LA CITÉ GRECQUE

 

CONCLUSION. — LA FIN DE LA CITÉ GRECQUE.

 

 

La victoire de Philippe à Chéronée et la formation d’une ligue panhellénique à Corinthe marquent une époque dans l’histoire du monde : elles donnent une date précise à ce grand événement, la fin de la cité grecque. Sans doute la mort du régime s’annonçait depuis longtemps par la difficulté de vivre, et elle ne fut pas si complète qu’elle empêchât la survivance d’institutions séculaires dans le régime nouveau. Riais c’est bien à partir de 338 que les cités grecques ont cessé vraiment d’être libres et que la Grèce entière est devenue pour la première fois une simple dépendance d’un pays étranger.

Fut-ce un bien ? fut-ce un mal ? C’est une question que les historiens n’ont le droit de se poser qu’à la condition de trouver an moyen objectif de la résoudre,

Pour la plupart d’entre eux, il n’y a pas de doute : par la suppression d’innombrables frontières, la Grèce arrivait jusqu’à un certain point à l’unité territoriale, et, par la conquête de l’Asie, sa civilisation trouvait un champ immense devant elle. Les érudits allemands abondent en ce sens depuis la fin du XIXe siècle ; mais ils donnent à la question un sens spécial ils sont pour Philippe contre Démosthène, pour la monarchie militaire contre l’Advokatenrepublic[1]. Jadis, a dit l’un d’eux[2], on pouvait s’y tromper ; aujourd’hui, on sait ce que valait dans l’antiquité la puissance du Nord qui fit l’unité nationale par le fer et par le feu et qui la scella par la guerre contre l’Erbfeind. Il est naturel, conclut le même auteur, qu’une époque comme la nôtre, qui admire la volonté de puissance, qui justifie la violation du droit politique par un droit meilleur, qui s’efforce d’élargir la politique nationale en politique mondiale, retrouve ses traits propres dans l’ouvre de Philippe et de son glorieux fils et se place sans réserve du côté de la Macédoine. Peut-être n’est-ce pas là le critère objectif que nous cherchons.

Il n’en est pas moins vrai qu’après 338 les cadres de l’histoire grecque ont de tout autres dimensions qu’avant. Voilà un fait constant. Au premier regard — et c’est à quoi l’on se borne trop souvent, — il est l’indice d’un énorme progrès. Encore convient-il de préciser. Il ne suffit pas de comparer la superficie et la population de l’État nouveau à celles dei anciennes cités, pour trancher la question. C’est prendre les choses par le mauvais côté que de les évaluer en chiffres. Les progrès de la civilisation ne se mesurent ni au kilomètre carré ni au millier d’habitants. Cependant le point de vue quantitatif n’est pas négligeable, quand il révèle l’extension immense d’une civilisation supérieure. Or, il est certain qu’à l’époque hellénistique de nouveaux foyers s’allumèrent de toutes parts, qui donnèrent à la civilisation grecque un rayonnement jusqu’alors inconnu.

Sans doute les relations entre la Grèce et l’Orient s’étaient multipliées bien avant la conquête macédonienne. Durant tout le IVe siècle, la Lydie, la Carie, la Phénicie, l’Égypte, la Perse elle-même ont subi l’influence de l’hellénisme. Comme au temps des Mermnades philhellènes, Sardes était alors une ville plus qu’à moitié grecque. Les dynastes d’Halicarnasse chargeaient des architectes occidentaux d’embellir leur capitale de monuments grandioses à le plus illustre d’entre eux demandait à Scopas et à Praxitèle d’orner le Mausolée. Dans les ports phéniciens la vogue était aux danseuses de Cypre et d’Ionie[3], et les rois de Sidon faisaient venir des artistes d’Occident pour leur sculpter de magnifiques sarcophages. Sur les bords du NiL, on voyait poindre l’art alexandrin avant la fondation d’Alexandrie[4]. Dans tout l’empire, les derniers monuments élevés par les Achéménides et ces beaux dariques que les satrapes, les princes et le roi prodiguaient à leurs mercenaires attestaient que l’art grec avait passé par là. La présence du médecin Ctésias à la cour d’Artaxerxés, la permission donnée à cet étranger de compiler les documents du pays pour écrire une histoire annonçaient que le monde grec et le monde oriental étaient prêts à communier dans le culte des sciences et des lettres. Tout cela était plein de promesses. La civilisation grecque était mûre pour l’universalité.

Avais ce n’est pas le régime de la cité qui pouvait lui en assurer les conditions politiques. Pour remplir sa mission, la Grèce avait besoin d’une autre armature ; la Macédoine la lui donna, Désormais l’hellénisme eut pour centre de diffusion les pays qui naguère en marquaient les limites extrêmes et n’en ressentaient les effets que par intermittence. De l’Inde au golfe de Ligurie, de l’Ister à l’Éthiopie, il n’y eut plus qu’un marché, dont les commerçants grecs occupèrent toutes les places. Les barrières morales qui séparaient le Grec du barbare s’abattirent, et les philosophes qui n’avaient songé qu’à les renforcer eurent pour héritiers les théoriciens du cosmopolitisme.

Reste à savoir si la Grèce obtenait par l’unité tous les avantages qu’elle en pouvait espérer et si la civilisation grecque ne perdait pas par son extension quelques-unes de ses qualités essentielles.

Les siècles qui suivirent la conquête macédonienne ne connurent pas la paix que la ligue de Corinthe leur promettait. Les cités en avaient assez de ces rivalités sans fin, de ces guerres qui s’enchaînaient comme jadis les vendettas des familles. Mais elles auront beau maintenant faire partie de grands États et être réduites à une sorte d’autonomie municipale ; elles continueront de se disputer entre elles, de former des sympolities qui seront entraînées à leur tour dans des conflits incessants, et les deux grandes ligues qui se partageront à la fin la Grèce presque tout entière engageront une lutte qui se terminera pour l’une et l’autre par la perte totale et définitive de l’indépendance. La grande différence avec le temps passé, c’est que les guerres crû les Grecs se combattront entre eux s’enchevêtreront par surcroît aux guerres où les diadoques, chefs de grands États, chercheront à les agrandir encore. Une perpétuelle effusion de sang, mais désormais sur d’immenses espaces, c’est cela la paix de Corinthe, On peut lui appliquer les mots qui suivent dans Xénophon le récit de la bataille de Mantinée et terminent les Helléniques : Et après il y eut plus d’anarchie et de troubles en Grèce qu’avant.

Mais, si l’on regarde à l’intérieur des Mats, on s’aperçoit aussitôt qu’an est dams un inonde nouveau. Les formes politiques sont radicalement différentes. A la cité républicaine succède la monarchie.

Encore un changement qui n’a pas pu se produire tout à coup sans être préparé dans les esprits et dans les faits. Il se préparait, en effet, depuis la fin du Ve siècle. Déjà la solidarité de classe était, si l’en peut ainsi parler, un égoïsme collectif. Mais la voie était frayée à l’égoïsme individuel. Place à ceux qui se sentent assez forts pour s’élever au-dessus des partis et s’emparer du pouvoir absolu ! La tyrannie était morte en Grèce depuis que les cités avaient trouvé leur équilibre constitutionnel, presque toujours par la prépondérance du régime démocratique. Elle ressuscite grâce aux idées nouvelles qui admettent pour seule règle l’intérêt personnel, pour seule preuve de mérite ce signe certain de protection divine, le succès. Puisque l’idéal pour l’homme est de vivre selon son bon plaisir et de se rassasier de jouissances, quel plus beau moyen d’y atteindre que de se soustraire à la loi commune et de s’ériger en maître des corps et des âmes ? Quand Polyarchos, un courtisan de Denys l’Ancien, discute à ce sujet avec Archytas de Tarente, le philosophe homme d’État, il déclare sans ambages que la plus grande félicité qui puisse échoir à un être humain est celle que goûte en son palais le roi des Perses[5]. A voir la place énorme que prennent dams leur cité les hommes supérieurs, Alcibiade, Lysandre, Agésilas, on comprend que les surhommes commencent à prévaloir. Une morale à la Nietzsche aboutit à une politique à la Machiavel. L’État s’absorbe en des personnalités vigoureuses, en de fortes natures qui arment l’ambition de ruse et de violence, et ainsi surgissent Denys de Syracuse, Evagoras de Cypre, Hermias d’Atarnée, Lycophron et Jason de Phères, Cléarchos d’Héraclée, et combien d’autres[6] ! C’est désormais une habitude prise dans les cités, dit Aristote en termes saisissants, de ne plus vouloir l’égalité, mais de se pousser au pouvoir, ou, quand on a le dessous, de se résigner à l’obéissance[7].

Ces mœurs, que le plus grand observateur de l’antiquité se borne à observer, les théoriciens les justifient, les glorifient. L’idée monarchique est dans l’air. Tant mieux, pensent les plus grands esprits du temps : le despotisme éclairé pourra mettre en pratique les systèmes bien agencés, réaliser des rêves sublimes. — Xénophon cherche l’homme qui saura commander à des volontés : il montre dans la Cyropédie comment on pourra le former d’après un type déjà légendaire ; il présente son image au vif sous les traits de Cyrus et d’Agésilas ; s’il dépeint, dans le portrait d’Hiéron, le mal que fait le mauvais tyrans c’est pour y opposer le bien que peut faire le tyran bon et intelligent. — Platon voudrait faire mieux que d’écrire ; il court après le monarque qui s’érigerait en champion de sa République. Il lui faudra trois voyages en Sicile et des déboires, des humiliations, des souffrances sans nombre, pour le convaincre qu’il ne trouvera pas à la cour de Syracuse celui qui, possédant l’art royal, mériterait d’imposer à tous une puissance absolue et de fonder l’État modèle. Agrès tant de déceptions, quand il se résigne sur ses vieux jours à demander aux lois ce qu’il eût voulu obtenir d’une volonté personnelle, il a encore des retours de tendresse pour le tyran jeune, instruit, courageux et d’esprit élevé[8]. — Plus que tout autre, le rhéteur Isocrate est plein d’admiration pour les héros défenseurs et propagateurs de l’hellénisme et, en général, pour les grands hommes que la divinité suscite pour accomplir ses desseins. Sans sortir de son école, le calame à la main, il ne cesse pendant un demi siècle de chercher l’homme de tête qui fera l’unité de la Grèce en la menant contre la Perse. Trompé dans les espérances qu’il fondait sur l’Athénien Timothée, il ne compte plus que sur un monarque à pouvoir absolu : n’est- il pas l’ami et le conseiller des princes cypriotes Evagoras et Nicoclès ? n’a-t-il pas pour disciple le tyran d’Héraclée ? Et le voilà qui essaie tour à tour de pousser en avant Jason et Alexandre de Phères, Denys de Syracuse, Archidamos fils d’Agésilas, jusqu’à ce qu’en désespoir de cause il fasse appel à Philippe de Macédoine[9].

Un chef, c’est un chef qu’on réclame. Ceux-là même qui ne veulent pas qu’il y en ait un seul pour la Grèce entière et que ce soit un étranger, ceux qui défendent le plus farouchement leur petite patrie, voient bien ce qui fait la force du Macédonien : il décide, il exécute ; sa puissance ne se dissout pas en formalités, mais se concentre en commandement et en actes. Voilà ce que pense son plus grand adversaire, obligé, lui, de dépenser des efforts surhumains pour convaincre ceux qu’il veut sauver. Et quand son émule, Hypéride, en prononçant l’oraison funèbre des guerriers morts pour Athènes, prononcera celle d’Athènes elle-même, il dira : Notre cité avait besoin d’un homme, et la Grèce entière d’une cité capable de prendre sa direction[10].

Ainsi naissait, souhaité, attendu, proclamé nécessaire, le système politique qui devait prévaloir dans tout le monde hellénistique, avant de se propager au monde romain. Les grands États qui absorbèrent la multitude anarchique des cités autonomes ne pouvaient se créer que sous la forme monarchique. La monarchie seule donnait corps aux aspirations confuses et aux vœux catégoriques de plusieurs générations.

Elle apparaissait telle qu’on l’avait rêvée. Elle était de droit divin. De tout temps, les Grecs avaient considéré les fondateurs de villes comme des héros. Les oligarques, au commencement du IVe siècle, avaient adoré Lysandre comme un sauveur et lui avaient dressé des statues comme à un dieu. Isocrate comparait d’avance la mission de Philippe à celle d’Héraclès et d’autres demi-dieux, et, dans la lettre qu’il adressait au vainqueur de Chéronée, il lui promettait en termes formels que la conquête de l’Asie lui vaudrait comme récompense l’apothéose[11]. L’idée grecque était toute prête à rejoindre l’idée orientale pour donner naissance au culte du roi.

Le service demandé à la monarchie en échange des honneurs divins, C’était d’établir, non pas seulement la paix entre les cités, mais aussi l’ordre dans chacune. Les classes perpétuellement troublées dans la tranquille jouissance de leurs biens étaient excédées par la tyrannie populaire. Sans doute l’inquiétude et le damer n’étaient pas les mêmes partout : la démocratique Athènes, par exemple, savait protéger les charges publiques contre les méfaits du tirage au sort et défendait en toute occasion, par le seraient exigé des héliastes, par la proclamation annuelle de l’archonte, de porter attente au droit de propriété. Mats, en beaucoup d’endroits, les riches, que leur avoir consistât en biens-fonds, en valeurs mobilières ou en esclaves, se sentaient chaque jour plus menacés par la révolution. Philippe ne s’y trompait pas quand il interdisait, de par le pacte fédéral de Corinthe, tout changement de constitution, toute vengeance politique, toue transformation sociale. Il concevait la mission de la royauté exactement comme la définissait le précepteur de son fils : Le roi a pour mission de veiller à ce que les possédants n’éprouvent aucun tort dans leur fortune, et le peuple aucun outrage dans son honneur[12].

Avec la monarchie militaire, c’était donc le parti conservateur qui triomphait i l’oligarchie l’emportait sur la démocratie. Démosthène savait depuis longtemps quel était l’enjeu de la lutte contre Philippe. Quand il faisait appel sans se lasser à l’honneur national, quand il était emporté par la fierté patriotique du pathétique au sublime, il raisonnait son sentiment, il était convaincu que combattre pour Athènes, c’était défendre la démocratie.

Vous avez été souvent en guerre, dit-il un jour à ses concitoyens, soit avec des cités démocratiques, soit avec des oligarchies ; mais les motifs qui ont amené ces deux genres de guerre, pas un de vous peut-être n’y a réfléchi. Quels sont-ils, ces motifs ? S’il s’agit de démocraties, ce sont des réclamations privées pour lesquelles le gouvernement n’a pu obtenir satisfaction, des contestations de territoire, de frontières, des questions de rivalité, d’hégémonie, S’il s’agit d’oligarchies, il en vas tout autrement ; ce qui est en jeu, c’est le régime politique et la liberté. Aussije n’hésite pas à le déclarermieux vaudrait pour vous, à mon avis, avoir pour ennemis tous les Grecs unis dans la démocratie que d’avoir pour amie une Grèce oligarchique. Avec des hommes libres, vous n’auriez pas de peine, je crois, à faire la paix dès que vous le voudriez, tandis qu’avec les partisans de l’oligarchie l’amitié même n’est pas sans danger. Car entre les aristocrates et la multitude, entre ceux qui veulent être les maîtres et ceux qui aiment l’égalité, il n’y a pas de sympathie possible[13].

Pas plus que la monarchie ne put faire régner la paix, son alliée, l’oligarchie, ne se montra capable d’assurer l’ordre. Jamais la Grèce ne fut aussi cruellement déchirée par les luttes intestines que dans les deux siècles qui s’écoulent entre la conquête macédonienne et la conquête romaine. La lutte de classes sévit alors dans toute son horreur. Pour indiquer ce qu’elle a dû être au IVe siècle, nous avons emprunté par anticipation la description qu’en a faite Polybe. Sans citer les nombreux exemples mentionnés par l’historien au cours de son ouvrage, bornons-nous à dire qu’ils ont servi à Fustel de Coulanges à discerner les causes profondes du dénouement final : la réduction de la Grèce en province romaine[14].

S’il n’arrivait pas à rétablir l’équilibre social, le régime qui mettait fin à l’autonomie des cités avait pourtant assez de puissance pour arrêter une évolution qui s’annonçait féconde en bienfaits.

Par son droit, Athènes avait pris une grande avance sur le !reste de la Grèce. Les principes de Dracon et de Solon, appliqués par les contemporains de Périclès de manière à tempérer l’autorité publique de liberté, avaient produit des lois individualistes et démocratiques, qui n’admettaient que des revendications ou des responsabilités strictement personnelles et recherchaient l’équité par la philanthropie. Dès le début du VIe siècle, l’État athénien avait interdit la servitude pour dettes et, par voie de conséquence, la servitude pénale ; dans le régime de la propriété, il avait opposé au retrait lignages- la faculté de tester. Plus tard, il avait renoncé à invoquer contre les auteurs des crimes politiques la responsabilité collective de la famille et assuré une protection légale aux esclaves.

Pour le droit comme pour le reste, Athènes était devenue l’école de la Grèce et le devenait toujours davantage. Démosthène, constamment prêt à mettre en valeur les titres de sa patrie, ne manque pas de dire : Maintes villes grecques ont maintes fois décrété qu’elles adoptaient vos lois. C’est pour vous un juste sujet d’orgueil ; car... les lois d’une ville sont sa manière d’être[15]. On retrouve, en effet, dans les îles (à Amorgos, à Cos, à Céos) et en Asie Mineure (à Érythrées, à Zéleia), la même organisation des tribunaux, la même classification des actions publiques qu’à Athènes. Trois au moins des lois de Solon conservèrent une vogue extraordinaire : sa loi sur les funérailles, qui fut copiée par les Béotiens et imitée à Ioulis, à Gambreion en Mysie et à Rome ; sa loi sur le droit de plantation, de construction et de fouille, qui fut reproduite par beaucoup de législateurs[16] avant de prendre place dans le code d’Alexandrie et dans la loi des Douze Tables ; enfin, sa loi sur le testament, qu’aucune autre cité n’osa imiter avant le IVe siècle, mais qui dès lors reçut peu à peu une adhésion unanime. On avait bien voulu mettre à profit l’expérience d’Athènes dans quelques cas où elle avait trouvé le moyen de faciliter l’œuvre de la justice, de préciser la procédure, d’édicter des lois civiles et des règlements de police pratiques, commodes et sages. Mais les dispositions qui montrent le mieux l’esprit de la législation athénienne, qui en font éclater la puissant individualisme et la belle philanthropie, celles-là rencontraient de la résistance, même dans les démocraties. Certaines cités pourtant, de celles qui se trouvaient placées sous l’influence directe d’Athènes, s’aventuraient sur la voie où elle s’était si hardiment engagée : dans l’île d’Amorgos, la privation des droits civiques cessait d’être héréditaire ; les démocrates de Céos n’admettaient plus dans les condamnations politiques le cumul de la peine capitale et de la confiscation. L’évolution est bien nette ; va-t-elle se poursuivre pendant la période hellénistique ?

Dans les sociétés nouvelles, où les races se mêlent où un grand nombre de citoyens sont citoyens de plusieurs villes, où les corporations se fédèrent d’un État à l’autre, où le cosmopolitisme et le syncrétisme dominent la philosophie et la religion, où tous les hommes instruits parlent la même langue, le droit devrait également, semble-t-il, s’unifier dans une koinè sur le modèle attique. En fait, on continue de se régler sur Athènes pour l’organisations technique de la justice : de telles réformes conviennent bien à un régime d’ordre monarchique. Mais, comme ce régime est fondé sur l’inégalité sociale, il se refuse à tout changement qui eût été conforme au principe de l’individualisme et de la philanthropie démocratique. Pas une des cités qui avaient conservé les peines collectives n’y renonce. Athènes reste seule, absolument seule, à garantir la liberté personnelle par un véritable habeas corpus. Elle peut continuer à interdire aux créanciers la mainmise sur le corps de leurs débiteurs, à restreindre la détention préventive et même la peine d’emprisonnement à des cas exceptionnels, à limiter en faveur des esclaves eux-mêmes les pouvoirs de coercition dont sont armés les magistrats ; là, elle ne fait point de prosélytes.

On sait aujourd’hui ce que fut le droit alexandrin[17]. En ce qui touche l’administration judiciaire, le progrès est incontestable. Spécialisation des tribunaux, établissement d’une juridiction d’appel, séparation de la présidence et de l’instruction, création de fonctionnaires chargés de l’exécution, précision plus grande dans la définition des délits et la fixation des peines : sur tous ces points, le droit alexandrin sep sert largement du droit athénien et le dépasse. Mais, au lieu d’en considérer la partie quasi matérielle, qu’on en examine l’esprit, on observera une véritable régression. Que devient la liberté personnelle ? Défense de mettre en servitude le citoyen, tel est toujours le principe : mais comment est-il appliqué ? Pour les Athéniens démocrates, il est inviolable en tout état de cause. Pour les Alexandrins, comme pour tous les autres Grecs, il se combine avec la détention préventive sauf cautionnement, avec l’exécution sur la personne en cas d’insuffisance de biens. La liberté du citoyen n’est plus intangible. Il y a une autre particularité qui distingue les Athéniens : on a vu que, sans craindre de contredire les principes qui refusaient à l’esclave toute capacité juridique, ils lui ont assure une protection légale. Chez eux, l’esclave est protégé contre le maître, contre les tiers, centre l’État lui-même. Il est interdit au magistrat d’infliger plus de coups de fouet à l’esclave qu’il n’exige de drachmes de l’homme libre. Partout ailleurs, l’esclave peut être fouetté à merci. La loi alexandrine fait mine d’adopter la règle de conversion des drachmes en coups ; mais, comme l’amende est portée à cent drachmes, la peine du fouet suit la même progression, et, tandis qu’à Athènes l’esclave doit recevoir cinquante coups au plus, à Alexandrie il en reçoit cent au moins. Sous un régime qui n’admet plus l’égalité, la liberté déchoit, et les sentiments d’humanité disparaissent.

Ainsi, on reconnaît à des signes certains que la civilisation grecque, en passant des petites cités dans les grandes monarchies, a bien gagné en étendue, mais perdu en valeur. Athènes avait tracé un programme de réformes politiques et sociales qui pouvait mener toute la Grèce à une œuvre de libération grandiose. Déjà même la légitimité, sinon la nécessité, de l’esclavage inspirait des doutes. L’évolution s’esquissait, et le but était visible. La phalange macédonienne arrêta tout. Une des premières mesures édictées par le vainqueur fut l’interdiction d’affranchir les esclaves. Athènes succombait avant d’avoir rempli toute sa mission. Avec ses belles lois sur la liberté personnelle, elle ne fut plus qu’une exception. Chassées partout ailleurs du droit public, les plus nobles idées qu’elle ait lancées dans le monde durent se réfugier dans les doctrines des philosophes pour savoir, au moins indirectement, quelque action sur les sociétés humaines.

Voilà les faits. Ce n’est donc pas le Macédonien qui, dans la lutte décisive, représentait le progrès, et l’Athénien pouvait jurer que les vaincus de Chéronée n’avaient pas plus failli, en défendant le patrimoine moral de leur patrie, que les vainqueurs de Marathon, de Salamine et de Platées.

 

FIN DE L’OUVRAGE

 

 

 



[1] Cf. DRERUP, Aus einer atten Advokatenrepublik, 1916.

[2] LENSCHAU, dans BURSIAN, t. CXXII (1904), p. 254-256, 268, Voir d’autres citations du même genre dans LVI, p. 54, 221.

[3] THÉOP., fr. 126 (FHG, t. I, p. 299).

[4] Voir W. SCHUR, Zur Vorgesch. des Ptolemäerreiches (Klio, t. XX, 1920, p. 270 ss.).

[5] ARISTOXÈNE de Tarente, fr. 15 (FHG, t. II, p. 276).

[6] Citons encore Philiscos et Iphiadès d’Abdère, Néogénès d’Oréos, Thémisôn d’Érétrie, les chefs phocidiens, Timophanès de Corinthe, Euphrôn de Sicyone, Chairôn de Pellène.

[7] ARISTOTE, Politique, VI (VI), 9, 12.

[8] Lois, IV, p. 709 e ; cf. République, V, p. 473 d ; VI, p. 499 b ; Politique, p. 293 c, 296 ss., 300 e ss.

[9] Voir XLIX ; PÖHLMANN, Isokrates und das Problem der Demokratie (Sb. MA, 1913, p. 2 ss.) ; LVI, p. 44 s., 95-114, 133 s., 155 ss.

[10] HYPÉRIDE, Oraison funèbre de Léosthénès et ses hommes, 10.

[11] Voir LVI, p. 216.

[12] ARISTOTE, Politique, VIII (V), 8, 6 ; cf. 2.

[13] DÉMOSTHÈNE, P. la lib. des Rhod., 17-18.

[14] FUSTEL DE COULANGES, Polybe ou la Grèce conquise par les Romains (1858).

[15] DÉMOSTHÈNE, C. Timocrate, 210 ; ISOCRATE, Panégyrique, 104.

[16] PLATON, Lois, VIII, p. 843 e.

[17] Voir JS, 1916, p. 22 ss.