STEENSTRAËTE

UN DEUXIÈME CHAPITRE DE L'HISTOIRE DES FUSILIERS MARINS (10 NOVEMBRE 1914-20 JANVIER 1915)

 

— VIII — EN RECONNAISSANCE.

 

 

Pour soulager un peu ses hommes, l'amiral avait demandé que la relève du bataillon de Kerros fût exceptionnellement faite par un bataillon de la 178e brigade territoriale : il n'était pas nécessaire d'avoir là des troupes d'assaut, en raison du calme de la ligne[1]. Le colonel Paillet avait remplacé, dans la journée du 11, le colonel Delage au poste de commandement de la défense, qui fut rapproché du canal. Sitôt les batteries installées, plus une batterie à cheval de 75 de la 7e division de cavalerie, nouvellement mise à la disposition de l'amiral[2], celui-ci fit procéder à des tirs de réglage par toute l'artillerie, tirs qui se poursuivirent pendant les journées du 12 et du 13 décembre. Précaution utile, nos armées devant prendre le lendemain l'offensive sur tout le front, et le groupement Hély d'Oissel, ainsi que le 20e corps, ayant reçu pour instruction d'aider l'offensive par une défensive active, destinée à retenir devant eux les forces de l'ennemi. En conséquence, l'amiral prescrivit pour la journée du 14 : 1° aux unités de première ligne d'exercer une surveillance très sévère et d'envoyer des patrouilles jusqu'aux tranchées allemandes ; 2° aux 2e et 3e compagnies du r régiment de se porter avant le jour à la réserve du secteur où se trouvaient déjà les 1er et 4e compagnies du 1er régiment ; 3° aux deux bataillons restant au cantonnement de se tenir prêts à toute éventualité ; 4° à l'artillerie de canonner fréquemment les tranchées ennemies, les routes et les points particuliers en arrière de ces tranchées.

Ces divers ordres furent exécutés à la lettre, mais on n'en put vérifier les effets ce jour-là (14 décembre), car l'ouverture du feu, à sept heures du matin, ne fut suivie d'aucune attaque. L'offensive des autres groupes de la VIIIe armée, déclenchée à la même heure, ne semblait pas faire grand progrès et, de notre côté, l'ouverture du feu n'avait eu pour résultat que de réveiller l'activité du feu ennemi. Nous n'en fûmes pas trop incommodés, semble-t-il. L'amiral, à la fin de la journée, fit relever les unités du front : les bataillons Bertrand et de Kerros prirent la place des bataillons Mauros et Geynet ; le colonel Delage remplaça au commandement de la défense le colonel Paillet. Mais les instructions de l'amiral en ce qui concernait la surveillance du front ennemi ne changèrent pas et se firent même plus pressantes : nous devions multiplier les patrouilles et les reconnaissances nocturnes. L'élément de tranchée avancée que nous occupions de l'autre côté du canal nous rendait la chose relativement facile ; nous étions là aux premières loges pour observer l'ennemi : On est noctambule tout comme des fêtards, écrivait le 9 décembre le commandant Geynet. On dort le jour et on veille la nuit. Le commandant ne tarit pas sur le courage déployé par les hommes qui tiennent cette pointe extrême de notre ligne, les gars de la tête du pont, comme il les appelle. La tranchée est à moins de 100 mètres[3] des Allemands ; la nuit, l'enseigne, avec une patrouille, circule en rampant au milieu d'eux. Il revient ainsi avec des renseignements sûrs, vus. C'est superbe. Mais c'est aussi assez coûteux. Chaque jour il y a de la casse à ces tranchées. Avant-hier trois tués, un blessé. Rien n'y fait, et les hommes demandent tous à y aller. C'est une récompense. Cela remplace le quart de vin de l'escadre... Il insiste encore dans une lettre postérieure du 16 : les tranchées de la rive gauche ne sont certainement pas des palais ; on y patauge, mais moins que dans la petite tranchée à 100 mètres de l'ennemi. Là mes gars font douze heures avec de l'eau jusqu'aux mollets. On ne peut les relever que de nuit ou de grand matin. C'est dur, car les blessés sont forcés de rester debout, mais c'est une récompense que d'être désigné pour la petite tranchée : il faut veiller ; ils sont seize et j'ai eu jusqu'à deux blessés et trois tués par nuit à cet endroit. Mais c'est la batterie des hommes sans peur de Toulon !

C'est de cette petite tranchée des hommes sans peur que partent généralement les reconnaissances nocturnes. Les Allemands, dit-on, ronflent à poings fermés dans la tranchée voisine[4], ce qui incite le commandant Geynet, grand imaginatif, à leur jouer un tour de sa façon. Il en a parlé à l'amiral qui s'est mis à rire : sans risquer un homme, il compte, avec son système, flanquer beaucoup de Boches en bas. Mais il garde son secret pour lui. Je vous le révélerai plus tard, dit-il aux siens. Il est à craindre qu'ils ne le connaissent jamais.

Le 15 décembre, entre autres, une de ces reconnaissances, exécutée au petit jour, donna fort à penser. Le commandant de Kerros, sur ordre de l'amiral[5], 'l'avait montée avec trois volontaires : le quartier-maître Le Goff, les fusiliers Le Moalic et Le Neveu[6]. La mission était délicate. La veille au soir, une reconnaissance, qui avait poussé jusqu'aux tranchées allemandes les plus rapprochées, n'y avait entendu aucun bruit. L'ennemi les avait-il évacuées ? Ou nous tendait-il un piège ? L'amiral avait quelque raison de se le demander.

Deux jours auparavant en effet, dans le secteur voisin[7], 450 territoriaux étaient ainsi descendus dans une tranchée qui paraissait abandonnée ; 32 seulement étaient revenus, et les bruits les plus étranges couraient sur tout le front : les uns disaient que des mitrailleuses, dissimulées au bout de la tranchée, s'étaient soudain démasquées ; d'autres parlaient d'une invention diabolique des Boches, une pâte asphyxiante à l'absorption de laquelle auraient succombé les assaillants. Cette pâte, ajoutait-on, ne produisait que des blessures superficielles, mais très douloureuses, fermeture des yeux pendant deux heures, puis conjonctivite, et il est à remarquer que ce sont précisément les effets produits par les gaz asphyxiants dont l'ennemi devait se servir pour la première fois, officiellement, sous forme de larges émissions, à Langemarck, le 22 avril suivant, et dont il semble bien qu'il faisait déjà l'essai restreint, dès le 13 décembre, dans les tranchées de ce même secteur. L'hypothèse de mitrailleuses, parachevant l'œuvre de la pâte, n'avait rien d'inconciliable avec l'emploi de celle-ci. De toute manière des précautions s'imposaient, d'autant plus urgentes que l'attaque générale était proche.

Un reste de nuit traînait sur les champs et favorisait la mission des trois hommes. Ils partent à la file indienne : ramper leur répugne et tout au plus acceptent-ils de se baisser un peu, tant ils sont persuadés que les tranchées allemandes de première ligne n'ont pas de garnison. Sans trop se faufiler, raconte leur chef, le lieutenant de vaisseau Feillet, ils font un tour vers quelques maisons ruinées, ne voient rien de suspect et arrivent sur les tranchées à examiner sans qu'on les ait inquiétés. Leur confiance redouble en voyant la toile tendue sur la première tranchée ; ils pensent qu'elle recouvre des cadavres et déjà Le Moalic se penche, quand la toile s'écarte brusquement : Wer da ? La tranchée est pleine de Boches qui dormaient et qui ne sont pas encore bien revenus de leur surprise. Le Moalic décharge son fusil dans le tas et décampe, avec ses deux camarades. Mais le jour s'était levé, la distance à parcourir était assez grande, et les Boches avaient ouvert le feu : Le Moalic tombe, puis Le Neveu. Plus agile, Le Goff avait pu sauter à temps dans notre tranchée. Le Neveu, une heure plus tard, l'y rejoignait : blessé seulement à l'épaule, il s'était couché dans les betteraves et, en rampant, avait fini par atteindre nos lignes. Mais Le Moalic restait entre les deux tranchées et plus près de l'allemande que de la nôtre. De son poste, le commandant de Kerros l'observait à la jumelle : l'homme ne remuait plus. Il était mort sans doute, achevé par un fusant de 77 qui venait d'éclater tout près de lui. Dans l'après-midi cependant, nos guetteurs, par les créneaux de la tranchée, crurent remarquer que le corps avait bougé. Lentement, imperceptiblement, il se déplaçait dans notre direction. Le Moalic vivait-il encore ou ce déplacement n'était-il que l'effet des soubresauts de l'agonie ? La nuit était venue, mais une nuit pire que le jour, avec les blancheurs crues dont l'inondaient les artificiers boches ; on avait fini par perdre tout espoir : une voix faible, un souffle, appela tout à coup près de la tranchée. C'était Le Moalic. Il était une heure et demie du matin. Il avait mis tout ce temps à traverser sur le ventre, dans les intervalles des fusées, ces 140 mètres de terrain plat. Il grelottait. Ranimé par du rhum, dit son capitaine, il nous expliqua qu'il avait fait le mort tout le jour et qu'il s'était traîné la nuit sur les mains, et ainsi il était parvenu à 50 mètres de nos tranchées et avait appelé la 5e compagnie. A grand'peine on le fit passer sur la passerelle et porter à l'ambulance où l'on constata que sa blessure était large, mais sans gravité.

Le capitaine se trompait : le sang perdu par Le Moalic, sa longue station à plat ventre dans les betteraves, l'indigence d'une infirmerie où le vent pénétrait par tous les trous et dont le feu ne chauffait pas, déterminèrent une pneumonie qui l'emporta quelques jours plus tard. Mais il avait eu le temps de faire son rapport au colonel Delage, prévenu par le docteur Taburet, et c'est ce qu'il souhaitait par-dessus tout. La fièvre précipitait son verbe. Infatigable, il décrivait la tranchée allemande, ses fils d'acier, ses croisillons, ses chevaux de frise...

— Très bien, mon brave, dit le colonel Delage. Tu es allé, tu as su voir, tes renseignements sont précieux. Je te remercie.

— Commandant, dit Le Moalic ; ce que j'ai fait, c'était pour rendre service à mes camarades et à mon pays.

— Ah ! donne-moi la main que je la serre, c'est trop beau.

— Eh ! s'écria le docteur Taburet, ce n'est pas assez, commandant, embrassez-le...[8]

Au dehors la nuit continuait à s'illuminer de blancheurs soudaines : presque à toute minute, une fusée filait de la ligne allemande avec un sifflement doux et, parvenue au sommet de sa courbe, ouvrait son cône de neige et l'épanchait sur nos tranchées. L'ennemi était seul encore à posséder de ces pièces d'artifice qui le mettaient à l'abri des surprises nocturnes. C'est vers cette époque aussi qu'il commença d'employer les grenades à main et les minenwerfer. Mais nous avions de bonnes raisons pour ne pas sortir de l'expectative : l'insuffisance du ravitaillement avait sensiblement fait diminuer dans l'après-midi la violence de notre feu ; dans le sud même le bruit du canon perdait de son intensité. Par contre, au nord, pendant toute la journée du 16, on entendit, vers Nieuport, une forte canonnade. De ce côté, l'offensive semblait aller bon train.

Dans notre secteur, elle n'était que provisoirement suspendue. L'amiral avait mis à profit les quelques heures de répit qui lui étaient accordées pour étudier une position de repli entre le Kemmelbeke et l'Yperlée : les 2e et 3e compagnies du 1er régiment en réserve du secteur commencèrent à creuser des tranchées sur le tracé choisi. Mais, dans la soirée, il fallut suspendre le travail : l'ordre venait d'arriver d'attaquer en avant de Steenstraëte à la pointe du jour. Et cette fois il ne s'agissait plus simplement de défensive active, mais d'une opération à grande envergure combinée entre le groupement Hély d'Oissel et le 20e corps, le premier en direction du carrefour ouest de Bixschoote, le second vers le bois triangulaire et Korteker-Kabaret.

Pour monter cette attaque, le général Hély d'Oissel désignait la brigade de marins, à laquelle il envoyait en renfort la 1re compagnie cycliste et une batterie d'artillerie à cheval, qui s'établit le soir même à l'est d'In den Cockhuit ; le général Balfourier, commandant le 20e corps, désignait de son côté 1.500 hommes de la 11e division d'infanterie. L'État-Major laissait aux commandements des deux troupes le soin de régler le détail des opérations.

L'amiral prit en conséquence ses dispositions : toute l'artillerie du secteur entrerait en action dès six heures du matin. A six heures quarante, après la préparation d'artillerie, le 1er bataillon du 1er régiment (commandant Geynet) sortirait de ses tranchées, appuyé par la compagnie cycliste et deux sections de mitrailleuses qui occuperaient pendant la nuit leurs emplacements de départ : deux compagnies de marins déboucheraient par la passerelle nord ; une compagnie de marins et la compagnie cycliste par le pont de Steenstraëte ; une compagnie de marins par la passerelle sud. Les troupes de la défense du front soutiendraient l'attaque par leur feu. Le bataillon Conti prendrait position en soutien éventuel à l'abri des vues, derrière le Kemmelbeke. Quelle que fin la tournure des événements, la ligne de l'Yser devait rester inviolable. L'amiral, tant que durerait l'attaque, se tiendrait en permanence au poste de commandement de la défense.

 

 

 



[1] Toutes les nuits on se fusille de part et d'autre. Heureusement, ils ont peu d'artillerie devant nous, ce qui paraît bien calme après Dixmude, où je crois que nous avons supporté le maximum d'un bombardement. (Maurice Faivre. Lettre du 13 décembre.)

[2] Elle avait été défilée un peu au sud du 1er groupe de 90.

[3] Cent cinquante mètres, dira plus exactement le lieutenant de vaisseau Feillet.

[4] Il semble qu'ils ne l'occupent pas toutes les nuits, dit-il ailleurs. Dans une reconnaissance, nous y avons vu beaucoup de cadavres boches. (Commandant Geynet, lettre du 16.)

[5] Lettre du lieutenant de vaisseau Feillet.

[6] Ce dernier, de Sainte-Suzanne (Mayenne), et l'un des rares Manceaux, sinon le seul, que possédait la brigade.

[7] A 8 kilomètres des fusiliers, précise le commandant Geynet.

[8] La suite de l'aventure est ainsi contée par le docteur Taburet : Un baiser bien sonore retentit sur la joue du matelot, cependant que la barbe blanche du capitaine de vaisseau Delage caressait cette figure pâle, encore salie d'une boue glorieuse dont je n'avais pu la débarrasser complètement. Vers quinze heures, accompagné du commandant, l'amiral, averti, venait voir ses troupiers : il était un peu, lui aussi, de Saint-Nicolas du Pélem, comme Le Moalic. — Je les propose tous les trois pour la médaille militaire, dit-il en sortant.