LA CITÉ GRECQUE

TROISIÈME PARTIE. — LA CITÉ AU DÉCLIN.

CHAPITRE II. — TRANSFORMATION DE LA VIE SOCIALE ET POLITIQUE.

 

 

I. — LES CLASSES.

Du moment où s’affaiblissaient le sentiment de famille et le sentiment national, l’intérêt social devait nécessairement revêtir de nouvelles formes, pousser les individus et les cités même à des solidarités nouvelles.

De tout temps, la Grèce renfermait un grand nombre de sociétés privées. Entre la grande communauté qui comprenait toutes les familles et la petite communauté qu’est la famille elle-même, il existait des associations libres, de caractère utilitaire ou sentimental. Les unes avaient un cachet aristocratique ; les autres faisaient appel aux humbles. Dès les temps homériques, certains guerriers, qui comptaient parmi les plus illustres, étaient unis par des liens spéciaux, prenaient leurs repas ensemble et se croyaient tenus d’avoir mêmes amis et mêmes ennemis : ils se nommaient entre eux hétaires[1]. Plus tard, les gens riches ou bien nés formaient précisément des hétairies, véritables clubs dont les membres se soutenaient mutuellement dans les élections et les procès[2], ou bien se réunissaient dans de joyeux banquets, pour tourner en ridicule les croyances populaires ou pour discuter philosophie et politique[3]. Toutes différentes, par leur recrutement, comme, par leur objet, étaient certaines confréries, dont les plus anciennes partaient le nom de thiases. Celles-là groupaient, depuis l’époque préhellénique, les petites gens qui voulaient maintenir les cultes des divinités exclues du panthéon officiel. Elles avaient beaucoup fait jadis pour répandre la croyance aux mystères, le dogme de la passion et de lit résurrection, la doctrine de la survie personnelle et de la justice posthume.

Aristocratiques ou populaires, toutes ces sociétés convenaient particulièrement à des générations imbues d’idées individualistes. Ce que deviennent alors les hétairies, comme elles se multiplient pour satisfaire le goût des jouissances matérielles, on l’a vu plus haut par l’exemple de ces Béotiens qui déshéritaient leurs collatéraux et sauvent même leurs enfants pour consacrer leur fortune à des fondations de soupers et de beuveries. Quant aux confréries, elles trouvent un terrain de plus en plus propice dans les villes commerçantes, surtout dans les ports et les faubourgs, où les métèques attirent sans cesse de nouveaux afflux d’étrangers. Comme la liberté d’association est complète, on se groupe le plus aisément du monde par nationalités, par professions, par religions, par religions surtout. Les anciens élèves des gymnases forment de petites républiques avec leurs magistrats et leurs assemblées. Les philosophes, qui se livraient jadis à leurs spéculations n’importe où, dans la rue ou sur l’agora, dans une palestre ou une boutique, sont maintenant des chefs d’école qui s’enferment avec leurs disciples dans un jardin privé, tel que le Lycée ou l’Académie. Des marchands aux costumes exotiques, de simples esclaves s’assemblent dans des chapelles où ils célèbrent des cérémonies qui produisent sur tous les assistants une impression profonde. On avait toujours fait boni accueil aux divinités des barbares : dès le Ve siècle, la Grande Mère phrygienne et l’Ammon égyptien avaient des fidèles, non pas seulement en Asie-Mineure et à Cyrène, mais dans maintes cités de la Grèce propre ; Platon courait au Pirée avec la foule athénienne pour assister à la procession des Bendidies thraces. Ce fut bien autre chose quand les cultes publics, avec leur pompe glaciale, ne furent plus capables de donner satisfaction aux besoins religieux, de frapper les imaginations et d’échauffer les cœurs. Hommes et femmes s’exaltèrent aux fêtes pathétiques des Orientaux, aux mystères étrangers d’Isis l’Égyptienne et du Syrien Adonis. Du haut de leur acropole, les divinités poliades se sentaient désertées et croyaient leur peupla se presser dans des confréries où chacun, sans plus tourner sa pensée vers la patrie terrestre, cherchait à s’assurer le salut dans l’autre inonde.

Autrement dangereuse était la solidarité qui liait les citoyens à un parti. C’est ici proprement le mal grec. Il a toujours existé ; mais jamais il n’a sévi avec un plus complet mépris de l’intérêt commun qu’au IVe siècle. Athènes a encore une certaine tenue à cet égard, parce que, malgré tout, après un siècle et demi de tradition démocratique, elle garde quelques principes de civisme et que des restes de prospérité matérielle, survivant à la prépondérance politique, empêchent les haines de trop s’exaspérer. Mais il faut voir ce qui se passe dans l’ensemble de la Grèce. Presque partout éclate le contraste entre l’égalité promise par la constitution et l’inégalité créée par les conditions économiques et sociales.

La puissance de l’argent s’étend et corrompt les consciences[4]. Ceux qui ont de quoi vivre veulent être riches ; les riches veulent l’être davantage. C’est le triomphe de cette insatiable passion pour le gain que les Grecs appelaient πλεονεξία. Il n’est plus de profession qui échappe aux prises du capitalisme, de la chrématistique. L’agriculture se mercantilise, à tel point que, par l’éviction progressive des petits paysans et la concentration des parcelles entre les mêmes mains, se reconstitue la grande propriété[5]. Les rhéteurs, les avocats, les artistes, qui jadis se déshonoraient quand ils faisaient commerce de leur talent, n’éprouvent plus aucun scrupule à vendre leur marchandise le plus cher possible, Tout s’achète, tout a son prix[6], et la richesse est la mesure des valeurs sociales[7]. Par le lucre et le luxe, les fortunes se font et se défont avec une égale rapidité. Ceux qui les détiennent se ruent au plaisir et cherchent les occasions d’étaler un luxe insolent. Les nouveaux riches (νεόπλουτοι) tiennent le haut du pavé[8]. On spécule, on veut de l’or, afin de se faire bâtir et meubler de superbes hôtels, d’y montrer de belles armes, d’offrir aux femmes de la famille et aux courtisanes des bijoux, des robes de prix et des parfums rares, de faire servir à des invités de marque et à des parasites bien stylés des vins fins et des plats préparés par un maître queux en renom, de commander son buste au sculpteur à la mode[9].

Que deviennent les affaires publiques, quand l’amour de la richesse ne laisse à personne le moindre loisir pour s’occuper d’autre chose, si bien que l’âme de chaque citoyen, suspendue tout entière à cet objet, ne peut plus garder d’autre souci que le gain de chaque jour ?[10] La politique aussi est une affaire : les plus honnêtes travaillent pour une classe, les autres cherchent poux eux seuls les profits du pouvoir et dissimulent à peine leur vénalité[11]. Nous sommes en des temps où la richesse et les riches étant à l’honneur, la vertu et les gens de bien sont voués au mépris, où personne ne s’enrichit vite s’il reste juste[12]. Simples boutades échappées à un philosophe féru d’idéal, à un personnage de comédie ? Écoutons cette terrifie parole prononcée devant un tribunal : Ceux qui, citoyens pas droit de naissance, ont pour principe que la patrie est partout où ils ont leurs intérêts, ceux-là évidemment sont gens à déserter le bien public pour courir à leur gain personnel, puisque ce n’est pas la cites qui est pour eux la patrie, mais leur fortune[13].

Au-dessous de cette classe qui court d’une pareille ardeur après les affaires et les plaisirs ? Que voit-on ? Dans la cité déchue, la détresse du trésor et le développement du capitalisme ont peur conséquence l’extension du paupérismes à une grande partie de la population. Les cultivateurs labourent à la sueur de leur front, sans récolter de quoi se suffire[14]. En ville, le travail libre est écrasé par la concurrence de l’esclavage. Ils sont légion, ceux qui comptent sur les soldes et les jetons de présence, qui se bousculent aux jours de fête devant les temples, pour attraper une poignée de farine d’orge[15]. Des milliers d’Athéniens pouvaient se reconnaître dans ce malheureux que décrit Platon, qui demeure dans la cité sans appartenir à aucune des catégories de la cité, qu’on rie peut appeler ni commerçant ni artisan, ni chevalier ni hoplite, mais seulement pauvre ou indigent[16]. Pour eux, le tirage au sort des jurés à la porte des tribunaux règle la question de savoir s’ils auront à dîner, et tel qui danse au théâtre en costume doré grelotte en hiver sous ses haillons[17]. De ce prolétariat sortent sans cesse des gémissements prêts à se changer en cris de révolte. Le pourcentage de ceux qui ne possèdent rien s’accroît avec une effrayante régularité. Vers 431, ils étaient de 19.000 à 20.000, sur plus de 42.000 citoyens (environ 45 p. 100) ; vers 355, ils sont déjà les plus nombreux[18] ; une quarantaine d’années plus tard, ils sont 12.000 sur 21.000 citoyens (57 p. 100).

Quoique la colonisation ne serge plus d’exutoire aux meurt-de-faim, ils émigrent quand même. Ils errent sur la terre étrangère avec femme et enfants, et bon nombre d’entre eux, forcés par les besoins quotidiens à s’engager comme mercenaires, meurent en se battant pour des ennemis contre des concitoyens[19]. On avait beau mener ces bandes voraces au loin ; il s’en formait toujours de nouvelles. En Orienta Cyrus le Jeune, après la guerre du Péloponnèse, prend à son service plus de mille mercenaires, venus pour la plupart d’Achaïe, d’Arcadie, de Crète et de Rhodes ; le Spartiate Thibron se jette sur l’Asie Mineure avec ce qui reste des Dix Mille ; enfin, le grand roi et les satrapes révoltés, le roi d’Égypte et les princes de Cypre font sans cesse appel aux condottiere grecs. En Occident, c’est Denys le Tyran qui lève une grande armée en s’adressant surtout aux Péloponnésiens. Il n’y avait là que demi-mal la Grèce de débarrassait d’un trop-plein famélique. Mais elle en gardait beaucoup pour elle, de ces redoutables aventuriers. Jason de Phères suivait l’exemple de Denys ; les chefs phocidiens se procuraient pendant dix ans, avec l’or de Delphes, autant de soudards qu’ils en voulaient ; toutes les cités cherchaient à combler les vides de leur armée à l’aide de contingents étrangers. De-ci de-là rôdaient ainsi des forces brutales dont la masse croissante devenait un danger pour la Grèce entière[20].

Quant à la multitude qui restait dans la cité natale, elle justifiait trop souvent le dicton : Pauvreté a pour sœur Mendicité[21]. La misère étalée dans les carrefours était l’opprobre des villes[22]. Elle donnait un démenti cinglant aux beaux principes dont s’enorgueillissait la démocratie. Piètre consolation, en effet, pour un homme qui n’a pas de quoi manger que le titre de citoyen. On lui assure que le régime est fondé sur la liberté et l’égalité, qu’il n’existe d’autres distinctions que celles qu’établit le talent, que la pauvreté n’est pas une honte pour qui s’efforce d’en sortir[23]. Mais qu’est-ce qu’une liberté qui ne permet de prendre part aux affaires que si l’on a les moyens d’être de loisir ? Qu’est-ce qu’une égalité qui met les travailleurs sous la dépendance de ceux qui disposent de l’argent ? La liberté ? Elle n’a pas la même valeur pour le faible que pour le fort : par elle, les unis deviennent riches à l’excès, et les autres tout à fait pauvres[24] ; si bien qu’en s’annihilant elle-même, elle détruit l’égalité. A des droits purement formels s’oppose donc une réalité décevante. Dans ce démos qu’on dit souverain, il y a une majorité soumise a des maîtres, astreinte à une sorte d’esclavage, plus malheureuse que les serfs dans les oligarchies[25]. Pour une bonne partie du peuple roi, aller à l’Assemblée, siéger au Conseil ou au tribunal, c’est moins l’accomplissement d’un devoir ou l’exercice d’un droit qu’un gagne-pain[26]. Quel contraste entre la théorie politique et le régime social !

Ce qui exacerbait ce contraste, c’est la criante opposition du luxe et de l’indigence. D’un côté, le riche, avide et voluptueux, affiné d’ailleurs par l’éducation, se montre d’urne arrogance insultante et prétend justifier sa morgue par l’ignorance et la grossièreté de la vile multitude[27]. De l’autre, le prolétaire, aux yeux de qui toute richesse est mal acquise, envieux, aigri, répugne à l’effort, sous prétexte qu’il est bien inutile de souffrir et peiner pour qu’un autre jouisse et tranche du maître. Dans de petites villes où les contacts sont perpétuels et les comparaisons inévitables, le pauvre, lorsqu’il regarde le jouisseur qui peut rester à ne rien faire, voit du coup combien son existence à lui est pénible et misérable[28]. Il y avait là pour le sentiment démocratique une si rude et si constante épreuve, que la concorde nécessaire au fonctionnement de la constitution en devait forcément être affaiblie. Aristote décrit bien ce phénomène :

L’extrême richesse empêche les hommes d’obéir ; l’extrême pauvreté les dégrade. Les uns ne savent pas commander, mais obéissent en esclaves ; les autres ne savent se soumettre à aucune autorité, mais commandent avec un despotisme de maîtres. On voit alors une cité d’esclaves et de maîtres, mais non d’hommes libres. Ici la jalousie, là le mépris, sentiments qu éloignent le plus souvent de la bienveillance réciproque et de la communauté politique qui en résulte[29].

Le philosophe voit juste. Chez ceux qui sont humiliés par la vie, la conscience de la dignité personnelle produit une exaltation de la sensibilité morale, une susceptibilité morbide. L’amour de la liberté et de l’égalité peut devenir ainsi une sorte d’hystérie collective. Il finit par ne plus tolérer de sujétion même au contrat social. L’âme des citoyens est rendue si émotive, nous dit Platon, qu’à la moindre apparence de servitude, elle s’irrite et regimbe ; ils en viennent à ne plus se soucier des lois écrites ou non écrites, pourvu que sous aucune forme ils n’aient de maître[30]. N’avoir pas de maître, cette conception de la personnalité est si chatouilleuse, cette fierté répugne tellement à tout lien de subordination, qu’un ami de Socrate, Euthèros, réduit à la misère sur ses vieux jours, refuse une place d’intendant, qui l’aurait fait prendre pour un affranchi, et aime mieux vivre au jour le jour d’un travail manuel[31]. Quant à la nervosité égalitaire, tout l’excite et la blesse. Dinarque reproche à Démosthène de s’être fait porter au Pirée en litière et d’avoir ainsi insulté les vulgaires piétons. Une loi de Lycurgue défend aux femmes d’aller à la fête d’Éleusis en voiture, pour que les pauvresses ne soient pas offusquées par les grandes darnes[32].

Il y a ainsi une psychologie de classe, parce qu’il y a des intérêts de classe, et cette psychologie, ces intérêts s’opposent avec une force croissante au sentiment plus large qu’avait longtemps inspiré la solidarité de la cité. Aristote, qui a défini l’homme un être politique, observe lui-même que l’homme est aussi un être économique[33]. Du jour où les deux classes entre lesquelles se partageait la cité eurent nettement pris conscience de cette vérité, un fossé se creusa entre elles : antagonisme latent ou lutte ouverte. Chacune d’elles n’admet plus dès lors aucune restriction au principe qu’elle juge le plus avantageux à sa cause : l’une veut étendre à l’ordre économique les règles constitutionnelles qui confèrent à la majorité la suprématie dans l’ordre politique ; l’autre se persuade que la fortune duit lui conférer le pouvoir[34]. Écoutons encore à ce sujet Aristote :

L’égalité parait le droit commun, et elle l’est en effet, non pas pour tous cependant, mais seulement entre, égaux ; l’inégalité aussi parait le droit, et elle l’est, non pas pour tous, mais entre gens inégaux..... La faute en est qu’ici les luges sont parties, et l’on est ordinairement mauvais juge en sa propre cause.... Parce qu’on a des deux parts le droit pour soi jusqu’à un certain point, on croit l’avoir d’une façon absolue : les uns, supérieurs par quelque endroit, par exemple en liberté, se croient absolument égaux[35].

Ces deux conceptions agissent parallèlement en sens contraire, à jamais incapables de se rapprocher. Il en résulte un conflit insoluble. La cité se compose désormais de deux portions juxtaposées et antagonistes, de deux cités ennemies[36].

Cette situation n’était pas nouvelle en Grèce ; jamais elle n’avait été aussi dangereuse. Jadis, au temps où un mauvais régime de propriété foncière mettait violemment aux prises les créanciers et les débiteurs, on avait déjà vu les uns se gorger de biens jusqu’au dégoût et les autres courir au pillage, pleins de riches espérances. Seulement, alors, un Solon avait pu se jeter entre les factions extrêmes, se dresser pour couvrir tour à tour les deux partis de son solide bouclier, se tenir ferme entre les deux armées, tel qu’une borne[37]. Il l’avait pu, parce qu’il s’appuyait sur une bourgeoisie moyenne[38]. Au Ve siècle encore, cette classe de propriétaires capables de se suffire, l’État était à même de la soutenir, de l’entretenir, de la maintenir. La vie n’était pas chère, et Athènes trouvait assez de ressources dans son empire pour venir en aide aux pauvres gens, voire pour permettre aux thètes de s’élever dans la hiérarchie sociale au rang de zeugites. Elle envoyait des milliers de citoyen s comme clérouques sur les terres du domaine fédéral ; elle faisait d’amples distributions de viande et de blé ; elle subvenait aux soldes des rameurs et des fonctionnaires ; elle payait convenablement les artisans et les ouvriers occupés à de continuels travaux d’utilité publique ou d’embellissement.

Mais, au IVe siècle, la classe moyenne se réduit de jour en gour. Plus rien qui ressemble à un tiers parti. Il se rencontre bien encore quelques hommes isolés pour prendre à l’occasion une attitude de conciliateurs. Voici, par exemple, comment s’écrie un orateur, avec l’éloquence de la raison échauffée par l’imminence du péril commun :

Il est juste de chercher par tous les moyens à ne laisser aucun citoyen manquer de rien. J’estime donc que les riches, en se conduisant d’après ces principes, font d’abord ce qui est juste, mais aussi ce qui vaut le mieux pour eux. Refuser à quelqu’un le nécessaire par autorité publique, c’est multiplier le nombre des mécontents. Quant à ceux qui sont dans le besoin, je leur conseillerais de renoncer à une façon d’agir qui irrite les possédants et justifie leurs plaintes. Ce que je viens de dire, je le répète en faveur des riches, sans avoir peur d’exprimer la vérité. Je ne puis admettre qu’il y ait un seul homme, à plus forte raison un Athénien, assez misérable, assez cruel, pour voir de mauvais œil le secours accordé aux pauvres, à ceux qui manquent du nécessaire. Mais d’où viennent les froissements, les mécontentements ? Ils viennent de ce qu’on voit certains hommes appliquer aux tortures privées ce qui est en usage pour les fonds publics.... Voilà ce qui excite la défiance, voilà la cause des colères. Ce qu’il faut, Athéniens, c’est qu’on soit juste les uns et les autres dans l’intérêt commun de la cité, que les riches se sentent en sécurité dans leurs moyens d’existence et n’aient pas à craindre pour leur avoir, mais qu’en cas de danger ils mettent leur fortune au service de la patrie et de son salut ; que les autres consistèrent comme bien commun ce qui l’est en effet et en aient leur part, mais que le bien privé de chacun lui appartienne en toute propriété... Voilà sans doute comment on peut définir les devoirs réciproques des uns et des autres[39].

Les mêmes conseils de modération se retrouvent tout naturellement épars dans la Politique d’Aristote, toujours partisan du juste milieu. D’après lui, la cité, quelle qu’elle soit, procure à l’homme ce bienfait de donner satisfaction à l’instinct de sociabilité qui lui est naturel ; la cité parfaite serait celle qui assurerait à tous la plus grande somme de bonheur ; la cité qui comprend son devoir, qui s’acquitte de sa chorégie, est celle qui veille du moins à leur subsistance et, s’il y a moyen, à leur bien-être. S’il n’admet pas la communauté de propriété à titre obligatoire, Aristote recommande la communauté d’usufruit à titre amiable. S’il s’élève contre les démagogues qui partagent au peuple l’excédent des recettes, ce qui ne rend service à personne, il veut que l’union sincère du peuple prévienne l’excès de la misère qui pervertit la démocratie, qu’il mette tous ses soins à répandre l’aisance, que les excédents soient déposés dans une caisse de réserve qui allouera des fonds pour l’achat d’une terre ou l’établissement d’un commerce ou d’une exploitation agricole[40]. Mais, observateur autant que théoricien, Aristote est bien obligé de constater qu’il crie dans le désert, qu’oligarques et démocrates commettent partout la même faute en ne se préoccupant jamais que de leurs intérêts propres, que l’élément social qui eût été capable de concilier les passions extrêmes est en pleine dissolution. Il voit bien qu’un retour à cette constitution mixte qu’il appelle constitution par excellence (πολιτεία) est impossible, parce qu’il aurait fallu une classe moyenne assez nombreuse et assez forte pour faire équilibre au prolétariat et possédant une part assez grande de la fortune publique pour contrebalancer la part détenue par les riches, — deux conditions nécessaires pour que la constitution ne se change pas en démocratie ou en oligarchie[41].

II. — LA LUTTE DES CLASSES.

L’organisation de la propriété, la répartition des biens, voilà donc le problème capital de la politique intérieure, source de luttes intestines et de révolutions. Dans beaucoup de cités, les pauvres réclament le partage des terres et l’abolition des dettes[42]. Quand un peuple en est là, le sentiment dos devoirs envers l’État est bien près de disparaître. Chaque parti exploite le pouvoir à son profit et supprime tout ce qui le gêne. La démocratie de songe qu’à favoriser les pauvres, l’oligarchie tee connaît que les riches, et les deux factions, fermant les yeux aux besoins et aux intérêts de la cité, travaillent à sa ruine[43]. Au reste, les luttes sociales s’exaspèrent à tel point, qu’elles n’ont plus seulement pour objet la conquête d’avantages matériels, mais la satisfaction de haines atroces. Les oligarques, dans certaines villes, prêtent cet horrible serment : Je serai l’adversaire du peuple et lui ferai au Conseil tout le mal que je pourrai[44]. Les démocrates sont en état d’hostilité ouverte ou secrète contre tous ceux que leur fortune rend suspects ; quand ils les dépouillent, c’est autant pour le plaisir de les appauvrir que dans l’intention de s’enrichir eux-mêmes[45]. Isocrate résume ces dispositions réciproques en une phrase qui en dit long sur la Grèce de son temps :

Au lieu d’obtenir par la bonne entente une aisance commune, on en vient à ce degré d’insociabilité, que les possédants aimeraient mieux jeter leur avoir à la mer que de soulager les indigents, et que les plus dépourvus trouveraient moins de satisfaction à s’adjuger les biens des riches qu’à les en priver[46].

Entraînés par la logique des principes et des passions, une partie des démocrates en vint à souhaiter l’égalité complète, le nivellement brutal. Il y avait beau temps qu’on n’accordait plus de privilège à la naissance. Le sophiste Lycophron disait que la noblesse du sang est un mot : les gens qu’une vaine opinion appelle bien nés sont nés comme les autres[47]. On entendait par là qu’il fallait rejeter toute distinction de personnes entre citoyens. Sur ce point, le sentiment du peuple rejoignait le raisonnement des penseurs. Mais, sur d’autres, il y avait divergence, parce qu’on poussait le principe d’égalité à outrance en deux sens différents. Pour les sophistes, les hommes étant de naissance identique, le barbare est fait comme le Grec, la nature ne fait pas d’esclaves, et le pouvoir du maître a pour unique fondement le droit de la force consacré par la loi[48] : le cosmopolitisme et l’abolition de l’esclavage, telles sont aux yeux de certains intellectuels Ies conséquences de l’égalité. La multitude s’en prenait à une autre supériorité, celle que représentaient précisément les sophistes et qui vient de l’éducation. Les bonnes manières ? l’instruction ? qu’est-ce, tout cela, pour des gens qui se croient égaux en tout ? Encore une façon de sortir du commun ! C’était un dicton, que l’instruction a pour compagne l’envie[49]. Déjà au Ve siècle Cléon ne voit rien au-dessus de l’ignorance modeste et déclare superbement que les États sont mieux gouvernés par les médiocrités que par les intelligences d’élite[50]. Cette maxime dut faire la joie d’Aristophane. Il ne l’oublie pas : le charcutier qui, dans sa comédie, veut prendre la place du Paphlagonien au pouvoir connaît ses lettres, mais bien peu, bien mal, et le serviteur de Dèmos trouve que c’est encore trop[51]. Ainsi, sans tenir aucun compte des différences natives ou acquises qui existent entre les hommes au point de vue intellectuel, on en vient à vouloir établir une certaine égalité qui fait la même part à ceux qui sont égaux et à ceux qui ne le sont pas[52]. Bref, la notion de qualité se perd, toute échelle des valeurs sociales tend à disparaître. En voulant convertir l’égalité de droit en égalité de faits on tient pour nulles et non avenues les inégalités de nature.

Des esprits assez chimériques pour concevoir le nivellement des intelligences devaient, à plus forte raison, penser axe nivellement des fortunes. Le IVe siècle vit éclore en Grèce maintes théories de communisme et de socialisme[53]. Mais, dans un pays qui ne connaissait pas encore la grande industrie et où le gros de la population vivant de l’agriculture, ces théories prirent nécessairement un aspect particulier.

Les philosophes qui les élaborèrent étaient en général pleins de mépris pour les marchands et les artisans comme pour les ouvriers : ils voyaient dans l’égalité des biens le meilleur moyen de retourner au régime patriarcal du vieux temps ou pour le moins de procurer aux cités perverties par les préjugés démocratiques les avantages des institutions laconiennes[54]. Platon prétend par ce système supprimer l’égoïsme, empêcher les divisions, réaliser la justice en sacrifiant tes individus à l’État. Dans la République, il est encore plein d’illusions, malgré la cruelle expérience de son premier voyage en Sicile. Il se flatte de fonder un ordre immuable par le communisme ; mais ce communisme, qui s’étend aux femmes et aux enfants comme aux biens matériels[55], ne doit s’appliquer qu’aux deux classes supérieures des philosophes et des guerriers, et non pas à la classe inférieure des producteurs, chargés uniquement de pourvoir aux besoins des deux autres ; il a pour postulats le privilège et la servitude, Dans les Lois, déçu par deux nouvelles tentatives en Sicile et maintenant très vieux, l’utopiste consent, afin de rendre son idéal plus pratique, à faire leur part aux préjugés et à le tempérer d’éléments empruntés à Sparte. La propriété sera privée, soit ; ruais, du moins, elle sera familiale, et non personnelle ; pour qu’elle reste inaliénable et indivisible, elle appartiendra à un nombre immuable de citoyens, les 5.040 ; des précautions sévères seront prises pour que le peuple ne puisse pas, par un abus de son pouvoir législatif et judiciaire, porter atteinte à ces principes fondamentaux[56]. Comme on le voit, chez les philosophes, les conceptions communistes avaient un caractère plats moral qu’économique : dédaignant l’observation des faits, elles procédaient d’une méthode a priori ; elles semblaient faites pour plaire à des cénacles d’aristocrates.

Mais, en descendant dans les ruasses populaires, lys mêmes idées, les mêmes mots rendaient un tout autre son. Qu’ou se place par la pensée dans les années de misère où l’État avait dû supprimer les traitements des fonctionnaires et les indemnités des héliastes, arrêter les travaux publics qui fournissaient du travail aux gens de métier, renoncer par ordre du vainqueur aux constructions navales qui assuraient des salaires à tant d’ouvriers et des soldes à tant de rameurs. Les têtes se montaient, la souffrance faisait fermenter les esprits, les imaginations s’excitaient aux convoitises et se berçaient d’espoirs insensés. Beau sujet de comédie, — quand la situation se fut améliorée. En 392, Aristophane s’en empare. Dans l’Assemblée des femmes, Praxagora expose le système :

Tous les biens doivent être mis en commun, pour que chacun en ait sa part et en vive. Il ne faut pas que l’un soit riche et l’autre misérable, que l’un cultive une vaste étendue de terre et que l’autre n’en ait pas de quoi se faire enterrer, que l’un se fasse servir par une foule d’esclaves et que l’autre n’ait pas un serviteur. Non, je veux une vie commune, une seule et même vie pour tous... J’entends que les femmes soient communes aux hommes et fassent des enfants avec qui voudra... Les enfants regarderont comme leurs pères tous les hommes plus âgés qu’eux[57].

Le placide mari de cette virago exaltée trouve bien quelques objections à faire, mais dopa Quichotte a facilement raison de Sancho Pansa. Une de ses réponses pourtant doit fixer notre attention. Si tout le monde va de banquet en banquet et que personne ne soit forcé de travailler, qui donc cultivera la terre ? Les esclaves. Ainsi la démocratie communiste n’est, elle aussi, qu’une aristocratie qui entend se faire entretenir par une classe attachée à la glèbe. Toujours le même principe : pas de cité possible sans esclavage. Mais Aristophane va plus loin. En 388, quand la puissance maritime d’Athènes a commencé à se reconstituer et que la dune sur les navires du Pont vient de nouveau alimenter le trésor, il touche au fond du problème. Dans le Ploutos, il s’élève contre les imprudents qui veulent rendre la vue à l’aveugle dieu de la Richesse et chasser la Pauvreté. Si Ploutos recouvre la vue et se partage à tous également, il n’y aura plus personne pour exercer un métier et apprendre un art ; car c’est à la Pauvreté, unique auteur de tous les biens, que tous doivent leur subsistance[58]. La sainte loi du travail, dont Hésiode affirmait déjà l’origine céleste et l’auguste grandeur[59], voilà ce qui doit stimuler les individus et régénérer la société.

Pour qu’un poète comique puisse s’arrêter de lancer des obscénités énormes et prendre un ton de prédicateur sans avoir peur d’être sifflé, il faut que ses conseils correspondent à la pensée profonde de son auditoire. Il y a, en effet, un abîme entre les nombreuses cités qui se laissent entraîner à toutes les horreurs des guerres sociales et Athènes, préservée des pires excès par sa richesse relative et par ses traditions. Voyons la différence.

Quand Polybe, sur le modèle d’Aristote, fait le tableau des révolutions, il décrit aussi bien la Grèce du IVe siècle que celle de son temps.

Une fois que le peuple avide a été gorgé de largesses, c’en est fait de la démocratie, elle se change en un régime de violence et de force brutale. Car, lorsque la foule s’est habituée à manger le bien d’autrui et à compter pour vivre sur l’avoir da prochain, il surfit qu’elle trouve un chef ambitieux et hardi, mais exclu par sa pauvreté des honneurs publics, pour qu’on eu arrive au règne du poing, et ce ne sont plus que massacres, proscriptions et partages de terres[60].

Les exemples de révolutions pareilles sont innombrables[61]. Citons en trois à l’Est, au Centre et à l’Ouest du monde grec. — A Mitylène, les débiteurs égorgent en masse les créanciers, après quoi ils invoquent comme excuse la colère et le cas de force majeure constitué par leur situation pécuniaire[62]. — Les démocrates d’Argos se jettent en 370, sous prétexte de conspiration, sur les citoyens riches et haut placés ; emportés par une folie furieuse, ils en assomment plus de douze cents, dont ils confisquent les biens. Puis tout rentre dans le calme, tandis que retentit dans la Grèce entière, pourtant habituée à des scènes de ce genre, un long cri d’indignation[63]. — En Sicile, l’enjeu des luttes civiles, c’est la propriété foncière. Déjà Denys l’Ancien avait enlevé leurs terres aux cavaliers, pour les distribuer par lots égaux à ses vétérans et aux serfs : c’est par cette mesure qu’il avait affermi son pouvoir[64]. Après l’expulsion de Denys le Jeune (356), le libérateur Dion est forcé de lutter contre le parti extrême qu’un nommé Hippôn appelle à un nouveau partage de terres. Pour les déshérités, déclare avec énergie le démagogue, l’égalité est le commencement de la liberté, comme la pauvreté l’est de la servitude[65]. Un décret de spoliation est voté, Dion quitte Syracuse ; la défaite seule, avec le rappel de Dion, empêche l’application du décret. Assoupie pour la durée d’une génération, la question sociale a un réveil terrible. En 317, Agathoclès lance ses soldats et la tourbe de la population contre les Six Gents et leurs partisans. Une chasse à l’homme commence. Au bout de deux jours, quatre mille citoyens ont péri, six mille ont pris le chemin de l’exil. Agathoclès peut alors se faire décerner le pouvoir absolu et faire arrêter l’effusion du sang ; il sait comment s’attacher le peuple : il vient à l’Assemblée promettre l’abolition des dettes et la distribution de terres aux pauvres[66].

L’histoire d’Athènes ne présente à aucun moment de pareils spectacles. Dans une cité qui conservait la prépondérance économique clans le monde méditerranéen, la démocratie, maîtresse du pouvoir, n’avait aucune raison pour se laisser en1rainer à la révolution sociale. Elle se contentait de faire au jour le jour, à l’Assemblée et au tribunal, une manière de révolution diffuse et fragmentaire. Qu’an décrète ailleurs le partage des biens-fonds, des capitaux, des revenus, ou qu’on se contente d’attribuer les successions au fisc[67] ; ici, nulle mesure de ce genre. Tous les ans, l’archonte, à son entrée en charge, fait proclamer que, tant qu’il sera en fonction, chacun gardera la propriété pleine et entière de ses biens[68]. Mais à la fortune acquise incombent des prestations variées, particulièrement les dépenses somptuaires. Dans une foule de procès les héliastes rendent de véritables jugements de classe. Déjà au Ve siècle ils étaient mal disposés à l’égard des riches. Ils éprouvaient un plaisir de rois ou de dieux à faire trembler de grands personnages hauts de quatre coudées, à écouter avec une jubilation moqueuse leurs supplications et leurs flatteries[69]. Il faut croire cependant qu’ils eurent longtemps une conception trop élevée de leur mission pour se laisser aller ale gaieté de cœur à des dénis de justice, puisqu’au temps même où Aristophane représentait Philocléon prenant des air de Zeus, un oligarque se plaignait que le nombre des condamnations injustes ne fût pas assez grand pour grossir le parti des mécontents[70]. Mais à partir du IVe siècle, surtout dans les mauvaises années qui suivirent la guerre du Péloponnèse et la guerre sociale, les esprits dépravés par la détresse générale ont de la peine à rester dans les bornes de l’impartialité.

C’est un fait connu, dit avec une naïveté qui frise l’impudence l’orateur Lysias, que le Conseil de chaque année ne commet pas d’injustices quand il a des ressources suffisantes pour l’administration, mais que dans les jours de détresse il est bien forcé d’accueillir les dénonciations, de confisquer les biens des citoyens et d’obéir aux suggestions les plus malhonnêtes des rhéteurs[71].

Les sycophantes trouvèrent le système à leur goût ; ils eurent beau jeu pour exciter l’envie contre les grands et demander des jugements favorables aux petits[72]. Et l’on entend certains plaideurs s’excuser de leur fortune ou rappeler ce qu’ils en ont consacré au soulagement et à l’amusement du peuple ; d’autres invoquent d’un ton cynique leur pauvreté comme un titre à la bienveillance des juges[73]. Si l’occasion se présente de faire prononcer une bonne amende ou une confiscation totale, l’accusateur n’hésite pas à montrer que le Trésor est vide et qu’il faut le mettre en état de distribuer des soldes[74]. Certes, c’est une exagération d’avocat, de soutenir qu’il est plus dangereux à Athènes de paraître riche que d’être criminel ; c’est un jeu d’esprit, de déflorer l’infortune du riche, qui est esclave, et de vanter le bonheur du pauvre qui est roi[75]. N’empêche qu’à certains moments la masse des édits fiscaux, le retour trop fréquent des liturgies, la lourdeur des charges qui pèsent sur les membres des symmories, la crainte perpétuelle de se voir contraint par un autre contribuable à un échange de fortune donnaient quelque apparence de raison à de semblables paradoxes[76].

Athènes a donc une place à part dans la lutte des classes. Elle n’en est pas moins emportée par la tourmente générale. Ce qu’il y a de plus gravé au IVe siècle pour le régime de la cité, c’est que l’esprit de parti se place au-dessus du patriotisme. 0n avait déjà vu fréquemment des bannis chercher un appui à l’étranger pour centrer dans leur patrie et y reconquérir le pouvoir. Athènes en avait fait la cruelle expérience par deux fois au cours du Ve siècle, quand le désir de vengeance et l’ambition avaient fait du Pisistratide l’allié du grand roi et poussé Alcibiade à se mettre successivement au service des Spartiates et des Perses. Le fait nouveau, c’est que des individus qui n’ont aucune injure à venger s’arment contre leur cité natale par pure sympathie pour les institutions d’une autre cité, c’est que des factions préfèrent la perte de l’indépendance nationale au triomphe de la faction adverse.

Xénophon est le type parfait du Grec dégagé de tout lien avec son pays d’origine, laconien par préjugé politique et mondain. Il commence à se faire connaître comme chef des sans-patrie fourvoyés par la mort d’un prétendant au cœur de l’Asie. Quand il revient en Europe, il n’éprouve pas le moindre scrupule, lui Athénien, à combattre contre Athènes aux côtés de son ami Agésilas. Fatigué, il se retire dans un beau domaine à Scillonte en Élide pour y vivre avec le produit de son butin, tranquillement, glorieusement, en châtelain amateur de vénerie et confit en dévotion. Enfin, lorsqu’il est chassé par la guerre, il rejette les affres de ses compatriotes qui lui pardonnent tout et le rappellent, pour aller s’établir à Corinthe, où il meurt.

La froide indifférence d’un Xénophon est plus significative encore que le ressentiment d’un Alcibiade. Ce qui l’est bien plus encore, c’est la solidarité de partis entiers de ville à ville. Elle ne crée pas seulement des liens moraux ; elle tend à la suppression effective des frontières. Dès le Ve siècle, les démocrates de partout avaient pris l’habitude d’implorer l’aide d’Athènes, et Athènes avait été entraînée, malgré elle tout d’abord, à restreindre par ses interventions l’autonomie des cités fédérées. Puis, Lysandre s’était mis en devoir de grouper les oligarchies de la Grèce entière sous l’hégémonie de Sparte. Tentatives prématurées et surtout trop vastes pour le temps. Mais bientôt un fait particulier montre avec précision comment la passion politique pouvait agir contre la cité. En 393, Corinthe était déchirée par les luttes civiles : les démocrates voulaient la guerre contre Sparte, d’accord avec Thèbes, Athènes et Argos ; les oligarques étaient partisans de la paix et de l’alliance spartiate. Les oligarques préparaient un coup de main ; mais les démocrates les devancèrent, les surprirent pendant une fête et en égorgèrent un grand nombre. Après quoi, désespérant de sauver l’indépendance de la ville sans secours extérieur, ils décidèrent de l’unir à Argos en un seul État. Les bornes frontières furent arrachées entre les deux territoires ; le nom d’Argos figura seul sur les actes officiels. Corinthe, de son propre consentement, disparaissait de la liste des cités grecques. Il est vrai que la rage des oligarques survivants eut vite fait de détruire l’œuvre révolutionnaire ; mais par quel moyen ? Ils ouvrirent une porte des longs murs à l’armée lacédémonienne[77]. Entre Argos et Sparte, Corinthe ne garda son autonomie que par une sorte d’équilibre entre des partis qui ne s’en souciaient plus.

 

 

 



[1] Voir XXXIII, p. 88.

[2] THUCYDIDE, VIII, 54 ; PLATON, Théétète, p. 173 d.

[3] De là viennent la littérature des Banquets (Platon, Xénophon, Plutarque, Lucien, Athénée, etc.) et les ouvrages de doctrine politique (Pseudo-Xénophon, Critias, etc.).

[4] Voir LXIII, t. I, p. 236 ss.

[5] Voir XXXV, p. 298 s.

[6] MÉNANDRE, fr. 337 Kock (t. III, p. 160) ; cf. Ps. XÉNOPHON, Rép. d’Ath., III, 3.

[7] ARISTOTE, Politique, III, 5, 9 ; Rhét., II, 16.

[8] ARISTOTE, Rhét., l. c.

[9] XÉNOPHON, Revenus, IV, 8 ; PLATON, Réth., II, p. 373 a.

[10] PLATON, Lois, VIII, p. 831 c.

[11] ARISTOTE, Pol., III, 4, 6 ; VIII (V), 6, 5 ; DÉMOSTHÈNE, Philippiques, III, 39.

[12] PLATON, Rép., VIII, p. 551 a ; MÉNANDRE, fr. 294 ; KOCK (l. c., p. 84) ; cf. ARISTOPHANE, Ploutos, 29 ss., 36 ss.

[13] LYSIAS, C. Philon, 6.

[14] ARISTOPHANE, l. c., 28 ss., 224.

[15] Id., ibid., 627 ; cf. ISOCRATE, Aréopagitique, 52.

[16] PLATON, l. c., p. 562 a.

[17] ISOCRATE, Aréopagitique, 34.

[18] Id., ibid., 83.

[19] Id., Panégyrique, 168 ; cf. Philippe, 96 ; Paix, 24.

[20] Id., Philippe, 121.

[21] ARISTOPHANE, Ploutos, 549.

[22] ISOCRATE, Aréopagitique, 83.

[23] THUCYDIDE, II, 37 ss.

[24] PLATON, Rép., VIII, p. 552 a ss., 556 a.

[25] ARISTOTE, Pol., I, 5, 10 ; III, 2, 8 ; DÉMOSTHÈNE, C. Euboulos, 45 ; ISOCRATE, Paix, 125.

[26] ISOCRATE, l. c., 130 ; cf. Aréopagitique, 24.

[27] ARISTOPHANE, Rhét., II, 16 ; ARISTOPHANE, l. c., 614 ss. ; Ps. XÉNOPHON, Rép. d’Ath., I, 55.

[28] MÉNANDRE, fr. 405 Kock (t. III, p. 118).

[29] ARISTOTE, Pol., VI (IV), 9, 5-6 ; cf. III, 2, 9.

[30] PLATON, République, VIII, p. 563 d.

[31] XÉNOPHON, Mémorables, II, 8, 4.

[32] DINARQUE, C. Démosthène, 36 ; Ps. PLUTARQUE, Vie des dix orateurs, Lycurgue, 14, p. 842 a.

[33] ARISTOTE, Éthique à Nicomède, VII, 10.

[34] Id., Rhét., II, 16 ss.

[35] Id., Politique, III, 5, 8-9.

[36] ARISTOTE, Politique, VI (IV), 3, 15 ; III (V), 7, 19 ; 9, 19 ; PLATON, Rép., IV, P. 422 e ; VIII, p. 551 e.

[37] SOLON dans ARISTOTE, Constitution d’Athènes, 5, 3 ; 12, 3, 5.

[38] Voir XXXVI, t. I, p. 429.

[39] DÉMOSTHÈNE, Philippiques, IV, 41-45.

[40] ARISTOTE, Politique, III, 4, 9 ; IV (VII), 12, 2 ; 4, 2 ; 9, 6 ; II, 4, 1 et 6.

[41] Id., ibid., VIII (V), ï, 8, 11-12, 19 ; V1 (IV), 10, 14.

[42] Voir XXXIX, p. 195 ; LXIII, t. II, p. 333 ss.

[43] ARISTOTE, Pol., III, 5, 4 et 7 ; VI (IV), 3, 8 ; 9, 9-10 ; 10, 5 ; VIII (V), 6, 4-5.

[44] Id., ibid., VIII (V), 7, 19 ; Cf. PLATON, Rép., VIII, p. 566 c.

[45] Ps. XÉNOPHON, op. c., I, 13.

[46] ISOCRATE, Archidamos, 67.

[47] LYCOPHR., ap. Ps. PLUTARQUE, P. la noblesse, 18, 2, p. 969 ; cf. ANTIPHON, S. la Vérité, 5, éd. Gernet.

[48] ANTIPHON, l. c. ; ALCIDAMAS, ap. ARISTOTE, Rhét., I, 13 ; ARISTOTE, Pol., I, 2, 3.

[49] ARISTOTE, Rhét., II, 23.

[50] THUCYDIDE, III, 37.

[51] ARISTOPHANE, Cavaliers, 189 ss.

[52] PLATON, République, VIII, p. 558 c.

[53] ARISTOTE, Politique, IV (VII), 9, 6.

[54] Voir LXIII, t. II, p. 1-339 ; XII, p. 215 ss. ; XXXV, p. 186-192.

[55] PLATON, République, III, p. 416 à ss. ; V, p. 457 ss. ; cf. ARISTOTE, Politique, II, 1, 2 ss. ; 2, 11 ss.

[56] PLATON, Lois, V, p. 739 c, 740 a-b, 737 e, 772 c, 767 c.

[57] ARISTOPHANE, Assemblée des femmes, 590 ss., 614 s., 636 s.

[58] ARISTOPHANE, Ploutos, 510-512, 468-470.

[59] Travaux et Jours, 303 ss.

[60] POLYBE, VI, 9, 7-9 ; cf. VII, 10, 1 ; XV, 21.

[61] Cf. ARISTOTE, Politique, VIII (V), 4, 2-3.

[62] ÉLIEN, Hist. var., XIV, 24.

[63] DIODORE, XV, 57 s. ; ISOCRATE, Philippe, 52 ; PLUTARQUE, Prac. ger. reip., 17, 9 ; DENYS D’HALIC., VII, 66.

[64] DIODORE, XIV, 7, 4.

[65] PLUTARQUE, Dion, 37 ss.

[66] DIODORE, XIX, 6-9 ; JUSTIN, XXII, 2, 9-12.

[67] ARISTOTE, Politique, VIII (V), 7, 11 ; Ps. ARISTOTE, Rhét, à Alex., 3.

[68] ARISTOTE, Constitution d’Athènes, 56, 2.

[69] ARISTOPHANE, Guêpes, 543 ss., 560 ss., 575 s., 620 ss.

[70] Ps. XÉNOPHON, op. c., III, 12 s. ; cf. ISOCRATE, Aréopagitique, 31-36.

[71] LYSIAS, C. Nicomède, 22 ; cf. C. Épicrate, 1 ; Sur les biens d’Aristophane, 11, 39, 45, 49 ss.

[72] ARISTOTE, Politique, VII (VI), 3, 2-3 ; ISOCRATE, C. Lochitès, 19 ss.

[73] LYSIAS, Sur les biens d’Aristophane, 10, 61 ; ISOCRATE, Antid., 142.

[74] ARISTOTE, l. c. ; LYSIAS, C. Épicrate, 1 ; cf. ARISTOPHANE, Cavaliers, 1358 ss. ; Ps. XÉNOPHON, op. c., I, 13.

[75] ISOCRATE, Antid., 160 ; XÉNOPHON, Banquet, IV, 31.

[76] ISOCRATE, Paix, 128.

[77] XÉNOPHON, Helléniques, IV, 4, 5 ss.