DIXMUDE

LES FUSILIERS MARINS

 

XV. — SUR LA ROUTE DE FRANCE.

 

 

Et maintenant, croit-on, ça va être la vie en cantonnement, la vie d’arrière, sans imprévu, sans alerte, sans bombardement, presque aussi insipide que la vie de caserne, mais abondante, régulière et facile ; on va pouvoir se déséquiper, se laver, quitter la carapace de boue et de crasse qu’on habite depuis un mois et dont l’odeur est si forte, au dire d’un témoin, qu’elle précède la brigade de cinquante pas. Ainsi, quand les morutiers reviennent du Banc, tout chargés d’odeurs de saumure et de massacre, le vent porte jusqu’au fond des ruelles de Saint-Malo, à plusieurs milles, les lourds relents qui annoncent leur arrivée sur rade...

Et puis les âmes elles-mêmes ont besoin de relâche. Elles ne pourraient supporter longtemps, sans de graves désordres, cet état d’exaltation où elles sont tendues depuis un mois. Tous les carnets de la brigade signalent vers cette date, en l’attribuant d’abord à l’alcool, à des saouleries clandestines, l’éclat extraordinaire des yeux des hommes. C’est la fièvre du combat qui les fait si brillants. Les verbes sont précipités, hachés, comme dans la colère. Plusieurs cas de folie ont été observés. Il en est de trop explicables.

Mais, sans prendre cette forme aiguë, on constaterait dans toute la brigade un état de nervosité qui, à la longue, pourrait devenir inquiétant. Le commandant Geynet en est frappé. Nouveau venu à la brigade, il a encore tout son calme, bien que lui-même soit essentiellement un nerveux. Au fur et à mesure que les journées de cantonnement avancent, il note : Les marins se refont, les yeux sont moins brillants, les traits se reposent. Et le 1er décembre : Cet exercice dans la campagne, de une heure à quatre heures, est bon ; cela reforme les hommes. Les figures se remplissent, les yeux sont moins fiévreux, moins cernés... Mais il faudra bien des jours pour que l’âme et le corps, chez ces hommes, reprennent leur niveau. Nous n’en pouvions plus après le 10 novembre, confesse un de leurs officiers. Et, au dernier moment, si on eût écouté certains d’entre eux, peut-être ne les eût-on pas relevés encore. A quel sentiment complexe obéissaient-ils ? Le même officier nous l’apprend : sur les routes où ils s’enfonçaient tout à l’heure, ce n’était pas la tristesse seulement, un regret nostalgique, qui alourdissait leur marche, c’était aussi le doute, la crainte de n’avoir pas fait assez, puisqu’ils n’avaient pas su garder Dixmude.

L’étrange scrupule ! Pourtant on les a cités, dès le 26 octobre, à l’ordre du jour de l’armée ; un ancien ministre de la Guerre britannique, le colonel Seely, qui les a vus à l’œuvre sur l’Yser, leur a dit le 27 : Vous avez sauvé la situation. Et un officier français du même grade, le colonel de cavalerie Le Gouvello, en termes plus pittoresques leur a exprimé la même opinion le 4 novembre : Vous avez une fameuse presse dans les tranchées. A vous, jusqu’ici, le maximum de bombardement ! Mais c’était avant la prise de Dixmude. Et leur tiendrait-on ce langage, maintenant que la ville est tombée ? Quel accueil leur réserve le général d’Urbal, qui doit les passer en revue dès demain, sans même leur laisser le temps de se débarbouiller et quand, tombés dans un cantonnement archicomble, ils ont encore dans les jambes les 27 kilomètres de leur marche nocturne sur Hoogstaede et Gyverinchove ? Maisons, fermes, tout est bondé, au point que des officiers durent coucher dans les autos. Mais le commandant de la VIII e armée n’a pas voulu attendre une heure de plus. Et peut-être, pour une âme de soldat, est-ce bien le plus beau spectacle qu’elle se puisse donner que celui de ces débris d’une troupe de héros saisie à l’état brut, si l’on peut dire, et dans sa croûte de gloire mal séchée.

Le matin du 18 novembre, sous un ciel brumeux et triste, que perçaient les premières flèches de l’hiver, le général d’Urbal, suivi d’un peloton de trente dragons portant son guidon tricolore, passait au galop sur le front de la brigade, descendait de cheval et décorait au son du canon le contre-amiral Ronarc’h et deux des plus jeunes fusiliers des 1er et 2e régiments, la vieille marine et la nouvelle, symbolisées par ces trois hommes, dont l’un recevait la cravate de commandeur, et les deux autres, âgés de dix-sept ans et demi, la médaille militaire. Les assistants remarquèrent que, par dérogation au règlement qui ne prescrit l’accolade que pour les légionnaires, le général, au lieu de serrer la main des deux matelots, les embrassa. Il expliqua brièvement que, sur leurs joues imberbes, il embrassait la brigade tout entière, quatre semaines d’héroïsme, le front de l’Yser consolidé, Dixmude rendu inutilisable pour l’ennemi, notre victoire affirmée par son désistement. C’était superbe, écrit le commandant Geynet. Les têtes se redressaient, les poitrines respiraient mieux, comme si le geste du général les avait libérées de leur secrète oppression...

La prise d’armes fut courte, — une prise d’armes de front de bandière. A quelques kilomètres de là, tonnait l’artillerie lourde de l’ennemi. Les coups font trembler les maisons, observe l’enseigne Boissat-Mazerat, qui rejoignait la brigade à Hoogstaede ce jour même : C’est bien ma veine. J’arrive quand la fête s’arrête. Nous sommes présentement dans un village de 300 habitants, avec des Sénégalais et des hussards. C’est plutôt encombré.

Et c’était l’encombrement dans la boue. De guerre lasse, après avoir casé leurs hommes, vaille que vaille, dans tous les réduits susceptibles de leur offrir un abri provisoire, les officiers s’étaient partagé les dernières soupentes inoccupées.

Les nouveaux venus, qui s’attendaient à entrer tout de suite en campagne, se montraient un peu désappointés. La brigade vient de recevoir une nouvelle fournée d’officiers : le capitaine de vaisseau Paillet, qui remplace le colonel Varney, blessé le 10 novembre, le capitaine de frégate Bertrand, historiographe des marins de la Garde, dont les fusiliers continuent la glorieuse tradition, les lieutenants de vaisseau Ferrât, Roux, Huon de Kermadec, l’enseigne Goudot, le médecin principal Brugère, les docteurs Cristau, Le Goffic, etc. D’autres sont attendus.

Le froid semble maintenant se fixer. Il gèle chaque nuit. La campagne est toute blanche : c’est une harmonie nouvelle dans un cadre ancien, écrit joliment l’enseigne Humbert. La grande plaine flamande, avec son moutonnement de petites fermes basses, de bourgades en rond sous la houlette de leurs clochers obliques, continue de s’étendre à l’infini ; la neige égalise peu à peu le paysage bouleversé ; elle panse de sa ouate les plaies de la glèbe, comble les entonnoirs des marmites, nivelle les longues routes droites où ne cessent de défiler les convois et les caissons d’artillerie. Des coloniaux passent, venant de Dixmude et faisant un crochet pour tourner vers Ypres. La canonnade, dans le lointain, n’arrête pas ; des taubes sillonnent le ciel. Inévitablement, après leur visite, les gros obus vont pleuvoir : nous sommes ici les uns sur les autres et ces grouillements de troupes sont une cible trop tentante pour l’ennemi.

Quant à espérer de reformer la brigade en pareil lieu, c’est impossible. L’amiral s’est plaint au quartier général : il insiste pour qu’on lui assigne un autre cantonnement, plus loin du front, moins encombré surtout, où les régiments puissent poursuivre la remise en état de leurs unités. Mais toutes les villes belges de l’arrière sont aussi encombrées. Il faut pourtant se déhaler de là coûte que coûte, fût-ce au prix d’une marche forcée, et gagner la frontière française. Enfin on apprend que l’amiral brusque les choses et qu’on va partir pour Dunkerque. Mais les ordres ont-ils été mal donnés ou mal interprétés ? Toujours est-il que ce départ à six heures du matin, en pleine nuit noire et en pagaille, le 22 novembre, ne ressemble guère à notre retraite méthodique de Gand : les troupes sont coupées à chaque instant par des convois ; des voitures s’embourbent ; Jean Gouin, attelé à ses mitrailleuses, souque dur. Mais on a trop compté sur ses forces en lui imposant une traite de 35 kilomètres à exécuter en une seule journée, avec une simple halte de trois quarts d’heure pour déjeuner et une autre petite halte d’un quart d’heure après Bergues. Et les médecins ici ne peuvent recourir au stratagème qu’ils avaient employé avec tant de succès au lendemain de Melle, sur les routes du pays de Waës ; quand un marin lâchait la rampe, un de nos docteurs s’approchait du lendore, le carnet à la main, et lui demandait d’un ton détaché l’adresse de sa famille.

— Pour quoi faire ? —

Mais pour la prévenir que tu es prisonnier, mon pauvre garçon. Les Boches sont à un quart d’heure de marche, et tu ne supposes pas qu’ils vont te renvoyer goûter le cidre de tes parents...

Besoin n’était d’autre spécifique, et Jean Gouin retrouvait instantanément des jambes. Cette fois, il sait trop bien que l’ennemi ne galope pas à ses trousses. Vaille que vaille, Fort-Mardyck, Saint-Pol et Petite-Synthe sont atteints par le gros de la troupe vers cinq heures et demie. En temps normal et pour des fantassins un peu entraînés, cette traite de neuf lieues n’aurait rien eu d’excessif. Mais Jean Gouin est fini, claqué par trente-cinq jours de tranchée, suivant le mot de l’enseigne Boissat-Mazerat : les hommes sont arrivés dans un état lamentable d’épuisement. Les officiers ne sont pas moins fourbus que les hommes. Il a fallu créer à Saint-Pol une formation sanitaire nouvelle, un dépôt d’éclopés. Toute la nuit et la journée suivante, des traînards ralliaient ce dépôt, les pieds en sang. Piteux défilé ! La brigade trouvait une compensation dans la bonne grâce des habitants. La brigade, choyée, fêtée, était reçue à bras ouverts et déjà les hommes prenaient leurs dispositions pour passer sur place la quinzaine de repos dont ils avaient tant besoin ; cent trente sacs de lettres en souffrance à Dunkerque allaient calmer enfin leur fringale de nouvelles, quand brusquement, vers midi, le 23 novembre, arriva l’ordre de se tenir prêts au départ. Choisir les hommes les plus solides, compléter les cartouches à 200, donner un repas froid et deux jours de réserve, telles étaient les instructions passées aux officiers : le lendemain, à six heures du matin, les autobus devaient venir prendre la brigade et la transporter dans un lieu que les instructions ne précisaient pas.

Pendant un an encore, sur l’Yser, à Steenstraete, à Saint-Georges, à Nieuport, les fusiliers marins allaient ajouter à l’histoire de leur brigade des pages de gloire. Une nouvelle épopée commençait.

 

FIN DE L'OUVRAGE