STEENSTRAËTE

UN DEUXIÈME CHAPITRE DE L'HISTOIRE DES FUSILIERS MARINS (10 NOVEMBRE 1914-20 JANVIER 1915)

 

— V — LA SITUATION GÉNÉRALE.

 

 

Le matin du 5 décembre 1914, quand la brigade des fusiliers marins se met en route pour Bosch-Hoek, à 2 kilomètres de Woesten, où elle a reçu l'ordre de se porter en vue de participer au service de défense de la partie du front du canal de l'Yser incombant à la 42e division d'infanterie, la situation générale de nos troupes dans le Nord est la suivante :

1° De Nieuport, que nous débordons légèrement vers Lombaertzyde, au pont de Knocke, nous occupons la rive gauche de l'Yser — sauf quelques points : Saint-Georges, la ferme de l'Union, etc., près de Nieuport —. Cette ligne est gardée par des troupes françaises et belges de toutes armes. Les fusiliers marins ont eux-mêmes à Nieuport un bataillon (commandant de Jonquières) et, devant Dixmude, dans le groupement Boichut, deux bataillons (commandants Conti et Mauros), mais qui ne liant pas tarder à rejoindre la brigade ;

2° Du pont de Knocke à la passerelle sud de Steenstraëte, notre front déborde largement l'Yser pour emprunter la ligne du canal de l'Yser à Ypres, qu'il suit jusqu'au pont de Steenstraëte — sauf sur une longueur d'environ 1.800 mètres[1], où les Allemands ont réussi à prendre pied —, franchit le canal au pont de Steenstraëte, enveloppe la queue de hameau collée à la tète de pont de la rive droite et descend le long de cette rive jusqu'à quelque cent mètres au delà de la passerelle sud. Cette ligne est gardée moitié par la 38e division et moitié par la 42e division d'infanterie, dans laquelle les fusiliers marins vont provisoirement s'encadrer ;

3° De la passerelle sud de Steenstraëte à Zonnebeke, notre front, quittant le canal, oblique dans le sud-est, par Langemarck, jusqu'à son point de jonction avec le front britannique. Cette ligne, qui couvre le saillant d'Ypres et qui a été l'objet d'attaques furieuses pendant presque tout le mois précédent, est gardée, à la date du 5 décembre, par le 20e corps et des détachements de toutes armes ; elle l'était auparavant par le 9e corps (Dubois), les territoriaux de Bidon et une partie du 2e corps de cavalerie de Mitry[2], qui avaient étalé le choc sans faiblir[3]. Quelle va être la destination de la brigade au milieu de ce front où elle n'opère plus, comme à Dixmude, en pointe détachée, mais en liaison étroite avec les différents contingents de la VIIIe armée, qui ont devant eux la IVe division d'ersatz, la IIe brigade de landwehr, les IIIe, XXIIIe, XXVIe et XXVIIe corps allemands, déployés de la mer à la Lys sous les ordres du duc de Wurtemberg[4] ? Un coup d'œil sur la carte nous l'apprendra.

Bosch-Hoek, vers laquelle on la dirige, est comprise dans le secteur de Steenstraëte, déjà entamé au nord par l'infiltration ennemie et qui forme un angle obtus avec le secteur de Langemarck. Les attaques allemandes y agissent à la manière d'un coin. Elles nous ont peu à peu refoulés des abords de Bixschoote, malgré la splendide furia des zouaves de la brigade marocaine qui ont enlevé à la baïonnette, près d'Hetsas (16 novembre), ce fameux bois triangulaire perdu le 14, repris après trois jours de lutte, à nouveau perdu et dont le plus large côté est tangent à nos tranchées du canal. Les progrès de l'ennemi s'arrêteront là pendant quelque temps ; sa ligne subira même, clans les premiers jours de décembre et plus tard, d'assez dangereuses oscillations[5], mais il n'en sera pas démonté et ne renoncera pas. Avec cet entêtement farouche, cette préoccupation exclusive du but à atteindre, qui ne tient compte ni de la difficulté de l'entreprise, ni de l'effroyable consommation de matériel humain (munchen matérial) qu'exige son exécution, il reprendra la poussée et cherchera, sur un point ou sur un autre, à crever notre couverture. Un moment même il y réussira. Mais ce succès passager qui, avec un peu plus d'audace chez l'adversaire, plus de cran, comme disent nos hommes, aurait pu entraîner la chute d'Ypres et la dislocation du front allié, il ne l'obtiendra que le 22 avril 1915, avec des moyens d'attaque inédits ou tout au moins singulièrement perfectionnés[6] et en recourant à des méthodes de guerre que condamne le droit des gens : surpris par des nappes mouvantes de gaz asphyxiants, les territoriaux qui gardent la ligne Langemarck-Hetsas s'affaisseront au fond de leurs tranchées. C'est la voie ouverte à l'ennemi jusqu'à Poperinghe, et il s'arrête sur le Kemmelbecke ! Le lendemain le vent aura changé ; nos troupes se seront ressaisies ; des masques leur permettront de braver les miasmes des empoisonneurs. Le gain allemand sera médiocre et disproportionné à l'ampleur des moyens employés : nous perdrons les têtes de ponts que nous occupions sur la rive droite du canal de l'Yser, mais l'ennemi, rejeté derrière le canal, dans la boucle de Poesele, y sera solidement contenu jusqu'au 31 juillet 1917, où le général Anthoine lui soufflera en un tournemain toute son avance de trente-trois mois.

Pour le moment il ne songe pas à déboucher de Bixschoote. Son offensive est brisée ou ralentie, et c'est nous qui le manœuvrons, depuis le commencement de décembre, sur la partie du front belge qui va de l'Yser à la Lys. Le communiqué du 5 signale les progrès sensibles que nous avons réalisés au nord de ce dernier cours d'eau : Notre infanterie, attaquant au point du jour, a enlevé d'un seul  bond deux lignes de tranchées, le gain a été de 500 mètres. Partie du hameau de Weindreft (un kilomètre nord-ouest de Langemarck) est restée entre nos mains. Dans le secteur même de Steenstracte, en avant de Poesele, sur la rive gauche du canal, nous travaillons à chasser l'ennemi de l'étroit couloir de marécages où il a pris pied le 10 novembre. L'opération, déclenchée à l'étouffée dans la nuit du 4, et montée par deux sections de 100 hommes des bataillons d'Afrique qui se sont jetées sur la Maison du Passeur[7], semble en bonne voie d'exécution. Dans la brigade, on croit qu'elle est le prélude d'une offensive générale du front anglo-français, pour le succès de laquelle l'état-major n'a pas cru devoir faire appel à des troupes plus solides que les fusiliers marins. Et peut-être, en effet, malgré l'absence presque complète d'artillerie lourde, ces troupes eussent-elles tenu toutes leurs promesses, si elles avaient pu se reconstituer au préalable, si les positions ennemies leur avaient été moins sommairement décrites, si la liaison des armes, enfin, au cours des attaques qui vont suivre, avait été mieux assurée.

 

 

 



[1] Les Principaux faits de guerre du 25 novembre au 5 décembre 1914. L'infiltration, nous le savons, s'était faite, le 10 novembre, par Poesele (à mi-distance entre Dixmude et Ypres) : l'ennemi avait réussi à lancer trois compagnies sur la rive gauche où elles avaient été renforcées. Le 32e corps, en effet, dit le général Z..., après avoir, dans les journées des 7 et 8, préparé une grande attaque de corps d'armée, n'avait pu la déclencher : il s'était trouvé forcé de faire face aux assauts répétés de l'ennemi. Ce n'est que le 9 que son attaque put se produire, mais elle ne donna que des succès partiels et de peu d'importance. Elle fut, par contre, suivie, le 10, d'une violente contre-attaque allemande, dans laquelle l'ennemi s'empara de Dixmude et rejeta la 38e division à l'ouest du canal, où il fit même passer quelques compagnies an pont de Driegrachten et à la Maison du Passeur. Le recul s'étendit également plus au sud, où les Allemands occupèrent le cabaret Korteker ainsi que les hanchées à l'ouest de Langemarck et refoulèrent la 42e division et le 2e corps de cavalerie jusqu'au canal, obligeant à reporter dans la région de Woesten et de Boesinghe les deux groupes de 120 que l'on avait antérieurement poussés au sud de Pilkem.

[2] Détachement Hély d'Oissel. Outre la 7e division de cavalerie, avec laquelle il avait brillamment enlevé Staden le 18 octobre et défendu énergiquement, le 20, Westroœsbeke et Poelcappelle, le général Hély d'Oissel avait dans son détachement le 125e et le 66e d'infanterie, ainsi qu'un groupe de l'artillerie de la 18e division. Le 16e corps (Grossetti), le 20e (Balfourier) et le 1er corps de cavalerie (Conneau) vinrent par fractions, au cours de l'offensive allemande, se joindre aux autres divisions du corps de Mitry qui appuyaient les troupes britanniques sur Saint-Éloi, Wytschaete, Warneton et Messines.

[3] A l'est d'Ypres, les généraux Dubois, Balfourier et Douglas Haigh n'ont pas cédé en trois semaines un pouce de terrain. (Résumé officiel des opérations du 2 août au 2 décembre.) Le 9e corps, avec Dubois, l'un de nos meilleurs tacticiens et qui avait déjà donné sa mesure à Signy-l'Abbaye et sur la Marne (v. notre livre les Marais de Saint-Gond), s'était particulièrement distingué au cours de la bataille d'Ypres où il avait progressé les 24, 25 et 26 octobre vers Zonnebeke et sur la route de Paschendaele et où son intervention fut décisive dans la journée critique du 31, marquée par le repli anglais : Au sujet de l'appui apporté à mon corps d'armée dans ses positions à l'est d'Ypres, écrivait au maréchal French le général Douglas Haig, je désire bien mettre en évidence la façon prompte et efficace par laquelle tous les rangs de l'armée française, qui ont été associés au 1er corps, ont coopéré avec les troupes anglaises à la défense contre l'ennemi commun. Le 31 octobre, quand, à cause de l'approche de l'ennemi vers Zillebeke, nos communications paraissaient en danger d'être coupées, le général Dubois, commandant le 9e corps, a immédiatement placé un détachement de toutes armes à ma disposition. L'infanterie était sous le commandement du général Moussy. Le lieutenant-colonel Payerne du 68e régiment d'infanterie, qui fut blessé, rendit d'appréciables services en cette occasion. Le même éloge peut être fait de la brigade de cavalerie sous le commandement du colonel de Maison-Rouge.

[4] Ces corps avaient eux-mêmes été renforcés, le 30 octobre, dans la zone anglaise, par des unités appartenant au IIe corps bavarois (prince Ruprecht de Bavière), au XIIIe et au XVe corps allemand (général von Deimling) et ils recevront, en décembre, dans la zone française, de nouveaux éléments d'ersatz rhénan et mecklembourgeois (v. plus loin).

[5] V. les communiqués. L'ennemi, qui avait tente à la fin de novembre de franchir le canal devant Steenstraëte, était refoulé au delà des ponts ; un régiment tout entier était détruit an sud de Bixschoote. décembre, les Principaux faits de guerre signalaient qu'à Bixschoote et à Merckem notre artillerie lourde avait gravement endommagé trois batteries allemandes ; le 9 décembre elle avait démoli, toujours dans cette région de Bixschoote, les passerelles de l'ennemi et ses approvisionnements ; le même jour, suivant le communiqué, l'infanterie allemande avait essayé sans succès de sortir de ses tranchées au sud de Bixschoote.

[6] V. plus loin le passage de la lettre du commandant Geynet sur les pâtes asphyxiantes.

[7] Il sera question fréquemment, dans les opérations des Flandres, de maisons du passeur. Celle dont il est question ici et qui acquit une tragique célébrité était située entre Driegrachten et Poesele, presque au confluent de la rivière Saint-Jean et du canal de l'Yser.