LA CIVILISATION ÉGÉENNE

 

AVANT-PROPOS. — LA PREMIÈRE CIVILISATION MÉDITERRANÉENNE

 

 

Dans les précédents volumes de l’Évolution de l’Humanité, on a souligné l’importance des fouilles, la valeur des documents archéologiques pour la préhistoire et la protohistoire. Le pendant de ces victoires des naturalistes et des physiciens qui arrachent leurs secrets à la vie et à la matière, ce sont les évocations d’un J. de Morgan, d’un Schliemann, d’un Evans qui font sortir de terre des villes, des civilisations, des peuples. Là où des documents d’une autre nature existent, l’archéologie apporte un complément d’informations précieux : mais il est des morceaux de passé que les pierres et les objets — témoins muets, et qu’on fait parler cependant — permettent presque seuls de reconstituer.

Nous avons entrevu les civilisations des Hittites[1] et des Milanniens. Le présent volume est consacré entièrement à celle civilisation que les fouilles d’Evans ont révélée en Crète, à partir de 1900, que des fouilles antérieures, à partir de 1876, avaient découverte dans la Grèce continentale et en Asie Mineure. Une première civilisation méditerranéenne, dont le centre est la Crète, dont le foyer est Cnosse ; se précise et se situe désormais dans l’histoire. Des mailles nouvelles se trouvent renouées de ce travail logique, multiple et persévérant, tantôt servi et tantôt desservi par la contingence, qui tendait non seulement à améliorer la vie, mais à faire l’unité des hommes dans une certaine conception de vie améliorée. Des causes ont joué — identité des besoins[2], socialité diffuse, imitation — qui, avant les Empires, puis parallèlement à l’impérialisme, ont fait qu’il y a eu de vastes groupes humains plus ou moins homogènes et, en quelque mesure, une humanité. Le bassin de la Méditerranée se prête par sa conformation — et tout particulièrement la région égéenne — à cette uniformisation de la vie et de la culture. Avant qu’il se romanisât, avant qu’il s’hellénisât, le monde ancien s’est égéanisé. Mais ce qui a contribué à cette unité, — plus encore que la nature du milieu[3], semble-t-il, — c’est la nature d’une certaine population — qui a pu bénéficier d’influences orientales, mais qui a trouvé en elle-même des qualités originales, des vertus singulières pour la civilisation, par lesquelles elle a rayonné puissamment[4].

Branche, sans doute, d’une race méditerranéenne antérieure, dans son rôle historique, aux Indo-européens, étrangère aux Sémites. Depuis que l’action des Égéens apparaît nettement, celle des Phéniciens — qu’on avait tendance à exagérer[5] — s’en trouve diminuée. La Phénicie ne prend son essor que vers le XIe siècle, après la chute de la puissance minoenne ; sa suprématie dans la Méditerranée va de 1100 à 800 environ. Dès le IXe siècle les Grecs ont renouvelé les traditions égéennes et ils ont peu à peu refoulé les Phéniciens. Au surplus, l’expansion s’est exercée autrement que la phénicienne. Les Phéniciens n’avaient en vue que le profit ; et, pour l’obtenir, ils ne répugnaient pas à la violence et à la ruse. C’est au contact des Phéniciens que les Grecs ont senti d’abord la profonde différence qui les séparait des Sémites d’Asie. Les poèmes homériques ne manquent pas d’allusions à celle concurrence phénicienne et, toujours, le Phénicien est représenté comme le marchand déloyal, vendeur de camelote et enleveur d’esclaves[6]. Tout le clinquant qu’il expose devant ses navires ne sert qu’à attirer ceux qu’il va vendre au loin. C’est lui qui sème la terreur sur les routes de la mer et guette aux détroits les navigateurs qui n’ont pas la prévoyance d’Ulysse[7]. Il ne faut pas forcer l’antithèse. Mais l’Égéen, le Grec, en général, exportent loyalement leurs produits ; et ils essaiment des colons. Ce sont de grandes nouveautés dans l’histoire du monde que le commerce maritime et la colonisation. Il y a là un procédé de rayonnement bien différent de la migration en masse, de la conquête impérialiste, de la thalassocratrie punique[8], le moyen — selon un mot heureux — de conquérir le monde sans conquête[9].

 

Le présent volume procède, comme il convenait, de l’extérieur à l’intérieur. Il suit en quelque sorte l’effort de résurrection qui a cité accompli et qui, des choses, des reliques du passé, des cadres et du décor qu’elles constituent, est allé peu à peu à la vie intime, aux institutions, et aux besoins de l’esprit.

On trouvera ici une confirmation et un complément du tome VI, des Clans aux Empires : on verra le clan se résoudre en familles et, dans le régime urbain, en individus, mais un regroupement se faire sous le chef, — sous un chef des chefs qui, lorsqu’il arrive à la puissance des Minos, contribue singulièrement à l’extension de la civilisation égéenne. Cette royauté est d’autant plus puissante et rayonnante que, tout en créant l’unité, elle n’étouffe ni l’autonomie locale, ni l’initiative individuelle.

D’autre part, ce livre prolonge et complète le tome II, l’Humanité préhistorique : il fait suivre les progrès de la technique de façon précise et lumineuse. Cette logique pratique, dont nous avons reconnu les humbles origines dans la vie animale et vu le développement décisif dans la préhistoire, les Égéens l’ont servie par d’ingénieuses inventions.

Mais ce qui, peut-être, est le plus frappant chez eux, c’est le sens esthétique. Ils l’avaient inné, sans doute : les conditions de milieu et de vie (ces conditions sur lesquelles nous insisterons à propos de l’art grec) l’ont singulièrement affiné. Fresques rappelant e naturalisme des peintures japonaises, reliefs en stuc peint dont le réalisme n’a pas été dépassé, pierres dures et gemmes, ivoires et stéatites d’une finesse de ciselure qu’on n’a retrouvée qu’à la Renaissance, céramiques où tous nos amateurs de grès flammes et de faïences rares pourraient trouver des modèles, bijouterie aux éléments floraux, réhaussée d’émaux autant que de joyaux, que commencent à peine à refaire nos Lalique : tels sont les chefs-d’œuvre dont les Minoens ornent leurs demeures pendant près d’un millier d’années[10]. Le développement de lei toilette, du mobilier, des formes diverses du luxe, de ces arts mineurs qui, dans la vie des peuples, ont pris de bonne heure une place considérable, qui ont diffusé la jouissance sur tous les objets dont l’homme — et plus encore la femme, pour la satisfaction de l’homme, — se revêt et s’entoure, qui ont créé comme l’atmosphère esthétique de la civilisation, — ce développement, ici, apparaît déjà avec l’importance extrême, excessive peut-être, qui entraînera plus tard, chez des blasés ou des penseurs, le doute et la critique.

Les Égéens, qui ont mis l’art dans toutes choses, ont cultivé aussi les arts proprement dits. Ils ont eu des loisirs, et ils ont embelli leurs loisirs. Ils ont éprouvé au plus haut point la joie de créer. Ils ont combiné les éléments du réel avec liberté et fantaisie, ou ils ont reproduit le réel avec une curiosité ingénue, avec une souplesse admirable. La civilisation moderne, bien qu’elle les ait si longtemps ignorés, leur doit beaucoup de celle expérience artistique qui s’est, à travers les moyens âges et les renaissances, parfois perdue et toujours retrouvée.

Sur leur littérature et leur science on ne peut faire que des hypothèses, puisque leur écriture et leur langue restent pour nous une attirante énigme : la Crète attend son Champollion. Mais leur religion nous est connue, grâce aux monuments de toutes sortes. Les caractères les plus vaillants de cette religion, quand elle a atteint le terme de son évolution originale, sont la place faite à la femme, — à la maternité faconde et bienfaisante, — et au taureau, — au principe mâle, générateur vigoureux — ; c’est le sentiment ale la vie universelle ; c’est l’imagination anthropomorphique ; c’est le rôle de la prêtresse dans le culte ; c’est l’importance des cérémonies, quotidiennes ou liées aux saisons, et des Jeux : dans les fêtes où ils communiaient avec la déesse, dans les cérémonies où ils honoraient les morts, avaient lien des concours d’où datait sortir, avec une gymnastique nationale, l’art lyrique et dramatique des temps futurs.

 

C’est Adolphe Reinach qui devait écrire ce volume. Je ne puis négliger de rendre hommage ici à ce jeune homme, admirablement doué, qui avait conquis de bonne heure une grande autorité scientifique dans les domaines divers, mais convergents, de l’archéologie, de l’épigraphie, de l’ethnographie, de l’histoire des religions, dont le savoir était prodigieux et qui savait dominer la masse de ses connaissances.

Il avait tracé le plan de son livre. Il l’aurait écrit avec joie ; parce que le sujet le passionnait : Cette merveilleuse civilisation minoenne, que les fouilles de Crète ont rendue au jour depuis vingt ans, na pas été qu’un de ces splendides météores qui disparaissent sans laisser de traces ; c’est elle qui a jeté l’étincelle sacrée au foyer malgré bien des avatars, la Grèce a recueilli son héritage : plus la science progresse et plus elle comprend que la Grèce ionienne est presque à la Grèce minoenne ce que la Renaissance italienne est à la civilisation gréco-romaine[11].

Peu de jours avant que la guerre éclatât, en juillet 1914, il m’écrivait : Dès la rentrée, je me mettrai à travailler d’arrache-pied à ce volume. Je renonce, pour me rendre à votre appel, à une campagne de fouilles en Égypte et je remets aux calendes grecques ma thèseà moins que je me décide ça la tailler dans une partie des fils que je vais essayer de grouper pour vous. Je ne puis faire plus et je crois pouvoir dire que peu de vos collaborateurs sacrifieront autant.

C’est le sacrifice total qu’il allait faire bientôt, pour la France. Lieutenant de dragons, dès la fin d’août 1914, dans les Ardennes, il a disparu en chargeant héroïquement, avec quelques cavaliers, pour empêcher le recul de sa troupe....

 

Il faut savoir gré à Gustave Glotz d’avoir accepté sa succession, quoiqu’il eût assumé déjà une autre tâche dans cette œuvre, et d’avoir réalisé, en un temps relativement court, un livre qui sera pour beaucoup une révélation véritable. Jusqu’ici on avait écrit des ouvrages documentaires sur les fouilles de la région égéenne, sur certains aspects de ce passé renaissant : on n’avait pas fait le tableau d’ensemble que Glotz nous procure. La formation, l’expansion de cette civilisation, hier presque inconnue et qui remonte à cinquante siècles, le rôle de la Crète, ses rapports avec le monde méditerranéen, sont retracés d’une façon qu’on serait tenté de dire définitive, si Gustave Glotz ne s’attachait, précisément, à marquer les lacunes de notre connaissance actuelle et n’appelait un complément de recherche et d’information.

L’érudition solide et vaste s’anime ici d’une vision intense des choses, d’un sens profond de la vie, se revêt d’un style étonnamment riche et pittoresque. Des rapprochements ingénieux aident le lecteur à comprendre un passé lointain. Et d’ailleurs celle curieuse civilisation invite perpétuellement l’historien à en faire : cette royauté des fleurs de lys, cette vierge-mère, cette Notre-Darne du Mont ou des Flots, ces symboles plastiques, le nombre trois ou la croix, cette Parisienne de Cnosse, ces boxeurs et ces toréadors rapprochent effectivement de nous une vie que des millénaires séparent de notre époque. C’est le don éminent des meilleurs historiens d’aujourd’hui, nous semble-t-il, de discerner dans l’évolution humaine le même et l’autre, changeant et l’éternel.

 

 

 



[1] Il faudra des recherches plus approfondies, éclairées par les résultats étonnants des fouilles récentes et le déchiffrement des archives retrouvées à Boghaz-Keui... pour que le rôle exact des Hittites en Palestine puisse être défini (KREGLINGER, La religion d’Israël, p. 32).

[2] Voir J. Dr MORGAN, la Notion innée du Progrès dans l’Humanité, dans la Revue de Synthèse historique, t. XXXV.

[3] La mer, ici, ne sépare pas : elle unit. Dès le début, elle parait bien ce qu’elle demeurera à travers l’histoire, un lac grec. AD. REINACH, Hellénisation du monde antique, p. 13. Glotz oppose à cette civilisation maritime le caractère local et terrien des civilisations d’Égypte et d’Asie, p. 452.

[4] M. C. Autran, dans un livre où il y a des hypothèses intéressantes et contestables, montre bien que l’histoire des origines de la civilisation a été longtemps renfermée dans les cadres étroits de l’Égypte et de la Mésopotamie, qu’elle a été exclusivement l’œuvre d’égyptologues et de sémitisants, liée exagérément aux traditions des livres saints : Phéniciens, essai de contribution à l’histoire antique de la Méditerranée, note, p. 8.

[5] MOVERS, CLERMONT-GANNEAU, V. BÉRARD, SIRET, etc.

[6] Il convient de faire une réserve pour les parties les plus anciennes des poèmes homériques antérieures à la concurrence.

[7] AD. REINACH, Ouvrage cité, p. 40.

[8] Sur les Phéniciens, Voir AD. REINACH, Ouvrage cité, pp. 66 et suiv. PITTARD, l. V, chapitre spécial, MORET, l. VI, p. 401, JARDÉ, l. X, p. 216 Pour l’écriture, GLOTZ, p. 423. Sur l’hypothèse d’une origine égéenne des Phéniciens (C. Autran), voir MORET, p. 401, note.

[9] Les Égyptiens, eux, ont inventé le protectorat : Voir MORET, l. VI, p. 332.

[10] AD. REINACH, Ouvrage cité, p. 5.

[11] Ouvrage cité, p. 5. — J’ai tenu à faire quelques emprunts à celle Hellénisation du monde antique, ouvrage collectif dont le plan et plusieurs chapitres importants sont dus à Adolphe Reinach.