DIXMUDE

LES FUSILIERS MARINS

 

V. — DIXMUDE.

 

 

A la date du 16 octobre 1914, Dixmude — en flamand Diksmuiden — comptait quelque 4.000 âmes. Les Guides l’appellent une jolie petite ville : ce n’était qu’un gros bourg. Imagine-toi Pont-Labbé, écrit un de nos marins, mais un Pont-Labbé flamand, tout briques et tuiles, fleuri d’estaminets et de béguinages, propre, mystique, sensuel et charmant, surtout quand la pluie faisait trêve et que, sous un ciel lavé, derrière un rideau de tilleuls centenaires, ses vieux logis bariolés d’ocre et de vert pomme riaient aux eaux de son canal. Des quatre aires de l’horizon, de longues files de peupliers s’acheminaient en procession vers l’antique église qui lui sonnait les heures et qui était placée sous le vocable de saint Nicolas. C’était la merveille du lieu. On louait fort son élégante abside du XVe siècle ; mais, après qu’on en avait fait le tour, on pouvait encore, sans déception, pénétrer à l’intérieur où se voyaient un beau Jouvenet, l'Adoration des Mages de Jordaens, des fonts baptismaux d’une sobre ordonnance et l’un des plus magnifiques jubés de la Flandre occidentale, contemporain et rival de ceux du Folgoët et de Saint- Etienne-du-Mont.

Cette riche église, la délicieuse grand’place gothique de l’Hôtel-de-Ville, le pont romain du canal de Handzaeme et la svelte silhouette de sa maison du juge, cinq ou six autres demeurances du vieux temps, aux pignons en escalier ou en console rampante, comme ce cabaret Der Papegai — Au Perroquet — qui étalait sur sa façade ventrue, en énormes chiffres espacés, le millésime de sa fondation, ne suffisaient peut-être pas à dériver vers Dixmude le courant de la badauderie cosmopolite : les touristes la négligeaient ; l’histoire l’ignorait. Chef-lieu d’arrondissement d’une contrée essentiellement agricole, au confluent de deux cultures et comme à cheval sur l’infini des betteraves et l’infini des prairies, dont l’Yser forme la ligne de démarcation, Dixmude ne s’animait un peu qu’aux jours de foire : elle apparaissait bien alors comme la capitale de ce grand pays plat, zébré de canaux, plus aquatique que terrestre, où paissaient, sous la garde des bergers classiques à houppelande grise, d’innombrables troupeaux de vaches et de moutons ; les prés-salés de Dixmude, presque autant que son beurre qui s’exportait jusqu’en Angleterre, étaient célèbres. Une population pacifique, un peu lourde, de chair rose et de parler rauque, traînant, appuyé, menait dans les fermes éparses autour de la ville une existence tramée de rude labeur, de pratiques dévotieuses et d’honnêtes beuveries. Les pays de plaine ne portent pas au rêve. Quand ils sont, comme celui-ci, des pays amphibies, moitié terre, moitié eau. ils n’exaltent pas non plus la fibre guerrière : trop de soucis domestiques absorbent l’habitant, qui doit batailler à la fois, pour son gagne-pain, contre deux éléments rivaux.

Seule lutte qu’il connaisse : jamais invasion ne s’est risquée par là. Et comment l’eût-elle fait ? Tout le pays, entre les collines de Cassel, Dixmude et le bourrelet de dunes du littoral, n’est qu’une immense schoore, un vaste polder conquis sur la mer et presque partout en contre-bas d’elle, à cause du tassement des tangues après leur assèchement. Jusqu’au XIe siècle, c’était encore un golfe où pouvaient s’aventurer les drakkars des pirates Scandinaves : si Dixmude, comme Penmarc’h et Pont-Labbé, avait conservé sa physionomie maritime, on aurait retrouvé, aux murs des maisons riveraines, les organaux rouillés qui servaient à l’amarrage des barques. Pour s’assurer la possession de cette terre incertaine, lentement annexée par l'effort des générations, conquise, mais non soumise et toujours nostalgique de son premier état, il ne suffisait pas de refouler la mer, qui l’eût remplie deux fois le jour de ses remontées régulières : il fallait encore évacuer les eaux douces qui 6’y déversent de l’ouest et du sud et principalement des collines glaiseuses du Houtland, stagnent sur un sol imperméable, noient les prairies, coupent les chemins, battent les villages. La lutte est de toutes les heures. Un tel pays, menacé sur tous ses fronts, n’est habitable que moyennant des précautions et une surveillance incessantes : contre la mer, on a Nieuport et son formidable outillage de pertuis, de jeux d’écluses, de sas, de vannes et décries : contre l’eau douce, qui suinte de partout, dont les flaques, dès l’automne et longtemps encore après l’hiver, diamantent la bure de la glèbe, on n’a que le drainage méthodique, continuel, dirigé, sous le contrôle de l’État, par des associations de fermiers et de propriétaires (les gardes-wateringues). De là les innombrables fossés d’écoulement (watergands) qui longent les haies, les milliers de canaux collecteurs qui quadrillent le sol, les digues de plusieurs mètres de haut qui surplombent les rivières, l’Yser, l’Yserlée, le Kemmel, le Berteartaart, le Viret, vingt autres ruisseaux innomés et d’allure débonnaire qui, brusquement, aux guilées d’automne, s’enflent, bouillonnent et dévalent torrentiellement dans l’ancien schoore de Dixmude. Les routes, sur ce pays déprimé, cette palude illimitée, dont quelques bouquets d’arbres, des toits de fermes basses rompent seuls la monotonie, doivent être fortement surélevées. Elles sont peu nombreuses. Juste ce qu’il faut pour assurer les communications. Encore exigent-elles un entretien permanent ; ravinées par les obus, défoncées par les marmites allemandes, les gros noirs, comme les appellent les marins, nos compagnies de cantonniers françaises et belges, pendant toute la durée des opérations qui vont commencer, seront occupées nuit et jour à les remettre en état.

Des autres routes qui rampent sur la plaine, il ne faut pas parler. Ce ne sont que des pistes, dont la plupart s’effacent, l’automne venu, sous l’afflux des eaux souterraines. L’eau est ici partout : dans l’air, sur terre et sous terre, où elle apparaît à moins d’un mètre de profondeur, dès qu’on crève la croûte d’argile molle qu’elle soulève comme une ampoule. Il pleut trois jours sur quatre dans cette région. Les vents de noroît eux-mêmes, qui étêtent les maigres arbres et les couchent dans une attitude de panique, y charrient les lourds nuages de pluie froide formés au large, dans les zones hyperborées. Et, quand la pluie cesse, la brume monte du sol, une brume blanche, presque consistante, où hommes et choses prennent un aspect fantomal. Il arrive bien que le schoore s’éclaire entre deux ondées, comme un visage en pleurs qui s’essaie à sourire. Ces bonnes fortunes sont rares. C’est ici le pays de l’humidité, le royaume de l’eau, — l’eau douce, la bête noire de nos marins. Et c’est ici que la destinée les appelle à combattre, à fournir leur plus gigantesque effort. Pendant près de quatre semaines, du 16 octobre au 10 novembre — date de la prise de Dixmude —, à l’entrée de ce delta de marécages, veillé par de vieux moulins aux ailes disloquées, un contre six, sans caleçons, sans chaussettes, sous la pluie, dans la vase plus cruelle que les obus, ils vont, avec l’amiral, s’accrocher désespérément à leur radeau de misère pour barrer la route de Dunkerque, sauver l’armée belge d’abord, puis permettre à nos armées du Nord de se masser derrière l’Yser et d’étaler le choc ennemi. Au début d’octobre, dit le Bulletin des armées du 25 novembre 1914, qui résume exactement la situation, l’armée belge sortait d’Anvers trop éprouvée pour participer à une manœuvre[1] ; les Anglais quittaient l’Aisne pour le Nord ; l’armée du général de Castelnau ne dépassait pas le sud d’Arras ; celle du général de Maudhuy se défendait du sud d’Arras au sud de Lille. Plus loin, nous avions de la cavalerie, des territoriaux, des fusiliers marins. Pour le moment, à Dixmude, au point le plus exposé et sauf quelques détachements beiges, qui se raidissaient, dans un suprême effort, pour coopérer à la défense, nous n’avions que les fusiliers.

L’amiral leur avait dit : Le rôle qu’on vous donne est dangereux et solennel : on a besoin de vos courages. Pour sauver tout à fait notre aile gauche jusqu’à l’arrivée des rem- forts, sacrifiez-vous. Tâchez de tenir au moins quatre jours[2].

 Au bout de quinze jours les renforts n’étaient pas encore arrivés et les fusiliers continuaient de tenir[3]. Ces hommes n’avaient aucune illusion sur le sort qui les attendait. Ils se savaient perdus, mais ils embrassaient toute la grandeur de leur sacrifice. C’est à nous, les marins, écrira de Dixmude à la date du 5 novembre le fusilier P..., d’Audierne, qu’on avait confié le poste d’honneur, c’est-à-dire que dans ce coin-là il fallait tenir coûte que coûte ; plutôt mourir tous que de capituler ! Et je t’assure que nous avons tenu bon, quoique nous n’étions qu’une poignée d’hommes contre une force six fois supérieure en nombre avec de l’artillerie. Exactement 6.000 marins et 5.000 Belges, sous les ordres du général Meyser, contre trois corps d’armée allemands. Une artillerie insuffisante, au moins dans les débuts. Pas de pièces lourdes, pas d’avions non plus, rien pour nous éclairer que les rapports des cyclistes belges et les évaluations approximatives des hommes des tranchées. — Combien étiez-vous donc ? demandera au lendemain de la prise de Dixmude un major prussien fait prisonnier. Quarante mille au moins, n’est-ce pas ?

Et, quand il apprendra que les marins n’étaient que 6.000, il en pleurera de rage :

— Ah ! si nous avions su !

 

 

 



[1] Quatre de ses divisions allaient cependant défendre seules, jusqu’au 23 octobre, la roule d’Ypres à Ostende, entre Dixmude et Stype, puis la ligne de l'Yser, de Dixmude à Nieuport. (V. plus loin.)

[2] Pierre Loti, Illustration du 12 décembre 1914.

[3] Jusqu’au 4 novembre exactement, où les renforts arrivèrent, mais pour nous quitter presque aussitôt.