LA CITÉ GRECQUE

DEUXIÈME PARTIE. — LA CITÉ DÉMOCRATIQUE.

CHAPITRE II. — LES IDÉES SUR LA DÉMOCRATIE.

 

 

Les Athéniens se rendaient parfaitement compte que l’établissement de la démocratie dans une ville aussi populeuse que la leur était urge grande nouveauté. Ils avaient la fierté de leur constitution. Des trois régimes que distinguaient les Grecs, un seul paraissait convenir à la dignité humaine : celui qui opposait le principe d’égalité au principe oligarchique et maintenait contre la tyrannie le droit à la liberté. Liberté, égalité, c’était proprement la devise des Athéniens ; il y ajoutèrent la fraternité, sous le nom de philanthropie. Ce n’est pas sans un sentiment d’orgueil qu’ils comparaient leur cité à toutes les autres, et spécialement à cette Sparte vers laquelle se tournaient avec envie tous les adversaires des idées chères à leur cœur. Sans doute les hommes d’État et les poètes athéniens exagéraient la louange quand ils parlaient de leur constitution ; mais ce lyrisme même a une valeur historique, de pareilles effusions nous font connaître l’âme d’un peuple ; il est des enthousiasmes qui révèlent un idéal.

L’idéal d’Athènes, nul ne l’a exposé avec une éloquence plus magnifique et plus forte que Thucydide. L’historien se garde bien de parler en son nom, il ne servit pas sincère, n’ayant aucune tendresse pour la politique de son pays. C’est à l’ami d’Anaxagore, à l’esprit animateur de la démocratie athénienne, à l’Olympien qui domina pendant trente ans de toute sa hauteur les petitesses journalières de l’agora, c’est à Périclès qu’il attribue cet admirable commentaire dont chaque mot est comme une médaille d’or pur à l’effigie d’Athéna Poliade.

Appelé à prononcer l’oraison funèbre (l’épitaphios) des guerriers morts pour la patrie, l’orateur déclare que, sans s’attarder à l’éloge de tous ceux qui, dans le passé ou le présent, ont fait la grandeur d’Athènes, il va examiner les institutions et les mœurs qui sont la cause essentielle de sa puissance et de sa prospérité[1].

La constitution qui nous régit, affirme-t-il d’abord, n’a rien à envier aux autres peuples ; elle leur sert de modèle et ne les incite point. Son nom est démocratie, parce qu’elle vise l’intérêt, non d’une minorité, mais du plus grand nombre. Elle a pour premier principe l’égalité. Dans la vie privée, la loi ne fait aucune différence entre les citoyens. Dams la vie publique, la considération ne s’attache ni à la naissance ni à la fortune, mais uniquement au mérité, et ce ne sont pas les distinctions sociales, c’est la compétence et le talent qui frayent la voie des honneurs. Une égalité ainsi comprise, qui laisse le champ ouvert à la valeur personnelle, ne nuit en rien à la liberté. Chacun est libre de ses actes, sans avoir à craindre ni curiosité soupçonneuse, ni regards improbateurs. Mais la liberté des individus a pour bornes les droits de l’État, les obligations de la discipline civique. D’ordre public exige la soumission aux autorités établies, l’obéissance aux lois, surtout aux lois de fraternité qui assurent la protection des faibles et aux lois non écrites qui émanent de la conscience universelle.

Une pareille : constitution répand sur tous d’innombrables bienfaits. L’existence a plus de charme à Athènes que partout ailleurs : les fêtes périodiques y délassent l’esprit, et le commerce maritime y fait affluer les produits du monde entier. Ce qui n’empêche pas l’apprentissage de la guerre. Mais tout se fait au grand jour, sans mystère et sans contrainte. Pas de loi qui ferme la cité aux étrangers pas de laborieux exercices qui fassent de la bravoure urge vertu d’éducation. Le courage naturel suffit aux Athéniens pour se montrer dans les heures d’épreuves à la hauteur d’ennemis dont la vie est un travail sans fin. Et voici d’autres titres de gloire. Ils aiment le beau avec simplicité ; ils cultivent la science sans rien perdre de leur énergie. Pour eux, la richesse n’est pas objet de vantardise, ruais instrument de travail, et la pauvreté n’est une honte que si l’or, ne fait rien pour en sortir. Comment de pareils hommes ne seraient-ils pas capables de soigner a la fois leurs intérêts et ceux de la cité d’Athènes, les gens de métier s’entendent à la politique, et quiconque se tient à l’écart des affaires publiques est considéré comme un être inutile. Réunis en corps, les citoyens savent juger sainement du parti a prendre, parce qu’ils ne croient pas que la parole soit nuisible à l’action et qu’ils veulent, au contraire, que la lumière jaillisse de la discussion. Tandis qu’ailleurs la hardiesse est un effet de l’ignorance, et le raisonnement une cause d’irrésolution, Athènes s’entraîne par la réflexion à l’audace. Un dernier trait qui la distingue des autres nations, c’est sa générosité. Elle oblige sans calcul, sans arrière-pensée, et c’est par sa persistance à rendre service qu’elle prévient le relâchement de la reconnaissance. En résumé, conclut Périclès, Athènes est l’école de la Grèce (τής Έλλαδος παίδευσιν).

Encore que ces conceptions soient trop belles et trop systématiques pour donner l’image fidèle et complète de la réalité, elles ne font pourtant que projeter sur elle une lumière flatteuse, sans la déformer. Ce qui frappe le plus dans ces chapitres de Thucydide, ce ne sont pas les considérations sur l’égalité démocratique ; elles sont de règle et rappellent les lieux communs sur l’isonomie où s’étaient déjà complu Hérodote et Euripide[2]. Non, ce qui mérite de retenir l’attention ce sont les développements sur les rapports entre l’État et l’individu. Il y a la des maximes dont on dirait qu’elles ont inspiré la Déclaration des Droits de l’homme. La liberté politique n’est que la conséquence de la liberté dont jouissent tous les citoyens dans leur vie privée. Où donc est cette oppression que leur azurait fait subir, d’après un préjugé trop répandu, l’omnipotence de la cité ? Habitués a vivre comme il leur plait, ils interviennent de plain-pied, s’ils le veulent, dans la délibération qui éclaire les résolutions communes. Ainsi l’entendait déjà Euripide, lorsqu’il faisait dire à Thésée, le héros de la démocratie : La liberté tient en ces mots : Qui veut donner un bon avis à la cité, qu’il s’avance et parle. Chacun peut, à son gré, se mettre en lumière par un conseil ou se taire. Y a-t-il plus belle égalité pour des citoyens ?[3] En somme, par tous ses principes, la démocratie athénienne du Ve siècle tend a maintenir un juste équilibre entre la puissance légale de l’État et le droit naturel de l’individu.

 

Mais à ce brillant tableau s’en oppose un autre aux couleurs affreusement sombres. Les auteurs même qui font la part de l’éloge présentent aussi des critiques sévères. Dans Hérodote, quand Otanès a parlé en faveur de la démocratie, Mégabyze lui donne la réplique en termes virulents : La foule n’a point de sens pratique ; rien de plus inintelligent, de plus excessif... Le tyran, du moins, sait ce qu’il fait ; le peuple ne le sait pas. Et comment le saurait-il, lui qui n’a ni instruction ni discernement naturel du beau et du bien ? Il se précipite dans les entreprises et les pousse sans réflexion, comme un torrent d’hiver[4]. Dans la tragédie d’Euripide, l’étranger à qui répond Thésée flétrit les orateurs qui exaltent la multitude et l’entraident en tout sens dans leur intérêt propre, pleins de charme aujourd’hui et faisant ses délices, nuisibles demain, puis dissimulant leurs fautes à force de calomnies pour esquiver le châtiment. Même sans la démagogie, la démocratie lui parait injustifiable ; car comment le peuple incapable d’un raisonnement droit pourrait-il conduire la cité dans le droit chemin[5]. Quant à Thucydide, il donne pour pendant au portrait de Périclès celui de Cléon et fait dire à Alcibiade : Les hommes raisonnables savent bien ce que vaut la démocratie... ; rien de nouveau à dire sur une extravagance reconnue[6].

Ce ne sont pourtant pas des historiens et dus poètes décidés à voir le pour et le contre qui ont porté à la démocratie athénienne les coups les plus rudes ; c’est un homme politique, un adversaire déclaré, l’auteur anonyme d’une République des Athéniens longtemps classée parmi les œuvres de Xénophon. Écrit probablement en 424, ce libelle est d’un aristocrate hautain, d’un doctrinaire à sang froid faisant une conférence dans une hétairie. Il suit son raisonnement avec une logique imperturbable, assez calme pour faire une analyse pénétrante de la constitution qu’il exècre sans laisser obscurcir son jugement par la haine, si haineux toutefois et si fanatique qu’il ne s’en prend pas aux démocrates, ennemis avec lesquels il n’y a pas à raisonner, mais cherche seulement à dissiper les illusions des oligarques modérés. Quelle folie, de s’imaginer que la démocratie peut s’améliorer ! Elle est détestable, parce qu’elle suit sa nature et reste conforme à son principe, parce qu’elle ne peut pas être autrement. L’égalité démocratique, la prépondérance du nombre a pour conséquence inéluctable l’impuissance des bons et la domination des méchants. Il n’y a pas de réforme quai puisse empêcher la multitude d’être ignorante, indisciplinée, malhonnête, parce que la pauvreté pousse les hommes aux actes bas par le défaut d’éducation et d’instruction qu’entraide le manque d’argent[7]. Le gouvernement démocratique fait prévaloir les pires éléments de la cité : voilà le fait primordial et nécessaire.

Il ne faudrait pas, dira-t-on, permettre à tous indistinctement de parler et de prendre part au Conseil, mais seulement à ceux qui ont le plus de bon sens et de talent. Mais c’est une vue admirablement juste, de laisser parler la racaille. Si les honnêtes gens étaient seuls à parler et à prendre part au Conseil, ce serait un bien pour ceux qui leur ressemblent, mais non pour les gens du peuple. Au contraire, quand le premier venu peut se lever pour prendre la parole, il se trouve toujours un misérable pour découvrir ce qui est avantageux pour lui et ses pareils. Mais, répliquera-t-on, comment un individu de cette sorte sera-t-il juge de son intérêt et de celui du peuple ? En tout cas, ils comprennent très bien, les gens de ce monde, que l’ignorance et la malhonnêteté d’un homme qui est de leur bord leur sont plus profitables que la vertu et la sagesse de l’honnête homme qui n’a pour eux qu’antipathie. Ah ! ce n’est pas l’idéal de la cité que réalisent de pareils errements ; mais il n’y a pas mieux pour maintenir la démocratie. Le peuple n’a point cœur que la cité ait de bonnes lois, s’il lui faut s’y asservir : il veut être libre et commander ; après cela, que les lois soient mauvaises, c’est le dernier de ses soucis[8].

La tirade est cynique. Quand le pamphlétaire soutient que la multitude fait le mal, non par entraînement ou erreur, mais par obéissance fatale à la loi du régime et tout simplement parce que le mal c’est son bien à elle, il n’entend nullement faire sourire par une ironie incisive, il prétend convaincre par une observation aiguë. Il se croit impartial. Et il l’est, en effet, chaque fois qu’il n’a pas à craindre que la vérité nuise à son argumentation, Bien qu’il vilipende les empiétements de la justice athénienne, il reconnaît que le grand nombre des juges attachés à cheque tribunal fait obstacle aux intrigues et à la vénalité, il convient qu’avec un autre système on obtiendrait des sentences moins équitables. Il regrette, d’ailleurs, — est-il plus bel éloge qu’un pareil regret ? — que la démocratie athénienne commette si peu d’injustices et n1augniente pas davantage l’armée des mécontents[9].

Une théorie à ce point systématique convenait par ses traits essentiels à des philosophes qui ne concevaient de suprématie légitime que celle de l’intelligence.

Le rationalisme de Socrate trouvait ample matière à critique dans la démocratie de sors temps. Il n’avait pas l’ombre de respect pour une assemblée composée de foulons, de cordonniers, de maçons, d’ouvriers sur métaux, de laboureurs, de revendeurs, de colporteurs, de brocanteurs[10]. Non qu’il méprisât les travaux manuels, lui, fils d’artisan, qui n’aimait rien tant que d’éveiller les esprits dans les boutiques et au marché ; mais il était convaincu qu’il n’est de mérite et de vertu que dans le savoir et s’effrayait de noir la cité gouvernée par l’ignorance. Le tirage au sert des magistratures lui paraissait purement et simplement une aberration[11].

On comprend donc assez bien que Socrate ait été accusé par un Anytos de mépriser les lois établies. Cependant il se défendait d’avoir jamais songé à renverser les institutions nationales par la force. Et de fait, quoi qu’il en eût, il témoignait d’une certaine faiblesse pour la démocratie athénienne ; il avouait avec une candeur charmante qu’il n’était nullement tenté de quitter sa patrie pour mettre sa conduite d’accord avec sa doctrine. Il avait beau vanter sans cesse les constitutions de Lacédémone et de la Crète, il n’éprouvait pas la moindre envie d’aller les voir de prés. Conséquent avec lui-même, il reconnaissait que persister à faire partie d’une communauté lorsqu’on est libre d’en sortir, c’est prendre l’engagement tacite de respecter ses lois ; et, d’ailleurs, comment une ville plairait-elle à qui m’aimerait pas ses lois ?[12] Il n’entendait pas non plus se conduire comme un émigré à l’intérieur. Non seulement il admirait en Périclès l’idéal de l’orateur[13] ; mais il désirait que chaque citoyen contribuât à maintenir très haut le renom d’Athènes à l’étranger[14]. Il croyait de son devoir de prendre part à la vie politique : il se fit nommer bouleute et donna, comme prytane, un bel exemple de courage civique, en opposant la majesté des lois à une assemblée en délire[15]. Le vrai Socrate parait bien avoir été celui que Xénophon représente dans les Mémorables : il n’admet pas que Charmide versé dans les affaires s’abstienne de servir son pays ; il blâme la lâcheté du citoyen qui veut bien conseiller à l’occasion les magistrats et fait le beau parleur dans les clebs aristocratiques, mais qui se sent intimidé devant les masses populaires[16]. Ce n’est pas lui, c’est un disciple infidèle à sa pensée, qui a déclaré que le cas d’Athènes est désespéré, que toute intervention aurait pour seul résultat de vouer à la mort quiconque la tenterait, que la place d’un homme résolu à combattre l’injustice sans se sacrifier inutilement est dans la vie privée, non dans la vie publique[17].

Platon, en effet, prononce contre la démocratie en général une condamnation sans réserve[18]. Il prend le contre-pied de la théorie formulée par le Périclès de Thucydide. La liberté, un bien ? C’est elle précisément qui est cause de tout le mal. La constitution d’Athènes, un modèle ? Ce sont les législations de Sparte et de la Crète qui se rapprochent le plus du but à poursuivre. Il faut faire régner l’ordre dans la cité, comme dans les âmes ; il faut supprimer les diversités personnelles, proscrire le particulier, obtenir que tous pensent de même sur toutes choses. On n’y parviendra que le jour où la caste des philosophes, soutenue par les guerriers et libérée de tout égoïsme par la communauté des biens, des femmes et des enfants, dominera la foule ignorante des travailleurs. La démocratie est juste à l’opposé de cet idéal. Elle est le régime de l’individualisme, où chacun fait ce qu’il veut. Elle est donc sujette à une variété déconcertante, à une instabilité perpétuelle. La liberté qu’elle institue et qui fait paraître la vie si douce et si radieuse n’est que l’absence de toute règle, un chaos où les lueurs mêmes du talent et du génie ne sont que fantasmagorie et impuissance. L’égalité dont elle se targue, mettant sur le même rang des hommes inégaux, est une inégalité criante. En reconnaissant à tous les désirs la même légitimité, à toutes les aspirations les mêmes droits, elle crée le dérèglement et l’immoralité, fait passer la modération pour une faiblesse et le scrupule pour une naïveté. Quand une cité en est là, sa constitution n’est qu’un manteau bariolé. Il est même faux de parier d’une constitution ; car elle change sans cesse au gré des passions, et il y en a autant qu’on en demande sur le marché. En résumé, la démocratie aboutit fatalement à l’ochlocratie, et la domination de cette bête monstrueuse qu’est la multitude (θρέμμα μέγα καί ίσχυρόν) n’est qu’un réveil de la nature titanique (παλαιά γιγαντική φύσις)[19].

Aristote arrive, par une analyse pénétrante, à un jugement presque aussi sévère[20]. Il part de ce fait que les trois gouvernements purs, la royauté, l’aristocratie et le régime républicain ou politeia, sont également susceptibles de corruption. Tandis que la royauté dégénère en tyrannie, et l’aristocratie en oligarchie, la constitution républicaine dégénère en démagogie[21]. Suivons ce processus.

Et d’abord, comment reconnaître la démocratie ? C’est une erreur commune, de la faire reposer exclusivement sur le droit souverain de la majorité. Dans l’oligarchie aussi, la majorité est souveraine. Il y a démocratie là où la souveraineté appartient à tous les hommes libres sans distinction de fortune. Par conséquent, il n’y a pas démocratie là où une minorité d’hommes libres commande à une majorité d’hommes privés de la liberté ; il n’y en a pas davantage là où la souveraineté n’appartient qu’aux riches, même s’ils sont en majorité. Bref, il n’y a de démocratie véritable que là où les hommes libres, mais pauvres, forment la majorité et sont souverains[22].

La démocratie ainsi définie présente une grande multiplicité de formes. Cela tient à diverses raisons. Celle qui frappe les yeux d’abord, c’est la multiplicité des éléments humains dont se compose une cité. Toutes les combinaisons de classes se rencontrent dans les démocraties, avec les cultivateurs, les artisans, les commerçants, les gens de mer et les manœuvres, tous citoyens[23]. D’autre part, si le principe démocratique exige que la souveraineté appartienne au peuple, il y a plusieurs manières d’organiser l’assistance des citoyens à l’Assemblée. De même, étant donné élue la souveraineté implique le droit de décider en matière de pais ou de guerre, d’alliance et de rupture d’alliance, de législation, de haute justice et de reddition des comptes, il y a plusieurs manières de partager ces attributions entre le peuple et ses délégués, les magistrats[24]. Il y a donc lieu ici, comme en histoire naturelle, de déterminer les organes typiques de chaque espèce, poux y pouvoir ramener les variétés.

La première espèce de démocratie, la plus ancienne et la meilleure, se caractérise par l’égalité fondée sur la loi : les pauvres et les riches sont souverains au même degré. C’est k la démocratie par excellence, parce qu’elle donne à tous part égale au droit de cité. Elle se trouve dans les pays agricoles et pastoraux où les fortunes sont modestes et où tout le monde travaille pour gagner sa vie. Là, faute de loisir, on ne se réunit en Assemblée que dans les cas indispensables, pour élire les magistrats ou simplement choisir les électeurs, et pour recevoir les comptes ; quant au reste, on laisse le soin de gouverner aux rares citoyens qui ont des moyens suffisants pour s’occuper de politique[25]. Aristote trouve dans ce régime un bon type de la constitution qui lui est chère, celle qui est favorable à la classe moyenne.

Deux autres espèces de démocratie admettent encore la souveraineté de la loi, mais diffèrent par l’éligibilité aux magistratures et par le rôle que s’arroge l’Assemblée. La deuxième espèce, assez répandue, fait dépendre l’accès aux fonctions d’un cens modique, ou la participation à l’Assemblée de conditions sévères. Compte ce système permet de faire de bons choix sans susciter de jalousie, il laisse généralement urne grande latitude aux magistrats, si bien que le peuple se contente de les élire et de leur demander des comptes. Aristote approuve encore cette combinaison, parce qu’elle donne le pouvoir à l’élite et l’oblige à gouverner avec équité en la rendant responsable devant une autre classe[26]. — Dans la troisième espèce, tous les citoyens accèdent aux magistratures sans distinction aucune ; mais la composition et les droits de l’Assemblée sont fort variables. Ici, les citoyens sont appelés à l’Assemblée par sections à tour de rôle, Là, ils entrent à tour de rôle par sections dans les collèges de magistrats, collèges qui se réunissent en assemblée restreinte pour délibérer sur les affaires courantes, et alors ils ne sont convoqués en assemblée plénière que pour sanctionner les lois, régler les questions constitutionnelles et entendre les rapports des magistrats. Ailleurs, ils se réunissent pour les élections, la législation, la reddition des comptes, la paix et la guerre, le reste étant réservé aux magistrats compétents[27].

Vient enfin — la dernière dans l’ordre de mérite comme dans l’ordre chronologique — la démocratie où la multitude ne reconnaît plus la souveraineté à la loi, mais se l’adjuge tout entière à elle-même et l’exerce au moyen de décrets[28]. Un pareil régime ne peut exister que dans les grandes villes ; car il fait prédominer une classe qui ne compte pas dans les États agricoles et pastoraux, la classe des travailleurs manuels et des marchands. Cette masse dont l’existence est dégradée, dont les travaux n’ont rien de commun avec la vertu, tourbillonne sans cesse dans les marchés et dans les rues ; elle est toute prête à courir à l’Assemblée, tandis que les paysans dispersés n’éprouvent pas autant le besoin de se réunir[29]. Un monarque à mille têtes qui refuse de s’assujettir à la loi et s’érige en despote, voilà le régime. Cette démocratie est donc bien en son genre ce que la tyrannie est à la royauté. Au lieu de donner la préséance aux meilleurs citoyens, elle les opprime et met en honneur les flatteurs. Une engeance, qui n’apparaît jamais tant que la loi est souveraine, surgit infailliblement là où elle ne l’est plus, à savoir les démagogues. Ils ont deux moyens d’action. D’une part, ils fabriquent les décrets abusifs qui rapportent tout au peuple ; car leur pouvoir ne peut que gagner à étendre la souveraineté populaire dont ils sont les maîtres. De l’autre, ils annihilent les magistrats par les perpétuelles accusations qu’ils leur intentent devant la justice populaire[30]. Le dernier degré de la démocratie est celui où le peuple est consulté directement sur toutes les affaires et où aucun magistrat ne peut prendre de décision sans en référer à l’Assemblée[31].

Quand une démocratie en est à ce point qu’elle régit tout par décret, alors il n’y a plus de politeia, de régime vraiment constitutionnel. Il faut, en effet, pour qu’un pareil régime existe, que la loi ait le pouvoir suprême, qu’elle fixe les décisions d’ordre général et que les magistrats statuent sur les affaires particulières d’après les principes posés par elle. Au fond, l’État où tout se fait à coups de décrets n’est pas vraiment une démocratie[32].

Aux cités qu’il malmène avec tant de rigueur Aristote offre du moins une consolation. Comme la pire constitution est la corruption de la meilleure, la démocratie, dont l’idéal ne vaut pas celui de l’aristocratie ni, à plus forte raison, celui de la royauté, à la bonne place dans l’ordre de dégradation : elle est le plus supportable des régimes corrompus. On peut dire en ce sens qu’elle est le pire des bons gouvernements et le meilleur des mauvais[33].

 

Que nous trouvions des jugements aussi différents sur la démocratie athénienne, il serait d’une grande naïveté d’en être surpris. A une époque où vivaient côte à côte des cités démocratiques et des cités oligarchiques, dans chacune le parti au pouvoir trouvait devant lui une opposition violente qui s’inspirait en tout de principes contraires. Thucydide nous fait connaître l’idéal pour lequel les Athéniens s’engagèrent dans la guerre du Péloponnèse ; le Pseudo-Xénophon nous expose les idées qui hantaient les esprits des hétairies avant de déterminer la révolution des Quatre Cents. Encore sont-ils l’un et l’autre d’un temps où l’individualisme, émancipé par la puissance publique, n’ose rien entreprendre contre elle et où les luttes civiles ont un caractère plus politique encore qu’économique et social. Mais viennent des générations d’Athéniens qui n’entendront plus parler d’oligarchie et pourront pousser le principe démocratique jusqu’à ses conséquences extrêmes, qui seront dominées par des intérêts égoïstes et purement matériels ; un comprend ce qu’ont dû penser alors de la démocratie les philosophes. Retirés de la vie publique, ils n’en discernaient que les vilains côtés, et ils étaient d’autant plus portés à exagérer le mal que la philosophie politique se rattachait par toutes ses traditions aux banquets des hétairies aristocratiques.

La cité telle que la voyaient Platon et Aristote, nous la retrouverons, mais plus loin. C’est vers celle qui fait la juste fierté de Périclès que nous allons d’abord tourner nos regards.

 

 

 



[1] THUCYDIDE, II, 33-41.

[2] HÉRODOTE, III, 80 ; EURIPIDE, Suppl., 406 ss., 429 ss.

[3] EURIPIDE, l. c., 438 ss.

[4] HÉRODOTE, III, 81.

[5] EURIPIDE, l. c., 412 ss.

[6] THUCYDIDE, VI, 89, 6.

[7] Ps. XÉNOPHON, République des Athéniens, I, 5.

[8] Ibid., 6-8.

[9] Ibid., III, 7, 12.

[10] XÉNOPHON, Mém., III, 7, 5-6.

[11] Id., ibid., I, 2, 9.

[12] PLATON, Criton, p. 52 e-53 e.

[13] Id., Phèdre, p. 269 e-270 a.

[14] Id., Apologie, p. 35 a-b.

[15] Id., ibid., p. 32 b-c.

[16] XÉNOPHON, l. c.

[17] PLATON, l. c., p. 31 e-32 a.

[18] Id., Rép., VIII, p. 557, 560 s. ; cf. p. 563 d.

[19] Id., ibid., VI, p. 493 a ; Lois, III, p. 701 b.

[20] Voir XXVI, p. 221 ss. ; VII, t. I, p, 440-442.

[21] ARISTOTE, Politique, VI (IV), 2, 1.

[22] Id., ibid., 3, 6-8.

[23] Id., ibid., 3, 9-15 ; 4, 1.

[24] Id., ibid., 4, 2 ; 5,  3 ; VII (VI), 2, 1-2.

[25] Id., ibid., VI (IV), 11, 1-3.

[26] Id., ibid., 9, 3 ; 5, 4 ; VII (VI), 2, 3-4.

[27] Id., ibid., VI (IV), 11, 3-4.

[28] Id., ibid., 4, 3-4 ; 5, 3-4.

[29] Id., ibid., VII (VI), 2, 7.

[30] Id., ibid., VI (IV), 4, 3-6 ; 5, 4-5.

[31] Id., ibid., 11, 5.

[32] Id., ibid., 4, 7.

[33] Id., ibid., 2, 2-3.