour à madame de Maurepas, a fait hâter l'enregistrement des lettres de provision[42], et la Reine ne peut rien que bouder le ministre[43]. M. de Montbarrey était trop fin courtisan pour rompre en face ; il fit à la Reine une guerre sournoise, à la façon et au goût de son patron et de sa patronne, M. et madame de Maurepas. Aussi, quand le désordre de ses amours, quand la vente des grades militaires eurent fait de M. de Montbarrey un ministre impossible à garder, la Reine prit sa revanche. On jouait, à Marly, un jeu à la mode appelé la Peur. C'était une comédie que la ligure et les transes du malheureux ministre dans toutes ces allusions à son ministère menacé, dans toutes les stations de la peur, de la mort et de la résurrection ; et la Reine encourageait de son sourire les malices des dames de la cour autour du ministre tremblant[44].

C'était là le train ordinaire des ministres avec la Reine, de la Reine avec les ministres. Ainsi de l'un, ainsi de l'autre. Ainsi de M. de Sartines, l'ami de M. de Montbarrey, qui avait donné à la Reine le droit de ne plus l'appeler que l'Avocat Pathelin ou le doucereux menteur[45]. Ainsi de tous, ceux-ci ligués contre la Reine avec les défiances et les perfidies de Maurepas, ceux-là avec les utopies économiques des Turgot et des Necker. La Reine ne répondait à tous qu'en riant et en laissant rire autour d'elle, permettant à la princesse de Talmont de prendre le ministre Laverdy pour l'apothicaire de la cour, et de le tourmenter longuement sur les opérations des finances, dont elle faisait mille drogues mauvaises, altérées, falsifiées[46]. Petites et bien petites vengeances d'hostilités soutenues, persistantes, répandant à la cour et au dehors le mensonge et la désaffection ! Contre les hommes qui se servaient d'autres armes, la Reine ne voulait user que de la gaieté de son esprit. Pousser à un changement, prendre une initiative, toucher au ministère, elle n'y pensait pas, elle ne voulait pas y penser. Elle détestait trop les affaires et leur ennui. Elle était trop attachée à sa paresse de femme[47], pour remplir ce rôle que lui prêtait déjà l'opinion publique, pour diriger le Roi et remuer tant d'intrigues. Qu'avait été jusqu'alors l'influence de cette Reine, disgraciant ses amis lorsqu'ils voulaient la pousser aux choses de la politique ? A peine une part aux grâces. Elle avait fait reconnaître quelques droits, obtenir quelques privilèges de théâtre, accorder quelques pensions de gens de lettres. Elle avait cherché, en un mot, bien plus à faire des heureux qu'à faire des ministres. Quand s'était-elle approchée des affaires ministérielles ? Seulement alors qu'il s'était agi d'acquitter une dette de reconnaissance envers M. de Choiseul. Elle était intervenue dans le procès de M. de Bellegarde, dont elle demanda la révision, ne permettant pas qu'un brave officier, pour avoir obéi au duc de Choiseul, l'ait sacrifié au parti d'Aiguillon[48]. Elle était intervenue dans l'affaire du duc de Guines, poursuivi par MM. Turgot et de Vergennes comme ami du duc de Choiseul, et impliqué dans la cause d'un secrétaire qui avait joué sur les fonds publics de Londres. La Reine n'était entrée dans les affaires d'État que pour arracher deux victimes aux ressentiments d'un parti cherchant à déshonorer un autre parti[49].

Quand la société Polignac se fut constituée autour de la Reine, ce ne fut pas uniquement la soit de l'intrigue et l'avidité de la domination qui firent un parti des amis de la Reine ; ce fut aussi la fatalité et la nécessité. En dehors des ambitions et des intérêts de chacun, en opposition aux goûts et au caractère de la Reine, il y avait une situation impérieuse qui ordonnait la lutte. La Reine n'était plus seulement attaquée, elle était menacée, elle était mise en demeure de se défendre. Le parti français, tout-puissant, organisé partout, recrutant en haut et en bas, exaspéré de l'amour du Roi pour la Reine, inquiet de l'avenir de cet amour, trompé et déçu par la fidélité nouvelle de ce Bourbon qui repousse l'adultère, le parti français ose avouer, à demi-mot, le but de ses démarches, le terme de son œuvre implacable, l'audace de ses espérances : une retraite de la Reine au Val-de-Grâce[50].

Il fallait donc que la Reine se résolût à lutter. Et pourtant que de combats en elle, que de troubles, que de terreurs de sa responsabilité, quels regrets de sa tranquillité et de sou bonheur, le jour où elle commence à parler à la volonté du Roi et à faire entrer ses amis dans le conseil, le jour où un ministre de sa façon, M. de Castries, prend le portefeuille de la marine[51] !

La Reine avait dans le ministère un ministre disposé à apporter quelque déférence à ses désirs. Un choix plus significatif, une victoire plus décisive de la Reine et de son parti, était le choix de M. de Ségur, vieux héros qui apportait au ministère de la guerre sa probité, ses talents, un corps presque sans bras et tout glorieux de blessures[52]. L'introduction au conseil de M. de Castries et de M. de Ségur, l'importance, nouvelle de la Reine, semblaient ramener le ministère tout entier à des dispositions meilleures et à des expressions plus soumises envers elle. Un rapprochement, une alliance contre M. de Maurepas s'était faite entre la reine et M. Necker, à l'occasion de la nomination de M. de Castries, surprise et précipitée par M. Necker en l'absence de M. de Maurepas[53]. M. Necker persuadait bientôt à la Reine ce que sa popularité persuadait alors à la France : qu'il était une sorte de providence et un homme à peu près indispensable au bien de l'État ; et la Reine se laissait aller à croire à M. Necker, comme y croyaient, à l'exception de madame de Polignac, toutes les femmes de la cour dont Carraccioli donne la liste à d'Alembert, l'impérieuse et dominante duchesse de Gramont, la superbe comtesse de Brionne, la princesse de Beauvau à l'esprit séduisant, l'idolâtrée comtesse de Châlons, la merveilleuse princesse d'Hénin, la svelte comtesse Simiane, la piquante marquise de Coigny, la douce princesse de Poix[54]. Conquise comme toutes celles-là, la Reine en venait à oublier les réformes de M. Necker Elle le maintenait et le retenait en place, l'engageant à ne pas donner sa démission, et voulant qu'il patientât jusqu'à la mort de M. de Maurepas[55]. M. de Vergennes lui-même faisait taire, à ce moment, ses rancunes personnelles. Un commerce de bons rapports, au moins apparents, s'établissait entre la Reine et lui, à propos des dispositions amies de l'Autriche[56]. Et M. de Maurepas mourait.

 

Une grande douleur frappait Marie-Antoinette : l'Europe perdait Marie-Thérèse ; la Reine de France, sa sévère amie. Et lorsque la cour croyait ses larmes taries, Marie-Antoinette ne pouvait les retenir à la vue du Prince de Ligne arrivant d'Allemagne et paraissant tout à coup à son grand couvert : Vous deviez épargner cette scène publique à ma délicatesse, lui disait-elle en le grondant doucement[57].

Mais il est des consolations même pour les larmes d'une fille. La Reine était grosse une seconde fois. Sa grossesse avait été déclarée dès le mois d'avril 1781. Sept mois après, le 22 octobre, après une bonne nuit, la Reine sent, en s'éveillant, de petites douleurs qui ne l'empêchent pas de se baigner comme à son ordinaire. Elle sort du bain à dix heures et demie. Les douleurs sont encore médiocres. EnIre midi et midi et demi, elles augmentent. Dans sa chambre, ou allant de sa chambre dans le salon de la Paix laissé vide, sont madame de Lamballe, M. le comte d'Artois, Mesdames Tantes, madame de Chimay, madame de Mailly, madame d'Ossun, madame de Tavannes, madame de Guéménée. Des princes avertis à midi par madame de Lamballe, Monsieur le duc d'Orléans, en partie de chasse à Fausse-Repose, est le seul qui arrive avant les dernières douleurs. Le Roi a décommandé le tiré qu'il devait faire à Saclé, à midi. Il est auprès de la Reine, anxieux palpitant, mais selon son humeur : il a tiré sa montre, et compte les minutes avec l'apparente froideur d'un médecin. Comme sa montre marque juste une heure un quart, la Reine est délivrée. Il se fait, à ce moment d'émotion solennelle, un tel silence, dans toute la chambre que la Reine croit que c'est une fille encore. Mais le garde des sceaux a constaté le sexe du nouveau-né ; le Roi rentre éperdu de bonheur, pleurant de joie, donnant la main à tous : la France a un Dauphin, la Reine a un fils[58]. Le Roi donne l'ordre au prince de Tingry, capitaine des gardes du corps en. quartier, de quitter son service auprès de sa personne pour accompagner le Dauphin jusque dans son appartement, où se trouvent, pour servir auprès de lui, un lieutenant et un sous-lieutenant des gardes du corps ; puis on apporte l'enfant à la Reine et quel baiser où l'accouchée met tout son cœur, toutes ses forces, toute sa joie

La joie de la mère est la joie de la nation. A Paris, la bonne nouvelle court de bouche en bouche. Un Dauphin ! un Dauphin[59]. L'enthousiasme éclate dans la rue, au théâtre, au feu d'artifice, aux Te Deum. A Versailles, la foule pressée dans les cours n'a qu'un cri Vive le Roi, la Reine et monseigneur le Dauphin ! C'est une procession et une ambassade continuelles des six corps des arts et métiers, des juges-consuls, des compagnies d'arquebuse et des halles[60]. Tout est rire, amour d'un peuple, chansons, violons !

La Reine relevait vite de couches. Elle voyait ses daines le 20, les princes et princesses le 30. Les grandes entrées recommençaient le 2 novembre ; le même jour l'accouchée se levait sur sa chaise longue[61]. Elle ne pensait plus qu'à répandre sa joie autour d'elle, sur le peuple, en bienfaits et en charités. Son bonheur voulait faire des heureux ; et elle écrivait à madame de Lamballe cette lettre où elle apparaît tout entière, et où se montre tout son cœur d'amie, de Reine. de mère heureuse :

Ce 7 novembre 1781.

Je vois que vous m'aimez toujours, ma chère Lamballe, et votre chère écriture m'a fait un plaisir que je ne sauras vous rendre ; vous vous portez bien, j'en suis heureuse, mais on ne peut se flatter de rien si vous continuez à veiller comme vous le faites auprès de M. de Penthièvre ; son indisposition afflige beaucoup le Roi, qui lut envoie son premier médecin avec l'ordre de rester avec vous y a du danger : je serai bien triste tant que je n'aurai pas des nouvelles de la crise. Dès que vous serez de retour et que vous aurez repris votre charge nous terminerons tout ce qui se rattache aux actes de bienfaisance qui doivent suivre mes couches. J'ai lu avec intérêt ce qui s'est fait dans les loges maçonniques que vous avez présidées au commencement de tannée et dont vous m'avez tant amusée ; je vois qu'on n'y fait pas que de jolies chansons et qu'on y fait aussi du bien. Vos loges ont été sur nos brisées en délivrant des prisonniers et mariant des filles, cela ne nous empêchera pas de doter les nôtres et de placer les enfants qui sont sur notre liste ; les protégées du bon M. de Penthièvre seront les premières pourvues, et je veux être marraine du premier enfant de la petite Antoinette. J'ai été tout attendrie d'une lettre de sa mère qu'Élisabeth m'a fait voir, car Élisabeth la protège aussi, je ne crois pas qu'il soit possible d'écrire avec plus de sentiment et de religion, il y a dans ces classes-là des vertus cachées ; des âmes honnêtes jusqu'à la plus haute vertu chrétienne ; pensons à les savoir distinguer, je chargerai l'abbé de travailler à en découvrir, et nous tâcherons d'obtenir ainsi de Dieu la santé de M. de Penthièvre. Adieu, mon cher cœur, je vous embrasse de toute mon âme en attendant une lettre de vous[62].

MARIE-ANTOINETTE.

 

Le petit Dauphin avait été mis entre les mains de la princesse de Guéménée, gouvernante des Enfants de France ; mais, au bout d'une année, la banqueroute du prince de Guéménée amenait la retraite de sa femme. La reine songea aussitôt à donner la place de la princesse de Guéménée à madame de Polignac. Elle redoutait pour la direction de son fils l'austérité de madame de Chimay, le trop de savoir et le, trop d'esprit de madame de Duras. Le choix de madame de Polignac accordait tout, et la satisfaction de son amitié, et la sécurité de sa sollicitude maternelle. Cependant, tout en se flattant de l'idée de confier ce qu'elle avait de plus cher à celle qu'elle aimait le mieux, d'avoir auprès de son fils une amie partageant ses tendresses et ses idées de mère, la Reine n'osait espérer l'acceptation de madame de Polignac. Elle n'osait pas même la solliciter. Quand M. de Besenval, poussé par la cousine de madame de Polignac, madame de Chalons, venait parler de cette nomination à la Reine, quel était le premier mot de la Reine ? Madame de Polignac ?... Je croyais que vous la connaissiez mieux : elle ne voudrait pas de celle place.

La Reine jugeait bien son amie. Madame de Polignac était sincère, en effet, dans la violence qu'elle, demandait aux bontés de la Reine. Nous l'avons déjà dit, insoucieuse, nonchalante, sans passion, ennemie des affaires, du tracas et du fracas des grandes positions[63] ; madame de Polignac semblait gagnée par cette philosophie du coin du feu et cette sérénité égoïste des vieilles femmes du dix-huitième siècle : aussi n'est-ce pas chez elle une comédie de peur, comme le pensent quelques-uns de ses amis, mais vraiment une peur, quand elle est menacée de la place de gouvernante des Enfants de France. Le lendemain de l'entrevue de M. de Besenval avec la Reine, comment madame de Polignac accueille-t-elle M. de Besenval : Je vous hais tous à la mort ; vous voulez me sacrifier !... J'ai obtenu de mes parents et de mes amis que d'ici à cieux jours on ne me parlerait de rien et qu'on me laisserait à moi-même. C'est bien assez, baron ; ne me traitez pas plus mal que les autres. Il fallait plusieurs jours d'insistance de la Reine, plusieurs jours d'obsession de sa société, lui répétant qu'une telle place n'est pas de ces choses qu'on refuse, pour décider madame de Polignac à accepter la succession de madame de Guéménée[64].

La Reine, en nommant la duchesse de Polignac gouvernante des Enfants de France, voulut qu'elle tînt un état digne de cette grande charge. Elle voulut que toute la noblesse, tous les étrangers de distinction fussent admis chez elle, et que des jours fussent réservés à une société intime. Elle-même venait dîner presque tous les jours chez le duc, tantôt avec un petit nombre de personnes désignées, tantôt avec la cour. Les appointements de gouvernante n'eussent point couvert les frais de ce salon, qui devenait le salon de la Reine de France. Une pension de 80.000 livres était, placée sur les têtes du duc et de la duchesse. Peu après, le duc de Polignac était nommé directeur des postes et des haras[65], réserve faite de la poste aux lettres, que Louis XVI laissait à M. d'Ogny, ne voulant point confier à un homme du monde cette place de discrétion[66].

Bientôt la Reine passait sa vie chez madame de Polignac. Les belles heures, données à l'intimité, à la liberté, à la gaieté, dans la grande salle de bois, à l'extrémité de l'aile du palais regardant l'orangerie ! Un billard était au fond[67], un piano à droite, une table de quinze à gauche[68]. Le jeu, la musique, la causerie de dix à douze amis, charmaient le temps. Là, Marie-Antoinette était heureuse : Ici, je suis moi, disait-elle d'une façon charmante ; et tous les jours elle venait oublier son personnage de Reine dans la compagnie de madame de Polignac, dans son monde, à moins qu'elle n'emmenât à Trianon madame de Polignac et son salon.

 

NOTE

Portraits et caractères, par Sénac de Meilhan. Paris, 1813. — Dans les très-intéressants articles sur notre Histoire de Marie-Antoinette (Journal des Débats, 26 et 28 août 1858), M. Barrière donne un portrait inédit tracé par une main contemporaine. Sa taille était petite, mais parfaitement proportionnée ; son bras était bien fait et d'une blancheur éblouissante, sa main potelée, ses doigts effilés, ses ongles transparents et roses, son pied charmant. C'est ainsi qu'on la vit à quinze ans, au moment de son mariage. Lorsqu'elle fut grandie et engraissée, le pied et la main restèrent aussi parfaits ; sa taille seule se déforma un peu et sa poitrine devint trop forte. Son visage formait un ovate un peu allongé ; ses yeux étaient bleus, doux et animés ; son cou dégagé, peut-être un peu long, mais parfaitement placé ; le front trop bombé et pas assez garni de cheveux. Complétons le portrait de la Reine par deux autres esquisses : l'une tracée par un peintre, madame Lebrun ; l'autre par un étranger, lord Walpole.

Madame Lebrun s'exprime ainsi : Marie-Antoinette était grande, admirablement bien faite, assez grosse sans l'être trop, ses bras étaient superbes, ses mains petites, parfaites de formes, et ses pieds charmants. Elle était la femme de France qui marchait le mieux, portant la tête fort élevée, avec une majesté qui faisait reconnaître la souveraine au milieu de toute sa cour, sans pourtant que cette majesté nuisit eu rien à tout ce que son aspect avait de doux et de bienveillant. Enfin il est très-difficile de donner à qui n'a pas vu la Reine, une idée de tant de grâces et de tant de noblesse réunies. Ses traits n'étaient point réguliers, elle tenait de sa famille cet ovale long et étroit particulier à la nation autrichienne. Elle n'avait point de grands yeux, leur couleur était presque bleue, son regard était spirituel et doux, son nez fin et poli, sa bouche pas trop grande, quoique les lèvres fussent un peu fortes. Mais ce qu'il y avait de plus remarquable dans son visage, c'était l'éclat de son teint. Je n'en ai jamais vu d'aussi brillant, et brillant est le mot ; car sa peau était si transparente qu'elle ne prenait point d'ombre.

Quant à Horace Walpole, c'est du lyrisme qui s'échappe de sa plume : Un mot suffira d'ailleurs pour tout ce que j'ai à vous dire : on ne pouvait avoir des yeux que pour la Reine ! Les Hébés et les Flores, les Hellènes et les Grâces, ne sont que des coureuses de rues à côté d'elle ! Quand elle est debout ou assise, c'est la statue de la beauté ; quand elle se meut, c'est la grâce en personne. Elle avait une robe d'argent semée de lauriers roses ; peu de diamants et des plumes beaucoup moins hautes que le Monument... Il y a quatre ans je lui trouvais de la ressemblance avec une duchesse anglaise, dont j'ai oublié le nom ! mais depuis quelques armées la Reine a eu le ceste de Vénus.

Les représentations peintes, sculptées, gravées, de Maria Antoinette sont nombreuses :

Le Musée de Versailles possède un curieux portrait dans une robe bleue de Marie-Antoinette à quinze ans. Il y a là un autre portrait de Roslin qui représente la reine de France en robe blanche, le manteau royal sur les épaules, une rose à la main. Là encore sont exposés deux portraits de madame Lebrun. L'un représente la Reine en robe grise, faisant un bouquet dans le fond d'un jardin ; l'autre la montre, une toque sur la tête, eu robe blanche, en manteau bleu, tenant, un livre à la [nain, et assise et appuyée sur une table où est posée la couronne. Parmi les portraits les plus intéressants que gardent les collections particulières ou étrangères, je citerai seulement le portrait de Wertmuller représentant en 1785 la Reine entre ses deux enfants dans le parc de Trianon, peinture conservée à Gripshom.

Sans compter les deux statues apocryphes de Berlin, la Reine a eu plusieurs statues, bustes, médaillons. Je ne veux indiquer ici que les deux jolis médaillons de Nini : l'un, daté de 1771 et la représente en babils royaux ; l'autre, daté de 1780, la montre modelée à l'antique avec un diadème.

Le cabinet des estampes possède deux cartons de portraits gravés de la Reine, et encore l'œuvre est-il incomplet. Je ne ite que les plus curieux.

MARIE-ANTOINETTE, archiduchesse d'Autriche. — Peint par Krausinger. Gravé par Levasseur. Pour moi c'est le portrait donnant la ressemblance la plus parfaite de l'archiduchesse, de la princesse autrichienne.

MARIE-ANTOINETTE, archiduchesse d'Autriche. — Gravé en couleur par Bonnet d'après le tableau de Krausinger qui est dans les appartements de Mesdames.

MARIE-ANTOINETTE, archiduchesse d'Autriche. — Peint par Ducreux. Gravé par Dupouchelle.

MARIE-ANTOINETTE, Reine de France et de Navarre. — Gravé en couleur par Janinet en 1777.

MARIE-ANTOINETTE. — Peint par Vanloo. Gravé par Voyez. MARIE-ANTOINETTE. — Peint par Fredou. Gravé par Cailla-lin.

MARIE-ANTOINETTE. — Peint par Drouais. Gravé par Ca-

MARIE-ANTOINETTE. — sans nom de dessinateur et avec l'indication à Paris chez Croisey. Je crois la gravure faite d'après un dessin de Gabriel de Saint-Aubin.

MARIE-ANTOINETTE. — Peint par Lebrun. Gravé par Schinker.

MARIE-ANTOINETTE. — Dessiné par Touzé en partie d'après le portrait de madame Lebrun. Gravé par Duclos.

MARIE-ANTOINETTE. — Peint en 1785 par Boze. Gravé en 1810 par Miger.

LA REINE A LA CONCIERGERIE. — Prieur fecit d'après un tableau tiré du cabinet de l'abbé Caron. Je crois que c'est la copie de l'original du peintre polonais Shokarski qui se trouve dans la galerie d'Arenberg.

Il y a plusieurs profils : le profil d'après Vassé, dessinateur des médailles, en imitation de crayon par Demarteau ; le profil d'après le dessin de Moreau, gravé par Gaucher ; lu profil d'après le dessin de Cochin gravé par Prévost. Parmi ces profils, un des plus jolis est un profil de la Reine qui fait le médaillon d'une adresse d'un magasin d'étoffes de soie d'or et d'argent de la rue Saint-Honoré qui avait pour enseigne : A la Bienfaisance.

Les plus rares, les plus curieux, les plus chers de ces portraits gravés sont le petit portrait en imitation de pastel de Bonnet d'après Krausinger, et le grand portrait en couleur de Janinet, surtout lorsqu'il a son encadrement historié et sa guirlande de lys en or. M. de Lescure cite un antre rare pot trait en couleur dans la manière des Dagoty, où la Reine, coiffée de plumes, a la main gauche appuyée sur la couronne royale. Ici je ne veux pas oublier une tête de grandeur naturelle, qui, quoiqu'elle ne portât pas de nom, était bien certainement un portrait de Marie-Antoinette. C'est l'unique épreuve que j'ai jamais vue de cette estampe du plus haut intérêt, vendue il y a deux ans à une vente de Clément.

 

 

 



[1] Voir note en fin de chapitre.

[2] Feuilleton des Débats, par de Barrière, 26 août 1853.

[3] Correspondance secrète (par Metra), vol. III.

[4] Correspondance secrète (par Metra), vol. IV.

[5] Mémoires de Mme Campan, vol. I. — Mémoires de la République des lettres. — Correspondance secrète, années 1776-1777.

[6] Mémoires sur la vie et le caractère de Mme la duchesse de Polignac, par madame la comtesse Diane de Polignac. Hambourg, 1795.

[7] Mémoires de Mme de Genlis, vol. II.

[8] Mémoires, par la comtesse Diane de Polignac.

[9] Souvenirs et portraits, par M. de Levis, 1813.

[10] Mémoires du comte de Tilly, Paris, 1830, vol. I.

[11] Mémoires, par la comtesse Diane de Polignac.

[12] Fragments inédits des Mémoires du prince de Ligne. La Revue nouvelle, 1846.

[13] Mémoires historiques du règne de Louis XVI, par Soulavie, 1801, vol. VI.

[14] Mémoires du comte de Tilly, vol. I.

[15] Mémoires, par la comtesse Diane de Polignac.

[16] Fragments inédits des Mémoires du prince de Ligne. La Revue nouvelle, 1846.

[17] Mémoires, par la comtesse Diane de Polignac.

[18] Mémoires de Mme Campan, vol. I. — Mes Récapitulations, par Bouilly. Paris Jannet, vol. I.

[19] Fragments inédits des Mémoires du prince de Ligne. La Revue nouvelle, 1846.

[20] Mémoires de la République des lettres, vol, XII.

[21] Gazette de France, 11 et 15 décembre 1778.

[22] Journal de Louis XVI et autres manuscrits du Roi trouvés dans l'armoire de fer. Couches de la Reine, le 19 décembre 1778 (Archives générales du royaume). Revue rétrospective, vol. V. Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[23] Gazette de France, mardi 22 décembre 1778.

[24] Mémoires de la République des lettres, vol. XII.

[25] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[26] Mémoires de la République des lettres, vol. XIV.

[27] Mémoires, par la comtesse Diane de Polignac.

[28] Correspondance secrète (par Metra), vol. VII.

[29] Mémoires de la République des lettres, vol. XIV.

[30] Mémoires, par la comtesse Diane de Polignac.

[31] Mémoires de la République des lettres, vol. XV.

[32] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[33] Maximes et Pensées de Louis XVI et d'Antoinette. Hambourg. 1802.

[34] Nous trouvons aux archives de l'Empire, Maison de la Reine, le total de la dépense, tant ordinaire qu'extraordinaire, de la maison de Marie-Antoinette :

Pour 1780 : 3.163.016 l., 16 s., 11 d.

Pour 1781 : 3.205.677 l., 4 s., 7 d.

Pour 1782 : 3.605.172 l., 8 s., 8 d.

[35] Correspondance secrète (par Métra), vol. VII, VIII, IX et X.

[36] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[37] Portraits et caractères, par Sénac de Meilhan.

[38] Mémoires de Weber, vol. I.

[39] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[40] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[41] Mémoires de la République des lettres.

[42] Mémoires, par l'abbé Georgel, vol. I.

[43] Mémoires autographes de M. le prince de Montbarrey, 1826, vol. I.

[44] Mémoires de la République des lettres, vol XVI.

[45] Correspondance secrète (par Métra), vol. X.

[46] Mémoires de la République des lettres, vol. XVIII.

[47] Correspondance du comte de Mirabeau et du comte de La Marck. Introduction.

[48] Correspondance secrète (par Métra), vol. IV.

[49] Mercy-Argenteau dit que dans cette affaire du duc de Guines, il y eut une sorte de violence exercée par la Reine sur la volonté du Roi. Il explique l'animation de la Reine contre Turgot et Vergennes par une conspiration des entours de Marie-Antoinette, obsédant la Reine pendant les courses, les parties de plaisir, les conversations de la soirée chez la princesse de Guémené, travaillant à piquer l'amour-propre de Marie-Antoinette, à l'irriter, à noircir à ses yeux ses adversaires politiques.

[50] Mémoires historiques et politiques du règne de Louis XVI, par Soulavie, vol. II.

[51] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[52] Mémoires historiques, par Soulavie, vol. IV.

[53] Mémoires, par l'abbé Georgel.

[54] Mémoires de la République des lettres, vol. XVII.

[55] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[56] Correspondance secrète (par Métra), vol. I.

[57] Fragments inédits des Mémoires du prince de Ligne. La Revue nouvelle, 1846.

[58] Journal de Louis XVI. Accouchement de la Reine, le 22 octobre 1781 (Archives générales du royaume). Revue rétrospective, vol. V. — Mémoires de Mme Campan, vol I.

[59] Gazette de France, mardi 30 octobre 1781,

[60] Mémoires de Mme Campan, vol. I.

[61] Journal de Louis XVI, Revue rétrospective, vol. V.

[62] Lettre autographe signée, communiquée par M. A. Firmin Didot, et publiée ici pour la première fois.

[63] Mercy-Argenteau ne juge pas justement, je crois, Mme de Polignac. Elle n'était ni ambitieuse ni avide ; elle fut entrainée par les exigences de ses amis à abuser de l'amitié de la Reine. Son tort, sa faute sans excuse, c'est d'avoir sacrifié sa royale amie aux intérêts de sa société particulière.

[64] Mémoires du baron de Besenval, 1821.

[65] Mémoires, par la comtesse Diane de Polignac.

[66] Mémoires secrets de la République des lettres, vol. I.

[67] S. M. s'amuse de préférence à jouer au billard parce que ces occasions réunissent mieux tout ce monde que la Heine appelle sa société, et avec lequel elle aime à s'entretenir. (Correspondance de Mercy-Argenteau.)

[68] Souvenirs et Portraits, par M. de Lévis.