DIXMUDE

LES FUSILIERS MARINS

 

XIII. — LA NUIT DU 10 NOVEMBRE.

 

 

Pouvions-nous conserver Dixmude ? Le commandement ne s’était-il pas trop hâté de couper les ponts, et l’entrée en ligne de nouvelles forces n’aurait-elle pas fait changer de camp à la fortune ?

La ville était tombée, mais le secteur Nord de la défense s’était ressaisi, et toute contre-offensive vigoureuse qui fût partie du Haut-Pont l’eût trouvé prêt à l’appuyer. Il semble bien que le commandement ait connu trop tard la situation exacte de ce secteur, auquel il n’était pas relié téléphoniquement et qui n’avait pu faire parvenir jusqu’à lui un seul de ses hommes de communication : la colonne allemande qui s’y était introduite par le pont romain, en capturant sur sa route l’ambulance du docteur Guillet et en démolissant la réserve du commandant Rabot, avait été enfoncée presque aussitôt par la colonne d’Albia, les abords du canal nettoyés, les mitrailleuses belges de la route de Beerst remises en action, les tranchées organisées et renforcées d’un rang de tireurs dans les chemins de ronde pour répondre à l’éventualité d’une attaque combinée. Mais, ni au nord, ni au sud, l’ennemi ne revint sérieusement à la charge : aucune de nos patrouilles ne trouva le contact, sauf devant une petite maison en bordure de la route, où le maître Tilizien, en épaulant, fut tué raide d’une balle au front. Les compagnies Béra, de Nanteuil, Baudry et Cantener, ou ce qui en restait, demeurèrent sur leurs nouvelles positions jusqu’à sept heures du soir et ne se résignèrent à les quitter que quand tout espoir d’une contre-offensive fut perdu. Quelque quinze cents mètres les séparaient de l’Yser : elles mirent cinq heures à les franchir, et il est vrai qu’elles emportaient leurs blessés et tout leur matériel. Le ciel est couvert, écrit dans son journal le lieutenant de vaisseau Cantener, qui avait pris le commandement au titre de plus ancien en grade. Pas de lune. Mais le lieutenant de vaisseau Béra avait reconnu le terrain la veille ; puis une ferme rougeoyait dans l’ouest, phare primitif comme ces bûchers qui brûlaient autrefois sur les caps pour guider les navigateurs. On marchait à la file, dans le plus grand silence, et les blessés eux-mêmes étouffaient leurs gémissements. Enfin, les communications n’étaient pas complètement rompues, et la chance voulut qu’il restât sur l’Yser, à Toom, un petit pont de tonneaux où les hommes passèrent un à un. Ainsi les circonstances, la connaissance des lieux, l’habileté du commandement, le sang-froid et la discipline des éléments, qui avaient pour consigne de ne répondre à aucun coup de fusil et de ne servir l’ennemi qu’à l’arme blanche, tout favorisa l’écoulement de cette longue cohorte d’hommes manœuvrant dans l’obscurité, à travers un inextricable lacis de buissons, de poches d’eau et de clôtures barbelées. Un tiers seulement de l’effectif du secteur manquait à l’appel. Sur 850 hommes, le capitaine Cantener en ramenait dans nos lignes 480, tant valides que blessés. La brigade, qui les croyait détruits jusqu’au dernier, regardait avec stupeur défiler dans la nuit ces revenants. A une heure et demie du matin, écrit un des officiers de la compagnie Béra, l’enseigne P..., nous dormions loin du feu, dans la paille d’une grange.

Mais, si Dixmude pouvait être sauvée, ce qui, en tout cas, eût exigé de lourds sacrifices, il n’est pas aussi certain que Dixmude dût être sauvée, et la décision de l’amiral, conforme à la nouvelle tactique de l’état-major, semble avoir reçu l’approbation de tous les esprits compétents. La bataille de l’Yser, engagée depuis le 16 octobre, prenait de plus en plus, de notre côté, le caractère d’une bataille défensive ; sur tout le front septentrional, d’Arras à Nieuport, l’ennemi essayait de percer dans la direction du détroit : Kales ! Kales ! criaient en chargeant Wurtembergeois et Bavarois. Pendant sept mois, du 16 octobre 1914 à la fin d’avril 1915, leurs masses énormes rouleront avec le même cri sauvage vers cette Jérusalem des espérances teutonnes sur la Manche. Et, pendant sept mois, sauf pendant la courte tentative d’offensive générale du 17 au 23 décembre, la tâche des armées alliées consistera uniquement à leur opposer un mur d’acier. Dans ces conditions, avec un flanc désormais à l’abri de toute surprise, largement couvert par 30 kilomètres de zone inondée, quel intérêt pouvait bien présenter encore pour nous la possession d’un saillant aussi frêle, aussi instable que Dixmude ? Même si l’ennemi ne nous l’avait pas disputée, n’eût-il pas mieux valu couper délibérément cette excroissance, rectifier notre front et l’adapter à la configuration hydrographique du terrain ? La plupart des forteresses et des camps retranchés ont été emportés sans résistance, au cours des diverses offensives allemandes : les vrais réduits, qui n’ont pas cédé, sont ceux dont quelque filet d’eau avait fait tous les frais et qui n’étaient défendus que par une ceinture flottante et des palissades de roseaux.

C’est à ces raisons vraisemblablement que se rendit l’amiral en ordonnant l’évacuation de Dixmude. La guerre d’usure, la guerre de sape et de mine, commençait : les cavaliers eux- mêmes vidaient l’arçon ; le front s’ensevelissait. La brigade devait suivre l’exemple et, sans quitter la région de l’Yser, tantôt à la boucle médiane, tantôt à l’embouchure du petit fleuve tragique qu’on franchissait, au soir des grandes tueries, sur des ponts de cadavres, se terrer à son tour, gratter la glaise et plier à une besogne de taupe sa frémissante activité. Une dernière raison empêchait peut-être l’amiral de vouloir conserver Dixmude, raison qu’il est permis de faire connaître aujourd’hui : le défaut de munitions. Le groupe de 75 qui était en batterie à Caeskerke, au point de jonction des deux fignes de la voie ferrée, avait dû se retirer, ses coffres vides. Ainsi s’expliquait le silence de nos canons pendant ces lugubres journées du 9 et du 10 novembre où la brigade resta exposée à un feu incessant de toute l’artillerie ennemie. Dixmude était évacuée que le feu continuait toujours. Il ne s’arrêta pas de toute la nuit : les tranchées de l’Yser, les maisons des abords du Haut-Pont, Caeskerke et sa gare reçurent le plus gros de l’averse. Non seulement nos ambulances régimentaires, mais toutes les fermes, toutes les granges, toutes les caves étaient pleines de blessés. Vainement le service sanitaire se prodiguait sous la direction du docteur Petit-Dutaillis, médecin-major du 1er régiment, dont un shrapnell avait traversé le maxillaire supérieur quelques jours auparavant. La tête bandée, le vaillant docteur courait de l’ambulance du docteur Le Marc’hadour à celle du docteur Taburet. Même encombrement dans l’une et dans l’autre : on n’y pénétrait qu’en enjambant des brancards, sur une litière de pansements individuels et d’effets ensanglantés. Dans l’ambulance du docteur Le Marc’hadour, la plus rapprochée du Haut-Pont, un officier des équipages, le flanc ouvert par un éclat d’obus, agonisait, et un jeune enseigne, assez gravement touché, serrait en souriant la main que lui tendait le commandant Delage. Peut-être l’enseigne Thépot, dont c’était le premier combat, ou l’enseigne de Lorgeril, dont c’était le dernier.

— Docteur, dit le commandant, aujourd’hui nos pertes sont lourdes.

Dans la bouche de notre vénéré colonel, qui n’énonçait jamais que le plus parfait optimisme, ces paroles, observe le docteur Petit-Dutaillis, prenaient une signification spéciale. Le pis est qu’on ne savait comment évacuer les blessés. Nos voitures d’ambulance qui, pendant toute la journée, avaient fait la navette entre Forthem et Caeskerke, ne se décidaient pas à revenir. Egarées ou perdues, on l’ignorait. Disparues aussi, ces souples et confortables autos de l’ambulance anglaise qui nous avaient rendu tant de services au cours du siège et que pilotaient depuis notre repli sur l’Yser les mêmes jolies chauffeuses en kaki des plus impressionnants, guêtres de cuir, pantalons bouffants, redingote de chasse..., le tout assaisonné de beaucoup de grâce et de gaieté.

De beaucoup de courage surtout. Dans maints carnets de la brigade, au tournant d’un feuillet jauni, taché de boue et de sang, passe, comme dans une échappée shakespearienne, la vision furtive de ces Rosalindes du volant, impassibles sous les balles et qui, à la minute critique, bondissaient sur la ligne du feu, chargeaient nos blessés et repartaient en coup de vent. Pour ne rien cacher, leur gréement masculin avait d’abord fait un peu sourire les hommes, jusqu’au jour où, conquis par tant de bravoure, ils nommèrent l’ambulancière-major, lady Dorothée F..., fusilier honoraire du 1er régiment et lui décernèrent le ruban de leur formation qui orne depuis son bonnet. Mais lady Dorothée et ses jeunes amies, manquant pour la première fois d’à-propos, s’étaient portées, ce soir-là, sur un autre point du front. Un médecin de la division belge eut enfin pitié de notre embarras : se rendant aux prières du docteur Petit-Dutaillis, il promit de nous venir en aide, bien qu’il eût l’ordre formel de ne pas exposer ses voitures. S’était-il engagé à la légère ? La nuit s’avançait, les autos belges n’arrivaient pas. Et le bombardement redoublait.

L’attente fut longue, écrit le docteur Petit-Dutaillis. Sur une chaise, Le Marc’hadour, exténué, s’était endormi d’une pièce ; son aide Arnould s’occupait des blessés de la grange voisine ; le bon aumônier Pouchard, la tête dans une main, conversait avec Dieu. Des obus de campagne, vomis par une batterie allemande amenée non loin du pont, passaient en sifflant devant notre porte, puis détonaient un peu plus loin ; sur le pavé, sur nos murs, les balles grêlaient ; et, dans les champs voisins, les dernières marmites de la fête s’écrasaient. Nous attendions celle qui, en toute probabilité, devait nous rendre visite, quand, dans un moment d’accalmie, cinq autos d’ambulance belge lancés à toute allure s’arrêtèrent devant le poste. Comment, sur cette route balayée d’obus, ont-ils pu être chargés sans lumière et arriver à Forthem sans accident ? Comment avons-nous pu nous porter de ce poste de secours avancé sur le second avec tout notre matériel à des d’homme ? Comment, de ce point, Arnould put-il encore aller relever les derniers blessés signalés dans les tranchées de l’Yser et que nous enfournâmes dans une voiture à chevaux quérie à 4 kilomètres de là ? Comment, avec ce dernier convoi, pus-je regagner mon ambulance régimentaire, sous une pluie incessante d’obus qui maintenant nous prenaient de flanc et durant tout le jour avaient défoncé la route, tout cela sans avoir aucune perte à déplorer ? Le docteur Petit-Dutaillis se le demande encore, mais il ajoute, — et c’est peut-être une explication, — que le bon abbé Pouchard ne l’avait pas quitté d’une semelle au cours de ce miraculeux transbordement.