SOLIDARITÉ DE LA FAMILLE DANS LE DROIT CRIMINEL EN GRÈCE

LIVRE TROISIÈME. — PÉRIODE CLASSIQUE. — LA CITÉ SOUVERAINE.

CHAPITRE PREMIER. — LES IDÉES NOUVELLES.

 

 

Que vont devenir dans la période classique de la Grâce, et particulièrement chez les Athéniens, les droits et les obligations de solidarité transmis par le γένος à la famille restreinte’ ? Les droits se sont maintenus dans un cas isolé : l’Etat tout-puissant ne va-t-il pas leur porter le dernier coup ? Les obligations se sont maintenues, non seulement sous la forme indirecte de la confiscation, mais encore sous la forme directe des peines afflictives, dans tous les cas où le crime est dirigé contre la société entière : ne faut-il pas s’attendre à ce que la société persiste férocement à sauvegarder ses intérêts et à venger sa cause par un châtiment collectif ?

Les grandes forces qui agissent au v’ siècle sur le droit criminel sont évidemment toujours mises en mouvement par des besoins économiques ou politiques. Mais déjà dans le Moyen Age hellénique, le travail social se manifestait par l’élaboration d’idées nouvelles, et les idées, de la doctrine de purification à l’orphisme, répugnaient de plus en plus à se présenter sous les formes purement matérielles de religions grossières. Désormais, ce sont les conceptions morales qui exerceront une influence prépondérante sur les relations de la cité avec la famille et l’individu.

Au premier abord, tout semble avoir poussé les Grecs de la belle époque é, faire prévaloir dans leur législation la solution la plus avantageuse à la souveraineté de l’Etat. Leurs institutions et leur droit proclament à l’envi la domination exercée par le corps sur tous ses membres. S’il y a en histoire une vérité fermement établie, c’est bien celle-là. Dans un des chapitres où Fustel de Coulanges a le mieux égalé par son style la puissance impérieuse de la cité antique, il a posé en principe qu’en Grèce, pas plus qu’à Rome, la liberté individuelle ne pouvait exister. Le citoyen était soumis en toutes choses et sans réserves à la cité ; il lui appartenait tout entier... Les anciens ne connaissaient donc ni la liberté de la vie privée, ni la liberté d’éducation, ni la liberté religieuse. La personnalité humaine comptait pour bien peu de chose vis-à-vis de cette autorité sainte et presque divine qu’on appelait la patrie ou l’État. On pensait que le droit, la justice, la morale, tout devait céder devant l’intérêt de la patrie[1].

Dans une société ainsi comprise, les lois pénales ni les tribunaux n’avaient de ménagements pour les particuliers et les familles. L’Etat, a dit le même auteur, n’avait pas seulement, comme dans nos sociétés modernes, un droit de justice a l’égard des citoyens. Il pouvait frapper sans qu’on fût coupable et par cela seul que son intérêt était en jeu[2]. L’ostracisme, cette exclusion temporaire pour cause d’utilité publique, montre avec quelle rigueur la démocratie se croyait eu droit d’appliquer la maxime d’Etat. L’oligarchie n’épargnait pas davantage ses adversaires. On nous dit que les Spartiates voulaient des preuves positives pour condamner[3]. Mais nous entendons aussi un chef de l’oligarchie athénienne reconnaître la supériorité de la justice populaire[4]. Pour l’iniquité dans les procès politiques, les deux partis et les villes les plus différentes se valurent longtemps. On voit même, dans presque toute la Grèce, durer jusqu’à la perte de l’indépendance cette abominable lui des guerres civiles, en vertu de laquelle la faction victorieuse bannissait en masse la faction vaincue, quelquefois après un massacre plus ou moins judiciaire, et faisait payer les enfants pour les pères, les innocents pour les coupables.

Tandis que le droit public tendait à retirer à la famille le peu d’avantages qui lui restaient de la solidarité active et à l’écraser sous le poids de la solidarité passive, la religion, loin de protester contre la raison d’Etat, la justifiait. La continuité de la famille et la responsabilité imprescriptible des descendants pour les crimes des ancêtres, c’étaient là des dogmes que rappelaient à chaque instant les prières et les serments, les légendes pieuses et les fêtes solennelles. Momifiés dans les bandelettes sacrées de la tradition, les principes du vieux temps, reliques divines, inspirèrent toujours aux Grecs une vénération mêlée d’effroi.

A ces puissances, coalisées pour le maintien des dernières solidarités, d’autres s’opposeront pourtant, qui seront les plus fortes. Quand, au fond d’un problème social et juridique se trouve un problème moral, il ne faut pas être surpris de voir en action des énergies contraires.

L’omnipotence de l’État dans les sociétés helléniques est généralement dépeinte avec des couleurs crues, sans les atténuations nécessaires et sans ombres. Fustel de Coulanges a un sentiment trop profond de la vérité historique pour se porter à ces exagérations : il montre dans le régime municipal les croyances nouvelles qui le ruineront. Mais certaines œuvres d’auteurs contemporains respirent une haine furieuse ou perfide, toujours plaisante, contre la Grèce et surtout contre Athènes, coupable de n’avoir rien fait pour relever la dignité humaine[5]. A des déclamations injustes Jellinek a répondu par une étude sérieuse sur les droits laissés à l’homme dans la cité grecque[6]. Il faut éviter cette double erreur, de confondre les théories des grands philosophes avec la réalité et de juger la réalité, ainsi déformée, uniquement au nom d’idées modernes. Platon et Aristote ont exposé des systèmes à eux, non sans une certaine prédilection pour les institutions du passé. S’ils ne sont pas tendres pour la liberté individuelle, doit-on en faire un crime aux Athéniens ? Il est bien possible après tout (on le verra plus loin) que les philosophes n’aient pas voulu supprimer Bans réserve les servitudes collectives de la famille et qu’un peuple essentiellement démocratique ait osé aller plus loin qu’eux dans cette voie. D’autre part, pour apprécier sainement la souveraineté de la cité, on n’est pas en droit de s’en tenir au libéralisme du XIXe siècle comme à une vérité absolue. Cette antithèse de L’État et de l’individu, qui parait s’imposer naturellement à l’esprit, ne peut guère se transporter dans l’antiquité grecque, parce qu’elle néglige un troisième terme qui modifie complètement les rapporte des deux autres, la famille. En Grèce, c’est sur la famille, ce n’est pas sur l’individu, que l’Etat a conquis sa puissance. L’affranchissement de l’individu, au contraire, n’a pu être obtenu que parce qu’on appelle lu, tyrannie de l’État.

Dans les cités oligarchiques, les quelques grandes familles qui avaient fait de la république leur propriété eurent intérêt à la fortifier aux dépens de l’individu : c’était consolider leur organisation interne et, par suite, leurs privilèges politiques. On voit les effets produits par ce régime sur le droit civil : Aristote donne à l’oligarchie le conseil d’opérer la transmission des biens, non pas κατά δόσιν, mais κατά γένος[7], et Platon limite la liberté de tester dans la cité qu’il fonde sur la famille[8]. On comprend aussi que le droit criminel, quand il obéit aux mêmes tendances, ne soit pas défavorable en principe à la responsabilité familiale.

Tout autres sont les conceptions de la démocratie. Périclès, dans le discours-manifeste que lui prête Thucydide, constate que le gouvernement dont sa patrie fournit le modèle, ce gouvernement qui recherche l’utilité du plus grand nombre et non celle d’une minorité, n’assure pas seulement à tous l’égalité devant la loi pour les affaires privées, mais fait découler de la liberté politique le droit pour chacun de régler sa vie comme il l’entend, et met au premier rang des obligations imposées aux particuliers par le respect de l’ordre public la protection de la faiblesse opprimée[9]. Ce n’est qu’un idéal ; mais il suffit qu’il ait guidé Périclès ou séduit Thucydide, qu’il ait pu se révéler aux Athéniens du Ve siècle, pour que l’omnipotence de l’État démocratique, ayant pour but de garantir les droits de l’individu, n’ait pas eu pour effet fatal de les anéantir.

Bon gré mal gré, la démocratie devait servir l’individualisme. Le mouvement qui avait désorganisé le γένος pendant de longs siècles ne s’arrêta pas tout net. Il se poursuivit dans l’οΐκος. En un pays où l’industrie et le commerce prenaient une extension immense, l’indépendance nécessaire à ta direction d’une grande fabrique ou aux entreprises d’outremer ne se conciliait guère avec la solidarité familiale et la puissance paternelle. Pourvus des mêmes droits par la constitution, ayant le même titre soit pour siéger à l’assemblée et à l’Héliée, soit pour briguer les magistratures, le père et le fils majeur se trouvaient trop souvent égaux dans la vie publique, pour que l’autorité de l’un et la subordination de l’autre dans la vie privée ne fussent pas une pure question de sentiment. Au fur et à mesure que la solidarité matérielle et morale de la famille tenait à un lien plus frêle, il devenait plus difficile à l’État, qui s’abstenait en toute autre circonstance de rechercher entre les citoyens les liens de parenté, de venger ses offenses par des punitions collectives.

Dans un pareil milieu, devait se poser d’une façon pressante la grave question de la responsabilité personnelle. Si l’un va au fond des choses, là est peut-être la plus grande crise morale du Ve siècle. Qu’on ne dise pas que, le droit commun ayant rejeté depuis longtemps la responsabilité familiale, ce qui en subsistait dans des cas exceptionnels ne pouvait guère intéresser le plus grand nombre. Exceptionnels, ces cas l’étaient surtout par leur importance. Il suffisait qu’on eût i prendre une décision dans une de ces affaires qui passionnaient la cité entière et dont le retentissement se prolongeait au loin, pour qu’un peuple d’une sensibilité fine se trouvât brusquement face à face avec sa conscience. Alors pouvaient jaillir en un éclair de justice les idées qui s’amassaient peu à peu dans le fond des anses. Mais, pour cela, il était bon que le problème de la responsabilité fût agité ailleurs qu’à l’assemblée ou au tribunal,

i à propos de cas typiques où l’intérêt immédiat de la cité ne pût pas aveugler les citoyens. La démocratie athénienne eut le bonheur de trouver, — soyons justes — elle eut le mérite de susciter les penseurs capables d’éclairer sa pensée encore obscure, les directeurs d’esprits aptes à l’entraîner plus résolument sur la voie où elle s’était engagée.

Ce n’est pas sous les formes immatérielles de l’abstraction philosophique que les grandes idées pouvaient s’adresser au peuple. Elles devaient l’induire à la réflexion sans qu’il en fût prévenu, sans que ceux-là mêmes qui se faisaient ses initiateurs en eussent toujours le dessein arrêté. Pour école de morale, les citoyens d’Athènes eurent le théâtre. La légende mise en drame constituait un véritable enseignement : il se donnait devant un auditoire restreint dans les mystères, il se donna en grand dans les représentations tragiques. Au milieu de fêtes religieuses qui élevaient les âmes au-dessus de la vie ordinaire et de ses petitesses, les spectateurs voyaient les personnages illustres du vieux temps se débattre soue l’étreinte des croyances séculaires et des passions éternelles. L’émotion faisait tort au raisonnement ; mais elle ne rendait que plus violents et parfois plus inacceptables les effets produits par des principes revêtus d’une enveloppe visible, des préjugés en chair et en os. Après les exégètes et avant les philosophes, les poètes dramatiques furent les jurisprudentes d’Athènes.

La grandeur d’Eschyle, son originalité abrupte et si puissante lui vient d’avoir compris ce ministère de la tragédie, de l’avoir exercé dans toute sa sainteté[10]. Certes, il faut se garder de le traiter en maître de métaphysique exposant un système ou en jurisconsulte demandant une réforme de la loi. C’est un homme de théâtre avant tout. Riais c’est un esprit profond, qui ne se retient pas de mêler aux péripéties les plus émouvantes les méditations les plus austères, qui emprunt même ses plus sublimes effets de terreur et de pitié à ses conceptions sur le gouvernement du monde et la destinée humains, sur l’hérédité du châtiment et la justice.

Les grandes tragédies d’Eschyle sont, pour ainsi dire, tournées à la fois vers le passé de la race grecque et vers son avenir. Il y a des moments, dans l’Orestie, où tout à coup ressuscitent avec toute leur rudesse les hommes des âges primitifs. On a beau se dire que le poète avait étudié de près les vieilles épopées et les légendes plus vieilles encore, qu’il devait beaucoup aux traditions religieuses des exégètes, enfin que la psychologie populaire lui révélait des survivances infiniment précieuses ; on a beau se figurer un génie capable de deviner les croyances les plus intimes de l’antiquité, d’éprouver les sentiments des ombres évoquées : on n’en reste pas moins confondu de trouver dans Eschyle des conceptions plus anciennes que dans Homère. Mais ce même homme qui porte en lui toute vive l’Aine des ancêtres est un homme de son temps ; ce revenant de Mycènes est un combattant de Salamine : Epiménide se réveille et n’est point dépaysé d’entendre Périclès. Nul n’a plus vivement ressenti les nobles inquiétudes qui tourmentent les esprits du Ve siècle, plus passionnément désiré l’affranchissement définitif de l’humanité.

L’opposition entre la servitude du passé et la liberté de l’avenir, Eschyle sait comment elle disparaîtra. Sa morale est une conséquence de sa théologie. L’Orestie s’explique par le Prométhée. Longtemps le Titan captif demeure cloué au rocher où, sur l’ordre de Zeus, la Puissance et la Violence ont rivé ses fers ; longtemps il est battu par la tempête, brûlé par la foudre, mis en lambeaux par un aigle vorace. N’importe : il ne faiblit pas. Ce n’est pas l’esprit de révolte qui le soutient ; car il ne lutte pas contre la suprématie divine, il veut seulement briser la tyrannie d’un dieu inflexible. Son endurance lui vient, comme son martyre, de son amour pour les hommes. Sa force lui vient de son orgueil : il a le sentiment indomptable de la valeur que lui donne la possession du feu. Sa dignité lui vient de son intelligence : dans sa misère, il garde le secret de l’avenir, il est le Voyant. Il sait que ses souffrances ne seront pas éternelles. Le jour viendra où, sans que soient abolies les lois de l’univers, le prisonnier grandi par l’épreuve verra tomber ses chaînes. Alors les bienfaits que lui doit déjà la race mortelle se multiplieront à l’infini. L’avenir, jadis peuplé de terreurs, l’avenir exorcisé par l’espérance, réalisera tous les vœux que forme pour ses protégés le fils de Thémis. La réconciliation des dieux et des hommes par la distinction absolue de ce qui est divin et de ce qui est humain, en conséquence, la souveraineté des uns dans un domaine supérieur, mais circonscrit, le droit reconnu aux autres d’assurer leur bonheur par le progrès dans la justice : voilà le pacte qui doit régler les rapports de l’humanité avec les puissances d’en haut. Il contient le principe applicable à la question de la responsabilité.

Oui, il y a des familles vouées au crime et au malheur. Il y a des maisons hantées par un démon redoutable, qui accable une génération après l’autre de maux sans fin[11]. La faute originaire, πρώταρχος άτη[12], déchaîne une malédiction, une άρά, qui prend vie et s’acharne éternellement, avec l’aide des Erinyes, sur les descendants du coupable. L’aveugle et implacable puissance poursuit les Labdacides, comme la race d’Atrée. Cette idée d’une réalité héréditaire, Eschyle le présente sans cesse, soit en la faisant apparaître tout à coup comme une lumière sinistre pour éclairer d’affreuses situations, soit en l’éveillant, au moment des crises pathétiques, comme un pressentiment de mort dans l’âme des victimes désignées[13]. Mais quelle est donc celte justice qui punit les fils pour les pères avec une rigueur imprescriptible ? C’est la justice divine. Hélas ! hélas ! c’est Zeus qui a tout voulu et tout exécuté[14]. Le dieu qui a condamné Prométhée est aussi celui qui fait surgir de l’enfer la fatalité à la vengeance tardive, ύστερόποινον άταν[15].

Une pareille justice ne convient pas à l’homme, il la subit, il constate les coups qu’elle frappe ; mais, pour qu’il l’approuve et soit tenté de l’imiter, il faut qu’à chaque victime qu’elle fait il reconnaisse une faute personnelle. Rien ne servirait que la loi des dieux fût confirmée par la loi de l’Etat : celle-ci doit, de même, être ratifiée par la conscience humaine[16]. L’imprécation d’Œdipe plane sur ses fils, sur qui va-t-elle s’abattre ? Etéocle lui désigne Polynice, qui ne s’est jamais soucié de Diké[17]. Mais il glisse lui-même dans le crime par une fureur fratricide[18] : à l’instant, il sent passer sur lui le souffle de la malédiction paternelle, il s’élance emporté par le vent de haine qui pousse au Cocyte toute la race de Laïos[19]. Les deux frères se perdent d’eux-mêmes par une égale impiété[20]. — Quand Agamemnon a péri en expiation du forfait commis par Atrée, cette raison suffit à justifier Egisthe, vengeur d’un père[21]. Par contre, Clytemnestre a beau dire que l’ombre de Thyestes est entrée en elle, a dirigé son bras[22] ; pour rassurer sa conscience, elle aurait voulu venger les dieux en faisant de son époux un sacrilège[23], et du moins, devinant l’instinct populaire[24], elle répète avec insistance qu’elle a justement châtié le père meurtrier de sa fille[25]. Inutiles excuses : le génie sanglant de la race atteindra Clytemnestre à son tour. Mais, si Oreste est lancé contre elle par Zeus[26] et Apollon[27], il a besoin, avant de frapper, d’entendre encore une fois le récit du vieux crime[28] et, dès qu’il a frappé, d’en étaler les preuves au soleil[29]. Oreste va-t-il, lui aussi, être la proie de la fatalité ? Non : les autres étaient coupables ; Oreste est innocent.

Comme lui, les autres obéissaient à une force divine ; comme lui, ils châtiaient un criminel ; mais, tout en faisant cela, ils commettaient un crime eux-mêmes : le démon de la race avait nourri dans leurs entrailles l’inextinguible soif du sang[30] ; ils étaient de ces mortels méchants chez qui une antique faute enfante une faute nouvelle[31]. Oreste seul, en accomplissant la volonté des dieux, exerçait un droit reconnu par la morale humaine, remplissait un devoir prescrit par la conscience des hommes ; seul, il avait pour lui Diké[32].

Que les Erinyes exigent la transmission des peines ; une justice plus clémente ne rend les fils responsables pour les pères que si leur conduite a démontré la transmission du mal. Les chiennes aboient après Oreste et ne veulent pas lécher leur proie ; Apollon ne parvient ni à les repousser par la force ni à les réduire au silence par ses arguments, Zeus ne daigne point paraître : rien à espérer du ciel et de l’enfer. Mais les actes des mortels doivent être jugés du point de vue terrestre. Sitôt qu’un tribunal se réunit dans la cité d’Athènè, des lois nouvelles bouleversent le monde[33] et trouvent des dieux nouveaux[34] pour les soutenir. Les vieilles maximes qui ne connaissaient que le talion et déclaraient solidaires toutes les générations d’une famille[35] ne faisaient aucune réserve en faveur de l’innocence. Mais l’homme acquiert la science par la souffrance et la sagesse par le remords : πάθος μάθος[36]. L’institution de l’Aréopage, en supprimant la vengeance privée, assure le triomphe d’une pensée rédemptrice : L’action impie met au monde dans la suite plusieurs enfants dianes de leur race ; mais dans la maison du juste, le bonheur a toujours une belle lignée[37].

Et pourtant ce n’est pas une révolution morale que rêve Eschyle : l’Orestie a le dénouement annoncé par Prométhée, une conciliation. Les Erinyes abjurent leur colère et deviennent les Euménides. Elles acceptent de partager la demeure d’Athènè[38] ; elles s’engagent à aider l’Aréopage dans son œuvre pacifique. Que jamais, s’écrient-elles, la discorde, insatiable de crimes, ne fasse frémir cette ville ! Que jamais la poussière n’y boive le sang noir des citoyens, ni qu’une fureur de vengeance n’enchaîne le meurtre au meurtre ![39] Mais elles restent fidèlement attachées à leur mission ; elles gardent leur pouvoir ; elles ne renoncent pas à la réversibilité du châtiment[40]. Bien n’est innové dans le dogme. Eschyle ne pense pan encore comme Sophocle[41]. S’il n’y a pas responsabilité sans faute, il suffit que les dieux poussent au mal celui qu’ils veulent perdre[42] : la fatalité théologique n’est que reculée. La justice sociale, non plus, ne se passe encore des Euménides[43] ; elle ne se fonde pas encore sur ce principe absolu, que chacun est uniquement responsable de ses actes. Elle admet seulement que la responsabilité familiale ne doit pas être mise en jeu à l’égard de l’innocent. Mais dès l’instant où le fils d’un criminel commet une faute, il s’expose à porter avec le poids de sa faute celui du crime héréditaire. La responsabilité collective est de droit : ainsi l’ont voulu les dieux. Elle reste suspendue sur la tête rte l’innocent et retombe fatalement sur le coupable.

Ce qui est personnel à Eschyle dans ces idées, ce n’est pas seulement la puissance dramatique dont il les a revêtues. Certes, il ne se détache pas de son temps : la croyance à la responsabilité individuelle suit la même évolution dans la tragédie que dans la réalité. Cependant Eschyle se range parmi les esprits qui ouvrent les voies nouvelles. La Thébaïde fut représentée en 467, l’Orestie en 138. Justement vers ces années-là, dans l’intervalle de 461 à 457, Athènes donne à Erythrées une loi qui condamne à mort le coupable de haute trahison avec ses enfants, sauf le cas où les enfants nés de lui ont fait preuve de dévouement envers le peuple d’Erythrées et celui d’Athènes[44]. Le législateur sous-entend que l’exception doit devenir la règle : il a les mêmes aspirations, il recherche le même but que le poète. Mais pour le poète la non responsabilité du fils n’est pas le prix d’un service rendu. La justice à lui non plus n’accorde à l’innocence un droit ; du moins, elle lui fait une concession, et ne la vend pas.

Après Eschyle, il restait toujours à expurger le droit criminel des principes surannés. Les Euménides, vaincues, étaient respectées ; qui se lèverait pour les chasser de l’Aréopage ?

Les puissances du passé allaient trouver devant elles de terribles adversaires. Jamais le monde ne vit à l’œuvre plus rudes abatteurs de préjugés que les sophistes. Dans l’antique forêt qu’ils avaient résolu de défricher, ils s’avançaient intrépides, maniant la raison comme une hache. Ils ne ménagèrent pas plus les institutions de la cité que les préjugés de la religion. Ils examinèrent et discutèrent hardiment les lois qui régissaient encore l’État et la famille. Ils allaient de ville en ville, prêchant des principes nouveaux, enseignant non pas précisément l’indifférence au juste et à l’injuste, mais une nouvelle justice, moins étroite et moins exclusive que l’ancienne, plus humaine, plus rationnelle et dégagée des formules des âges antérieurs[45].

Le droit criminel, par ses maximes et quelques-unes de ses sanctions, était en désaccord avec les exigences de la pensée libre et soulevait les consciences qui cherchaient leur règle en elles-mêmes. Pour des hommes ardents à remuer les choses immobiles, il y avait là une belle occasion une masse imposante et fragile de coutumes vides des croyances qui en avaient fait la solidité et ne se soutenant plus que par la tradition. Tout cela était à démolir, ce fut la tâche que se réserva Protagoras.

L’homme est la mesure de tout. Le sophiste qui partait de ce principe devait, en s’emparant de la distinction entrevue par Eschyle, dégager le droit pénal de la théologie[46]. On rompait tout lien entre la morale et la religion ; forcément la morale devenait libre, en toutes ses applications. Mais alors quel fondement donner au droit social de punir ? La loi du talion ? Pythagore a dû, pour la justifier, la rendre impitoyable et en prolonger l’empire jusqu’en l’autre vie[47]. Comment accepter cette combinaison de la justice géométrique avec la migration des Antes ? Admettra-t-on la vindicte publique ? Historiquement, elle sort de la vengeance privée ; mais les institutions doivent se légitimer dans le présent. Le oral fait est fait : on ne répare pas l’irréparable. Le système répressif est donc absurde : il n’y a de logique que la prévention. Le but à la fois légitime et pratique du droit pénal, c’est l’intimidation : άποτροπής ένεκα κολάζειν[48]. La punition rationnelle est celle qui tend à empêcher l’auteur d’une faute d’y retomber ou tout autre d’y tomber à son tour. Elle doit se concevoir, non comme une τιμωρία, mais comme une νουθεσία et un παράδειγμα[49].

De pareilles prémisses donnent une importance nouvelle à la question de la responsabilité. Si la peine est un remède en même temps qu’un exemple, il faut qu’on puisse reconnaître la maladie, c’est-à-dire la culpabilité, à des signes certains. Protagoras s’est vivement préoccupé de ce problème. On noua raconte qu’un accident mortel s’étant produit au stade, il passa une journée entière à discuter avec Périclès si c’était au javelot, au tireur ou aux agonothètes qu’il convenait de l’attribuer. Ces exercices de casuistique obligeaient les esprits à remonter aux principes, lis créaient dans les écoles une tradition dont les premiers vestiges sont les Tétralogies connues sous le nom d’Antiphon[50]. Protagoras et ses disciples ont donc certainement porté leurs réflexions sur les peines collectives et héréditaires. Il n’est pas difficile de se figurer ce qu’ils en pensaient.

La responsabilité collective, telle qu’elle existait encore, avait pour excuses la solidarité de la famille et les droits de l’Etat. Mais la famille, pour les sophistes, est un groupement artificiel. Ils ne comprennent que l’individu. A leurs yeux, l’humanité se compose d’êtres primordialement égaux : il n’y a de subordination valable que celle qu’établit L’universelle raison. Ainsi leu principes qui avaient toujours mené les Grecs à la désorganisation du γένος sont pour la première fois pouls+as jusqu’à leurs conséquences extrêmes. La puissance paternelle est elle-même soumise à une critique qui ne respecte pas les barrières de la morale traditionnelle. Dés lors, si les liens du sang sont quasiment chimériques, si chacun a en soi sa valeur et sa dignité d’homme, de quel droit confondrait-on le fils avec le père dans un châtiment commun ? Peut-on trouver juste qu’un Phidippide soit responsable d’un Strepsiade ? L’intérêt de la cité, dit-on, est la règle suprême. Mais la cité, pour les sophistes, n’est que l’agglomération des citoyens, e1 son intérêt ne saurait être distinct du leur. Si la loi fait violence à la nature et devient le tyran de l’homme, l’équité demande qu’elle disparaisse. En conséquence, aucun argument basé sur la constitution de la famille et de l’État n’autorise le droit criminel, qui doit seulement corriger les coupables et intimider les méchants, à punir un homme quelconque pour la faute d’un autre.

Malgré les exagérations inévitables et la griserie des principes, tes sophistes ont fait œuvre qui dure. Leur théorie sur le droit de punir est celle de l’Athénien qui parle dans les Lois de Platon[51] : autant dire qu’elle est devenue celle de tout Athénien[52]. Leurs conclusions négatives sur la responsabilité familiale étaient ratifiées d’avance par le sentiment populaires : elles furent consacrées par la jurisprudence. L’hérédité de, peines afflictives était condamnée à disparaître.

Les grands philosophes du IVe siècle n’eurent donc qu’à mettre leurs doctrines d’accord avec les faits accomplie. Ils ne le firent pas toujours de très bonne grâce.

Le système pénal de Platon[53] marque à la fois un retour aux idées anciennes et un développement des idées chères aux sophistes. Au début de sa carrière, il cherche dans le droit criminel des moyens de correction et d’intimidation, mais aussi d’expiation : on dirait qu’il veut réconcilier Protagoras avec Pythagore[54]. Dans ses œuvres de jeunesse, dans le Gorgias où il combat les révolutionnaires de la pensée grecque, dans la République où il porte son idéal au delà des contingences terrestres, il conçoit la peine comme un mal nécessaire pour la guérison de l’iniquité[55], comme un épouvantail fait pour éloigner les hommes du crime[56], mais bien plus encore comme un châtiment destiné à rétablir cet équilibre parfait de bonheur et de vertu, de malheur et du vice auquel doit tendre la justice humaine, par anticipation sur la justice divine[57]. Au contraire, dans les Lois, où il ne fait plus de polémique et pourtant reste sur terre, il reprend pour son compte le mot de Protagoras, ού τό γεγονός άγένητον έσται ποτέ[58] : il veut que les criminels ordinaires soient enfermés dans des lieux de résipiscence, des maisons dé correction, où leurs âmes pourront se régénérer par le remords[59], et que les criminels endurcis soient frappés de manière à inspirer à tous les témoins l’horreur de leur forfait[60]. En tout cas, les peines, que le législateur doit fixer avec une sorte de honte[61] et que le juge doit appliquer avec la précision d’un archer habile[62], n’atteignent leur but que si elles frappent le plus justement possible des hommes injustes[63].

Par conséquent, Platon, comme en l’a dit[64], ne pouvait manquer d’admettre un grand et important principe, trop souvent méconnu par les législateurs de l’antiquité : le caractère personnel de la peine, comme suite du caractère personnel de l’infraction. Pour Platon, quand un homme a été condamné à mort en expiation d’un crime énorme[65], ses enfants et ses descendants ont droit à l’estime et à la considération, s’ils ont au échapper aux influences ataviques. lis ont d’autant plus de mérite à s’être attachés au bien, qu’ils ont dit se dégager du mal héréditaire. Le déshonneur et le châtiment du père ne retombent sur aucun des enfants[66] : voilà la règle.

Mais elle admet une exception. Ceux dont le père, l’aïeul et le bisaïeul ont subi une condamnation capitale pour haute trahison sont exilés de plein droit. Quand trois expériences ont mal tourné, on peut tenir pour prouvé que le crime est invétéré dans une famille : à la quatrième génération, il ne reste plus aucun espoir de guérison[67]. Platon est donc loin d’accorder une valeur absolue à la maxime juridique et morale qu’il a lui-même formulée en cas termes : Πατρός όνειδη καί τιμωρίας παίδων μηδενί ξυνέπεσθαι.

Avec la méthode d’observation, Aristote aboutit presque aux mêmes résultats que Platon avec la dialectique[68]. Il ne cherche pas, lui, à réaliser la justice absolue qui assigne à chaque homme sa place par rapport aux hommes de tous les temps et aux dieux eux-mêmes ; il détermine les conditions d’une justice relative, celle qui convient à la cité grecque et qui est proprement l’utilité générale[69]. Nulle préoccupation religieuse ni même morale ; le droit découle de la politique[70]. La peine est un acte de nécessité[71]. Aristote ne se demande pas si le criminel est un malade : il constate que pratiquement le vice est volontaire comme la vertu[72]. La peine n’a donc pas pour objet la guérison ou l’embellissement moral de celui qui la subit[73]. Par la terreur qu’elle inspire, elle est le stimulant dont la plupart des hommes ont besoin pour être poussés au bien : il faut que la peur des souffrances serve de contrepoids à l’attraction des bénéfices et des jouissances illicites[74]. Aristote n’est pas loin de penser que le criminel doit être frappé comme la bête sous le joug[75]. Mais jusqu’à quel point doit-il l’être ? Aristote n’hésite pas, il doit être châtié dans la proportion où il a failli. Est-ce donc le talion de Rhadamanthe, le talion selon le mode pythagoricien, qui reparaît ? Non. Pour Aristote, le talion n’est pas le fondement d’un droit, mais la mesure d’un fait. Cette mesure doit être, non pas égale au dommage, mais proportionnelle à la gravité de l’infraction, et, par conséquent, elle exige que le coupable souffre plus de mal qu’il n’en a fait[76]. Ainsi le talion devient le moyen le mieux approprié au but recherché, qui est l’intimidation.

Une doctrine comme celle-là ne s’oppose pas à la responsabilité collective. Elle convenait aussi bien aux Macédoniens, qui admettaient la solidarité pénale, qu’aux Athéniens, qui la rejetaient. Mais Aristote était évidemment sous l’influence des idées athéniennes. Il est même en progrès sur Platon et peut-être sur tics contemporains. Tandis que le vulgaire considérait l’hérédité du mal comme une circonstance aggravante et que Platon lui-même punissait sur les descendants les crimes plusieurs fois renouvelés des aïeux, Aristote veut que l’innéité de la faute soit une excuse légale au même titre que la maladie[77]. Le fils qui bat son père, quand déjà celui-ci a battu le sien, obéit à une loi de nature et mérite d’être acquitté. Φυσικήν εΐναι τήν άμαρτίαν, dit le philosophe. C’est proclamer l’irresponsabilité résultant de l’hérédité.

Ce qu’il y a de plus remarquable dans cette histoire d’une conception morale chez les Grecs, c’est que les maîtres de la pensée, poètes tragiques, sophistes et philosophes, ne semblent jamais avoir guidé le peuple vers des chemins nouveaux, en précurseurs ; ils se bornaient à lui fournir les raisons de ses sentiments. Ils voyaient mieux ce que le vulgaire voyait avec eux, et ne voyaient guère au delà. Ils hâtèrent les réformes, parce qu’ils permirent à une démocratie réformatrice de ne pas douter d’elle-même ; mais ils ne furent pas de ces génies qui devancent les temps et préparent les transformations impossibles en apparence, par leur divination. Quand les préjugés politiques restaient invinciblement favorables à une injustice traditionnelle, comme dans le cas de la confiscation, nul ne se levait pour protester contre un principe attardé, au nom de l’avenir.

C’est donc surtout la vertu propre du régime démocratique, tel qu’il fut compris à partir du Ve siècle, c’est l’hostilité générale contre la solidarité active de la famille, qui devait faire obstacle à la responsabilité familiale. Voilà ce que démontreront les chapitres qui vont suivre. Oui, Athènes fut en état d’achever l’œuvre de rénovation sociale et d’affranchissement individuel qui avait été commencée dans la Grèce primitive, parce que chaque Athénien y était prédisposé par toutes ses façons de penser et de sentir. Et c’est pourquoi une étude sur les forces morales qui maintenaient ou combattaient les punitions collectives serait incomplète, si elle négligeait la psychologie populaire.

Jamais la vendetta ne disparut des pays grecs. Elle conserva son attrait sauvage dans les cités où la civilisation fut plus lente à pénétrer. Voyez la tragédie qui a pour théâtre le palais de Phères : Polyphron, ayant tué son frère Polydoros, est tué à son tour par Alexandros[78], également frère[79] ou peut-être neveu[80] de la victime. Petits et grands trouvaient trop difficile de renoncer, par respect pour la justice sociale, à l’habitude de se faire justice soi-même. La Corse de nos jours nous aide à comprendre ce sentiment[81]. Les pires atrocités se justifiaient, s’ennoblissaient par une haute idée de la dignité humaine et du devoir familial. Lors même qu’elle est contrainte dans les bornes de la légalité, la passion de la vengeance garde toute son ardeur. Haire du bien à ses amis, du mal à ses ennemis[82], c’est l’idéal de vertu vraiment virile que se propose le Grec capable de marcher dans la vie droit et la tète haute. La loi de Rhadamanthe s’est accommodée aux besoins des sociétés nouvelles, elle fait toujours partie des lois non écrites que tout homme porte en soi. Je possède un grand art, disait Archiloque, rendre le mal pour le mal[83]. — Qui me mord, je le mords, riposte, un poète de l’Anthologie[84]. Ce précepte de conduite revient constamment dans la littérature classique[85]. Il est constamment au fond des procès criminels, Le plaignant, loin de s’en taire, s’en vante[86]. Après un meurtre, l’accusateur tient la place du mort, qui l’excite et le menace[87]. La vengeance est alors un devoir sacré. Qui le néglige est flétri[88] ; qui le remplit se glorifie de sa haine, demande aux juges de l’assouvir et, s’il triomphe, vient goûter à côté du bourreau le plaisir des dieux.

De famille à famille, quand en était sur le pied de guerre, on ne distinguait pas les innocents des coupables. D’un bout à l’autre du monde hellénique, entre parents, chacun paie pour tous et tous pour chacun. A Cypre, Nicoclès l’Eunuque est outragé pur le fils d’Evagoras ; c’est Evagoras qu’il tue[89]. Apollophanès de Pydna est assassiné dans un guet-apens ; immédiatement ses filles, encore en bas âge, sont envoyées à Olynthe, pour qu’elles soient en sûreté[90].

A Athènes, rien n’est plus fréquent que les inimitiés héréditaires. On connaît la lutte séculaire et terriblement sanglante que soutint la famille d’Alcméon contre celle de Cylon et celle de Pisistrate. On connaît l’acte tyrannicide d’Aristogiton, cette vengeance personnelle que la postérité transforma en dévouement civique. On connaît encore ce long duel à mort où le Lycomide Myron de Phlya fit proscrire les Alcméonides et où les Alcméonides prirent leur revanche sur le Lycomide Thémistocle. Ces exemples présentés par l’histoire des grands γένη ne sont pas d’illustres exceptions. Un client de Lysias essaie d’entraîner les héliastes à frapper les enfants des Trente[91]. Fidèles au préjugé atavique, les gens du peuple qui jettent un sort à leur ennemi lient par la même occasion les personnes qui lui tiennent de près. Le recueil des imprécations gravées sur lamelles de plomb, qui a été publié an appendice dans le Corpus inscriptionum atticarum[92], renferme toute une série où l’exécration s’étend ainsi aux parents nommés individuellement ou pris en bloc[93], et même aux voisins[94]. Un bon fils saisit avec joie l’occasion d’impliquer l’ennemi de son père dans une accusation capitale[95]. La première idée qui jaillit dans l’esprit d’un Athénien, quand il se demande d’où vient la haine d’un homme pour un autre, c’est l’idée d’une έχθρα πατρική [96]. Dans l’antiquité grecque, on ne cherche pas la femme, mais le père.

Isée nous raconte l’histoire instructive d’une querelle de famille. Euthycratès en vient aux mains avec Thoudippos. Il est blessé ; quelques jours après, il meurt. Au dernier moment, il recommande à ses proches d’interdire à jamais l’accès de sa tombe aux parents du meurtrier. Dès l’enfance, son fils Astyphilos reçoit des leçons de haine ; dès l’âge de raison, il traite le fils de Thoudippos en ennemi. Il conserve toute sa vie, il entretient avec soin une haine dictée par la piété filiale ; il ferait un testament pour léguer cette haine avec son héritage[97]. La différence n’est pas si grande entre cette vendetta bourgeoise et la vendetta poétisée de la tragédie. Voyez Egisthe dans l’Agamemnon d’Eschyle. Ce n’est pas l’amant adultère qui se débarrasse du mari gênant ; c’est le fils pieux qui venge son père. Par lui, Thyestes mort punit Atrée mort. Depuis le jour de carnage où il fut emporté dans les langes, il grandit au loin, voué à l’œuvre de haine[98]. Il est revenu pour accomplir les imprécations de l’offensé contre toute la race de l’offenseur[99]. Qu’est pour lui Clytemnestre ? L’instrument dont il a besoin ; car il ne peut approcher de la proie qu’il guette, lui, suspect de haine invétérée[100]. Mais aussi, quand il a réussi, quel cri de triomphe ! Ô douce clarté que répand le jour de justice ! Enfin, je puis donc dire qu’il est des dieux, vengeurs des hommes, qui veillent d’en haut sur les douleurs d’ici-bas. Le voilà donc dans le péplos tissé par les Erinyes, cet homme ; il est étendu là pour ma joie. Le fils a expié les forfaits du père[101].

Mais si l’offense réveille dans les âmes des passions qui s’expliquaient mieux autrefois, si même les accusateurs excitent les juges à venger la cité[102], sans désarmer devant des innocents[103], ce n’est pas ce sentiment-là qui l’emporte dans la législation et la jurisprudence. Toujours, chez l’Athénien, le meilleur se mêle au pire, et le pire n’ose généralement pas se montrer dans les occasions publiques. Il y a quelque chose chez ces hommes par quoi l’on est sûr de les prendre, quand ils sont réunis à l’agora ou à l’Héliée : c’est cette sympathie pour le malheur, ce large amour de l’humanité qui ne peut se désigner avec précision que par le vocable essentiellement attique de φιλανθρωπία. Les Athéniens se rendaient très exactement compte rie ce qu’était ce sentiment. Ils ne croyaient nullement avoir reçu un don de nature, comme se l’imagine l’auteur d’un plaidoyer apocryphe[104]. Ils étaient convaincus, au contraire, que tous les hommes portent naturellement en eux un fonds naturel de haine, l’έχθρα πατρική qui excite les familles contre les familles, les Etats contre les Etats et les Grecs contre les barbares[105]. Mais, tandis que la rudesse primitive domine chez les êtres ignorants, les esprits cultivés font lez cœurs tendres : la pitié est le fruit exquis de la civilisation[106]. Toute la fierté qu’éprouvent les Athéniens à se dire philanthropes vient de là. Que des Béotiens se vantent d’être durs et haineux ; ils désirent, eux, passer pour humains et justes[107]. Ils ne connaissent pas de plus beau titre de gloire[108], et considèrent comme la marque indéniable de leur supériorité sur les autres Grecs, qu’ils soient les seuls qui aient élevé un autel à la Pitié[109]. Ils veulent que jusque chez les nations barbares, si quelqu’un mentionne une loi protectrice des faibles, on dise : Il est parmi les Grecs, il est des hommes en qui la douceur des mœurs et l’humanité l’emportent sur le souvenir de l’offense et sur l’inimitié transmise avec le sang[110].

Cette aspiration à une justice aimante[111], cette bonté qui voit dans des citoyens des parents[112], n’a tout son mérite, aux veux des Athéniens, que parce qu’elle s’emploie à rendre service aux petites gens[113]. Elle est la vertu idéale de la démocratie. C’est l’avantage du grand nombre que les lois soient indulgentes et modérées, belles par leur humanité[114]. Mais il convient aussi que les lois existantes ne soient pas appliquées dans toute leur rigueur. Les juges athéniens sont toujours prêts au pardon : les accusateurs, les législateurs même cherchent constamment à les prémunir contre les excès de sensibilité[115]. Si leur miséricorde détourne des coupables les peines les plus méritées à plus forte raison s’étend-elle sur les malheureux qui doivent en subir le contrecoup sans avoir jamais failli[116]. Quand une femme et des enfants sont menacés d’un sort inique, le juré athénien refuse d’appliquer strictement une loi contre laquelle proteste sa conscience, et, s’il ne peut pas absoudre les innocents en condamnant le coupable, il absout te coupable pour sauver les innocents. Ainsi, par la jurisprudence, la φιλανθρωπία pénétrera dans la loi.

 

 

 



[1] La Cité antique, p. 262, 266, 267.

[2] La Cité antique, p. 266.

[3] Thucydide, I, 132.

[4] Thucydide, VIII, 48.

[5] Je citerai particulièrement les ouvrages de Julius Schvarcz (Die Demokratie) et de Burckhardt.

[6] Georg Jellinek, Das Recht des modernen Staates, t. I, Berlin, 1900, p. 264-283 ; surtout p. 273 ss., 276 ss. Cf. Beloch, Gr. Gesch., I, p. 474.

[7] Politique, VIII (V), 7, 14.

[8] Lois, XI, p. 922-923 ; cf. Dareste, Sc. du dr., p. 117-121 ; Fustel de Coulanges, Nouv. rech., p. 34.

[9] Thucydide, II, 31.

[10] J. Girard, p. 445.

[11] Ag., 1481 s. ; Choéph., 466 ss.

[12] Ag., 1192 ; cf. 385 ss.

[13] Croiset, III, P. 187.

[14] Ag., 1485.

[15] Choéph., 383.

[16] Dans les Suppliantes, Hypermnestra sauve son mari au mépris d’un ordre injuste. Traînée devant le tribunal par son père, elle est sauvée par Aphroditè. Le sens de cette pièce est bien compris par Ed. Meyer, III, p. 453.

[17] Sept, 653 ss.

[18] 686 ss.

[19] 689 ss., 695 ss.

[20] 831.

[21] Ag., 1600 ss.

[22] 1497-1504 ; cf. J. Girard, p. 418.

[23] 906 ss.

[24] 146 ss., 217 ss. ; cf.  J. Girard, p. 433.

[25] 1415-1418, 1432, 1523-1529, 1555-1559 ; cf. H. Weil, Ét. sur le drame ant., p. 39 ss.

[26] Choéph., 392 ss., 118 ss., 797 ss.

[27] Ibid., 269 ss., 1030 ss. ; Eum., 64 ss., 198 ss., 465 ss., 576 ss., 594.

[28] Choéph., 423 ss.

[29] 980 ss.

[30] Ag., 1476 ss.

[31] 764 ss.

[32] Choéph., 497, 639 ss., 787 ss., 948 ss.

[33] Eum., 490.

[34] 150, 162, 731, 778, 808.

[35] Choéph., 306 ss. ; Ag., 1338 ss.

[36] Cf. Ag. 177 ss.

[37] Ag., 758-762.

[38] Euménides, 916 sq.

[39] 976 ss.

[40] 930 ss., 950 ss.

[41] Sur la responsabilité personnelle dans Sophocle, voir Rohde, II, 234 ss.

[42] Voir Rohde, II, p. 230.

[43] Euménides, 992 ss.

[44] Dittenberger, n° 2, l. 31-35 ; cf. I. J. G., II, p. 52.

[45] Fustel de Coulanges, op. cit., p. 430.

[46] Gomperz, dans les Sitzungsber. d. Wien. Ak. d. Wiss., 1889, p. 37, 86 ; Gr. Denker, I, p. 358-359 ; Dieterich, p. 207.

[47] Aristote, Mor. à Nic., V, 5 ; Gr. Mor., I, 34 ; Stobée, Florilèges, XLIV, p. 317.

[48] Platon, Protag., p. 324 A-B.

[49] Cette distinction a été tirée par Aulu-Gelle (VI, 14) d’un commentaire sur le Gorgias de Platon.

[50] Les faits de la deuxième tétralogie sont presque identiques à ceux que discutèrent Périclès et Protagoras.

[51] IX, p. 862 E.

[52] Thucydide, III, 45 ; (Andocide), C. Alcib., 40 ; Lysias, Sur le meurtre d'Érat., 47 ; C. Alcib., I, 12, C. Epicr., 5 ; C. les march. de blé, 920 ; Xénophon, Écon., XIV, 5 ; Isocrate, Aréop., 20 ; Lycurgue, C. Léocr., 10, 67 ; Dinarque, C. Démosthène, 27, 60 ; C. Aristog., 23 ; Démosthène, C. Lept., 158 ; C. Aristog., I, 17, 93 ; C. Mid., 31, 76, 227 ; C. Con., 43 ; C. Néair., 77. Cf. Diodore, V, 71, 1.

[53] On peut étudier la théorie de Platon sur le droit de punir dans E. Platner, Ueb. die Principien der Platonischen Criminalgesetze (Zeitschr. f. Alterthumwisss., II, 1844, p. 73-86) ; J. Denis, I, p. 132-135, 407-409 ; Thonissen, p. 422-429 ; Günther, p. 100-103 ; Dieterich, p. 207-208.

[54] Le souvenir de Pythagore est très net dans le Gorgias, p. 508 A.

[55] Gorgias, p. 477 A, 505 B, 525 A-B.

[56] Ibid., p. 623 A-D.

[57] Ibid., p. 472 E, 476 A, E, 525-526 ; cf. Rép., II, p. 380 A-B ; X, p. 608 ss., 613 A, 615 B.

[58] Lois, XI, p. 934 A ; cf. IX, p. 854 D.

[59] Ibid., X, p. 908 A ; cf. IV, p. 720 ; V, p. 735 D-E ; II, p. 854 E, p. 862 D ; XI, p. 933 E-934 A.

[60] Ibid., IX, p, 863 A ; XI, p. 934 A ; XII, p. 441 E-942 A. A l’égard du banni, la sévérité de Platon ne le cède eu rien à celle des législateurs. On sait qu’en droit attique il était interdit de donner asile au proscrit dans une maison ou sur un navire, sous peine d’être proscrit soi-même. Le doux Platon punit le même crime de la peine capitale (Lois, XII, p. 955 B), parce qu’il faut que chacun ait les mêmes amis et les mêmes ennemis que la cité.

[61] République, III, p. 405 A ; Lois, IX, p. 853 A.

[62] Lois, XI, p. 934 A.

[63] Ibid., X, p. 890.

[64] Thonissen, p. 433 ; cf. 442-443.

[65] Platon admet la peine de mort pour les crimes envers les dieux, la patrie et les parents.

[66] Lois, IX, p. 856 C.

[67] Ibid., C-D. Cf. Meier, p. 162-164 ; Thonissen, p. 433 ; Dareste, Sc. du dr., p. 84-85.

[68] Voir Thonissen, p. 434-437 ; Günther, p. 103-107.

[69] Politique, III, 7, 1.

[70] Ibid., I, 1, 12.

[71] Ibid., IV (VII), 12, 3.

[72] Mor. à Eud., II, 6 ; XI, 10 ss. ; Mor. à Nic., III, 1. Les passages d’où Thonissen, p. 454-455, et après lui Günther, p. 105-106, tirent des conclusions contraires (Rhét., I, 10 ; Mor. à Eud., I, 3) sont mal interprétés.

[73] Politique, l. c.

[74] Mor. à Nic., X. 9, 4 ss. Cette théorie de la peine, motif psychologique et moyen préventif, est soutenue par l’école de Cyrène et les cyniques (Diogène Laërce, II, 93 ; cf. Günther, p. 100).

[75] Mor. à Nic., X, 9, 10.

[76] Ibid., V. 5 ; Gr. Mor., I, 34.

[77] Gr. Mor., II, 6, 20.

[78] Xénophon, Helléniques, VI, 4, 34. Alexandre lui-même succombera un jour à la vengeance de ses beaux-frères (Ibid., 35-31).

[79] Diodore, XV, 61, 2.

[80] Plutarque, Péloponnèse, 29.

[81] Ce sentiment persiste, plus ou mains vivace, dans toutes les sociétés (cf. Kovalewsky, p. 2511 ss.). La vengeance du sang fut considérée comme un devoir pendant tout le Moyen Age ; elle l’était encore en Frise et en Suisse au XVIe et au XVIIe siècle (Id., p. 268). On a montré, d’ailleurs, comment la vengeance privée subsiste dans nos sociétés et y prend même des droits nouveaux (Raoul de la Grasserie, De la veng. privée au point de vue social, dans les Ann. de l’Inst. intern. de sociol., V, 1899, p. 369-429).

[82] Platon, Ménon, p. 71 E ; Rép., I, p. 332 C ; Xénophon, Mém., II, 6, 35 ; Isocrate, C. Démonax, 26 ; Lysias, Pour le soldat, 20 ; Sophocle, Antigone, 643-644.

[83] Archiloque, fragm. 85 (Bergk, t. II).

[84] Philodèmos, dans l’Anthol. Pal., V, 107.

[85] Pindare, Ném., IV, 32 ; Eschyle, Ag., 1338 ss., 1580 ss. ; Choéph., 123, 313-314 ; Euripide, Héc., 1250.

[86] Démosthène, C. Mid., 2, 118 ; C. Androt., 1 ss. ; C. Timocr., 8 ; C. Nicostr., 1 ss. ; C. Néair., 1, 12 ; Lysias, C. Théomn., I, 13 ; C. Erat., 2. Voir cependant Lycurgue, C. Léocr., 6. Cf. Thonissen, p. 70-71.

[87] Lysias, C. Agor., 40-42, 92, 94 (cf. 1 ss.) ; Antiphon, Tétr., I, γ, 10 ; III, α, 4 ; ρ, 8 ; Platon, Lois, IX, p. 866. Cf. Lysias, C. Erat., 93, 100.

[88] Démosthène, C. Théocr., 28-29.

[89] Aristote, Pol., VIII (V), 8, 10 ; cf. Diodore, XV, 47, 8.

[90] Démosthène, Sur la fausse amb., 144. On retrouve dans cette anecdote un trait de mœurs grecques autant que de mœurs macédoniennes.

[91] C. Erat., 83.

[92] Ce sont les Defixonium tabellæ publiées par Rich. Wuensch. Sur ces lamelles, voir Schömann-Galuski, II, p. 328 ; Vidal-Lablache, Comment. de tit. fun. in As. Min., Lutet., 1872, p. 55 ; S. Reinach, Traité d’epipr. gr., p. 150-153, 433. H. Hilbert (art. Magia, dans le Dict. des ant., p. 1504) et Huvelin (Les tablettes mapiques et le dr. rom., dans les Ann. intern. d’hist. publiées à l’occasion du congrès de Paris, 1900, 2e sect., p. 16-17) donnent la bibliographie des tablettes trouvées ailleurs qu’en Attique.

[93] La troisième série de ces inscriptions est intitulée : Accedunt ùeùbra, res, familiares, cognati devotorum. Voir l’Index, V, B. C. Cf. Newton, Hist. of discov. at Halic. Cnid. and Branch., II,  II, p. 740, n° 89 ; Ziebarth, Neue att. Fluchtafeln, dans les Götting. Nachrichten, 1809, p. 109, n° 10 ; 113, n° 15 ; 115, n° 16 ; R. Wuensch, dans le Rhein. Mus., LV (1900), p. 233, n° 1. La magie se sert de la solidarité familiale en bien comme en mal ; elle agit médicalement sur le malade en agissant sur ses parents (H. Hubert, l. c., p. 1508, n. 16).

[94] Defix. tab., n° 25, l. 7, 10.

[95] Démosthène, C. Théocr., I, 38 ; Lysias, C. Alcib., I, 2.

[96] Démosthène, Sur la fausse amb., 222.

[97] Isée, Sur la succ. d’Astyph., 16-20.

[98] V, 1806-1807.

[99] V, 1601-1602.

[100] V, 1636-1637.

[101] V, 1577-1582. Cf. 1338-1340.

[102] Démosthène, C. Mid., 28 ; Lysias, C. Erat., 2 ; C. Agor., 1 ss.

[103] Lysias, C. Erat., 93.

[104] (Démosthène), C. Aristog., I, 81, 97.

[105] Démosthène, C. Mid., 49.

[106] Euripide, El., 294-295.

[107] Démosthène, C. Lept., 109.

[108] (Eschine), Lettres, XII. 16 ; cf. Julien, Misop., p. 349 C.

[109] C. I. A., III, n° 170, l. 3 ; Diodore, VIII, 22, 7, Pausanias, I, 17, 1.

[110] Démosthène, C. Mid., 48-49.

[111] Aristote, Mor. à Nic., VIII, 1, 3-4.

[112] (Démosthène), C. Aristog. I, 87-89.

[113] Démosthène, C. Timocr., 190.

[114] Id., C. Mid., 57 ; C. Timocr., 192.

[115] Id., C. Timocr., 51 ; C. Aristog., 1, 81, 87 s. ; C. Nicostr., 29.

[116] Id., C. Nicostr., l. c. ; C. Aphob., I, 65.