HISTOIRE DES CLASSES PRIVILÉGIÉES DANS LES TEMPS ANCIENS

 

CHAPITRE I. — Les Hébreux, les Chaldéens et les Assyriens.

 

 

C’est un sentiment commun à tous les âges et à tous les peuples que cette curiosité qui nous pousse, dans l’étude des temps passés, à vouloir remonter jusqu’au berceau même de l’humanité. Bien plus, la science humaine impose à sa noble ambition des efforts chaque jour renouvelés et chaque jour plus heureux pour pénétrer les mystères de l’existence du monde avant l’apparition de l’homme sur la terre. Les secrets qu’elle a demandés d’abord aux instincts ou aux révélations de la religion, elle les demande aujourd’hui aux recherches patientes du travail et aux conquêtes audacieuses de la raison.

Parmi les races humaines, il en est une dont les traditions sont certainement les documents historiques qui nous font approcher le plus de l’origine même de l’humanité, c’est la race sémitique. Et parmi les tribus de cette race, le premier rôle, dans cette conservation des souvenirs les plus reculés et les plus authentiques de l’histoire universelle, appartient aux Hébreux. Nous pouvons en trouver une preuve dans ce fait, que les autres races, après avoir perdu leurs traditions primitives, se sont rattachées instinctivement à celle’ des Sémites ; de sorte que leurs légendes les plus curieuses sur la formation du monde, sur la création de l’homme, sur les premières révolutions de l’univers, n’ont été qu’un écho de la Bible hébraïque.

Pour comprendre cet avantage qu’ont gardé les tribus sémitiques, il suffit de nous rappeler leurs mœurs et la première forme des sociétés qu’elles formèrent. Dans l’enfance des peuples, les esprits, encore ignorants et bornés, ne sauraient comprendre l’idée abstraite de nation et d’état, ni s’élever. à la conception d’une société régulière fondée sur la justice et le patriotisme. Ils suivent les idées plus simples qui naissent de leur situation même. Ce n’est pas une vaine fiction que ce tableau de l’humanité commencant par une famille. La famille est le berceau de la tribu, et la tribu la première forme de la société. Le gouvernement le plus simple et le plus conforme aux lois de la nature dans la famille est le régime patriarcal : le père de famille est prince ; sa femme, par la faiblesse du sexe, ses enfants, par la faiblesse de l’âge, sont soumis à son autorité. Les premiers biens acquis sont sa propriété légitime. L’expérience, la richesse, le respect qu’il inspire font sa supériorité. Tous ces avantages se transmettent comme d’eux-mêmes à son fils aîné, qui devient patriarche à son tour, lorsque le vieillard vénéré de tous a terminé une longue carrière.

Telle est l’image de la vie des premiers hommes dans toutes les légendes. Des familles nouvelles naissent de la première famille, et la tribu commence. Mais ces familles, fidèles aux souvenirs d’une même origine, continuent à entourer d’une vénération particulière les descendants directs de l’aïeul commun. Et à mesure qu’elles se multiplient, une sorte de hiérarchie s’établit entre elles. C’est comme un titre de noblesse de descendre en droite ligne du premier patriarche de la tribu. Aussi les généalogies sont-elles les traditions domestiques les plus respectées et les plus soigneusement conservées. Transmise de bouche en bouche, par la seule mémoire, saris écrits et sans monuments, cette descendance d’aîné en aîné est l’histoire naïve des premières sociétés : l’enfant l’apprend au foyer paternel avec la parole et la pensée.

C’est donc au peuple hébreu, et ensuite aux nations au milieu desquelles il a vécu dès l’origine, que nous emprunterons les premiers éléments de notre étude.

I

Au milieu des premiers peuples de la terre, l’élection d’Abraham et de ses descendants, pour une destinée en dehors des lois ordinaires et pour une mission privilégiée dans les desseins de la Providence, fait de la nation hébraïque comme une aristocratie à part ; c’est le peuplé de Dieu : c’est le peuple conservateur de cette grande idée de l’unité de Dieu, quia été la source la plus féconde de la civilisation et des progrès de, l’humanité.

Un des savants modernes, dont les travaux contribuent à porter une lumière nouvelle dans ces origines obscures, s’exprime ainsi : Il semble que les Sémites aient conservé plus longtemps qu’aucune autre race le sentiment de leur unité. Non seulement les Hébreux connaissaient leur fraternité avec les Edomites, les Moabites, les Ammonites, les Madianites et les autres tribus voisines de la Palestine, mais ils savaient leur communauté d’origine avec les Arabes israélites et les Araméens. Abraham, le Haut-Père, est le lien commun s par lequel ils établissent cette parenté[1]. Après l’émigration conduite par Abraham en Chanaan, la Mésopotamie reste le centre de la race, et c’est là que l’aristocratie, fidèle aux idées sémitiques sur la pureté du sang, envoie, jusqu’à son entrée en Égypte, chercher des femmes pour ses fils.

En arrivant au Sud et à l’Ouest de l’Asie, les Sémites ne paraissent avoir trouvé que des races à demi sauvages qu’ils exterminèrent. De là, vient la grande pureté de leur langue et de leur sang. N’ayant contracté aucune alliance avec les premières couches de population, ils restèrent dans la simplicité primitive, et n’admirent dans leur sein presque aucun élément étranger. Du haut de leur monothéisme ils regardaient en pitié, comme le font encore aujourd’hui les Juifs et les Musulmans, ceux qui n’adoraient pas Dieu d’une manière aussi épurée[2]. Il faut supposer que la contrée où s’établirent les Sémites fut longtemps un foyer d’aristocratie patriarcale et monothéiste, qui resta fidèle aux mœurs de la race. Même en sortant de ce sanctuaire, les tribus émigrantes se regardaient comme liées envers Dieu par une alliance et un pacte spécial. C’est ainsi que nous voyons Abraham, Isaac, Jacob, continuant en Chanaan et en Égypte leur noble vie de pasteurs, riches, fiers, chefs d’une nombreuse domesticité, en possession d’idées religieuses pures et simples, traversant les diverses civilisations sans s’y confondre » et sans en rien accepter[3].

C’est ainsi que nous voyons se perpétuer les mœurs patriarcales chez les descendants d’Abraham. La puissance du père de famille est transmise pieusement, d’aîné en aîné, par une sorte de consécration qu’expriment la bénédiction paternelle et l’obéissance volontaire des frères puînés. La substitution de Jacob à Esaü, la haine et la jalousie inspirées aux frères de Joseph par les songes qui lui promettent une suprématie inattendue sur ses aînés, la hiérarchie même conservée entre les tribus qui naissent des fils de Jacob sont autant de témoignages du respect de cette coutume. Emigrée en Égypte, la famille de Jacob devient un peuple de plus de six cent mille âmes, sans que ses mœurs soient altérées : la terre égyptienne de Gessen a pris au contraire l’aspect d’un campement pastoral des Sémites. Et c’est précisément ce contraste des mœurs des Hébreux avec celles des Egyptiens qui effraie les Pharaons. Les persécutions commencent pour les contraindre à abandonner la vie pastorale et nomade, à cultiver la terre, à bâtir des villes. Alors tout le peuple est saisi d’un désir instinctif de retourner dans la patrie primitive de ses ancêtres : là est à ses yeux la terre promise, la terre qui lui appartient, la terre qu’il a le droit de reprendre par la force : aussi traitera-t-il en usurpateurs les peuples qui l’ont occupée depuis l’émigration de Jacob.

II

Moïse, le libérateur, donne aux lois religieuses des Hébreux une forme plus nette et plus précise en les écrivant. Leur séparation des autres peuples est maintenue et assurée, non seulement par le code religieux, qui garde les croyances antiques de la race et les épure encore, mais aussi par les lois civiles qui sont moralement supérieures à celles des autres sociétés de l’Orient. Au lieu de la distinction des castes, nous y trouvons l’égalité absolue des hommes devant Dieu et devant la loi, au lieu de l’esclavage une servitude temporaire ; l’étranger y est protégé[4], la femme y prend place à côté du chef de la famille et a droit aux mêmes respects.

Le principe de la loi civile sur la famille est l’autorité paternelle, mais restreinte et modérée par l’autorité de Dieu, qui est le premier père de famille du peuple hébreu. Ce n’est point cette puissance illimitée et inflexible du code romain, qui permet au père de vendre son fils trois fois ou de le tuer sans rendre compte. Ici il faut un jugement public ; le père qui touche à la vie de son fils est condamné comme homicide par les juges. Il peut le vendre, mais non au dehors du pays hébreu, et la servitude est limitée à sept années. Le fils reste sous la tutelle de son père jusqu’à l’émancipation, dont l’âge est fixé par la loi ; mais il est maître de ses enfants, qui ne sont point comme à Rome là chose de leur aïeul au même titre que les enfants de l’esclave appartiennent au maître. Cette puissance paternelle, quoique issue de l’autorité patriarcale, est limitée même dans la disposition du patrimoine : le partage entre les fils doit être égal, excepté pour l’aîné ; l’aîné a droit à une double part, et la loi engage son père à ne point le frustrer ; car il doit être à son tour le père de la famille, le patriarche, et à ce titre il devra tenir un rang plus considérable dans la tribu et dans la nation.

La femme est encore frappée d’une certaine réprobation, et elle ne sera relevée complètement que par le christianisme. Fille, elle n’est point comprise dans le partage des biens domestiques ; c’est le mariage qui doit lui donner une famille ; femme ou fille, elle reste sous la tutelle de son père, de son frère ou de son mari. Mais du moins elle a un rang dans la famille ; elle y garde des droits et sa personnalité. Malgré certaines exceptions, le mariage est interdit entre le frère et la sœur, entre l’oncle et la nièce, afin de protéger la famille contre de funestes désordres ; lorsque cette défense est dédaignée, la sanction civile est refusée à l’union illégitime. La veuve a droit d’épouser le frère de ‘son mari ou le plus proche parent, et cette union est ordonnée par la loi pour préserver la famille de l’extinction ; celui qui s’y refuse se déshonore, et la veuve repoussée peut lui cracher au visage. La polygamie est tolérée, mais non autorisée, et la chasteté déjà si chrétienne d’Isaac est offerte en exemple. Partout le législateur relève la sainteté du mariage, et, en tolérant la polygamie, il recommande au père de famille de ne point se laisser entraîner par l’influence d’une femme à déshériter les enfants issus d’une autre union. Partout il protège la femme à la fois contre le divorce et contre l’abandon.

La même influence de l’autorité divine se manifeste dans les lois sur l’esclavage. Le maître qui tue son esclave est puni de mort ; l’esclave est un homme. La brutalité est contenue par l’intérêt : l’esclave blessé par son maître et qui a perdu un œil ou une dent devient libre. L’esclave profite, comme tout cd qui travaille, des jours de repos et des fêtes religieuses[5]. Il a sa part des prémices consommées dans ces fêtes, comme l’étranger, le pauvre et l’orphelin. Enfin les esclaves sont de trois sortes, les esclaves pour dettes, les esclaves vendus par autorité maternelle, les esclaves condamnés par la loi. La durée de leur servitude est de sept années ; après ce délai, la liberté leur est rendue ; si l’un d’eux refuse d’être libre, on le conduit devant le juge, qui le condamne à avoir l’oreille percée ; c’est le signe de la servitude à vie.

La loi de Moïse ne faisait pas seulement de Dieu le maître des personnes, mais aussi le maître des choses. La terre est à moi, dit le Seigneur, et vous n’en êtes que les fermiers. C’est ce principe qui explique les prescriptions de l’année sabbatique et du Jubilé. La loi religieuse ordonnait à l’homme de se reposer le septième jour à l’exemple du Créateur. C’était le sabbat. De même elle interdisait chaque septième année les travaux de l’agriculture, afin de renouveler la fécondité de la terre par une année de repos. La même année les dettes étaient suspendues et peut-être abolies ; du moins le créancier était encouragé à faire remise de ce qui lui était dû. Le Jubilé était la septième des années sabbatiques : toutes les propriétés qui avaient été aliénées retournaient aux anciens maîtres, aux familles qui avaient reçu le lot primitif. Toutes les transactions, toutes les obligations de la propriété étaient réglées d’après ce droit[6]. On pouvait vendre l’usufruit, mais non la possession de la terre. Ainsi les lois agraires, qui n’ont jamais été que des remèdes violents ou dangereux, étaient régularisées par Moïse. Et cette mesure, qui gardait à chaque famille son patrimoine inaliénable, la garantissait à la fois contre les malheurs accidentels et contre la prodigalité et les désordres du père de famille. C’était la perpétuité du droit domestique, rappelant sans cesse que la force des familles fait celle du peuple entier.

III

Les Hébreux s’appellent eux-mêmes-le peuple de Dieu. Ce nom résume leur histoire. Le Seigneur, dit Isaïe, est notre législateur, le Seigneur est notre juge, le Seigneur est notre Roi, et c’est lui qui nous sauvera[7]. Dieu remplit de son nom leur constitution tout entière ; avec Moïse il leur donne des lois, avec David il règne sur eux. C’est une pure théocratie, mais avec des formes admirables. Dieu est le Maître et le Roi. Il a tiré les Hébreux de la captivité d’Égypte : de là son droit sur les personnes. Il leur a donné la terre de Chanaan : de là son droit sur les choses. Mais qu’on le remarque bien, ce gouvernement n’est pas le gouvernement des prêtres, c’est le gouvernement direct de Dieu. Telle est la grande différence qui sépare la théocratie hébraïque des autres théocraties orientales. Les Mages de la Bactriane et de la Médie, les Brahmanes de l’Inde, les prêtres de l’Ethiopie et de l’Égypte s’arrogeaient, au nom de leurs divinités, la part la plus considérable dans le gouvernement politique : ils rendaient la justice, décrétaient la paix ou la guerre, réglaient tout l’ordre de l’État et exerçaient leur autorité sur tous, même sur la personne du Roi. Chez les Hébreux il n’en est point ainsi.

Les Prêtres, ministres du culte, sont les ministres de la royauté divine, mais ne règnent pas eux-mêmes. Ils forment un ordre à part. Au-dessus de la nation, en dehors des tribus, est la dignité unique du Grand-Prêtre ; elle est héréditaire, immobile dans la famille consacrée d’Aaron, frère de Moïse. Le service du culte est confié à la tribu des Lévites : ce sont les aînés d’Israël, voués au service divin en souvenir d’un des grands bienfaits de Dieu. C’est leur mission héréditaire. Ils sont détachés du reste de la nation : au lieu d’une part dans la distribution de la terre promise, ils ont la dîme et les offrandes des sacrifices ; au lieu d’un territoire particulier à la tribu, ils ont pour séjour quarante-huit villes disséminées au milieu de toutes les tribus. Ils sont comme un lien destiné à maintenir l’unité de la race compromise par l’isolement des tribus. Mais leur situation exceptionnelle n’est pas un privilège : ils doivent partager la dîme et les offrandes du Temple avec les pauvres, les orphelins, les étrangers et les voyageurs.

Le Grand-Prêtre a des attributions fort étendues, mais aucune de ces attributions n’empiète sur le pouvoir politique. Certains jugements sont interdits à la décision des juges ordinaires, mais ce sont ceux qui concernent les droits des Lévites et les cérémonies du culte. La désobéissance à ses ordres est punie de mort : c’est que son autorité est celle de Dieu même, et que toute violation de la loi divine devient un sacrilège. Les Prêtres ne sont pas même les dispensateurs de l’autorité politique : le Chef est choisi entre les enfants d’Israël par les anciens des tribus ; cette élection en fait comme le lieutenant de Dieu même pour gouverner l’État ou commander l’armée. Il apparaît comme l’instrument des desseins de Dieu sur son peuple, de même que son peuple sur les autres nations. Et ce n’est pas un instrument aveugle ni fatal ; Dieu le marque du sceau de son alliance ; il lui inspire sa sagesse, il le dirige par une secrète impulsion. Dans cet élu de Dieu l’obéissance n’est pas l’esclavage ; elle est éclairée et libre. Le Chef et le Grand-Prêtre participent également à cette inspiration toujours présente du seul et vrai maître reconnu par le peuple ; et c’est là aux yeux des hommes ce qui fait leur autorité.

Le premier âge de l’histoire hébraïque, dans ses traditions ainsi comprises, reproduit le caractère commun de toutes les sociétés à leur origine. Après la conquête de la Terre promise, les familles retournent d’abord à la vie patriarcale et les tribus à leur isolement. Alors, dit le livre des Juges, personne n’était maître en Israël, et chacun faisait ce qu’il lui plaisait de faire[8]. Après Moïse, qui réunissait encore les deux pouvoirs, Josué n’avait plus été que le chef militaire de la conquête. Moïse, en prévision de la vie nouvelle à laquelle les Hébreux allaient être appelés, avait préparé une organisation toute guerrière pour satisfaire à la fois aux besoins de la guerre et de la paix. Ne pouvant suffire seul à rendre la justice et préoccupé d’autres soins, il choisit les hommes les plus braves et les créa Princes, Chiliarques, Centurions, Dizainiers, pour juger en tout temps, selon la loi[9]. Les Princes étaient peut-être ces Phylarques ou chefs de tribu dont l’autorité était transmise, d’âge en âge, aux aînés de la famille primitive. Cette magistrature se conserve en effet dans chaque tribu. Les commandants de mille, de cent ou de dix hommes avaient sans doute des fonctions plus particulièrement militaires. Le soin de rendre la justice passa en effet presque aussitôt à un conseil de soixante-dix vieillards, formé déjà dans le désert et qu’on retrouve en Terre Sainte[10], mais un peu modifié. Les anciens sont alors une sorte de conseil supérieur de la nation. Et comme la dispersion des tribus ne permettait pas de conserver pour rendre la justice un lieu unique comme pour les sacrifices religieux, des juges et des magistrats permanents sont établis dans chaque tribu. Ces juges devaient siéger aux portes des villes, car les Hébreux habitaient ordinairement dans la campagne, et les villes n’étaient qu’un lieu de refuge ou de réunion temporaire[11].

Ces juges n’avaient point un pouvoir absolu. On pouvait appeler de leurs décisions à l’autorité des Lévites et du Grand-Prêtre. Certains cas étaient réservés à la justice sacerdotale, les causes de meurtre ou de blessures, celles qui touchaient aux intérêts et aux lois du culte, celles qui étaient en dehors des règles ordinaires de la justice humaine[12]. Les sept juges de chaque ville devaient même être assistés de deux Lévites. S’il se présentait quelque difficulté elle devait être portée devant le Grand-Prêtre, le Prophète ou le Conseil des anciens[13].

De graves dangers menacent cependant les Hébreux dans leur nouvelle existence. Les peuples barbares qui les entourent profitent de la dispersion des tribus pour leur imposer tour à tour de cruelles servitudes. Alors apparaissent des chefs qui semblent aussi investis d’un caractère à part et auxquels est donné le nom de Juges. Ce sont les hommes forts et courageux suscités pour la délivrance, et qui, après le combat, gardent une autorité respectée, sont invoqués comme arbitres entre les familles et entre les tribus, et exercent une royauté temporaire, sans avoir le titre de rois, le plus souvent sans aucun titre. Chez tous les peuples ces libérateurs, ces bienfaiteurs sont regardés comme des envoyés divins : ce sont les héros, fils des Dieux. Chez les Hébreux, que la protection divine traite en privilégiés, ce sont à plus forte raison les agents, les élus de Dieu, chargés d’annoncer sa clémence aux fidèles et de confondre ses ennemis. Comme la justice est la plus belle attribution de l’autorité politique, on les appelait Juges ; mais c’était surtout le courage et la victoire qui les consacraient ; à ce signe on les reconnaissait ; Dieu avait armé leur bras d’une force invincible. Jephté même, le chef de brigands, est comme transformé, épuré le jour où ce signe se révèle en lui : L’Esprit-Saint parut sur Jephté[14].

L’autorité de la Judicature était bornée par les pouvoirs du Conseil des anciens. Le Juge rendait la justice au peuple, le conduisait au combat, traitait avec l’ennemi ; mais il ne pouvait établir de nouvelles lois ni rien changer à la constitution de Moïse. Il était plutôt le premier citoyen que le chef de l’État. Un pareil pouvoir ne pouvait être héréditaire. Souvent le Juge lui-même désignait aux tribus l’homme capable de le remplacer.

Deux Grands-prêtres, Héli et Samuel, reçurent par élection le titre de Juge d’Israël. Mais cette exception même prouva combien les deux pouvoirs étaient profondément distincts. Dans l’un et l’autre, pendant leur Judicature, il y. eut en quelque sorte deux hommes qui ne purent pas se confondre, le. Pontife et le Juge. Héli expia cruellement sa faiblesse pour ses fils, dont les excès plongèrent les tribus dans l’anarchie. Samuel ne fut pas plus heureux. Vainement il essaya d’introduire dans la Judicature plus d’ordre et d’uniformité ; il visitait tous les ans les provinces et se rendait une fois par année à Béthel, à Galgala et à Masphat, pour y juger le peuple[15]. Les anciens et les Juges du peuple, selon l’ordre établi par Moïse, venaient le consulter sur les affaires les plus graves et ses décisions avaient force de loi. Mais une grave innovation provoqua les résistances du peuple : Samuel voulut rendre la Judicature héréditaire dans sa famille comme le grand Pontificat. Ses fils, investis par lui de l’autorité souveraine, n’eurent point sa sagesse ; ils mirent la justice à l’encan, et les scandales. de leur conduite soulevèrent les tribus.

Alors les Hébreux voulurent être gouvernés comme les autres nations et demandèrent à Samuel de leur donner un Roi. Ce n’est pas seulement qu’ils fussent jaloux de l’éclat et de la richesse qui entouraient les chefs des peuples voisins, ni qu’ils commençassent à rougir de la vie simple et modeste de leurs pères. C’est plutôt que le gouvernement précaire des Juges ne suffisait pas à contenir l’anarchie. Le Juge ne commandait souvent qu’à une tribu ou à un groupe ; il gardait son autorité jusqu’à sa mort ; il n’avait point de successeur régulier. Ce pouvoir local et viager, par son impuissance et sa courte durée, n’en faisait que mieux sentir aux tribus le besoin de s’unir et de former un seul État. Dans certaines tribus il n’y avait plus ni lois ni justice ; la licence était sans frein. Dans un de ces interrègnes, la tribu de Benjamin, attaquée par les autres tribus, avait failli périr tout entière : il n’en était resté que quatre cents hommes[16]. La création d’un pouvoir commun, permanent, héréditaire, était le plus sûr remède à de pareils désordres. La Judicature avait fait la conquête ; la Royauté pouvait seule la conserver.

Il semble que le législateur divin, Moïse, avait lui-même prévu qu’un jour les Hébreux demanderaient un Roi et réglé à l’avance l’élection et les attributions du nouveau dépositaire de l’autorité divine Un jour Israël tu diras : je veux établir un Roi qui me gouverne comme les autres nations qui sont à l’entour[17]. Samuel n’a plus qu’à suivre l’ordre tracé par le Prophète.

IV

C’est un grave changement dans la constitution hébraïque que l’établissement de la royauté. Au gouvernement direct de Dieu est substitué le gouvernement d’un homme. Samuel, en consultant la volonté de Dieu, entend cette réponse : Ce n’est pas vous, c’est moi qu’ils ont rejeté. Mais cependant la royauté d’Israël garde l’empreinte profonde des idées et des institutions qui l’ont précédée ; elle a des caractères qu’elle ne pouvait avoir ailleurs, et que les monarchies modernes n’ont empruntés qu’à elle. .

Le Roi, pas plus que le Juge, rie doit être créé par le sort. Dieu réserve formellement ses droits dans l’élection. Voici l’ordre donné à Samuel : Tu établiras sur le trône celui que le Seigneur, ton Dieu, choisira parmi tes frères[18]. Le Roi est institué d’en haut ; son autorité émane directement de Dieu, du sein de Jéhovah, source de toute autorité et de toute loi dans Israël. Le signe de la consécration divine, c’est l’huile sainte versée sur son front par le Grand-Prêtre et qui fait de lui l’oint du Seigneur. Aucune puissance humaine ne peut abolir ce signe divin d’élection et de force. Dieu seul peut punir le Roi coupable et retirer le sceptre de sa main ; mais alors même l’onction sacrée reste au Roi dépossédé et rend sa vie inviolable. David épargne Saül parce qu’il est marqué d’un sceau ineffaçable ; et plus tard il punit de mort les meurtriers polir avoir tué le christ du Seigneur[19]. Lorsque Isboseth, fils de Saül, périt dans sa lutte contre David, quoiqu’il ait usurpé et le trône et le sacre, il est vengé comme son père, et David frappe ses meurtriers du supplice des sacrilèges.

Le sacre cependant ne fait pas le Roi, il le désigne aux suffrages du peuple comme l’homme fort et l’élu de Dieu. Saül et David reçoivent d’abord l’onction sainte des mains du Grand-Prêtre et Prophète Samuel, ensuite ils sont reconnus par les suffrages des tribus. Si le Roi ainsi élu restait fidèle à la loi divine, l’hérédité pouvait être assurée à ses fils ; sinon sa race était rejetée.

Le premier devoir prescrit au Roi par Moïse était de copier un exemplaire entier de la loi. La loi en effet devait être la règle suprême de son gouvernement. Les lois, dit le sage Philon, en parlant de cette coutume, doivent servir de sceptre à un bon Roi.

Gardien de la loi, le Roi d’Israël est responsable de la négligence du peuple à s’y conformer. Pour lui il doit toujours tenir et lire le livre sacré, afin d’apprendre à craindre Dieu et à garder ses préceptes[20].

La première attribution du prince était de rendre la justice. Le Roi devenait le premier juge de la nation et l’organe vivant du juge suprême qui est le Seigneur. Il n’y a pas d’appel contre ses décisions, qui sont irrévocables comme l’étaient celles du Grand-Prêtre. Lorsque Absalon, le fils rebelle de David, veut se faire Roi, il se tient tous les matins à la porte du palais, et appelle à lui tous ceux qui venaient au jugement du Roi ; il écoute leurs raisons et les renvoie absous et justifiés, s’écriant devant tout le peuple[21] : Qui donc m’établira juge sur la terre d’Israël, afin que je juge selon la loi ? Salomon, plus célèbre encore par sa justice que par ses richesses et sa prospérité, introduisit des formes nouvelles dans l’administration de la justice. Il appela autour de lui un conseil d’anciens du peuple et de sages, qui l’aidaient dans l’interprétation de la loi, et ainsi il tempérait ce qui pouvait paraître trop absolu dans l’autorité royale[22].

A côté des attributions régulières de la royauté hébraïque ne tardent pas à paraître les abus empruntés au despotisme des monarchies orientales. Samuel les avait prévus et prédits. Lorsque les Hébreux lui demandent un Roi, il leur répond : Voici ce que fera celui qui vous commandera. Il prendra vos fils et les fera courir devant ses chariots ; il les prendra et en fera ses fermiers et ses centurions. Il prendra vos filles et en fera ses servantes. Il prendra vos vignes et vos champs et vos oliviers, et il les donnera à ses serviteurs. Le Roi prendra vos moissons et la dîme de vos vendanges pour les donner à ses eunuques. Il prélèvera une dîme sur vos troupeaux ; et ainsi vous serez ses esclaves, et tout ce que vous avez lui appartiendra[23].

Cette royauté est simple encore et sans appareil dans les premières années du règne de Saül. Sacré, couronné solennellement, Saül retourne auprès de son père et reprend ses occupations pastorales à peine interrompues quelques jours. Un jour, revenant de son champ, il apprend que les tribus de Galaad ont été attaquées par le Roi des Ammonites. Il prend un de ses bœufs, le partage en douze parts et en envoie une à chaque tribu. Chef guerrier de la nation, il la convoque ainsi tout entière à la défense commune. Après la victoire il est sacré une seconde fois, et Samuel rappelle encore aux Hébreux l’obéissance qu’ils doivent à leur nouveau chef et la fidélité que Saül doit lui-même à la loi divine. Lorsque les guerres de Saül et celles de David ont affermi et agrandi la puissance des Hébreux, la royauté grandit aussi. En même temps que les tribus se constituent plus fortement en une seule nation autour du temple, le Roi, qui représente cette unité nouvelle, s’entoure d’un appareil imposant. Le Palais s’élève à côté du Temple, l’un sanctuaire de la royauté humaine, l’autre de la royauté de Dieu. Une garde veille sur la personne du Roi, et le commandement de cette garde est une des premières dignités de l’État. Des secrétaires, des scribes, pris en général parmi les Lévites, des officiers de toutes sortes, remplissent le Palais. Et à la fin de son règne David ordonne le recensement des tribus, sans doute pour contraindre au service militaire tous les hommes en état de porter les armes. La nation, jusqu’alors adonnée à l’agriculture et au soin des troupeaux, sans richesse et sans luxe, devenait conquérante. Mais ce n’était pas sans résistance. Les fils révoltés de David trouvent dans les tribus irritées des complices de leur parricide ; le fidèle Joab lui-même s’indigne du recensement militaire et le veut empêcher.

Avec Salomon cette royauté s’élève à un éclat inouï. Toutes les pompes du faste oriental sont de ployées dans la construction du Temple et du Palais. Mais pour y suffire les impôts sont accrus sans mesure. Non seulement les Phylarques ne sont plus à la cour que les agents dociles du souverain ; mais le royaume est partagé, selon le nombre des tribus, en douze intendances, à la tête desquelles sont douze officiers chargés spécialement de levés les impôts. Ils devaient entretenir la table du Roi et toute sa maison, et chacun d’eux fournissait pendant un mois de l’année tout ce qui était nécessaire. L’armée fut également réorganisée, et la cavalerie seule s’éleva à plus de soixante mille hommes. Aussi le puissant Roi est-il lui-même, avant de mourir, témoin des premières révoltes. Les tribus réunies à Sichem exigent de son fils la diminution des impôts, et, ne pouvant l’obtenir, dix sur douze abandonnent la famille de David.

V

Il restait cependant en Israël une autorité qui pouvait mettre un frein au despotisme royal ; c’était l’autorité religieuse. L’antagonisme était inévitable entre deux pouvoirs dont l’un avait voulu se substituer à l’autre. Samuel et Saül avaient commencé la lutte. Samuel organise les écoles de prophètes chargés d’entretenir, par leurs chants et par leurs écrits, la foi religieuse et le sentiment national. Ce sont ces écoles qui représentent désormais cette autorité divine, qui autrefois gouvernait, seule les Hébreux. Tous les prophètes n’avaient pas le don de l’inspiration comme ceux dont le Seigneur, au moment solennel, faisait ses envoyés et ses révélateurs. Mais tous contribuaient à la défense de la foi. Dieu, dit Bossuet, se communiquait à eux d’une façon particulière et faisait éclater aux yeux du peuple cette merveilleuse communication ; mais jamais elle n’éclatait avec autant de force que durant les temps de désordre où il semblait que l’idolâtrie allait abolir la loi de Dieu. Durant ces temps malheureux, les prophètes faisaient retentir de tous côtés, et de vive voix et par écrit, les menaces de Dieu et le témoignage qu’ils rendaient à la vérité. Les écrits qu’ils faisaient étaient entre les mains de tout le monde et soigneusement conservés en mémoire perpétuelle aux siècles futurs. Ce sont ces prophètes qui aident Samuel à protester contre les empiètements de Saül sur l’autorité sacerdotale, et qui l’entourent lorsque Saül veut porter la main sur lui. Ce sont eux qui annoncent à David ses malheurs et la cruelle expiation de ses fautes. Ce sont eux qui prédisent à Salomon la division de son royaume, et qui légitiment l’usurpation de Jéroboam. Et après le, schisme, leurs traditions deviennent la partie la plus précieuse de l’histoire du peuple de Dieu. Dans les tribus séparées leur enseignement remplace celui des Lévites qui sont demeurés au service du Temple.

VI

Notre tâche n’est pas de’ pénétrer les mystères de ces premières révolutions de l’Orient, qui ont été si fécondes. Nous n’y cherchons que les traits les plus saillants de l’organisation des sociétés primitives. A côté de la théocratie sémitique, et en lutte avec elle, s’élèvent de bonne heure de redoutables empires, où l’homme apparaît en quelque sorte plus livré à lui-même, plus confiant dans sa force. Ce sont les peuples conquérants. La première œuvre qui les signale est une œuvre d’orgueil, une révolte contre Dieu : c’est la fondation de la tour de Babel. Bâtissons-nous, s’écrient-ils, une ville et une tour dont le sommet s’élève jusqu’au ciel pour rendre notre nom célèbre[24]. Leur premier chef Nemrod est la personnification de la violence, de la force conquérante et brutale ; le rude chasseur tourne bientôt contre ses semblables les armes inventées contre les bêtes féroces[25]. Leur société est une redoutable organisation militaire où le chef, le Roi usurpe la place de Dieu : il est le maître souverain des personnes et des choses ; il n’est pas seulement obéi, il est adoré. Les empires de Ninive et de Babylone nous apparaissent comme une vaste féodalité, où la nation conquérante forme une aristocratie conquérante, mangée autour du Roi, et déjà exerçant sa domination avec une science merveilleuse de gouvernement. Ninus, suivant les historiens Grecs, rassemble autour de lui tous les jeunes gens d’élite et les prépare par des exercices multipliés aux fatigues de la guerre. Avec cette armée il soumet toute l’Asie entre la Méditerranée et l’Indus. Les vaincus paient le tribut ; c’est le signe de la dépendance. Ils doivent aussi leur jeunesse pour le, service de l’armée royale ; c’est le moyen le plus star de les désarmer. Sardanapale, le dernier des successeurs de Ninus, a encore sur pied une armée de quatre cent mille hommes, renouvelée tous les ans ; et son empire périt par une trahison du contingent des Bactriens. Les empires qui succèdent au premier royaume de Ninive n’en différent point. Nabuchodonosor, le conquérant de Jérusalem et de Tyr, fait exécuter par des captifs les travaux gigantesques dont les ruines nous étonnent encore.

L’Empire chaldéen de Babylone est le dernier des royaumes assyriens et celui sur lequel nous avons conservé le plus de traditions. Le nom des Pasdino ou Chaldéens remontait à la plus haute antiquité dans les souvenirs de ces peuples matérialistes, constructeurs, auxquels le monde entier doit, avec le système métrique, les plus anciennes connaissances qui tiennent à l’astronomie, aux mathématiques et à l’industrie[26]. Au VIIe siècle ils reparaissent comme fondateurs de l’Empire babylonien. Nabuchodonosor ou Nebuchadnezar, le plus célèbre des princes de cette dynastie, est expressément qualifié de Chaldéen[27]. Hérodote, qui visita Babylone au Ve siècle, nous a laissé des Chaldéens le portrait suivant : Ils portent d’abord une tunique de lin qui leur descend jusqu’aux pieds, et par-dessus une autre tunique de laine ; ils s’enveloppent ensuite d’un petit manteau blanc. Ils laissent croître leurs cheveux, se couvrent la tête d’une mitre, et se frottent tout le corps de parfums. Ils ont chacun un anneau taillé en cachet, et une canne artistement travaillée, au bout de laquelle est une pomme, ou une rose, ou un lys, ou un aigle, ou toute autre figure ; car il ne leur est pas permis de porter de canne ou de bâton sans un ornement caractéristique.

Le despotisme était naturellement le principe du gouvernement des Chaldéens. Le Roi des Rois résidait dans son palais, qui était en même temps une citadelle et qu’on nommait la Porte ; il y était environné d’une cour innombrable où le premier rang était aux eunuques, que leurs fonctions rapprochaient plus intimement de la personne du prince. Le chef des eunuques exerçait une sorte d’inspection et de censure sur la cour tout entière. Il suivait le Roi à la guerre, avec toute la cour, et même les femmes. Après lui et les principaux officiers de la couronne étaient le préfet du palais et le chef des gardes. Ce dernier était chargé des exécutions capitales. Un conseil des ministres dirigeait l’administration de l’État ; il était présidé par le Roi, et après le Roi venaient, à leur rang, les officiers de l’empire, selon la hiérarchie sacrée qui embrassait toute la nation[28].

L’Empire était divisé en provinces ou satrapies. Ces gouvernements étaient répartis entré des officiers, inégaux entre eux par les titres, le rang et les fonctions ; les pouvoirs militaire, civil, judiciaire étaient tantôt réunis entre leurs mains, tantôt séparés. Une des principales attributions des Satrapes était le recouvrement des impôts : ils les percevaient soit en argent, soit en nature, et sur le produit ils gardaient la part nécessaire à l’entretien de leur cour et à la dignité de leur administration. Chaque Satrape était assisté d’un grand juge et d’un, intendant général, puis d’une multitude de juges et d’officiers subalternes, dont les fonctions répondaient aux divisions et subdivisions des provinces. Au dernier degré de cette hiérarchie était une sorte d’administrateur local, qui ne pouvait rien sans le concours d’un conseil qu’il présidait.

Dans cet empire, fondé comme la plupart des sociétés orientales sur le despotisme du prince, les historiens désignent plus particulièrement par le nom de Chaldéens une sorte d’aristocratie sacerdotale, qui y formait une classe à part. Ils les comparent aux Mages de la Perse et aux prêtres de l’Égypte[29]. Le livre de Daniel distingue expressément la langue des Chaldéens de la langue vulgaire de Babylone, et nous présente l’étude de la littérature des Chaldéens comme, un privilège de la classe noble, une sorte d’enseignement réservé, qui se donnait dans une école du palais[30]. Le Roi, dit ce livre, ordonna à son grand Eunuque de lui amener les plus beaux et les plus nobles des enfants d’Israël et ceux qui étaient instruits de toutes sortes de sciences, afin qu’ils habitassent son palais et fussent instruits dans la littérature et la langue des Chaldéens[31]. Sans doute ce sont ces mêmes Chaldéens qu’Ezéchiel nous représente vêtus d’habits magnifiques, montés sur des chevaux superbes, portant de longues tiares pendantes[32].

Diodore de Sicile nous a laissé des détails plus précis sur cette caste de prêtres babyloniens. Ils sont, dit-il, les plus anciens des Babyloniens ; ils forment dans l’État une classe semblable à celle des prêtres en Égypte. Institués pour le service du culte des Dieux, ils passent toute leur vie à méditer les questions philosophiques, et ils se sont acquis une grande réputation dans l’astrologie. Ils se livrent surtout à la science divinatoire et font des prédictions sur l’avenir ; ils essaient de détourner le mal et de procurer le bien, soit par des purifications, soit par des sacrifices, soit par des enchantements. Ils sont versés dans l’art de prédire l’avenir par le vol des oiseaux ; ils expliquent les songes et les prodiges. Expérimentés dans l’inspection des entrailles des victimes, ils passent pour saisir exactement la vérité. Mais toutes ces connaissances ne sont pas enseignées de la même manière que chez les Grecs. La science des Chaldéens est une tradition de famille ; le fils qui en hérite de son père est exempt de toute charge publique. Ayant pour précepteurs leurs parents, ils ont le double avantage d’apprendre toutes ces connaissances sans réserve, et d’ajouter plus de foi aux paroles de leurs maîtres. Habitués au travail dès l’enfance, ils font de grands progrès dans l’étude de l’astrologie, soit à cause de la facilité avec laquelle on apprend à cet âge, soit parce que leur instruction dure plus longtemps[33].

Ainsi, au témoignage de Diodore, la corporation des Chaldéens formait une caste héréditaire, où les connaissances, les droits, le pouvoir se transmettaient comme un patrimoine. L’exemple de Daniel et de ses compagnons donne à penser que les étrangers pouvaient y être initiés à certaines conditions. Joseph obtint, dit-on, la même faveur des prêtres égyptiens. A la tête de cette hiérarchie sacerdotale était un Archimage, qui accompagnait le Roi partout, même à la guerre, et qui exerçait dans les conseils une suprématie limitée seulement par la puissance royale. Après la mort du père de Nabuchodonosor, c’est le chef des Chaldéens qui administre l’État jusqu’à l’arrivée du nouveau prince. D’après le livre de Daniel, les Chaldéens étaient eux-mêmes divisés en un grand nombre de classes. Oui y distinguait les scribes sacrés, interprètes des écritures ; les astrologues ou interprètes des astres, les magiciens, les conjurateurs. Ils prédisaient les accidents de la température, les catastrophes physiques et les grands événements de l’histoire[34]. Babylone n’était pas leur unique séjour ; ils étaient dispersés dans tout l’empire ; ils avaient même des écoles en divers lieux, et Strabon nous apprend que la plus célèbre et la plus florissante était à Borsippa.

Les Empires assyriens nous montrent ainsi le premier exemple de l’organisation des peuples conquérants, et l’Empire chaldéen nous révèle déjà l’in fluente exercée en Asie par les castes sacerdotales. Nous retrouverons ces deux ‘faits à la- fois dans les traditions sûr les Mèdes et les Perses qui, nouveaux conquérants de l’Asie, hériteront de Ninive et de Babylone par le droit de la : victoire. Mais l’Égypte nous réclame d’abord au nom de son antiquité mystérieuse et de ses castes, qui se prétendaient aussi vieilles et aussi durables que le monde.

 

 

 



[1] Renan, Histoire des Langues sémitiques, liv. I, ch. II.

[2] Renan, Histoire des Langues sémitiques, liv. I, ch. II.

[3] Renan, Histoire des Langues sémitiques, liv. I, ch. II.

[4] Sit inter vos quasi indigena..... fuistis enim advenæ in terra Ægypti. — L’Égyptien lui-même n’est pas excepté de cette charité. La circoncision, d’ailleurs, suffisait à faire entrer l’étranger dans la famille hébraïque.

[5] Exode, XX, 10.

[6] Deutéronome. Tempus enim frugum vendet tibi. — Terra sub reddendi conditione vendetur.

[7] Isaïe, III, 22.

[8] Juges, XXI, 24.

[9] Exode, XVIII, 25-26.

[10] Nombres, II, 16.

[11] Deutéronome, XVII, 12.

[12] Deutéronome, XXI, 3. — Ezéchiel, XLIV, 24.

[13] Joseph, Antiq. judaïques, liv. X.

[14] Juges, XI, 1.

[15] Les Rois, VII, 7.

[16] Juges, XXI, 2.

[17] Deutéronome, XVII, 14 -15.

[18] Deutéronome, XVII, 15.

[19] Rois, II, 1. — Quia christus Domini est.

[20] Deutéronome, XVII, 19.

[21] Rois, liv. II, ch. XV, 4.

[22] Rois, liv. III, ch. XII, 6.

[23] Rois, liv. I, c. VIII, 11, 12, 13, 14.

[24] Genèse, XI, 9.

[25] Genèse, X, 8, 10.

[26] Renan, Hist. des Lang. sémit., I, c. II.

[27] Esdras., v. 12.

[28] Cette hiérarchie désignait ainsi les grands personnages de l’État : le second après le Roi, le troisième après le Roi, et ainsi de suite.

[29] Hesych., Daniel, II, 2, 4.

[30] Renan., Id., ibid.

[31] Daniel, I, 4.

[32] Ezéchiel, 23.

[33] Diodore de Sicile, II, 29.

[34] Les astres, dit Diodore, influent beaucoup, suivant les Chaldéens, sur la naissance des hommes, et décident de leur bon ou de leur mauvais destin. Les changements qui surviennent dans l’atmosphère sont autant de signes de bonheur ou de malheur pour les pays et les nations, aussi bien que pour les Rois et les individus. Les astres deviennent ainsi les interprètes des volontés divines, ou pour mieux dire des arrêts du destin.