LA CIVILISATION ÉGÉENNE

LIVRE III. — LA VIE RELIGIEUSE.

CHAPITRE II. — LES DIVINITÉS ANTHROPOMORPHES.

 

 

I. — LA DÉESSE.

Comme nous venons de le voir, la croyance aux fétiches n’exclut pas la forme humaine. Les plus anciens habitants de l’Égéide avaient des idoles féminines. En Crète, comme dans tous les pays depuis l’Euphrate jusqu’à l’Adriatique, la grande divinité fût d’abord une femme stéatopyge. Le spécimen le plus typique est celui qu’on a trouvé à Phaistos près d’un bloc de fer magnétique : les seins proéminents, les flancs énormes dont l’un est incisé d’une croix, le triangle tracé sur le pubis, tout indique, avec une puissance qui va jusqu’à l’horrible, la divinisation de la maternité[1].

Les idoles stéatopyges en terre cuite ou en marbre ont d’abord la position accroupie. Par là elles présentent, à de grandes distances, des rapports frappants : une figurine de Cnosse s’explique, par exemple, par une autre d’Adalia (Lycie)[2]. Cette attitude et cette ampleur des formes sont rendues, sur les idoles en matière dure, par une surface plate à contours arrondis : dans le marbre des îles est taillé le type en violon. Peu à peu, la déesse se met debout ; ses jambes prennent la position verticale et, à la longue, se détachent[3]. Elle n’en continue pas mains d’exprimer la vertu génératrice, souvent par la largeur des flancs, l’énormité du nombril et le kteis triangulaire[4], toujours par le geste des bras ramenés sur la poitrine pour soutenir ou presser les seins gonflés. Malgré l’inévitable évolution des croyances, en dépit  de nouveautés adventices et plus ou moins durables, les générations successives conservèrent fidèlement le type traditionnel.

La déesse des Égéens était-elle nue ? A cette question on a toujours répondu par oui ou par non, en partant de l’idée que le type de la déesse nue ne s’accorde pas avec celui de la déesse habillée[5]. En réalité, les deux types ont coexisté dès les temps néolithiques. L’idole de Phaistos montre un flanc tatoué ; celle d’Adalia, tout en ayant le nombril apparent, porte des dessins de vêtement et de parure sur la poitrine, les bras et les jambes. A Cnosse, de deux idoles contemporaines l’une est nue, l’autre parsemée de lignes et de points qui figurent le costume[6]. D’où vient que deux conceptions aussi différentes aient prévalu simultanément ? C’est qu’elles ne sont pas inconciliables : les effluves magiques du corps divin produisent plus aisément des effets de fécondation quand rien ne s’interpose entre eux et l’être qui vient s’en imprégner ; mais, d’autre part, ils gardent mieux leur puissance virtuelle quand ils sont protégés contre une continuelle déperdition. La seconde de ces conceptions explique le costume des femmes ; elle s’applique tout aussi bien à la déesse. Il suffit, pour que toutes les sources de fécondité ne soient point interceptées, que tous les indices du sexe ne soient point invisibles : voilà pourquoi l’idole d’Adalia laisse voir son nombril sous ses voiles. La mode crétoise du corsage laissant les seins nus n’a pas pu s’établir et durer sans correspondre à une idée religieuse ; elle a été créée pour la déesse, et ce costume de cérémonie fut d’abord un costume rituel. Dès le M. A. III, la déesse ale buste pris dans une étole percée de deux ouvertures par où pointent les seins[7]. Plus tard, elle porte le corsage largement décolleté qui, d’elle, passe aux dames de Cnosse, à moins que, par un compromis imaginé pour elle seule, elle porte la jupe à volants, mais reste nue du col à la ceinture.

La déesse favorise donc, avant tout, la fécondité. Telle est l’action magique ou la valeur symbolique de son image. Les idées changent ; elle est toujours là, qui serre les bras au-dessous des seins ou se presse les seins des deux mains. Un moment arrive toutefois où l’idée des bienfaits émanés d’elle s’exprime par un geste plus idéal, les bras levés pour bénir : la main gauche se présente de profil, la droite s’étale de toute sa largeur face aux fidèles. Mais, comme pour montrer que le geste de la bénédiction est en rapport intime avec le geste de la fécondation, dans la chapelle de Haghia Triada étaient réunies des figurines qui faisaient l’un ou l’autre, et la plus grande avait à la fois le bras gauche replié sur la poitrine et le bras droit en l’air[8]. La déesse répand le bonheur parce qu’elle est la génératrice et la nourricière aux innombrables mamelles[9] : elle est la Grande Mère.

C’est elle qui fait fructifier la nature entière. Tout ce qui est émane d’elle. Elle est la madone qui porte le divin enfant ou veille sur lui[10]. Mère des hommes, elle l’est aussi des animaux. Elle apparaît sans cesse avec une escorte de bêtes ; car elle est la maîtresse des fauves, des serpents, des oiseaux et des poissons. Enfin, par son universelle fécondité, elle fait pousser les plantes. A la saison des prémices, elle s’assied sous l’arbre de vie, parée de fleurs et soutenant ses seins ; à la chute des feuilles, elle se fait aider, par l’arrachage d’un arbuste sacré, à perpétuer la force végétative dont elle est la source éternelle.

Toute la terre lui est soumise. Ses sanctuaires les plus vénérés sont les hauts lieux, les cavernes, les roches des cimes. Dressée sur un sommet abrupt[11], elle est Notre-Dame du Mont surtout la Dame du mont Dicté, la Dictynna, comme elle sera au temps des Grecs la Mère de la Montagne et surtout la dame de l’Ida. Elle règne sur la mer. Peut-être est-ce en son honneur qu’on dépose tant de coquillages sur les autels, au pied des piliers, dans les tombes, et qu’on emploie les tritons comme vases d’aspersion ou comme instruments de musique sacrée[12]. En tous cas, on voit Notre-Dame des Flots qui navigue vers une chapelle, assise sur un bateau où un arbre s’élève au-dessus d’un autel[13].

C’est du ciel que la déesse étend son influence sur la terre. La mythologie astronomique n’a pas eu dans l’Égéide la prépondérante qu’elle avait en Chaldée ; elle n’en a pas moins pris un certain développement. La succession du jour et de la nuit, l’alternance des saisons sont réglées par celle de qui dépend toute vie. Quand le soleil brille au-dessus de l’autel, les servantes de la déesse l’adorent et lui offrent, comme si c’était elle, des fleurs[14]. Devant les cornes sacrées et les rameaux bénis, les prêtresses invoquent la lune ou une étoile qui fait pendant à l’idole[15]. Du haut de l’empyrée, le soleil et la lune réunis dans un ciel constellé prennent leur part des hommages rendus à la déesse dont ils manifestent la grâce[16].

Reine du ciel et de la terre, la déesse descendue séjour éthéré pour apporter aux hommes ses bienfaits. L’apparition de la divinité en vol plané est une des scènes qu’affectionne l’art crétois. Parfois la déesse en personne répond aux incantations, et, dans l’épiphanie provoquée par les danses orgiaques, c’est elle, c’est elle-même, qu’on reconnaît[17]. Souvent aussi, pour traverser l’immensité des airs, elle dédaigne de s’envelopper d’un corps humain et prend la forme d"un oiseau. N’est-elle pas la colombe ou du moins, quand elle se presse les seins et qu’elle montre à nu le nombril sacré, ne transmet-elle pas toute son efficace aux colombes qui perchent sur sa tête et s’envoient de ses épaules[18] ? Émanation de la déesse, la colombe est l’esprit qui sanctifie tous les êtres et tous les objets sur lesquels il se pose. Par elle s’accomplît la possession divine. D’autres peuples que les Égéens firent de la colombe un oiseau sacré : les Pélasges épient son vol prophétique sur les chênes de Dodone, et les Chaldéens font d’elle un attribut religieux[19]. Mais les Égéens l’unirent étroitement à la déesse de l’amour et de la fécondité. C’est ce trait particulier qui prévaudra en Orient. La Dame de Paphos presse l’oiseau chéri sur sa poitrine, comme celle de Cnosse le porte sur la tête[20] ; elle aussi l’envoie sous les rayons conjugués du soleil et de la lune se poser sur les toits et les colonnes des édicules sacrés[21]. Un moule provenant d’Asie Mineure représente, sur une face, la déesse, sur l’autre, des colonnes où des pigeons se béquettent[22]. En Syrie, l’oiseau sacré fut adopté par Derkétô à Ascalon, par Astarté à Hiérapolis. Quand il prit son vol à la suite des Phéniciens vers Carthage, vers le mont Éryx et la Sardaigne[23], la madone de Crète dut le reconnaître au passage.

Du monde céleste et terrestre, la sollicitude de la Mère universelle s’étend au monde souterrain. Sa toute-puissance implique une puissance chtonienne. Ainsi qu’elle descend des régions éthérées, elle sort des régions infernales. Elle est la colombe, mais elle est aussi le serpent. Le serpent, la suit partout et toujours. A Cnosse dans les deux palais, à Gournia, à Prinia, depuis le M. M. III jusqu’à la période hellénique, la déesse se montre couverte de reptiles qui grimpent autour de ses bras, de son buste, rampent dans ses cheveux et surgissent au dessus de sa tête[24]. Le reptile, comme l’oiseau, parait dans la main des prêtresses et des offrants, sur les vases sacrés, sur les chapelles[25]. Pour juger de la valeur religieuse qu’on attribuait au serpent, il suffit de jeter un coup d’œil sur les objets placés autour de la déesse qui le tient ; fleurs et fruits, vaches et chèvres allaitant leurs petits, coquillages et poissons volants, tous les produits de la nature. En faisant descendre la déesse du ciel, la danse rituelle fait sortir de terre le serpent parmi les touffes de lis[26].

Mais, du ciel à la terre et de la terre aux enfers, la déesse qui fait le jour fait aussi la nuit, la déesse qui fertilise est celle qui anéantit, la déesse de la vie régit la naissance et la mort. Elle produit, elle détruit. A elle seule, elle fait jaillir toutes les énergies bienfaisantes et nocives. Set place est marquée dans les tombes comme dans les sanctuaires. Cette puissance meurtrière, les hommes s’efforcent de la tourner contre leurs ennemis. Elle est la déesse de la guerre, la Promachos ; elle s’arme du javelot et de l’arc ; elle est escortée du lion[27]. Comme la guerre, la chasse est comprise dans son empire. Tous les fauves dont elle est la reine, quand elle les épargne, elle les dompte[28]. Cependant, même dans la mort, la Grande Déesse préserve la vie. Elle ne fait périr les plantes que pour leur donner une vigueur nouvelle. La fête où sont arrachés les rameaux de l’arbre sacré a pour but d’activer la poussée de tous les arbres, de capter la force végétale, de conjurer la stérilité. L’arbre de vie est planté sur les tombes, et les images saintes qui protègent les trépassés sont encore celles de le déesse génératrice. Dans le cycle infini de ses attributions, elle reste identique à elle-même. Elle fait revivre les morts ; elle tue et ressuscite.

Tous ces pouvoirs, la Grande Déesse ne les réunit que peu à peu. Il est même vraisemblable qu’elle ne les réunit jamais tous à la fois dans le même sanctuaire. Elle les combinait de diverses façons. Selon les époques, selon les lieux, elle se présentait plus spécialement comme déesse du ciel, de la terre ou des enfers, de la montagne ou de la mer, des bêtes ou des plantes, de la virginité ou de la fécondité, de la vie ou de la mort. A regarder toutes les scènes où elle apparaît, on entrevoit une abondante éclosion de mythes. Quelques noms ont survécu, qui semblent avoir fixé les principales formes de la déesse polymorphe et transmis aux Grecs ces plus célèbres légendes : Dictynna, Britomartis et Ariadne.

Dictynna, la déesse des hauts lieux, est essentiellement, la Grande Mère. Descendue dans la plaine, elle n’en resta pas moins Notre-Dame du Mont. Les derniers habitants de la Cnosse préhistorique l’adoraient encore sous la forme d’une pierre brute. Quand les Grecs apprirent à la connaître, ils lui laissèrent ses noms de Grande Mère et de Dictynna en Crète et même en Laconie[29] ; mais ailleurs, ils lui en donnèrent d’autres, quand ils ne se bornaient pas à l’identifier à leur Héra ou à leur Déméter. Peut-être est-ce à son exemple que la Gaia de Delphes, avant d’être remplacée par Apollon, était représentée sous la forme d’un dragon et siégeait sur l’omphalos. En tous cas, elle fut appelée Rhéa. Cette déesse dont on montrait la maison en ruines à Cnosse près d’un bois sacré[30], était toujours l’Orcia, la Déesse de la montagne. Elle continuait de se faire garder par des lions, de recevoir les hommages de prêtres danseurs, les Courètes. Même les pierres qui figuraient dans le Sanctuaire aux fétiches la Mère et l’Enfant sont curieusement rappelées parle mythe célèbre : Cronos avait résolu de dévorer ses fils ; quand Rhéa eut mis Zeus au monde, elle cacha le nouveau-né dans une grotte et apporta au dieu une pierre emmaillotée. Enfin, tout fait supposer que la Déesse Mère des Crétois était, comme la Déesse aux serpents des Égyptiens, la patronne de l’accouchement, et c’est elle que représente, avec des détails d’un réalisme qui serait hideux s’il n’était sacré, le rhyton idole de Gournia[31]. Elle devint ainsi J’Eileithyia des Grecs, qui avait pour sanctuaire, au temps de l’Odyssée, une grotte située près de Cnosse, et don t le culte passa de Crète à Délos[32].

A côté de leur Déméter, les Égéens avaient leur Corè, à côté de la divine mère la fille divine, Britomartis[33]. Son nom signifiait la douce vierge, la bonne vierge. Déesse de la jeunesse et de l’amour, elle n’en a pas moins, comme Dictynna, un double aspect, céleste et chtonien : c’est déjà la Corè-Perséphonè, qui séjourne alternativement sur terre et dans le monde souterrain. Elle garda sa personnalité primitive très longtemps. Les Grecs la conservèrent partout oit s’étaient établis les Minoens et jusque sous l’empire romain. Ils assimilèrent généralement la douce vierge à la chaste Artémis. Cependant tout un cycle de mythes montre Britomartis poursuivie par l’amoureux Minos, Europè emportée sur le dos dit Peu4aureau, Pasiphaè se livrait à lui et enfantant le Minotaure, Corè recherchée, enlevée, séduite par l’amant divin. Au fond de ce culte il y avait, acte essentiel, un mariaqe sacré, une hiérogamie. Wst par là que la déesse crétoise se rattache à l’Aphrodite-Astartè de Cythère et Cupre et à la Déesse syrienne.

C’est par là aussi que s’opéra la fusion de la vierge et de la mère en une Britomartis-Dictynna. Un mythe expliquait comment l’une s’était métamorphosée en l’autre : traquée par Minos, Britomartis se lança dans la mer et, sauvée (les eaux, reçut le nom de Dictynna. Si l’on admet la valeur rituelle du saut dans les flots, ordalie par laquelle se démontre la virginité, le sens de ce mythe est clair : la Déesse Vierge est aussi la Déesse Mère. Elles sont deux, et elles sont une. Confondues dans une même essence, elles sont adorées sous le vocable de la très sainte Ariadne.

II. — LE DIEU.

A la Grande Déesse se trouve aussi associé un dieu, fils ou amant qui se tient auprès d’elle sur un pied d’infériorité. Les Egyptiens font d’Isis la femme d’Osiris et la mère d’Horus ; les Phéniciens placent Adonis à côté d’Astoret ; en Phrygie, Cybèle est adorée avec Attis. Les Préhellènes connurent, niais assez tard, un dieu subordonné à La déesse. Il se montre rarement et paraît surtout destiné à manifester en elle le caractère de mère féconde. On a pu qualifier cette religion de dual monotheism[34] : l’expression a le tort de dissimuler le caractère malgré tout polythéiste de cette religion ; mais elle détermine bien la position réciproque du dieu et de la déesse.

Il n’existe aucune figurine mâle dont on puisse dire qu’elle ait été une idole du dieu crétois. C’est seulement dans la période achéenne que les gens de Cnosse placèrent dans le Sanctuaire aux fétiches une concrétion naturelle à forme d’enfant avec une autre à forme de femme. Mais les monuments figurés de la période minoenne et les mythes des Grecs nous font connaître le dieu. Né de la Terre Mère dans une grotte, il fut nourri par la déesse-abeille Mélissa et la déesse-chèvre Amalthée. Un sceau représente, au-dessous dune main de justice, le divin enfant allaité par la chèvre ; sur un autre, on voit la chèvre au-dessous d’une croix gammée[35]. Dans les flancs du mont Aigaion (le mont de la Chèvre, voué à Zeus), s’ouvre la grotte sacrée de Psychro, où l’on a trouvé un vase sur lequel la chèvre alterne avec la double hache[36].

Le dieu satellite ressemble à la déesse, trait pour trait. Il a une puissance céleste et prendra le nom d’Astérios. il descend de l’empyrée sur terre, chevelure flottante[37]. Il dompte les hommes et les bêtes : il est le maître des lions, soit qu’il les tienne à bras tendus, pareil au Gilgamesh des Chaldéens, soit qu’il s’en fasse escorter à la guerre[38] ; et, quand il plane dans les airs, bandant l’arc, brandissant la lance et couvert du bouclier, il aveugle, il épouvante, il terrasse. Mais surtout il apporte la fécondité avec soi, en soi. Il est la pluie bienfaisante qui rafraîchit et vivifie la terre ; il est l’humidité, principe de toute existence : il sera Zeus ; il est déjà Hyakinthos, le père des vierges qui meurent pour assurer la vie. Mais, de préférence, sa vigueur créatrice prend la forme animale.

Animal, il est le taureau ; homme, il est Minos ; animal, homme et toujours dieu, il est le Minotaure. Cette conception du taureau divin existait en Asie au IVe millénaire : un cylindre élamite le représente debout avec des mains à trois doigts ramenés sur la poitrine[39]. En Crète, le culte du taureau remonte à une si lointaine antiquité, que la période subnéolithique symbolisait déjà l’animal par les cornes de consécration et déjà peut-être le représentait comme un monstre à moitié humain[40]. Le Minotaure fut donc de très bonne heure, sans doute avant le Zeus Coq ou Velchanos, le dieu plein de la puissance virile. Son principal sanctuaire était le palais même de Cnos, et ceux qui en franchissaient l’entrée étaient saisis d’une terreur sacrée en le voyant se dresser au-dessus d"eux, rugissant et formidable. Il demandait des victimes, comme toute divinité ; mais ce n’est pas la mythologie des Crétois, c’est la légende des peuples étrangers, qui lit de lui un dieu avide de sang humain. Le sacrifice, c’est l’immolation du dieu lui-même, en vue de communier avec lui et de lui prendre sa force : au Minotaure on offrait donc des taureaux, et, comme out lui consacrait spécialement la labrys, sa demeure était le labyrinthe par excellence. Seulement, dans les grandes fêtes, ou préludait à l’offrande rituelle par une corrida où les toreros exposés à la mort étaient peut-être choisis parmi les prisonniers et les esclaves des deux sexes.

Éternellement jeune, le dieu générateur est associé, non seulement à la déesse mère qui l’a enfanté, mais aussi à la déesse jeune comme lui. Il est le fils et il est l’amant. Taureau, il enlève Europè ou, s’unissant à Pasiphaé, engendre le Minotaure. Minos, il poursuit Britomartis. Il se déguisera en Dionysos pour séduire Ariadne. De même qu’il féconde les femmes, il fertilise les champs. Avec la déesse, il dispense la prospérité, parce qu’il est le maître de l’amour créateur et de la vie éternelle. Il meurt cependant, et l’on montrera le Saint-Sépulcre sur le mont Iouktas, comme la grotte de la Nativité sur le Mont Ida. Il meurt, mais pour renaître, et les Courètes, qui ont protégé son enfance, l’aident par leurs danses et le fracas de leurs boucliers à sortir de la tombe dans la nature revivifiée. Et c’est pourquoi l’homme-dieu imite le geste fécondateur des mains sur la poitrine, et le dieu-taureau, devant les fidèles qui l’implorent, étend ou lève les bras en signe de bénédiction[41].

III. — LA TRINITÉ ET LA CROIX.

Si la subordination du dieu à la déesse fait apparaître la religion égéenne comme un monothéisme dualiste, le nombre trois y a une telle importance, qu’on a songé à la revêtir d’un caractère trinitaire. Sans se rallier à l’hypothèse aventureuse d’une religion qui aurait proclamé le dogme de la Trinité avant la lettre, on est en droit de noter un grand nombre de faits qui prouvent tout au moins que le nombre trois était sacré pour les Crétois. Est-ce parce que la terre, l’air, et la mer, ou la terre, le ciel et l’enfer donnaient un triple aspect à la divinité ? Toujours est-il que les arbres et les rameaux, les piliers et les boucliers sacrés se montrent souvent par triades, témoin les colonnes fixées sur une base et sanctifiées par des colombes. Sur une tablette de bronze trouvée dans la grotte de Psychro, un homme est en adoration devant trois cornes de consécration[42]. Dans les sanctuaires, la division tripartite est de règle : les chapelles de Phaistos et de Cnosse se composent de trois chambres en enfilade ; les images d’édicules sacrés sont à trois corps. Souvent les tables à offrandes sont creusées d’une triple cavité, ou ornées de trois, six ou neuf taureaux ; les vases à libations sont formés de trois ou plusieurs fois trois récipients[43], et on en connaît un qui porte six récipients, avec trois figures humaines[44]. Comme les Achéens d’Homère se servaient encore de vases semblables pour des libations tripes[45], on peut penser que les Préhellènes immolaient trois victimes et répandaient trois liquides en l’honneur des divinités. De tous les emblèmes qui conviennent à la déesse de la végétation, celui qui lui agrée le mieux, c’est la tige à trois fleurs, la fleur à trois poîntes, le lis dont elle s’orne le front et qui sacre les prêtresses et les rois. Enfin, sur les rhytons, la tète de taureau porte au front une feuille de trèfle, ou sur le front et les joues trois croix[46]

La croix est, en effet un des symboles usités dans la religion égéenne[47]. Croix latine, croix grecque, croix de Saint-André, croix gammée ou svastika, toutes ces variétés existent en Crète. A Cnosse, le dépôt d’où l’on a tiré la Déesse aux serpents renfermait une croix à branches égales en marbre, une autre en faïence et une empreinte à la croix allongée ; la croix de marbre, haute et large de 22 centimètres, a le dessous dépoli, ce qui indique qu’elle était fixée sur quelque objet en bois ou sur un mur. Il ne peut s’agir là d’un motif simplement ornemental. La croix marque le front du taureau, comme en Égypte les flancs de la vache Hathor ; elle écartèle le soleil ou alterne avec lui ; on la voit formée de deux bipennes posées à angles droits[48]. Ici encore, l’esprit se tourne infailliblement vers la Syrie. Faut-il croire que l’emblème de la croix a été apporté à Gaza avec le culte de Zeus Crètagénès, qu’il a pénétré en Palestine avec tant d’autres éléments de la civilisation égéenne ? On peut hésiter. L’Orient aussi connut de bonne heure les signes cruciformes : en Élam, on a relevé des croix de toutes sortes[49], et le svastika paraît partout de l’Inde à la Troade. Mais, dans la Crète seule, la croix est plus qu’un simple talisman et paraît en rapport étroit avec la divinité. Vingt-cinq siècles avant qu’Ézéchiel parle de gens qui se faisaient inciser au front le tau ou croix de Saint-Antoine, l’idole néolithique de Phaistos porte sur les flancs le stigmate sacré. Déjà même, dans la mythologie crétoise, le signe de la croix est transmis par la Déesse Mère à son fils : à une empreinte où le svastika brille au-dessus de la chèvre divine, une autre dit pendant, où la chèvre allaite le divin enfant[50]. Avant de devenir simplement prophylactique, le signe sacré avait eu en Crête une valeur profondément mystique ; il ne fera que reprendre son sens primitif quand il symbolisera dans une religion nouvelle le fils de Dieu.

 

 

 



[1] LVII, fig. 117.

[2] XI, fig. 264-8.

[3] XX, 45-52.

[4] LXVII, fig. 331, 333-1, 294 ; XI, fig. 269-70.

[5] Cf. S. REINACIH Chron. d’Orient, II, 566-84 ; W. MÜLLER, Nacktheit und Entbmösung, 72 ; DUSSAUD, XI, 368-70.

[6] XLII, fig. 48, 3, 4.

[7] LXXXII, fig. 34.

[8] MA, XIII, 71, fig. 55 ; pl. XI, 2. C’est l’attitude de la femme enceinte sur le rhyton de Gournia (XL, pl. X, 11).

[9] MA, XIV, 725, fig. 24.

[10] LXVII, fig. 332, 338 ; XI, 366, 368 ; BSA, XI, 10, fig. 4.

[11] BSA, VII, 29, fig. 19.

[12] MA, XIV, 407, fig. 38 ; 555-6, fig. 40 ; XL, pl. XI, 17-8 ; XIII, fig. 25.

[13] LXXXII, fig. 52.

[14] XIII, fig. 41 ; Έφ., 1900, pl. IV ; XI, fig. 288 ; XX, fig. 93 A, b 1.

[15] XIII, fig. 59, 25.

[16] JAI, 1916, II, 147-8, fig. 4.

[17] JHS, XXII, 77, fig. 1.

[18] LXVII, fig. 293-4.

[19] POTTIER, BCH, 1907, 244.

[20] BSA, VIII, 99. fig. 56.

[21] PERROT, t. III, fig. 20, 142, 179.

[22] XI, fig. 270.

[23] Cf. MISS HARRISON, TCHR, II, 155 ss.

[24] XVIII, fig. 84 ; XL, pl. XI ; AM, 1901, pl. XII ; cf. BCH, 1921, 501.

[25] XX, fig. 491.

[26] XVIII, 10, fig. 16.

[27] BSA, IX, 59, fig. 37. Cf. BCA, l. c. ; LXVII, fig. 426, 11.

[28] XXVIII, pl. XXV ; JIIS, XXII, 77, fig. 3 ; MA, XIII, 45, fig. 42. Voir CALLIMAQUE, Hymne à Artémis, 190.

[29] Mus. Ital., III, 736 ; HÉRODOTE, III, 59 ; STRABON, X, 14, 12 ; PAUSANIAS, III, 24, 9.

[30] DIODORE, V, 66 ; cf. 77.

[31] XL, pl. X, 11.

[32] Odyssée, XIX, 188 ; DEMANCEL, BCH, 1922, 58 ss.

[33] Voir GLOTZ, Les ordalies dans la Grèce primitive, 40 ss.

[34] HOGARTH, l. c., I, 13.

[35] BSA, IX, 88, fig. 59-60

[36] Ibid., IV, fig. 34, 2.

[37] XIII, fig. 50 ; MA, 1921, 312.

[38] MA, XIII, VI, fig. 10.

[39] XLII, fig. 66 a ; cf. 65.

[40] XX, fig. 38 A ; cf. 16, c.

[41] XX, fig. 532 ; JHS, XXII, 77-8, fig. 4 ; BSA, VII, 18, fig. 7 a ; 133, fig. 45.

[42] XX, fig. 470.

[43] XIII, fig. 7 ; MA, XII, pl. VIII, 5 ; XIV, pl. XXXVI, p. 711, fig. 11 ; XII, 11, fig. 1.

[44] BSA, l. c,., fig. 3.

[45] Odyssée, X, 509 ; XI, 127 ; Cf. BSA, l. c., fig. 1.

[46] XVIII, 89 et fig. 70 ; cf. XX, fig. 370.

[47] EVANS, XX, 513-7 ; S. REINACH, An., 1904, 274-9.

[48] XX fig-370-2, 427 a, 194 b ; XXI, pl. XIII, 6.

[49] GAUTIER et LAMPRE, Mém. de la délég. en Perse, VIII, 59 ss.

[50] BSA, IX, 88, fig. 59-60.