SAINT-GEORGES ET NIEUPORT

SAINT-GEORGES

 

— I — DE LOO À OOST-DUNKERQUE.

 

 

Le 2e régiment de la brigade navale, débarqué la veille à Loo, avait été passé en revue, dans la matinée du 25 novembre 1914, par son nouveau chef, le colonel Paillet[1]. Officiers et marins, après la revue, s'étaient disséminés dans leurs cantonnements de fortune. La besogne ne manquait pas : presque tout l’équipement était à reconstituer, les cadres à reformer, les unités A compléter. Il pleuvait. Mais on avait un toit, des foyers, et déjà la soupe chantait sur le feu, quand, brusquement, vers n heures du matin, ordre arriva au 1er bataillon de chavirer les marmites et de se mettre en route pour le carrefour de Linde où des autobus l’attendaient. Un renfort, de mille hommes venait d’être réclamé d’urgence par le général de Mitry pour la défense de Nieuport, et le choix de l’amiral s’était porté sur ce bataillon, commandé par le capitaine de frégate Fauque de Jonquières, et dont les quatre compagnies avaient respectivement pour capitaines : la 1re , le lieutenant de vaisseau Riou ; la 2e , le lieutenant de vaisseau Huon de Kermadec ; la 3e, le lieutenant de vaisseau Le Page ; la 4e , le lieutenant de vaisseau Martinie.

Par une singulière coïncidence, tous ces officiers étaient nouveaux à la brigade[2]. Dans les cadres subalternes, en revanche, dominaient les anciens de Melle et de Dixmude. Quelques grognements avaient bien accueilli le signal du branle-bas, chavirer les marmites étant toujours pénible, remarque naïvement un Jean Gouin. Mais les figures s’éclairèrent quand les conducteurs des autobus eurent révélé le nom de la localité où ils transportaient nos troupes.

— Eh ! les gars ! Sur quel pays qu’on met le cap ?

Les conducteurs avaient répondu : Oost-Dunkerque. Les hommes n’avaient retenu que la finale et, croyant qu’on les envoyait au repos dans quelque faubourg de ce Dunkerque qu’ils n’avaient fait que traverser et qui, après les misères de Dixmude, leur apparaissait comme un lieu de délices, ils ne songeaient plus à se plaindre de la versatilité du destin.

Dunkerque est formé de deux mots flamands : dun (dune) et kerque (église), très répandus dans les deux Flandres. Mais nos Jean Gouin ne connaissaient que le Dunkerque français, qu’en breton ils appellent Dukart. Oost-Dunkerque, où on les menait, est en réalité une aimable bourgade de quelques centaines d’habitants, à cinq kilomètres de Nieuport, à un kilomètre de la mer, dont elle est séparée par le bourrelet des dunes qui l’abrite contre les rafales du nord. Toutes les petites villes de la côte, La Panne, Coxyde, Nieuport, etc., s’épaulent pareillement à la dune comme à un rempart, et toutes, comme Oost-Dunkerque, sont reliées à leur plage, de création récente, par une grande route pavée ouverte dans les sables et qu'emprunte un tramway local. La bourgade et son annexe d’été ne se distinguent que par le mot : Bains, accolé au nom de cette dernière.

Aussitôt formé, le convoi avait pris la direction de Furnes. Et l’illusion des hommes s’était affermie : on refaisait à rebours la route qu’on avait faite la veille. Il ne pleuvait plus. Le ciel de Flandre, si bas d'ordinaire, semblait moins lourd aux épaules. Et, des lèvres d’un apprenti fusilier, une chanson monta, — peut-être la vieille chanson marine des Filles de la Rochelle, qui, au temps des guerres de Hollande, avaient armé en course un navire dont la brève odyssée n’était pas sans analogie avec celle du bataillon :

Il est parti vent arrière,

Brave, brave,

Reviendra-z'en louvoyant,

Bravement ;

Reviendra mouiller son ancre,

Brave, brave,

Dans la rade des Bons-Enfants,

Bravement.

 

La voix puissante des hommes, reprenant en chœur le refrain, dominait le ronflement des autobus. Mais, à Furnes, le convoi obliqua vers Nieuport et, à 4 heures du soir, il s’arrêtait à l’entrée d’Oost-Dunkerque. Les chants avaient cessé. Le rêve était fini. La nuit tombait. Le village regorgeait de troupes de toutes armes, appartenant poux la plupart à la 81e division territoriale commandée par le général Trumelet-Faber, sous les ordres duquel était placé le bataillon. De surcroît et bien que canonné de loin en loin, Oost- Dunkerque avait conservé presque toute sa population civile, qui s’était grossie entre temps de nombreux réfugiés. Même encombrement dans les hôtels et les villas de la plage. On finit par loger la 2e et la 3e compagnie dans l’église, la 1re dans une ferme sur la route de Coxyde. La 4e s’éparpilla dans le village. Tous ces mouvements avaient pris un certain temps. Nos hommes étaient à jeun depuis l’aube. La soupe tardait. Je ne suis pas sûr qu’à ce moment, écrit un officier (1)[3], ils n’aient pas regretté une fois de plus leurs marmites trop précipitamment chavirées.

La situation, en effet, n’était pas aussi critique qu’on l’avait cru, et rien ne pressait. Le général Trumelet-Faber s’en était expliqué avec le commandant de Jonquières, qui l'était allé trouver au débotté sur la plage. Sans doute on n’avait pu conserver Lombaertzyde[4] et, par les dunes et Saint-Georges, qui était aussi à eux, les Allemands serraient assez dangereusement Nieuport et ses écluses, clef de l’inondation. Sur la rive droite de l’Yser, ils avaient presque atteint les Cinq-Ponts, — ainsi nommés, diront plaisamment les marins, parce qu’il y en a six[5]. Des patrouilles boches avaient pénétré de nuit dans Nieuport-Ville ; l'une d’elles avait même poussé jusqu’à la maison de l’Écluse. Elles ne se contentaient pas de faire des rafles dans nos avant-postes et lourdement, sur les murs, soulignaient leur passage d’un graffite obscène ou de quelque inscription qui voulait être terrifiante : Paris kapout... Franzosich kapout[6]. Le 12e et le 14e territorial[7] en particulier avaient fait d’assez grosses pertes au cours de ces engagements. Depuis lors, Mitry étant intervenu et ayant pris la tête du groupement, nos affaires s’étaient un peu rétablies, mais on n’était pas sans appréhension sur les visées secrètes de l'ennemi, qui pouvait bien chercher à nous tourner par un débarquement nocturne en radeaux. L’hypothèse valait ce qu’elle valait et celle-ci n’eût peut-être pas trouvé grand crédit près de l’État-Major, si l’on n’avait appris que le Kursaal d’Ostende abritait depuis quelques jours des fusiliers marins allemands, venus de Brême et de Hambourg, via Thourout. A quelle fin, sinon en vue d’un débarquement ? Et quelle meilleure manière d’y parer que d’opposer marins à marins, suivant la formule homéopathique : similia similibus ? Mais, comme il ne s’agissait là, en somme, que d’une éventualité plus ou moins lointaine, le bataillon de Jonquières n’avait pas à craindre d’être envoyé en première ligne avant de s’être reformé. La flotte britannique tenait les dunes sous son feu ; autour de Nieuport nous avions maintenant des troupes de choc éprouvées, dragons, chasseurs, etc., sous les ordres du général de Buyer, commandant la 4e D. C. ; les Belges ne faisaient pas mine de lâcher Ramscapelle ; Trumelet-Faber enfin gardait lui-même pleine confiance dans ses territoriaux qui, s’ils avaient fléchi à Lombaertzyde, faute d’une artillerie capable de répondre à celle de l’ennemi, s’étaient fort vaillamment comportés dans toutes les autres circonstances, à Bucquoy notamment, où ils perdirent leur premier chef, le général Marcot, tué par un obus le 3 octobre 1914.

Comme le reste de la brigade à Loo[8], le bataillon de Jonquières allait donc demeurer provisoirement en réserve ; l’intendance pourrait procéder à son rééquipement, les nouvelles recrues pourraient être instruites et entraînées. Oost-Dunkerque n’est pas un Éden, mais les horizons n'y ont point la déprimante monotonie de ceux de Dixmude ou de Steenstraëte. Si, vers le sud, s'étendait encore l’immense damier des polders, au nord et à l’est la dune moutonnait, large en certains endroits de plus d’un kilomètre et pareille avec scs déchirures, ses pics, ses entonnoirs, ses halliers de bouleaux nains et d’arbousiers, ses crêtes blanches comme la neige, à une Alpe en miniature. Puis, derrière cette dune, que la résille des oyats n’arrivait pas à fixer et dont les jeux du vent modifiaient continuellement la structure, il y avait la mer, la vraie mer, ses vagues, ses tempêtes et ses sourires On entendait son grondement à l’heure du flux et, par les brèches ouvertes dans la muraille des sables, on voyait luire çà et là son opale. De rudes silhouettes de navires s’estompaient sur l’horizon, destroyers, monitors, dont la masse grise s’éclairait de feux brusques et roulait de sourds tonnerres. Entre leur ligne immobile et la mouvante lisière du flot, des pêcheurs à cheval, particuliers aux côtes flamandes, se risquaient à traîner leur grand filet à crevettes qu’un orin rattachait à la selle[9]. Même dans le Sandeshoved, dans la région des terres neuves, gagnées sur l’eau par le lent effort des générations, le labeur humain n’était pas complètement arrêté. Le premier moment de stupeur passé, le caractère flegmatique de la race avait repris le dessus : encadrés par le tir ennemi, les hommes n’en perdaient pas une bouffée de leur pipe, les femmes un point de leur dentelle ; entre deux bombardements, une charrue défonçait la glèbe au pas lourd d’un attelage ; le geste cadencé d’un semeur s’enlevait sur le ciel ou se fondait mystiquement dans les brouillards exhalés des conduits d’irrigation. Ailleurs, c’était le no man’s land, la terre qui n’est à personne, nue, morne, creusée de cratères, ridée de tranchées géométriques, comme un paysage lunaire ; ici, dans ce petit village propret, aux façades beiges ou lilas, festonnées d'un pied de glycine ou d’une clématite arborescente et dont quelques-unes seulement montraient la balafre d’un obus ou la moucheture d’un shrapnell, c’était encore la vie civilisée, presque la vie normale, et les heures y coulaient, les journées y glissaient, à la fois légères et bien remplies par la mise en état du bataillon : astiquage des armes et des équipements, formation des compagnies, revues, exercices. De 5 heures du soir à 8 heures, il y avait permissionnaires, comme on dit dans la marine, et Jean Gouin s’offrait le plaisir d’aller boire un verre au prochain estaminet. La Flandre est presque aussi richement pourvue de ces établissements que la Bretagne. De verre en verre et d’estaminet en estaminet, il arrivait parfois que Jean Gouin, au couvre-feu, tanguait plus que de raison sur la route. Mais il n’y paraissait pas trop le lendemain et le brave garçon reprenait comme devant son astiquage et ses exercices.

Ceux-ci se faisaient d'abord sur la plage. Mais un jour, sans qu'aucune visite d’avion eût précédé leur venue, des obus tombèrent à quelques mètres de nos hommes : par prudence on fit désormais les exercices dans les dunes, dont les cuvettes sont moins faciles à repérer. Les obus alors s’en prirent au village et à son annexe balnéaire, qu’un heureux hasard avait à peu près préservés jusque-là. L’ennemi, sans doute, avait des intelligences dans la place, comme sur toute la côte flamande. Ce n’était chaque nuit que lumières suspectes, ombres équivoques, frôlements mystérieux ; le jour, des ailes de moulins viraient à contre-vent, des fumées bizarrement colorées montaient de la dune. Entre Saint-Idesbalt et Coxyde, dans une villa boche du front de mer, véritable bastion d’un mètre vingt d’épaisseur qu'il fallut détruire à la dynamite et dont la baie principale, découpée comme l'embrasure d’une pièce lourde, tenait directement sous sa vue le fort Saint-Louis, le génie belge découvrait tout un système de casemates et de plates-formes bétonnées desservies par un ascenseur capable de monter un poids de 600 kilos[10]. A Oost-Dunkerque même, des rumeurs couraient sur un personnage que son caractère sacerdotal aurait dû défendre contre de pareilles insinuations et dont tout le crime peut-être était de mal connaître nos marins, qu’il prenait pour des septembriseurs. Il n’avait pu les voir sans aigreur convertir son église en dortoir et dresser dans le cimetière les cuisines de leurs escouades. Pourtant le culte n’avait pas été complètement suspendu ; les offices se célébraient à prime, de 6 à 7 heures, devant une assistance assez clairsemée, mais toujours recueillie ; quelques vieilles femmes, des enfants, voix aigrelettes ou chevrotantes, s’escrimant avec l’orgue des dormeurs vautrés dans leur litière. Au tintement de la clochette, des hommes s’éveillaient, tiraient leurs bonnets ; quelques-uns se levaient et, dévotement, suivaient l’office debout, à la bretonne. Les indifférents, dans des coins, éclairés par de petites bougies, le sac sur les genoux, continuaient leur correspondance ; les gradés circulaient sur la pointe des pieds. Personne n’avait besoin qu’on le rappelât à la décence. La marine, dit un officier, a le respect des sanctuaires. Aussi bien ces messes clandestines, dans la demi-obscurité, sous le vol des obus, dont l’éclatement faisait vaciller la flamme des cierges, empruntaient des circonstances quelque chose d’émouvant, surtout quand elles étaient dites par des aumôniers militaires. L’enseigne de Blic les servait d’habitude, le revolver en sautoir, et peu d’officiers étaient plus considérés de leurs hommes qui l’avaient vu à l’œuvre dans vingt combats.

De quelque côté que l'ennemi reçût ses renseignements, il reste acquis que les bombardements d’Oost- Dunkerque, qui avaient été assez rares jusque-là et qui avaient même complètement cessé depuis deux semaines, devinrent beaucoup plus fréquents à partir du 25 novembre[11], date du débarquement des marins dans la localité. Et ils se firent en même temps beaucoup plus précis. La population commençait à s’inquiéter. Quelques habitants faisaient déjà leurs paquets[12] et la plupart avaient cherché un refuge dans les caves. Impavide, le général Trumelet-Faber conservait son poste de commandement au Grand-Hôtel d’Oost-Dunkerque-Bains. C’était un vieux Lorrain, un de ces Bitchois taillés sur le modèle des héros d’Erckmann-Chatrian, à la rude moustache et à l’âme irréductible comme leur cité[13]. Atteint par la limite d’âge en avril 1914, réintégré dans les cadres au mois d’août, le général Trumelet-Faber avait succédé en octobre au général Marcot à la tête de la '81 e division territoriale. Il sortait de son poste de commandement avec le colonel d’artillerie Nicolle. Les deux hommes causaient sur le promenoir de la plage, indifférents aux projectiles qui s’abattaient autour d’eux et dont, à quelque cent mètres de là, dans un pli de la dune, un pêcheur observait à la jumelle les points d’éclatement. Un dernier obus fit explosion sur le promenoir même, blessant mortellement le général, épargnant le colonel. Le pêcheur gratta le sable, y enfouit sa jumelle et revint sur la plage où ses questions indiscrètes éveillèrent les soupçons. Arrêté, il fut reconnu pour un indicateur. Trumelet-Faber avait le bras gauche broyé, sept éclats d’obus dans la hanche[14]. En quatre mois, c’était le deuxième général que perdait la 81e division territoriale. On était au 8 décembre et, ce jour-là justement, le général, qui estimait que le bataillon des marins avait largement eu le temps, au cours des deux semaines écoulées, de se reformer et de s’entraîner, avait donné l’ordre au commandant de Jonquières d’envoyer une compagnie dans les tranchées avancées de Nieuport vers Lombaertzyde. Dorénavant une compagnie de marins prendrait chaque nuit ces tranchées, ou plutôt le boyau attenant[15], en soutien éventuel du bataillon de territoriaux qui les occupait. Nous y avions déjà une section de mitrailleuses, sous les ordres alternatifs des enseignes Tarrade et Perroquin. On se mettait en route à la nuit tombante, vers 4 heures du soir, et l’on revenait au matin. A partir du 12 décembre, en outre, deux autres ; compagnies furent placées en cantonnement d’alerte à Nieuport-Bains et à Oost-Dunkerque-Bains, en vue d’assurer la surveillance de la plage, où l’on craignait toujours un débarquement par radeaux. Ce dernier service n’était pas bien dur : la dune offrait une couche moelleuse aux veilleurs ; les tranchées y étaient parfaitement étanches et, sauf les nuits de tempête où le sable cinglait les figures et enrayait le mécanisme des fusils, on s’y trouvait, dit un marin, presque aussi, bien que dans son hamac. Tout autre était le service des tranchées de Lombaertzyde, creusées dans la région des polders. Là, l’ancien supplice recommençait : nos hommes retrouvaient cette mer de boue qui les avait tant fait souffrir à Dixmude et où devaient définitivement s'enliser leurs malheureux camarades restés à Steenstraëte. Sapes et boyaux étaient complètement mondés ; les parapets s’éboulaient sous la pluie ; les banquettes de tir fondaient comme du savon ; les gourbis croulaient sur les hommes. On en accusa d’abord la paresse des territoriaux.

— Qu’est-ce qui m’a fichu des tranchées pareilles ? s’était écrié l’officier qui prenait la relève. Attends un peu que Jean Gouin s’en mêle et tu vas voir !

De fait, les premières nuits, tout le monde s'y mit d’arrache-pied, gradés, brevetés et simples fusiliers. Les marins, qui s’étaient piqués d’amour-propre, voulaient montrer aux vieux frères comment on fabrique une tranchée modèle, avec caillebotis, puisard, rigole d’écoulement, plancher de rondins, etc. ; les territoriaux, doucement goguenards, souriaient sans rien dire dans leurs barbes de patriarche. Au matin, il est vrai, les tranchées étaient à peu près nettoyées, les banquettes et les parapets rétablis. Mais le soir, quand les marins prenaient la relève, tout était à recommencer : l'argile s’était effritée par morceaux sous l’action de la pluie et du bombardement ; l’eau, sourdant sous les pieds, avait rempli les boyaux. Pour l’étancher complètement, il eût fallu rétablir les drains de briques qui la conduisaient aux canaux d’évacuation et que les bêches des deux adversaires avaient crevés presque partout. Le réseau capillaire rompu, l’eau s’en échappait, remontait à la surface, sang incolore de cette terre où elle distribuait autrefois la vie et qu'elle noyait maintenant sous sa nappe léthargique[16]. Un plus long effort pour combattre sa progression n’eût servi de rien et il fallait se résigner, comme les vieux frères, à passer la nuit dans la vase jusqu’aux mollets et quelquefois jusqu’aux hanches.

Du moins, l’ennemi se montrait-il assez accommodant. Le secteur de Lombaertzyde était relativement calme à cette époque, comme celui de Saint-Georges, qui le prolongeait vers le sud. Seules, quelques fusées troublaient de temps à autre la tranquillité nocturne. Elles éclairaient des étendues d’herbes sèches et d’eaux mortes, sans accidents, sans personnages humains, une sorte de grande pampa mouillée d’où émergeaient quelques toits de fermes pareilles à des arches flottantes...

Mais, si l’avant demeurait à peu près tranquille, l’ennemi de plus en plus recherchait nos lignes de communication et nos cantonnements ; Oost-Dunkerque était bombardé presque chaque jour. L’église, les caves mêmes n’offraient plus aucune sécurité et le commandant de Jonquières décida d’utiliser une partie des heures consacrées aux exercices pour faire creuser des abris dans la dune. Il ne s’agissait encore que d'abris provisoires où les compagnies pourraient se réfugier en cas de bombardement par gros obus. Déjà, le jour où le général Trumelet-Faber fut grièvement blessé sur le seuil de son quartier général, on avait fait évacuer l’église par les marins, puis, faute de place, on l'avait réintégrée en attendant de pouvoir loger ailleurs nos hommes. Vers le 12 enfin, elle fut rendue à sa destination et il est remarquable qu'à partir de ce moment les obus cessèrent de la rechercher.

Le général Trumelet-Faber avait été remplacé temporairement à la tête de la 81e division territoriale, où devait lui succéder le général Bajolle, par le général Exelmans, commandant la 162e brigade. Des bruits d’offensive commençaient à courir[17]. Mais ils ne se précisèrent que le 14 : ce jour-là, le commandant de Jonquières reçut l’ordre d’envoyer dans la nuit une de ses compagnies à Ramscapelle, les trois autres à Nieuport et, entre temps, de se rendre lui-même dans cette ville où des instructions relatives aux opérations à se dérouler le lendemain lui seraient données à 14 heures par le colonel Hennocque, commandant la 7e brigade de dragons. De quelle nature seraient ces opérations, on l’ignorait. Mais, malgré l’envoi d’une compagnie à Ramscapelle, on ne doutait pas que la coopération des marins serait sollicitée de préférence vers Lombaertzyde, dont le secteur leur était devenu familier.

C’est Sur Saint-Georges qu’on les jeta, dont le secteur leur était inconnu.

 

 

 



[1] Le capitaine de vaisseau Paillet avait succédé à l’inoubliable commandant (aujourd’hui contre-amiral) Varney, blessé le 10 novembre.

[2] Le commandant de Jonquières avait succédé au commandant Jeanniot, le père des marins, assassiné par les Allemands le 24 octobre ; les capitaines Riou et Martinie étaient aussi arrivés la brigade vers la fin du siège ; les capitaines Le Page et Huon de Kermadec, vers le 10 novembre, après Dixmude.

[3] Carnet de route du lieutenant de vaisseau L...

[4] La brigade de Gyvès (de la 81e D. T.)... réussit le 5 novembre à s’emparer du gros village de Lombaertzyde... Le soir, une de ces contre-attaques nocturnes, impressionnantes, soutenues par un fracas d’artillerie et qui étaient alors la manière favorite de la tactique allemande, la chasse du village où elle n’a pas eu le temps de s’organiser et la rejette en désordre vers la rivière. Clermont-Tonnerre (officier d'E.-M. à la 161e brigade) arrive à temps dans cette confusion pour rallier quelques groupes de fuyards et reconstituer une ligne. (Louis GILLET : Louis de Clermont-Tonnerre.) Les 8, 9 et 10, la tentative était renouvelée par la 81e D. T., avec des alternatives de succès et d’échecs. Le livret du 11e régiment d'I. T. rapporte ainsi ces divers mouvements : L’armée belge a ordre de rejeter les détachements allemands sur la rive gauche de l’Yser en enlevant Schoorbakke, pendant que la 81e D. T., débouchant par Nieuport-Ville et Nieuport-Bains sur Lombaertzyde-Westende et Saint-Georges, s’établira sur la rive droite de l’Yser, face à Saint-Pierre-Capelle. Prendre l'offensive sur la rive droite de l’Yser, sur Lombaertzyde, et maintenir à tout prix l’occupation de Nieuport et les passages de l’Yser dans les environs immédiats de cette ville. (Ordres généraux des 5 et 6 novembre 1914.) Combats soutenus pour l’exécution de cette mission par la 81e D. T. seule. Les 8, 9, 10 et 11 novembre : combats ininterrompus de Lombaertzyde, attaque de Lombaertzyde-Westende (passage de l'Yser), Nieuport-Bains et Nieuport-Ville.

[5] Autant que de bras : le canal de Furnes, le Noord-Vaart ou Bevordyck, l'Yser canalisé, la crique de Nieuwendamme ou vieil Yser, le canal de Plaschondaele et le canal d'évacuation.

[6] Un beau bâtiment de briques rouges : le collège. J'entre. Tout y a été démoli et saccagé ; sur les murs blancs, ces deux mentions : Paris kapout et Franzosich kapout, écrites par les Boches, mais entourées par de vigoureuses réponses en argot, en français, en belge, voire en latin ! ! ! (Quartier-maître Luc Platt, lettre du 4 avril 1915.)

[7] Le 12e régiment d’infanterie territoriale appartenait à la 161e brigade (général de Gyvès) et le 14e à la 162e brigade (général Exelmans), composant toutes deux la 81e D. T.

[8] Moins les bataillons Mauros et Conti, détachés devant Dixmude.

[9] Enseigne POISSON, Carnet de route.

[10] Henri MALO, le Drame des Flandres.

[11] Carnet de route du lieutenant de vaisseau L...

[12] Toutefois l'exode le plus important n’eut lieu qu’après le bombardement du 12 décembre. On lit dans les journaux anglais à la date du 11 : Le vapeur de l'État belge, la Ville d'Anvers, vient de débarquer à Douvres une centaine de réfugiés venant de la région d’Oost-Dunkerque, qui a été bombardée par l'artillerie ennemie établie à Nieuport. Les maisons de cette région ont été démolies l'une après l’autre par les obus, et la population civile a dû s’enfuir précipitamment.

[13] Né à Bitche le 24 avril 1852, Trumelet-Faber venait de passer à Metz son concours d’admission à Saint-Cyr (1870) et était rentré à Bitche en attendant les résultats de l’examen. La guerre éclatait dans l’intervalle. L’enfant s’engageait dans un corps franc formé à Bitche même, était fait prisonnier au cours d’une reconnaissance et allait être fusillé comme espion : mais il brûlait la politesse à l’escouade qui le conduisait au camp prussien, rentrait à Bitche, gagnait le Luxembourg, puis la Belgique et se rendait à Tours où, eu vertu du décret qui autorisait le gouvernement à nommer officiers les candidats admissibles à Saint-Cyr, il recevait sou brevet de sous-lieutenant au 10e d'infanterie. Le reste de sa carrière s'était presque entièrement déroulé dans nos colonies, en Annam, au Tonkin, en Tunisie, au Maroc oriental, où sa belle vaillance aux combats de Sangal et d’Aïn-el-Arba (avril-mai 1913) lui avait valu la cravate de commandeur.

[14] Après de longs mois de souffrance, le général Trumelet-Faber, qu’on avait dû amputer de son bras, mourut des suites de ses blessures à l'hôpital d'Écosse, 7, rue de la Chaise, où il avait été transporté. Il avait été fait grand-officier de la Légion d'honneur, le 8 décembre 1914.

[15] Une seule compagnie était de service à la fois, baïonnette au canon, dans un boyau situé derrière les tranchées de première ligne, eau et boue jusqu’aux genoux. (Journal du docteur L. G...)

[16] Carnet de route d'un officier d’Alpins.

[17] On parle à mots couverts d'une offensive à laquelle le bataillon prendra part, mais on ne sait ni sur quel point, ni dans quelles conditions elle se produira. (Carnet du lieutenant de vaisseau L..., à la date du 13 novembre.)