LA CITÉ GRECQUE

PREMIÈRE PARTIE. — LA CITÉ ARISTOCRATIQUE.

CHAPITRE III. — LES INSTITUTIONS OLIGARCHIQUES.

 

 

L’oligarchie a les mêmes organes que la démocratie. A considérer les choses d’une façon superficielle, il n’y a de différence entre les deux régimes que pour le nombre de ceux qui en ont les bénéfices. Dans l’un et dans l’autre, les citoyens de plein droit peuvent assister à l’Assemblée, siéger au Conseil, être choisis comme magistrats. Mais, dès qu’on y regarde d’en peu près, on voit que la question du nombre est ici de telle importance, qu’elle donne à des institutions d’apparence identique un caractère au fond tout différent.

I. — L’ASSEMBLÉE ET LE CONSEIL.

En principe, la souveraineté appartient à l’ensemble des citoyens actifs. lis l’exercent à l’Assemblée appelée Ecclésia ou Halia. Ils repoussent de leurs réunions tout le reste du dèmos, la foule non qualifiée, le plèthos. Dans les villes thessaliennes, l’agora était appelée place de la Liberté ; mais en quel sens faut-il l’entendre ? Les magistrats devaient veiller à maintenir la place publique pure de toutes marchandises ; elle était interdite à l’artisan, au paysan et à tout individu de cette espèce[1].

Dans les oligarchies où les riches sont relativement nombreux, la logique même du régime veut que les moins riches abandonnent la direction des affaires aux plus riches, c’est-à-dire au Conseil, ou à une Assemblée réduite, ou aux magistrats. Il y avait plusieurs moyens d’obtenir ce résultat. Tantôt on ne laisse discuter à l’Assemblée que les propositions préparées en haut lieu, ce qui est une façon de lui donner voix délibérative, tout en lui retirant la faculté de porter atteinte à la constitution ; tantôt on lui concède le droit de sanctionner, mais non pas d’infirmer les projets arrêtés en dehors d’elle ; tantôt même on ne lui octroie que voix consultative, en abandonnait la décision aux magistrats[2]. Dans les villes de Crète, les citoyens des hétairies peuvent bien venir à l’agora au nombre de plusieurs milliers ; ils n’ont qu’à ratifier pour la forme, à mains levées ou au scrutin secret, les propositions que leur apportent le Conseil et les cosmes[3] ; quant au reste, ils sont les témoins instrumentaires et muets de certains actes officiels, tels que l’adoption ou la réception clos ambassadeurs étrangers[4].

On trouvait bien plus commode de ne pas convoquer tous les citoyens à la fois. Dans tes cités béotiennes du Ve siècle, le peuple censitaire était divisé en quatre sections dont chacune à tour de rôle faisait fonction de Conseil et introduisait les projets devant l’assemblée plénière polir la décision suprême qui ne pouvait faire de doute[5]. De cette façon, sur les 3.000 citoyens de Thèbes, nombre approximatif, il n’y en avait que 750 environ qui prissent à la fois une part effective aux affaires. Ce système fut imité par les doctrinaires athéniens qui forgèrent la constitution des Cinq Mille. Les Cinq Mille devaient également être répartis en quatre sections : dans chaque section, les hommes âgés de plus de trente ans formaient un Conseil, et chacun de ces Conseils devait siéger à son tour pendant un an. Le Conseil en exercice à ait donc composé d’environ 800 à 900 membres. Dans les circonstances graves, le Conseil pouvait être doublé : chaque conseiller devait, en ce cas, se choisir un adjoint parmi les citoyens répondant aux mêmes conditions d’âge. Les séances devaient avoir lieu, en temps normal, tous les cinq jours. Le bureau était constitué par cinq proèdres tirés au sort, et chaque jour un d’entre eux était désigné par le sort comme président ou épistate. Tout conseiller qui n’était pas présent à l’ouverture de la séance devait payer une drachme d’amende, à moins d’avoir obtenu un congé régulier[6]. Cette organisation resta lettre morte, tant que les meneurs de l’oligarchie extrême, les Quatre Cents, disposèrent de pouvoirs révolutionnaires : ils s’étaient fait autoriser à convoquer les Cinq Mille quand ils le jugeraient à propos ; ils ne le firent pas une fois[7]. Mais elle exista réellement pendant les quelques mois où le régime de Théraménes retarda le rétablissement de la démocratie : un acte officiel nous fait connaître une commission de proèdres avec son président[8].

Au lieu de découper ainsi l’Assemblée en plusieurs tronçons, l’oligarchie préférait quelquefois interposer entre elle et le Conseil une Assemblée réduite et plus sûre. C’est ce qu’elle fit à Sparte[9]. En principe, tous les Spartiates âgés de trente ans, inscrits dans les tribus et les ôbai, formés par l’éducation publique et admis aux repas communs, avaient le droit de siéger à l’Apella. Ils étaient neuf mille à l’origine, nous dit-on. Ils se réunissaient dans une plaine située sur les bords de l’Eurotas, entre le pont Babyca et le Knakion, et délibéraient en plein air, les rois et les gérontes sur des sièges spéciaux, les autres entassés sur des bancs ou assis par terre. Il y avait une assemblée ordinaire au moins une fais par mais ; au moment de la pleine lune ; mais les assemblées extraordinaires étaient fréquentes. Jusqu’au milieu du VIIIe siècle, l’Apella exerça des pouvoirs étendus. Elle avait le droit d’amendement, mais sans le droit d’initiative, déclarait la guerre, surveillait les opérations, concluait les traités d’alliance et de paix, nommait les gérontes et les magistrats, réglait les questions de succession au trône. Elle votait par acclamation, et, en cas de doute, par discession. L’Apella avait donc alors la souveraineté et la force.

Mais le nombre des Égaux ou Homoioi diminua rapidement. L’obligation de posséder un lot de terre civique et de pourvoir aux frais des repas communs précipitait beaucoup d’entre eux dans la classe des Inférieurs ou Hrypomeiones. En même temps, la richesse croissante d’un petit nombre élevait au-dessus vies Égaux une aristocratie dirigeante (les καλοί κάγαθοί). Cette haute noblesse met la royauté en tutelle et réduit l’Assemblée à l’impuissance. Dès lors, l’Apella se réunit dans un édifice couvert, qui suffit bien à contenir la poignée des citoyens présents. Elle continue d’élire les magistrats, mais d’après un système enfantin qui annule son droit dans la pratique : Comme corps délibératif, elle n’est plus consultée que pour la forme ; on lui demande son avis, sans être astreint à s’y conformer. Si le peuple rend un vote de travers, dit la loi, les gérontes et les rois s’en écarteront. Avant d’entrer en campagne ou de jurer un traité, les chefs de la cité tiennent à connaître l’opinion de la majorité ; ils n’en font pas moins ce qu’ils veulent. Quand ils ont pris une décision en matière de politique intérieure, ils l’annoncent comme un ordre donné à ceux qui doivent obéir.

Cependant les vingt-huit gérontes et les cinq éphores ne sont pas toute la noblesse. Dans les circonstances graves, ils s’adjoignent en comité secret les principaux magistrats et les personnages les plus riches ou les plus considérés. C’est ce Conseil plus large que la Gérousia, cette Assemblée plus étroite que l’Apella, qu’on appelle la petite Assemblée (μικρά έκκλησία). Il n’en est question qu’une fois dans l’histoire telle que nous l’ont racontée les anciens. Mais on sait que l’oligarchie de Sparte s’entourait de mystère[10], et une institution dont pour un peu nous ne soupçonnerions même pas l’existence peut être regardée comme une des maîtresses pièces du gouvernement spartiate.

C’est une petite Assemblée à la manière spartiate, une Assemblée triée sur le volet, qu’il convient sans doute de voir dans un corps spécial qu’on trouve mentionné assez souvent, l’Esclétos ou la Synclètos. L’institution fonctionnait sous un de ces noms : à Rhégion et à Acragas, à côté de l’Halia et de la Bola[11] ; à Crotone, à côté de l’Ecclésia et de la Gérousia[12]. Il y avait même des cités où l’on en était arrivé à rie plus convoquer du tout l’Assemblée, pour s’en tenir à la Synclètos[13].

Dans les oligarchies où les citoyens étaient en petit nombre, l’Assemblée pouvait plus facilement conserver la réalité de ses droits. Les Aille de Colophon étaient tous très riches tous venaient à l’agora, ne fût-ce que pour y étaler leur luxe. Les Mille d’Opunte votaient des lois en assemblée plénière. Les Mille de Crotone étaient consultés sur la question de paix ou de guerre, aussi bien que la Synclètos. A Massalia, les six cents timouques à vie réunis en Synédrion formaient la base solide d’une pyramide à degrés. D’ailleurs, dans ces oligarchies réduites, il est bien difficile de distinguer l’Assemblée du Conseil. A Massalia, par exemple, le Synédrion peut aussi bien passer pour une Assemblée générale que pour une Boulé, et les Quinze pour une Boulé que pour un comité exécutif. On nous dit qu’à Épidaure les Cent Quatre-Vingts choisissaient parmi eux des bouleutes appelés artynoi ; mais le nom de ces ordonnateurs certifie qu’ils ne devaient pas différer grandement des artynai qui formaient dans la cité voisine d’Argos un collège de hauts magistrats, nettement distinct de La Boulé[14] : la seule différence est que dans la petite ville on n’éprouvait pas le besoin d’extraire de l’Assemblée un Conseil, tandis que dans la grande il y avait certainement déjà au temps de l’oligarchie, comme plus tard sous le régime démocratique, une Bola et une Haliaia[15].

De tout ce qu’on peut savoir sur l’Assemblée dans les cités oligarchiques se dégage cette conclusion ; le principe oligarchique, par cela même qu’en refusant tous droits aux pauvres il amenait les plus riches à s’élever au-dessus des moins riches, avait pour conséquence ordinaire de concentrer la puissance politique dans le Conseil.

 

Là où le Conseil avait un caractère dynastique, il portait communément le nom de Gérousia, et il le méritait ; car non seulement on n’y entrait qu’à un âge avancé, mais on y gardait sa place à titre viager. A Sparte, où l’on ne pouvait faire partie de l’Apella qu’à trente ans, on ne pouvait être élu gérante qu’une fois dégagé de toute obligation militaire, à soixante ans, et on le restait jusqu’à la fin de ses jours. Malgré cet âge avancé, les élections étaient rares ; car la Gérousia spartiate ne comptait que vingt-huit membres outre les deux rois, ou, si l’on veut, trente membres dont deux héréditaires. Plutarque parle de ces élections sur un ton lyrique. C’était bien, dit-il, le combat le plus glorieux qu’il y eût parmi les hommes, et le plus digne de susciter la lutte. Il s’agissait de choisir parmi les bons et les sages le plus sage et le meilleur ; le prix de la victoire était un prix de vertu décerné à vie, avec une autorité quasi souveraine dans l’État[16]. Mais la réalité n’est pas aussi belle. C’est dans le cercle le plus étroit des privilégiés qu’étaient pris les candidats, ainsi que les arbitres chargés de déclarer lequel avait soulevé les acclamations les plus nourries[17] : on imagine à quelles collusions prêtait une élection de ce genre. Les résultats du système sont indiqués par Aristote, qui n’est pas suspect de sévérité pour une institution aristocratique.

Composée d’hommes mûrs et dont l’éducation semble assurer la vertu, on croirait volontiers que la Gérousia offre toute garantie à la cité. Cependant one souveraineté viagère pour les décisions importantes est une institution bien contestable ; car l’intelligence, comme le corps, a sa vieillesse, et l’éducation reçue par les gérontes n’est pas telle que le législateur lui-même ne se suit pas défié de leur vertu. On a vu des hommes investis de cette magistrature être accessibles à la corruption et sacrifier à la faveur l’intérêt public. Aussi eût-il mieux valu ne pas les rendre irresponsables[18].

En Élide, les quatre-vingt-dix gérontes, représentants des trois tribus, n’étaient pas recrutés de la même manière que les vingt-huit de Sparte ; il ne pouvait pas y avoir pour eux de limite d’âge inférieure, puisqu’ils représentaient chacun son génos et que le fils succédait au père[19] ; mais, comme ils restaient en charge jusqu’à leur mort, c’étaient également des vieillards dans l’ensemble. On voit par lit quelle devait être la composition du Conseil dams d’autres villes où il porte le même nom de Gérousia, par exemple à Éphèse et à Crotone[20].

Mais le Conseil n’avait même pas besoin d’une qualification spéciale pour avoir le caractère oligarchique : il pouvait être appelé Boulé, comme dans le régime démocratique, et se composer de membres nommés à vie. En ce cas, la Boulé oligarchique comprenait généralement les hauts magistrats sortis de charge. Dans la vieille Athènes, elle était formée des anciens archontes. Ce Conseil aristocratique ne sera jamais supprimé par la démocratie, il ne cessera pas de siéger sur la colline de l’Aréopage pour juger les affaires de meurtre ; mais, avala d’être réduit à cette attribution par la Boulé proprement dite, il joignait à la juridiction suprême un pouvoir absolu en toutes matières concernant l’observation des lois, le maintien de l’ordre, la responsabilité des magistrats et les relations avec l’étranger. C’est probablement un corps analogue qu’il faut reconnaître, à Chios, dans la Boulé qu’une révolution doubla, vers 600, d’une Boulé populaire. En Crète, pas de doute ; dans chaque ville, les cosmes entraient à la Boulé après leur année de charge jusqu’à la fi n de leurs jours, et à ces bouleutes Aristote n’hésite pas à donner le nom de gérontes[21]. A Cnide, la Boulé ne se recrutait pas de la même façon qu’en Crète et à Athènes, puisqu’elle comprenait un nombre rixe de membres ; Frais ces membres, les soixante amnèmones, siégeaient également à titre viager et réglaient toutes les affaires importantes sous la présidence de l’aphester[22].

Certaines oligarchies trouvaient qu’une Baur trop nombreuse était un danger ; elles remplaçaient le grand Conseil par un Conseil étroit, une commission de probouloi. Aristote voit dans ces commissaires préparateurs une institution essentiellement contraire au principe démocratique. Il est de toute nécessité, dit-il, qu’il existe un corps chargé de préparer les délibérations du peuple, afin d’épargner son temps. Mais, si les membres en sont peu nombreux, il y a oligarchie. Or, les probouloi sont en petit nombre, donc de caractère oligarchique. Partout où les deux pouvoirs coexistent, celui des probouloi l’emporte sur celui des bouleutes ; car le bouleute est de principe démocratique, et le proboulos de principe oligarchique[23].

Cette opinion d’Aristote se fonde sur maints exemples. Le gouvernement de marchands qui s’établit à Corinthe après la chute des Cypsélides s’appuyait sur une Gérousia de quatre-vingts membres, recrutés dans les huit tribus. Chaque tribu nommait neuf conseillers ordinaires et un proboulos. L’octade des probouloi formait un Conseil supérieur, qui soumettait les affaires toutes préparées à la Gérousia[24]. Cette institution fut transmise par Corinthe à l’une au moins de ses colonies : à Corcyre, les probouloi agissaient de concert avec la commission exécutive de la Boulé, les prodikoi, et leur président, le prostatas, présidait l’Assemblée du peuple[25].

On s’explique fart bien que, dans d’autres cités, le nom de probouloi ait pu tantôt s’attacher aux conseillers ou à une partie d’entre eux, tantôt, et bien plus sauvent, désigner un collège de hauts magistrats dirigeant du dehors les travaux du Conseil. A Delphes, les trente bouleutes étaient répartis en deux sections semestrielles, et les premiers de chaque section étaient nommés avec l’archonte dans les actes officiels[26] : il n’est pas étonnant que ces bouleutes aient été appelés probouloi sur le tard[27]. Mais ailleurs, à Histiaia[28], les probouloi sont chargés du, pouvoir exécutif. A Érétrie, ils apparaissent vraiment comme les chefs de l’État. Ils ont la garde du sceau et des archives, reçoivent les serments des citoyens, font proclamer les récompenses publiques, dirigent les finances et la politique étrangère. En même temps, ils sont les présidents de la Boulé : à ce titre, ils rédigent les textes mis en délibération ; les autres fonctionnaires ne peuvent proposer de décrets que par leur intermédiaire[29]. En un mot, comme le dit une inscription, leur charge est celle de présidents (άρχή τών προκαθηένων)[30]. Lorsqu’en 411, après le désastre de Sicile, le parti oligarchique d’Athènes releva la tête, il commença par copier cette institution ; il dépouilla la Boulê de ses pouvoirs, pour confia à une commission de dix probouloi le soin de parer au danger public par des mesures extraordinaires ; puis il adjoignit vingt nouveaux commissaires aux dix premiers et les chargea de proposer tous décrets qu’ils jugeraient utiles au salut de l’État et de rédiger une nouvelle constitution[31].

II. — LES MAGISTRATS.

Pour comprendre la situation des magistrats dans la cité oligarchique, il faut faire un retour sur le passé, tel qu’on l’aperçoit dans l’épopée. Il fut un temps où le roi exerçait son autorité par l’intermédiaire de ceux qui l’assistaient en son Conseil, des gérantes ou des boulèphoroi. Quand il cessa d’être le maître, le pouvoir exécutif resta tout naturellement entre les mains de ceux qui continuaient de composer la Gérousia au la Boulê. Le Conseil devint la magistrature suprême, l’άρχή par excellence. Il le resta toujours. Ce fait initial apparaît même dans les cités où l’oligarchie était depuis longtemps remplacée par la démocratie, à tel point qu’Aristote, dans sa description de la constitution athénienne, groupe toutes les autres magistratures autour de la Boulé, la première de toutes. Mais il est plus manifeste encore dans le régime oligarchique, qui se rattache plus directement par ses origines aux institutions homériques. Les rapports étroits et permanents des magistratures avec le Conseil expliquent bien des anomalies apparentes.

On vient de voir que, selon les cités, les probouloi font figure de commissaires préparant le travail de la Boulé ou préposés à toute l’administration. La division du travail politique reste tout aussi indécise en ce qui concerne les artynoi ou artynai d’Épidaure et d’Argos. Plusieurs institutions sont, à cet égard, particulièrement intéressantes : à savoir celles des démiurges, des timouques, des aisymnètes et des prytanes.

Le nom même des démiurges atteste leur haute antiquité. Ils datent d’une époque où l’organisation de la cité commençait à se dégager du régime familial ; car ils sont, comme les artisans, ceux qui travaillent pour le public. Aussi la démiurgie est-elle une des institutions les plus obscures, les plus imprécises qu’on trouve en Grèce. Elle a pourtant été très répandue, surtout dans le Péloponnèse (Arcadie, Élide, Achaïe, Argolide) et dans les établissements d’outre-mer fondés par les Doriens et par les Achéens (Amorgos, Astypalaia, Nisyros, Cnide, Chersonèsos dans le Pont-Euxin, Pétilia dans la Grande Grèce). Il y a bien quelques cités où elle se présente assez nettement comme un Conseil très ancien, par exemple en Élide[32], et sous cette forme elle fonctionne parfois à côté d’une Boulé plus récente, par exemple à Argos[33]. Dans d’autres cités, elle s’est franchement trains Formée en une magistrature suprême, qui a presque toujours le privilège de l’éponymat[34]. Mais, le plus souvent, il est impossible de distinguer ses attributions, et il semble bien que ce ne soit pas seulement faute d’une documentation suffisante, qu’il y ait réellement 1à une chose vague, hybride, peu évoluée.

Les timouques n’ont existé que dans les villes d’Ionie et dans leurs colonies. Leur nom semble indiquer qu’ils sont les magistrats suprêmes[35]. Ils ont dû l’être en effet, à une époque reculée. A partir du Ve siècle, ils ont à côté d’eux d’autres magistrats ; mais ils gardent toujours des attributions religieuses, et comme ils ont la haute main sur le prytanée, ils sont toujours, comme les prytanes, en relations assidues avec le Conseil. A Téos, ils lancent au nom de la cité les imprécations qui consacrent les lois, président aux cérémonies du culte et, de concert avec les stratèges, proposent des décrets. A Priène, ils proposent des décrets air Conseil et ont pour siège le foyer commun appelé le timouchion. A Naucratis, ils infligent des amendes aux sacrificateurs qui ne font pas leur devoir au prytanée[36].

L’histoire des aisymnètes est bien plus curieuse encore. Leur titre les désigne comme les conservateurs des convenances, des bonnes coutumes. Il nous fait remonter au temps où les Ioniens ne s’étaient pas encore détachés de la Grèce propre et où Patrai en Achaïe prenait pour dieu un Dionysos Aisymnètès[37]. En Asie Mineure, ces chefs du protocole que sont les aisymnètes n’agissent pas comme membres du Conseil. Déjà dans les poèmes homériques, ce sont des personnages de lignée princière choisis pour organiser dans les fêtes les danses et les jeux[38]. On n’est donc pas surpris dé voir à Milet[39] la vieille et noble confrérie des molpoi se donner annuellement un aisymnète qui préside aux cérémonies publiques couronne en tête et qui se désigne ainsi à la cité même comme stéphanèphore éponyme. L’aisymnètat est donc facilement devenu la magistrature suprême dans les villes ioniennes : à Naxos, deux aisymnètes sont éponymes à Téos, un aisymnète unique exerce un droit de juridiction qui va jusqu’à la peine de mort[40]. Le titre fut peut-être emprunté à l’Ionie par l’Éolide ; car Aristote le signalait dans sort ouvrage sur la constitution de Kymê. En tout cas, les Éoliens donnèrent au ternie qui désignait le maître des coutumes un sens plus plein ils rappliquèrent aux personnages munis de pouvoirs extraordinaires à charge de rétablir la paix entre les partis et de promulguer un code de lois. L’aisymnètat devint donc une sorte de dictature à l’intérieur, conférée à temps ou à vie, une tyrannie élective, comme dit Aristote[41]. De là vient que Pittacos, qui eux fut investi à Mitylène, était traité de tyran ou de roi par ses adversaires hantés de souvenirs homériques[42]. Tandis qu’en Asie Mineure le titre d’aisymnète était ainsi porté par des magistrats ordinaires ou extraordinaires, il restait attaché, dans un canton de la Grèce propre, à l’institution de la Boulé. Les Mégariens donnaient le nom d’aisininatas, dans leur dialecte dorien, aux membres de la commission permanente de leur Boulé, et une chapelle placée près de leur Bouleutérion s’appelait l’Aisimnion[43]. Les colonies de Mégare imitèrent la métropole sur ce point. Il y avait des aisymnètes à Sélinonte dès le VIIe siècle[44]. Il y en avait à Salymbria, à Chalcédoine, à Callatis et à Chersonésos[45], et, dans ces villes, ils se donnaient un président qui présidait en même temps la Boulê, comme faisait l’épistate des prytanes à Athènes.

Quant aux prytanes, ce sont eux qui nous montrent le mieux comment les gérontes qui entouraient le roi homérique se sont emparés du pouvoir et comment ils l’ont exercé, soit qu’ils l’aient assumé en corps, soit qu’ils l’aient confié à un seul. Chaque cité avait son prytanée, où l’on offrait des sacrifices solennels sur l’autel commun et où la chair des victimes était partagée entre les hôtes publics. Jadis c’était le palais : le roi y convoquait les rois pour prendre leurs avis et leur faire verser le vite d’honneur. Maintenant les premiers étaient, tous ensemble, y compris le roi, les maîtres de l’édifice sacré qui leur devait son nom. Ils formaient le Conseil. Le plus souvent, le Conseil se divisa en sections qui exerçaient la prytanie à tous de rôle, et il en sera encore ainsi même dans les cités où les institutions oligarchiques seront ruinées par la démocratie. Mais il arriva aussi, et fréquemment, que toute la puissance de l’aristocratie fut concentrée dans les mains d’un seul prytane, qui n’était pas seulement le président du Conseil, mais vraiment le chef de la république, investir du pouvoir exécutif. Le premier de ces cas est ordinaire dans la Grèce propre : les prytanes y forment généralement une commission de la Boulé, même quand cette commission a des attributions spéciales, comme à Delphes, où elle est exclusivement chargée des finances[46]. Le second cas est habituel en Asie Mineure : Aristote mentionne le prytane comme magistrat suprême à Milet ; les inscriptions nous le font connaître comme éponyme à Halicarnasse, à Chios, à Téos, à Gambreion et surtout dans les villes de Lesbos, Mitylène, Méthymna, Érésos et Antissa[47]. Par Corinthe, qui fait exception dans la Grèce propre, l’Occident a connu l’institution du prytane unique ; il a l’éponymat à Corcyre et à Rhégion[48].

Il semble, d’après l’exemple de l’aisymnète et du prytane, qu’à l’origine on n’ait pas eu besoin de magistrats en nombre. L’aristocratie plaçait tout simplement son chef à côté du roi, et le roi, réduit lui-même à l’état de magistrat, voyait. la plus grande partie de sa puissance passer rapidement à son rival. Les Eupatrides d’Athènes donnaient à ce délégué annuel le nom d’archôn (archonte) : en le chargeant de maintenir le vieux droit des génè, on faisait de lui le premier personnage de l’État, celui qui donnait son nom à l’année, celui qui remplaça le roi au prytanée[49]. Chez les Locriens Opuntes, l’archos disposait souverainement de toute l’administration (διοίκησις) et présidait notamment les assises judiciaires[50]. Là où le prytane est unique, c’est lui qui joue ce rôle éminent. A Milet, nous dit Aristote, sa puissance était telle, qu’elle tournait avec la plus grande facilité à la tyrannie[51]. A Corinthe, c’est en se réservant la charge annuelle de prytane et en lui conférant toute la réalité du pouvoir royal que les Bacchiades furent les maîtres absolus pendant quatre-vingt-dix ans[52]. Le nom du magistrat suprême variait, d’ailleurs, à tel point qu’une loi des Éléens, ne pouvant énumérer tous les titres qu’il porte dans les différentes localités du pays, l’appelle d’un terme général et vague celui qui a la fonction la plus haute[53].

A mesure que grandissaient les cités, les progrès de la division du travail politique et administratif tendaient à augmenter le nombre des magistrats. Quoique à un moindre degré que dans les démocraties, cette loi se manifesta pourtant dans les cités oligarchiques. Un exemple suffit. Les Eupatrides de la vieille Athènes installèrent à côté du roi et de l’archonte un polémarque, investi des fonctions militaires, et plus tard six thesmothètes chargés de la justice.

L’organisation de la justice était précisément le besoin le plus impérieux dans les siècles oh la Grèce était soumise au régime oligarchique.

Jadis, les rois entourés de leurs conseillers étaient librement consultés sur les questions litigieuses de par le consentement des parties. Quand cette justice arbitrale se transforma en une juridiction obligatoire, le droit de juges fut tout naturellement partagé entre les magistrats héritiers des rois et le Conseil constitué en corps indépendant. En Béotie, Hésiode et son frère faisaient régler la question d’hérédité qui les divisait par les rois de Thespies[54]. A Athènes, l’archonte-roi, assisté peut-être des rais de tribus, présidait le Conseil qui réglait tous les procès concernant l’ordre public et qui statuait en matière criminelle sur l’Aréopage[55]. A Corinthe, c’était la Gérousia qui s’arrogeait la juridiction pénale et politique[56]. A Sparte, les rois n’avaient plus de compétence qu’en droit religieux, tandis que la Gérousia se réservait les causes de droit criminel et réglait de concert avec les éphores toutes les affaires qui intéressaient de prés ou de loin la sûreté de l’État[57]. A Locres, les procès de droit civil étaient jugés par les archontes ; mais les cas douteux étaient soumis au cosmopolis, et, si l’une des parties n’acceptait pas son arrêt, elle le déférait à l’assemblée plénière des Mille, qui faisait pendre le succombant, particulier ou magistrat[58].

Cependant, dès l’époque homérique, le roi, qui ne pouvait attendre du matin au soir sur l’agora qu’on vint lui demander d’arbitrer des différends, déléguait à cet effet des dicaspoloi[59]. Il y eut ainsi, dans certaines cités, à côté du Conseil ou du magistrat investi de la juridiction suprême, des juges spéciaux pour les procès de moindre importance. Tels sont les dicastai qu’au voit siéger à Gortyne au-dessous des cosmes ils n’ont que lac juridiction de droit commun, et chacun d’eux a une compétence spéciale qu’il exerce avec l’assistance d’un secrétaire-archiviste ou mnèmôn. Les dicastères qui fonctionnaient chez les Locriens Opuntes sous la surveillance de l’archos ne devaient pas être différents. West dans la même catégorie qu’il faut ranger aussi les éphètes institués pax Dracon : ces éphètes, au nombre de cinquante et un, formaient un jury qui remplaçait le Conseil de l’Aréopage dans le jugement de l’homicide non prémédité[60].

 

Mais nous ne pouvons nous attarder à dresser une liste des magistratures. Bornons-nous à indiquer les caractères des plus importantes.

Dans les oligarchies dynastiques, elles étaient héréditaires et viagères ; elles n’entraînaient, par conséquent, aucune responsabilité : grave défaut, que signale la perspicacité d’Aristote[61]. Il en est ainsi, naturellement, dans les États où la puissance souveraine appartenait à une seule famille, comme les principautés de Thessalie, et même dans ceux où elle était partagée entre quelques familles, comme Massalia, Cnide, Istros, Héraclée[62]. Dans les oligarchies plus mitigées, les magistratures étaient annuelles. Encore, en ce cas, le principe de la durée viagère pouvait-il se retrouver dans la formation du Conseil : les archontes d’Athènes et les cosmes de Crête ne rentraient pas dans la vie privée à leur sortie de charge, puisqu’ils formaient à eux seuls la Boulé. Et le caractère oligarchique de ce principe était si apparent, que la démocratie athénienne ne consentit à le laisser subsister à l’Aréopage qu’en le palliant par le tirage au sort[63].

Si le droit électoral était un privilège plus ou moins étendu[64], les conditions d’éligibilité étaient bien plus variables encore. Elles étaient quelquefois déterminées par la naissance et donnaient à des oligarchies modérées par ailleurs un caractère dynastique. En Crète, les citoyens des hétairies, répartis en tribus, devaient choisir les cormes dans certaines familles (έκ τινών γενών) qui formaient l’élite de chaque tribu, le startos[65]. Certaines colonies, comme Thèra et Apollônia, prenaient leurs magistrats exclusivement parmi les descendants des premiers colons[66]. Le plus souvent, c’était le cens qui déterminait l’éligibilité. Pour Platon comme pour Aristote, cette nomination timocratique est un trait distinctif de l’oligarchie[67]. Toutefois Aristote fait une réserve : d’après lui, si les choix portent sur l’universalité des censitaires, l’institution est plutôt aristocratique au sens élevé qu’il donne à ce mot, et elle n’est réellement oligarchique que si elle réduit les choix à un cercle restreint[68]. Il observe même qu’elle a sa raison d’être dans les régimes mitoyens entre l’oligarchie et la démocratie. Lui qui reconnaît quelquefois le régime oligarchique à ce seul signe, le système censitaire[69], il admet pourtant qu’une démocratie peut soumettre l’exercice des fonctions publiques à la condition d’un cens modique[70]. De fait, dans l’histoire d’Athènes, le monopole des hautes magistratures, adjugé aux plus riches par les Eupatrides, a été maintenu avec le régime des classes censitaires par Solon et Clisthènes[71], et c’est pourquoi les nones des deux grands réformateurs, considérés en générai comme les fondateurs de la démocratie, ont pu néanmoins être revendiqués à l’occasion par les partis réactionnaires[72]. Exceptionnellement, les magistrats sont choisis parmi les chefs de l’armée. Chez les Maliens, ils doivent avoir exercé un commandement en temps de campagne[73]. De toutes façons, la nomination des magistrats tend à constituer une oligarchie dans l’oligarchie[74].

Une des règles qu’observe constamment le régime consiste à fixer un minimum d’âge pour l’exercice pies fonctions publiques. — Sans doute les cités démocratiques prennent des précautions de ce genre : la constitution d’Athènes, par exemple, qui permet à tous les citoyens d’entrer à l’Ecclésia dès qu’ils sont majeurs et ont accompli leur service militaire, ne leur ouvre la Boulé et l’Héliée qu’à trente ans et ne les admet à rendre la justice arbitrale comme diaitètes qu’à soixante. Aussi l’oligarchie d’Athènes n’a-t-elle pas été beaucoup plus loin dans cette voie : en 411/0, on ne fit que maintenir la limite de truite ans pour le Conseil[75] ; si certains théoriciens proposèrent de l’appliquer à tous les magistrats[76], cette idée ne prévalut pas, et l’on se contenta d’exiger l’âge de quarante ans des commissaires chargés de rédiger la nouvelle constitution ou de dresser la liste des citoyens[77]. — Mais les cités purement oligarchiques vont plus loin. Elles ne se contentent pas d’installer les membres du Conseil à titre viager. Elles recrutent la Gérousia parmi les vieillards, comme à Sparte, où les conseillers doivent avoir soixante ans révolus, ou bien elles composent la Boulé des magistrats sortis de charge. Elles barrent résolu meut aux jeunes l’accès des magistratures importantes. Dans les gilles de Sicile, les démocrates eux-mêmes reconnaissent qu’il n’y a rien à faire contre les lois qui s’opposent aux ambitions prématurées[78]. A Chalcis, il faut avoir quarante ans pour prétendre à n’importe quelle charge et même à une ambassade[79]. Le gymnasiarque de Coressos ne doit pas avoir moins de trente ans ; les nomographes de Téos et certains commissaires d’Andania[80], pas moins de quarante. Un décret de Corcyre prescrit à la Boulé de choisir le titulaire de telle fonction parmi les plus riches entre trente et soixante-dix ans[81]. En un mot, les oligarchies grecques, même quand elles ne donnent pas aux membres du Conseil le nom de gérontes, ont une inclination naturelle pour la gérontocratie.

Par leur origine et leur organisation, les magistratures indiquent bien la place éminente qu’elles tenaient dans les cités oligarchiques. Ce mélange des pouvoirs qui empêche si souvent rie distinguer la part du Conseil et celle du magistrat suprême tournait d’ordinaire au profit de l’homme, au détriment du corps anonyme. Ceux qui se désignaient par leur nomination comme urge élite dans une élite étaient par l’étendue de leurs attributions les maîtres de la république. Il n’est pas étonnant que les magistrats aient été, en général, plus respectés dans les oligarchies que dans les gouvernements démocratiques. Leur personne et leur honneur étaient fortement protégés par la loi[82]. A Sparte, type idéal de la cité aristocratique, les détenteurs de l’autorité publique obtenaient de tous une obéissance absolue. Tandis que, dans les autres États, les citoyens, surtout les grands, ne voulaient point paraître redouter les magistrats et jugeaient pareille crainte indigne d’un homme libre, les premiers d’entre les Spartiates se faisaient gloire de s’humilier devant quiconque incarnait la loi[83]. Voilà pourquoi les philosophes considéraient l’oligarchie comme un régime tendu, autoritaire, en un mot, despotique, c’est-à-dire comme un régime où le magistrat exerçait un pouvoir analogue à celui du maître sur ses serviteurs[84].

Tel est le régime que connut la Grèce tout entière et qui persista dans les pays restés fidèles à la vie rustique. C’est tout naturellement dans un Hymne à la Terre Mère de tous que se trouve la description idéalisée de la cité aristocratique.

Heureux celui que tu honores, en ton cœur bienveillant ! Il a tout chez lui en abondance. Son champ fertile est chargé de moissons, ses pâturages sont riches en bestiaux ; sa maison est remplie de biens. La cité aux belles femmes a des maîtres qui commandent au nom de justes lois et qu’accompagnent l’opulence et la félicité. Leurs fils se complaisent aux joies de la jeunesse, et les vierges, leurs filles, se livrant à l’allégresse des chœurs fleuris, gambadent sur les tendres fleurs des prés. Voilà quelle est la vie de ceux que tu honores, ô vénérable déesse[85].

Un pareil gouvernement ne peut vivre que par le bon ordre[86]. Le despotisme anarchique ne dure pas. Or, Aristote constate que l’oligarchie est, avec la tyrannie, le moins stable des gouvernements[87]. C’est qu’en effet l’inégalité crée forcément le mécontentement, et un mécontentement durable arrive toujours à supprimer ce qui le cause. L’oligarchie se maintenait facilement là où persistaient les conditions qui l’avaient fait mitre, la richesse constituée uniquement par les biens fonciers et la concentration d’une nombreuse clientèle autour d’un grand propriétaire. Elle cessait généralement : d’avoir sa raison d’être là où le développement d’un régime commercial et monétaire constituait dans le démos une classe puissante de marchands et d’artisans. L’enjeu de la lutte fut souvent la magistrature suprême. Quand l’oligarchie était déterminée à ne rien céder, elle en arrivait à imposer aux membres de la Boulé, par d’atroces serments, l’obligation de haïr le peuple, et elle réservait le pouvoir à ceux qui avaient prouvé la sincérité de leur haine par des actes[88]. D’autres fois, l’oligarchie se sentait forcée de composer avec le démos ; elle se décidait alors à de singuliers compromis. Après la réforme de Solon, les Eupatrides ayant à lutter contre la classe des petits paysans (les géôrgoi) et contre la classe urbaine des gens de métier (les dèmiourgoi), l’archontat fut partagé : il fut stipulé par un accord éphémère que cinq archontes seraient pris parmi les Eupatrides, trois parmi les géôrgoi et deux parmi les dèmiourgoi[89]. A Tarente, l’oligarchie maintint la paix intérieure par le même moyen : elle dédoubla toutes les charges, les confiant chacune à deux titulaires, l’un élu, pour que l’emploi fût bien rempli, l’autre désigné par le sort, pour que le peuple eût sa part[90]. Plus souvent encore, pour maintenir la plèbe dans la soumission, les oligarques lui donnaient, comme un os à ronger, les fonctions subalternes. D’après la constitution forgée en 411 par les Quatre Cents, tous les magistrats de quelque importance devaient être élus par le Conseil parmi ses membres, et les petits fonctionnaires être pris en dehors du Conseil par voie de tirage au sort[91].

Mais c’est la fatalité du régime oligarchique de créer toujours plus d’inégalité, même parmi les privilégiés. Le monopole des magistratures donnait à certaines familles ou à une coterie une puissance telle, que la majorité exclue des fonctions cessait de se résigner dès qu’elle se rendait compte de sa force. Aristote insiste sur ce fait, que maintes fois le régime oligarchique a succombé aux attaques dirigées contre lui, non par la masse du peuple, mais par une faction opposée à une autre[92]. Il nous présente, par exemple, un tableau effrayant de la Crète oligarchique :

Pour remédier aux vices de leur constitution, les Crétois ont imaginé un moyen absurde et d’une violence contraire à tout principe de gouvernement. Les éosines sont souvent déposés par une coalition soit de leurs collègues, soit de simples citoyens ; ils ont, d’ailleurs, la faculté de se démettre en cours d’année... Mais le pire de tout, c’est la suppression totale de la magistrature, quand les familles puissantes s’entendent pour se soustraire à la justice. Il est clair qu’il y a là, non pas un gouvernement, mais une fiction de gouvernement, au plutôt un régime de pure violence. Continuellement les factieux appellent aux armes le peuple et leurs amis, se donnant un chef et se font la guerre les uns aux autres. En quoi un pareil désordre diffère-t-il de l’anéantissement de l’État à brève échéance, de la dissolution du lien politique ?[93]

Et ces conséquences du régime oligarchique étaient assez générales pour qu’Hérodote, essayant de le caractériser, ne parle que de haines, de violences, de désordres et de massacres[94].

 

 

 



[1] ARISTOTE, Politique, IV (VII), 11, 2.

[2] Id., ibid., VI (IV), 11, 9.

[3] Id., ibid., II, 7, 4 ; cf. IJG, t. I, p. 416.

[4] Loi de Gortyne, X, 33-36 ; XI, 10-14 (IJG, t. I, p. 386) ; RIG, n° 53 ss.

[5] P. Oxy., XI, 38 ss. Voir BCH, t. XXXII (1908), p. 271.

[6] ARISTOTE, Const. d’Ath., 30, 3-6 ; THUCYDIDE, VIII, 67, 3.

[7] THUCYDIDE, ibid., 97.

[8] IG, t. II2, n° 12. Cf. AD. WILHELM, l. c., p. 43 ; LVIII, t. II, p. 430 s. ; GLOTZ, REG, t. XXXIV (1921), p. 3.

[9] Voir DA, art. Ekklesia, p. 512-515.

[10] THUCYDIDE, V, 68.

[11] RIG, n° 555, 553.

[12] DIODORE, XII, 9, 4 ; JAMBLIQUE, op. c., 36 ; cf. VAL. MAXIME, VIII, 15, 12 ; DICÉARQUE, fr. 29 (FHG, t. II, p. 241).

[13] ARISTOTE, Pol., III, 1, 7.

[14] PLUTARQUE, Quæst. græc., I, p. 251 e ; THUCYDIDE, V, 47 ; IG, t. IV, n° 554.

[15] HÉRODOTE, VII, 148 s. ; cf. THUCYDIDE, l. c. ; IG, l. c., n° 557 ; BCH, t. XXXIV (1910), p. 331, l. 25.

[16] PLUTARQUE, Lycurgue, 26 ; cf. ARISTOTE, Pol., II, 6, 15 ; 8, 2 ; POLYBE, VI, 45, 5.

[17] PLUTARQUE, l. c. ; ARISTOTE, l. c.

[18] ARISTOTE, l. c., 17-18.

[19] Id., ibid., VIII (V), 5, 8.

[20] RIG, n° 488 ; DICÉARQUE, l. c.

[21] ARISTOTE, Pol., II, 7, 5 ; DIODORE, XVI, 65, 6-7.

[22] PLUTARQUE, Quæst. græc., 4, p. 292 b.

[23] ARISTOTE, Pol., VI (IV), 12, 8 ; cf. II, 9 : VII (VI), 5, 10 et 13.

[24] NIC. DE DAMAS, fr. 60, 9 (FHG, t. III, p. 394) ; Cf. SUIDAS, s. v. πάντα όκτώ ; DIODORE, XVI, 65, 6-8. Voir H. LUTZ, The Corinthian constit. (Cl. R, t. X, 1811, p. 418) ; SZANTO, Gr. Phylen (Sb. WA, t. CXLIV, 1901, p. 16).

[25] IG, t. IX, I, n° 682 ss. ; voir RIG, n° 319 s.

[26] Cf. IV, p. 45 ss.

[27] RIG, n° 263, A, l. 26.

[28] Ibid., n° 402, l. 6, 144, etc. ; IG, t. XII, V, n° 594, l. 19.

[29] Voir HOLLEAUX, REG, t. X (1807), p. 364 ss. ; LXXXI, p. 314, l. 16 ; Έφ., 1911, p. 6, 24.

[30] RIG, n° 845, l. 28 s.

[31] THUCYDIDE, VIII, 1, 3 ; ARISTOTE, Const. d’Ath., 29, 1-2.

[32] RIG, n° 195 (cf. n° 194) ; THUCYDIDE, V, 47, 6.

[33] IG, t. IV, n° 493 (cf. n° 487 s., 560).

[34] Étym. M., s. v. δημιουργός. Exemples : Aigion en Achaïe (RIG, n° 288), Samos (ibid., n° 371), Amorgos (ibid., n° 712), Astypataia (ibid., n° 416), Nisyros (ibid., n° 43, l. 9), Cnide (ibid., n° 1340, l. 57, 86), Ithaque (SIG3, n° 558).

[35] Voir M. CLERC, DA, art. Timouchoi ; Massalia, t. I (1927), p. 430 ss. ; VII, p. 367.

[36] RIG, n° 1313, B, l. 29 ; 498, B, l. 60 ; 499, l. 12 ; IPr., 4, 6, 10-12 ; ATHÉNÉE, IV, 32, p. 149 f ; DITTENBERGER, Or. gr. inscr. sel., n° 120.

[37] PAUSANIAS, VII, 20, 1 ; 21, 6.

[38] Iliade, XXIV, 347 ; Odyssée, VIII, 258 ss.

[39] Sb. BA, 1904, p. 619 ; 1905, p. 543.

[40] IJG, t. I, n° XV A ; RIG, n° 1318, B, l. 4-5, 9.

[41] ARISTOTE ap. Schol. EURIPIDE, Médée, 15 ; Pol., III, 9, 5-6 ; 10, 1 ; VI (IV), 9, 2.

[42] Id., ibid., III, 9, 6 ; STRABON, XIII, 2, 3, p. 617 ; PLUTARQUE, Solon, 14 ; Banquet des sept sages, 14, p. 157 c.

[43] RIG, n° 165 ; PAUSANIAS, I, 43, 3.

[44] IO, n° 22 a, l. 5.

[45] GDI, t. III, n° 3468, l. 4, 10 ; 3052 ss. ; RA, 1925, I, p. 258 ; RIG, n° 338, l. 56.

[46] cf. IV, p. 47 ss.

[47] ARISTOTE, Pol., VIII (V), 4, 3 ; RIG, n° 451, 33, 499, 356, 360, 358.

[48] DIODORE, VII, fr. 9 ; RIG, n° 319, 555.

[49] ARISTOTE, Const. d’Ath., 3, 5. Cf. XXXVI, t. I, p. 397 ss.

[50] ARISTOTE, Pol., III, 11, 1 ; IJG, t. I, n° XI, B, l. 16 s.

[51] ARISTOTE, Pol., VIII (V), 4, 3.

[52] DIODORE, l. c. ; PAUSANIAS, II, 4, 4. Cf. XXXVI, t. I, p. 319.

[53] RIG, n° 195, l. 3.

[54] Travaux et Jours, 38, 263.

[55] IJG, t. II, n° XXI, l. 12 ; cf. p. 13.

[56] DIODORE, XVI, 65, 64.

[57] XXXVI, t. I, p. 363, 364, 366.

[58] POLYBE, XII, 16.

[59] Iliade, I, 258 ; XVI, 886 ss.

[60] IJG, t. I, p. 429-431 ; ibid., n° XI, B, l. 7-8, t. II, n° XXI, 1, 13, 24 s.

[61] ARISTOTE, Pol., II, 7, 6.

[62] Id., ibid., VI (IV), 5, 1 et 8.

[63] Id., ibid., VII (VI), 1, 10.

[64] Id., ibid., VI (IV), 5, 7.

[65] Id., ibid., II, 7, 5 ; cf. IJG, t. I, p. 414.

[66] ARISTOTE, Pol., VI (IV), 3, 8.

[67] PLATON, Rép., VIII, 6, p. 550 c ; 7, p. 553 a ; ARISTOTE, Pol., III, 3, 4 ; VI (IV), 7,3 ; 12, 7 et 10 ; VIII (V), 5, 5 et 11.

[68] ARISTOTE, Pol., VI (IV), 5, 1.

[69] Id., ibid., II, 4, 4 ; VIII (V), 6, 6.

[70] Id., ibid., VI (IV), 4, 3 ; 5, 3.

[71] Id., ibid., II, 9, 2 ; Const. d’Ath., 2, 2 ; 22, 1 ; 28, 2 ; ISOCRATE, Aréop., 16 ; Antid., 232.

[72] ARISTOTE, Const. d’Ath., 29, 3 ; PLUTARQUE, Cimon, 15.

[73] ARISTOTE, Pol., VI (IV), 10, 10.

[74] Id., ibid., VIII (V), 5, 8.

[75] Id., Const. d’Ath., 30, 2 s. ; 31, 1.

[76] Id., ibid., 4, 3.

[77] Id., ibid., 29, 2, 5.

[78] THUCYDIDE, VI, 38, 5.

[79] HÉRACLIDE DE PONT, fr. 31, 2 (FHG, t. II, p. 222).

[80] RIG, n° 402, l. 21 ; 34, l. 44 ss. ; 694, l. 120 ss.

[81] CIG, n° 1845, l. 47.

[82] DÉMOSTHÈNES, C. Androt., 32 ; C. Timocr., 75.

[83] XÉNOPHON, République des Lacédémoniens, 8, 1 ss.

[84] ARISTOTE, Pol., VI (IV), 3, 5 ; PLATON, Rép., V, p. 463 a.

[85] Hymnes homériques, XXX, 7-16.

[86] ARISTOTE, Pol., VII (VI), 4, 3.

[87] Id., ibid., VIII (V), 9, 21.

[88] Id., ibid., 7, 19, VI (IV), 10, 10.

[89] ARISTOTE, Const. d’Ath., 13, 2.

[90] Id., Pol., VII (VI), 4, 5.

[91] Id., Const. d’Ath., 30, 2.

[92] Id., Pol., VIII (V), 2, 6 ; 5, 8.

[93] Id., ibid., II, 7, 6-8.

[94] HÉRODOTE, III, 82.