NAPOLÉON III INTIME

 

1848-1870

XIII. — LES LETTRES, LES SCIENCES ET LES ARTS.

 

 

La Littérature, la Science et l'Art au Sénat. — A qui l'on offrait la croix. — Napoléon III et les écrivains. — Les discours impériaux. — Qui les écrivait ? — Opinion de Mérimée. — Comment fut faite la lettre au Prince Napoléon. — Comment fut fait le message de 1855. — Napoléon III et les savants. — L'âge d'or de l'archéologie. — Une science nouvelle. — Donateur anonyme. — Napoléon III et les artistes. — Pour faire plaisir à J. Favre. — Les invités de l'Empereur. — Napoléon III et Nadaud. — Nisard, Flandrin, Octave Feuillet. — Les innocentes orgies de Compiègne. — Doudan. — Les récréations de Napoléon III. — La Vie de César. — Les étrennes de l'Empereur et de l'Impératrice. — Napoléon III et son fils.

 

L'homme ne vit pas seulement de pain. Pour les masses, il est vrai, le pain est, sinon l'unique affaire, du moins la principale. Mais l'élite a d'autres besoins ; et, sans jamais sacrifier les masses à l'élite, un gouvernement national doit ; faire à celle-ci sa légitime part. Le savant, qui ne demande à la science aucune application pratique et l'étudie pour elle-même, l'artiste, l'écrivain ne sont-ils pas, eux aussi, des agents de progrès et de civilisation ? L'Empereur les considérant, les honorant comme tels, voulut qu'ils fussent représentés dans le premier corps de l'Etat. Les maréchaux et les cardinaux, — ces maréchaux de l'Église, — avaient, de droit, leur place au Sénat : il envoya y siéger auprès d'eux, comme des maréchaux de la science, de la littérature et de l'art : Le verrier, Sainte-Beuve, Dumas, Ingres, Emile Augier, Élie de Beaumont, Claude Bernard, Mérimée, Flourens, S. de Sacy, Nélaton, Nisard, etc.

Napoléon III fonda, de ses deniers, un prix biennal de 20.000 francs pour les lettres. Au lieu de le décerner lui-même, il en laissa le soin à cette Académie Française, où on le traitait si bien ; et l'Académie s'empressa naturellement d'accorder le prix impérial aux plus illustres adversaires de l'Empire. Pour les arts, il fonda, peu après, un prix décennal de 100.000 francs.

Avec cet éclectisme généreux, dont avons déjà cité tant d'exemples, l'Empereur encourageait les écrivains, les artistes ou les savants, sans trop se demander ce qu'ils pensaient ; il considérait moins la couleur de leurs opinions que le mérite de leurs œuvres. Il y a quelques années, on parlait d'élever une statue à Théophile Gautier. M. Emile Bergerat, — il l'a très spirituellement raconté lui-même, — alla trouver le ministre de l'Instruction publique, président du Conseil, pour le prier de s'intéresser à ce projet. Le ministre lui répondit : Théophile Gautier était, sans doute, une de nos plus belles plumes, mais il était bonapartiste ; nous sommes en République, cher monsieur ; nous devons d'abord songer aux nôtres. Napoléon III n'avait pas de telles mesquineries : il songeait à tous ceux qui le méritaient. Nous avons rappelé l'hommage rendu par lui, du haut du trône, à l'historien illustre et national ; nous avons rappelé ses bienfaits pour Lamartine, Leconte de Lisle ou Ponsard. Nous devons rappeler encore qu'au républicain Béranger il faisait faire des obsèques nationales ; qu'au républicain Charles Blanc il faisait donner un beau logement dans le palais de l'Institut. Il voulut décorer des hommes de talent connus pour être ses ennemis déclarés, et qui le prouvèrent, une fois de plus, en déclinant cette faveur ; — comme Courbet, qui la rejeta publiquement ; comme Barbier, l'auteur des Iambes — à qui Auguste Vitu fut chargé de l'offrir —, ou Charles de Mazade — auprès duquel nous eûmes à remplir une mission semblable —, et qui tous deux la refusèrent, avec moins de fracas, mais aussi nettement.

Il y eut certes bien des faits de ce genre que nous n'avons pas connus. Nestor, c'est-à-dire M. Henri Fouquier, nous en apprenait un récemment, qu'il devait tenir de bonne, de très bonne source : L'Empereur, écrivait-il dans le Gil Blas, ne comptait pas seulement sur les baïonnettes de sa garde. L'excuse de son règne et la qualité maîtresse de son esprit furent d'avoir toujours eu une curiosité sympathique envers les lettrés... Partout où le talent se montrait, il allait à lui : je sais un simple journaliste, qui n'est pas grand'chose aujourd'hui, qui n'était alors qu'un débutant, qu'à la suite d'un article républicain il envoya inviter à déjeuner, avec la croix sous sa serviette.

Napoléon III devait avoir en effet pour les hommes de lettres, pour les publicistes surtout, une secrète préférence, étant lui-même de la partie. Nous disions plus haut que, s'il n'avait pas porté la couronne, il aurait eu des titres suffisants, comme inventeur, pour siéger à l'Académie des Sciences : il aurait pu entrer également à l'Académie Française, si celle-ci n'eût tenu compte que du mérite littéraire. Bien que s'étant surtout adonné aux sciences exactes, il avait seulement gardé du langage scientifique la précision, non la sécheresse et maniait la plume mieux que beaucoup d'écrivains professionnels. Les œuvres de plusieurs de nos Immortels, — de ceux qui ont écrit quelque chose, — n'auront sans doute qu'une immortalité bien relative. Certaines œuvres de Napoléon III dureront certes davantage, et le mériteraient, de quelque nom qu'elles fussent signées. Nous voulions reproduire ici quelques fragments de ses discours officiels, de ses messages, — genre de littérature assez fade d'ordinaire : l'embarras du choix nous en a seul empêché. Pour citer tout ce qui nous paraissait digne de l'être, il aurait fallu trop citer. Qu'on fasse comme nous, qu'on veuille bien parcourir ce recueil de harangues politiques, en tâchant d'oublier, pour un moment, qui les avait écrites ; qu'on lise, notamment, la fin du message de 1858, sur l'attentat d'Orsini, — une page de Plutarque, disait le prince Gorstchakoff[1], — ou la lettre adressée, en 1863, aux souverains, pour les engager à former un grand congrès ; — et l'on sera bien obligé de convenir que peu de princes, peu d'hommes d'État surent jamais parler une langue à la fois plus substantielle et plus élevée.

Comme on ne pouvait nier le mérite de ces manifestes impériaux, il ne fallait pas le laisser à l'Empereur, mais l'attribuer à quelque autre : on l'attribua donc à M. Mocquard, et, après la mort de M. Mocquard, à son successeur. Ceux qui le faisaient sincèrement se montraient assez peu perspicaces, et oubliaient bien le classique adage : Le style, c'est l'homme ; dans le langage de Napoléon III, on retrouvait à première vue, en effet, tous les traits distinctifs de sa nature : la simplicité, la crânerie, la mesure, la noblesse et le tact, — rare assemblage de qualités qui constituait l'intéressante originalité de ce caractère. Mérimée, — un connaisseur et point un courtisan, car, attiré seulement à l'Empire par son respectueux attachement pour l'Impératrice, il le jugea toujours en ami fort indépendant, — Mérimée le constatait en disant : Il a un tour à lui pour dire les choses, et, quand il parle, on sent qu'il n'est pas de la même pâte triviale que les autres. Je crois que c'est exactement ce qu'il faut à cette magnanime nation, qui a horreur du commun[2].

Non seulement Napoléon III écrivait lui-même ses discours, mais il les écrivait, parait-il, sans beaucoup d'effort ni d'apprêt. L'amiral Jurien de la Gravière, nous disait un jour : Napoléon III ne parlait ni volontiers ni facilement. Ne pouvant défendre ses idées, comme il l'eût voulu, contre ceux qui savaient manier la parole, comme le général Trochu, il se laissait non seulement éblouir, mais parfois même ébranler par leur faconde. Dans le recueillement du cabinet, au contraire, il trouvait aisément, pour exprimer ses idées, la forme la plus précise et la plus élégante. La mercuriale qu'il adressa d'Alger au prince Napoléon, après le discours d'Ajaccio, était assurément d'une belle venue[3] : nous pouvons affirmer qu'au milieu d'occupations, de préoccupations de toute sorte, il la dicta en moins d'un quart d'heure. De tous ses messages l'un des plus importants, l'un des plus habiles, l'un des plus éloquents, fut celui qui ouvrit, en pleine guerre de Crimée, la session de 1855. Or, en quittant la salle des Etats, il écrivait à l'Impératrice : Je viens de prononcer mon discours d'ouverture, qui a été reçu avec de vives acclamations. Je t'envoie mon brouillon, sur lequel je l'ai lu ; car, suivant mon habitude, il y a une heure à peine que je fat terminé.

Comme les écrivains, les savants reçurent souvent des témoignages de la bienveillance impériale pour leur personne et leurs travaux. Cinq nouvelles Facultés des Sciences furent créées, sous l'Empire, à Lille, à Nancy, à Clermont, à Marseille, à Poitiers ; et 26 laboratoires, pourvus de tout le matériel nécessaire, mis à la disposition du public. Si le Conservatoire des Arts et Métiers, jadis misérablement installé, l'est si magnifiquement aujourd'hui, c'est parce que Napoléon III, en ayant, par ses yeux, constaté l'insuffisance, le fit complètement reconstruire et aménager. Si le Jardin d'Acclimatation figure parmi les principales attractions de Paris, c'est parce que Napoléon III encouragea les promoteurs de cette œuvre si utile, en leur accordant, au milieu du bois de Boulogne, un vaste emplacement. Si la science météorologique a fait, depuis une trentaine d'années, tant de progrès ; si, cherchant à découvrir les lois qui règlent les mouvements de l'atmosphère, elle peut déjà pronostiquer le temps probable, Napoléon III y contribua, pour sa part, en facilitant l'organisation du service météorologique international, en créant l'observatoire du parc de Montsouris, — en même temps qu'il en faisait installer un antre, au palais du Luxembourg, pour l'astronome Coulvier-Gravier. Rappelons encore qu'il avait voulu participer, pour cinquante mille francs, aux frais de l'expédition de Gustave Lambert ; qu'il avait patronné les intéressantes et coûteuses expériences du gyroscope, et qu'après la mort de Léon Foucault, il fit publier ses travaux, achever et compléter ses appareils.

Si toutes les sciences semblaient intéresser Napoléon III, il y en avait une qui le passionnait : l'archéologie. Pour satisfaire cette passion, — pour la satisfaire au profit de tous, — ce n'est pas des centaines de mille francs, mais des millions qu'il puisait dans sa Cassette. Ces millions furent consacrés : à faire des voyages de recherches et d'études en Italie, en Espagne, en Asie-Mineure, etc. ; — à acheter le palais des César, où des fouilles furent constamment faites par les soins du savant Pietro Rosa ; — à faire d'autres fouilles, plus importantes et plus fructueuses, dans la forêt de Compiègne — à Champlieu, au Mont Berni, etc. — sous la surveillance de M. de Roucy ; à Gergovie, à Alise, à Marseille et ailleurs ; — à payer une partie des travaux de Pierrefonds : — à constituer dans ce château réédifié le beau cabinet d'armes, qui est maintenant le plus grand attrait du Musée d'artillerie ; — à faire construire, sur les notes de M. Jal, historiographe de la marine, la grande trirème qui fut lancée en 1861 ; — à installer, à garnir le musée du palais de Compiègne, puis le musée de Saint-Germain ; — à acheter pour celui-ci les intéressantes armures de gladiateurs, venant du cabinet Pourtalès ; — à enrichir également d'autres collections publiques, à donner, par exemple, à la Bibliothèque les médailles de Tarse ; — au Musée de Cluny les 3.500 pièces de plomb historié, rassemblées par M. Arthur Forgeais ; — au palais de Trianon, les objets d'art du XVIIIe siècle et les souvenirs de Marie-Antoinette recueillis par l'Impératrice ; — au Musée d'artillerie ces pièces sil   nombreuses, si variées, — armes romaines ou grecques, armes de l'ère celtique, de l'ère gauloise, etc., — dont le catalogue officiel mentionne honnêtement l'origine : exception qui mérite d'être notée. Dans les autres musées, aux visiteurs arrêtés devant les vitrines meublées par la magnificence impériale, rien n'indique le nom du généreux donateur. Mais on ne peut trop s'en étonner, quand on pense qu'à la maison Eugène-Napoléon, — fondée, comme on sait avec les fonds souscrits par la population parisienne pour offrir un collier à l'Impératrice, le portrait de l'Empereur, le portrait de la fondatrice ont été recouverts d'un voile qui les dissimule à tous les yeux[4].

Si coûteuses qu'elles fussent, ces fantaisies impériales étaient dignes d'un grand souverain. En satisfaisant ses goûts personnels, Napoléon III rendait un sérieux service à l'archéologie ; il étendait son domaine et y ouvrait, réellement, une section nouvelle : celle des antiquités gallo-romaines ; on pourrait dire : deux sections nouvelles ; car en étudiant cette époque on arriva naturellement à étudier l'Age de la pierre. En fondant le musée de Saint-Germain, a dit un érudit, on créait une science[5]. Aux recherches entreprises par les ordres de l'Empereur, a écrit un autre, on sera redevable d'un ensemble de faits et par suite, d'un mouvement d'idées qui transformeront l'étude de nos antiquités nationales[6].

L'exemple donné par Napoléon III avait été contagieux. En France, en Allemagne, en Italie, partout on se mit à chercher des camps de César. Si on ne les trouvait pas, on trouvait souvent autre chose et d'ordinaire on s'empressait de l'écrire aux Tuileries : Ah ! monsieur, nous disait un vieux savant, avec un soupir de regret, ce temps-là ce fut l'âge d'or de l'archéologie ! Si ce beau temps est passé, il en reste cependant quelque chose ; et de l'impulsion donnée par Napoléon III aux travaux des archéologues, comme à ceux des inventeurs, on devait ressentir l'effet longtemps après sa chute.

Si nous ajoutons qu'outre ces encouragements de tonte sorte, Napoléon III servit encore l'érudition en faisant publier les œuvres complètes de Borghesi, il nous sera permis de penser qu'il aurait eu des titres suffisants pour entrer encore à l'Académie des Inscriptions.

Il y a une classe de l'Institut pourtant à laquelle Napoléon III n'aurait pu prétendre, — même comme membre libre et à titre d'amateur, — c'est celle des Beaux-Arts. Il subissait la musique avec une douce résignation ; et quoiqu'il ne dessinât pas mal, il était médiocrement connaisseur en peinture. Mais, voulant faire pour le mieux, même dans ce domaine où il se sentait désorienté, il s'y laissait guider par de plus compétents. Quoi qu'en dise le bonhomme Poirier de la comédie d'Émile Augier, pour encourager les arts, il faut encourager les artistes, c'est-à-dire acheter leurs œuvres. Cent mille francs étaient affectés chaque année par la Liste Civile à cet emploi, outre la somme que l'Empereur et l'Impératrice prélevaient sur la Cassette pour leurs acquisitions personnelles. Le marquis de Chennevières, qui fut directeur des Beaux-Arts depuis 1870, avouant qu'il avait été élevé dans des sentiments hostiles à l'Empire, mais qu'il tient à dire ce qu'il a su, ce qu'il a vu, écrit, à ce sujet, dans ses intéressants Souvenirs[7] : Ces braves gens, l'Impératrice, aussi bien que l'Empereur, ont rempli du meilleur de leur conscience et de leur cœur, leurs devoirs souverains envers cette classe des peintres et des sculpteurs qu'ils sentaient bien être le groupe tenant le plus de place dans lei faveur populaire. Ils ont fait tout le possible pour s'attacher ces esprits fugaces, et non toujours avec bonne chance. A ce certificat de bon vouloir et de consciencieux efforts, M. de Chennevières ajoute quelques détails, qui, malgré leur insignifiance, nous paraissent intéressants parce qu'ils nous montrent Napoléon III tel que nous l'avons vu partout ailleurs : plein de bonté pour les malheureux, de condescendance pour ses adversaires politiques et de gratitude pour quiconque lui a témoigné sympathie ou confiance.

Le jury, certaine année, avait été très rigoureux ; ses victimes trop nombreuses avaient protesté. Napoléon III arrive au Palais de l'Industrie sans y être attendu, demande à voir les tableaux refusés, les regarde tous, en achète plusieurs, et décide qu'une seconde exposition sera ouverte pour les artistes refusés. Un autre jour, vers la fin de son règne, déjà très souffrant, l'Empereur, malgré l'humidité pénétrante et dangereuse qui faisait redouter à tous les galeries basses où l'on tenait les refusés de la sculpture, insista pour y descendre ; il voulait y voir deux figures en bronze, œuvres plus que médiocres d'un sculpteur belge. Il répéta à plusieurs reprises : Je tiens à les voir, Jules Favre me les a recommandées. Chaque année Napoléon III voulait qu'on lui achetât un tableau de certain peintre, dont le talent, d'ailleurs estimable, ne semblait pas justifier cette opiniâtre préférence. On tint à savoir pourquoi l'Empereur goûtait tant ses toiles ; et l'on apprit qu'au début de la présidence les artistes affectaient de bouder Louis-Napoléon ; que seul alors ce peintre avait daigné se recommander à lui : le Prince-Président en avait été touché ; l'Empereur ne devait jamais l'oublier[8].

Aux artistes, aux écrivains, aux savants, Napoléon III et l'Impératrice manifestaient plus directement leur sympathie, en les hébergeant, comme un châtelain ses amis, dans l'une des résidences impériales. La liste de ces invités de Compiègne ou de Fontainebleau n'était vraiment pas trop mal composée. On y voyait, — sauf ceux qui n'auraient pas voulu y figurer, — la plupart des hommes qui avaient illustré leur nom par leur talent.

C'étaient, parmi les savants : MM. Flourens, Chevreul, Faye, Franck, Wurtz, Leverrier, Bertrand, Claude Bernard, Delaunay, Sainte-Claire Derille, Pasteur, Milne-Edwards, Jamin, Egger, A. Maury, L. Renier, J. Oppert, de Longperrier, Ravaisson, Daveluy, de Rougé, Wolowski ; — parmi les écrivains : MM. Mérimée, Alfred de Vigny, J. Sandeau, Émue de Girardin, Octave Feuillet, Sainte-Beuve, Nisard, Émue Augier, Paul de Musset, S. de Sacy, Camille Doucet, Boissier, Ponsard, Flaubert, Alexandre Dumas, Caro, Edmond About, Albéric Second, P. Janet, Nadaud, Paul Féval ; — parmi les artistes : MM. Auber, Horace Vernet, Berlioz, Isabey, Meyerbeer, Couture, Rida, Verdi, Meissonier, Barrye, Hittorf, Viollet-le-Duc, Gounod, Cabanel, Flandrin, Hébert, Gérôme, Félicien David, Bonnassieux, Lefuel, Cornu, Guillaume, Pils, Léon Coignet, Carpeaux, Gudin, Fromentin, Mermet, Gustave Doré, Protais, Gustave Boulanger, Français, Amaury-Duval, Ambroise Thomas, Eugène Lamy, Théodore Rousseau, Paul Dubois, Robert-Fleury, Mercié, Paul Baudry, Garnier, Moreau, Cavaler, Bartholdi.

A ces célébrités bien établies, une pensée charmante avait môle quelques célébrités... de l'avenir : les jeunes gens qui tenaient la tète à l'École polytechnique, à l'École de Saint-Cyr et à l'École normale.

Certains de ces invités, n'ayant jamais approché leurs hôtes et n'étant connus d'eux que par leurs œuvres, se sentaient d'abord un peu dépaysés. Mais le gracieux accueil qui leur était fait les mettait vite à l'aise : Je veux que vous soyez ici comme chez vous disait Napoléon III à Nadaud, qui lui répondait avec sa spirituelle bonhomie : Ma foi ! Sire, j'avouerai à Votre Majesté qu'en venant ici j'espérais me trouver mieux que chez moi ! Les invités de Compiègne ou de Fontainebleau s'y trouvaient mieux que chez eux, car rien n'était négligé pour leur rendre cette villégiature d'une semaine agréable, mais ils ne s'y trouvaient plus bientôt ni intimidés ni contraints. D'une de ces résidences, Mme de Contades écrivait à son père, le maréchal de Castellane : L'Empereur est très gai et si bon, si facile à vivre qu'il ne tiendrait qu'à chacun de nous de se croire chez soi, tout cela sans que jamais personne soit tenté de prendre la moindre familiarité avec lui[9]. Cette impression d'une femme du monde, on la retrouve dans les Souvenirs de Nisard, montrant Napoléon III, si bienveillant comme hôte, si affable comme maître de maison, d'une telle sérénité au milieu des difficultés croissantes de sa tâche, admirant ses qualités de commerce, sa douceur, sa simplicité, sa modestie, s'étonnant qu'on pût aimer un souverain comme un ami. On la retrouve dans la correspondance de Flandrin, écrivant à M. Laurens : Je viens de passer six jours à Compiègne. Me voyez-vous en culotte courte avec le chapeau claque sous le bras ? Ah ! mon pauvre ami, je n'étais pas à mon aise ! Mais leurs Majestés vraiment bienveillantes traitaient leurs invités avec beaucoup de bonté et se préoccupaient de leurs plaisirs[10]. On la retrouve surtout dans les lettres d'Octave Feuillet, écrivant à sa femme : L'Empereur est bon. Il l'est presque trop ; pas pour moi, mais pour les autres ! Pour moi je m'attache vraiment à lui personnellement ; disant un peu plus tard que les souverains semblent s'être donné le mot pour redoubler envers lui de gracieuses attentions ; observant chez la souveraine ce que Mme de Contades avait observé chez le souverain : qu'elle sait se mettre à l'aise, quand elle est en confiance et y mettre les autres, sans jamais oublier ce qu'elle est ni donner la tentation qu'on l'oublie[11].

Comme Mme de Contades enfin, Octave Feuillet notait la gaîté de l'Empereur ; et l'on sent qu'il en éprouvait quelque étonnement. Dans cette nature pleine de contrastes on doit signaler en effet cette particularité nouvelle que Napoléon III était tour à tour, et presque à la fois, mélancolique et rieur. Ceux qui croyaient le connaître pour avoir lu les pages graves et tristes qu'il avait écrites dans l'exil ou la prison, pour l'avoir vu plus tard remplir avec une froide dignité son rôle public de souverain, ne s'imaginaient guère qu'au milieu d'un cercle familier, se considérant comme un maitre de maison qui doit distraire ses hôtes, il pût jamais être tel que le voyait, avec surprise, et le montrait Octave Feuillet : montant sur un fauteuil pour apercevoir les préparatifs mystérieux d'une charade, organisant en personne des jeux innocents, ou enseignant lui-même aux invités le jeu du Roi de Maroc et la danse de la Boulangère, ou les entrainant dans une farandole à travers les salons, ou accueillant quelque amusante saillie de l'un d'eux par un bon rire d'enfant qui lui faisait sauter les épaules... Farandoles, boulangères, charades et jeux innocents : voilà ce que les pamphlétaires du temps — en dépit de tous les témoins de diverses opinions, qui avaient défilé à la résidence impériale — appelaient les orgies de Compiègne.

Sans prononcer ce gros mot, d'autres malveillants trouvaient, eux aussi, dans ces villégiatures impériales une nouvelle occasion de critique et de railleries. Le type accompli de ces dédaigneux était un ancien précepteur de la famille de Broglie, nommé Doudan, dont les lettres, publiées depuis, distillent une essence de fiel si concentrée, qu'elles ne produisent nullement l'effet espéré par le distillateur.

Quand on voit qu'aucun homme, aucun acte du gouvernement impérial ne trouvait grâce auprès de cet écrivain, tandis qu'il éprouvait pour le moindre habitué de l'hôtel de Broglie une pieuse admiration, peu justifiée par leur passage ultérieur aux affaires ; — que, pour lui, M. Troplong était un Merlin de bas étage, M. Haussmann un triste personnage, M. Rouher et ses collègues des gens à peine bons à panser des chevaux ; que, d'après lui, les dignitaires de la cour, faisaient la roue matériellement la roue dans les salons des Tuileries ; — quand on constatait que la haine l'égarait parfois au point de lui faire complètement oublier à qui il s'adressait ; qu'écrivant, par exemple, à un jeune homme qui, malgré ses attaches orléanistes, avait fait brillamment son chemin, sous l'Empire, au ministère des Affaires étrangères, il lui disait que le régime impérial tenait systématiquement à l'écart les hommes ayant échappé à sa corruption, — comment ferait-on le moindre crédit à ses jugements sur les hommes et sur les choses ?

Mais de tous ces jugements suspects, le plus inattendu peut-être est celui qu'à propos des rôles de Compiègne M. Doudan portait sur Napoléon III et sa manière de tuer le temps : Je ne sais pas, écrivait-il, si Bossuet aurait été assez hardi pour dire, dans ses sermons, à l'Empire dans toute sa gloire : Quand les princes négligent de connaître leurs affaires, ne travaillent qu'à la chasse, n'ont gloire que pour le luxe et d'esprit que pour inventer des plaisirs[12]... Napoléon III négligeant ses affaires de souverain, Napoléon III ne travaillant qu'à la chasse, Napoléon III ne songeant qu'à s'entourer de luxe et à inventer de nouveaux plaisirs, — c'était vraiment une heureuse trouvaille ; et rien ne pouvait donner une plus haute idée du génie de l'inventeur.

Sauf Napoléon Ier, — exceptionnel en tout, — vit-on jamais sur le trône de France, un souverain plus laborieux que Napoléon III, recherchant avec plus de suite et d'ardeur tous les moyens d'accroître la grandeur, la prospérité, le bien-être de son pays, y consacrant une plus large part de sa vie ? Si on le connaît, qu'on le nomme l Mais les souverains, comme tout le monde, ont le droit et le besoin de se distraire. Tel occupait ses loisirs à faire des serrures, tel à écrire des vaudevilles ou des récits de voyage humoristiques, à la manière de Chapelle et Bachaumont ; tel autre travaillait assidûment à la chasse, comme Charles X, forçant encore un cerf dans la forêt de Rambouillet, quand la meute révolutionnaire de Paris se préparait à le forcer lui-même. Les loisirs de Napoléon III étaient plus studieusement remplis : l'Empereur ne chassait guère que pour faire chasser les autres ; et s'il inventait des plaisirs pour ses invités, son vrai plaisir à lui c'était de les conduire à son cher château de Pierrefonds, au sacellum ou au cimetière gallo-romain que les fouilles entreprises par ses ordres avaient fait découvrir aux environs de Compiègne ; c'était de lire les rapports que M. Heuzey, M. Perrot ou d'autres savants lui adressaient sur leurs voyages d'explorations archéologiques ; c'était surtout d'utiliser tous ces documents pour asseoir solidement son grand ouvrage sur la Vie de César. C'est donc en travaillant pour son compte qu'il se délassait du travail des affaires publiques.

Durant près de trois années, ayant rempli pondant le jour sa tâche de chef d'État, Napoléon III, chaque soir, à neuf heures précises, reprenait sa tâche d'historien, d'érudit, et à minuit, à une heure du matin — bien qu'il eût l'habitude de se lever tôt —, on ne l'en arrachait pas sans peine. A plusieurs reprises, le premier huissier de son cabinet venait lui rappeler l'heure qu'il semblait oublier : Sire, il est minuit !... Sire, il est minuit et demie !... L'Empereur sait que ses médecins lui défendent de veiller aussi tard. C'est bien, c'est bien, Félix !... je vais me coucher répondait en souriant, mais sans bouger, Napoléon III.

S'il se laissait, à un tel point, absorber par ce travail c'est qu'il y apportait la même conscience qu'à son Histoire de l'Artillerie, pour laquelle nous l'avons vu réunir patiemment de si nombreux matériaux. Il tenait à suivre son héros, jour par jour ; et il y était parvenu, sauf pour une période de deux mois. Où était César et qu'avait-il fait pendant ces deux mois ? Pour le lui apprendre, on dut lire les 42 volumes de la collection des Byzantins, et les Pères de l'Eglise, et les glossaires du Moyen Age, etc. Aussi, est-on obligé de convenir que cet ouvrage a élucidé, définitivement élucidé bien des points d'histoire, jusqu'alors obscurs ; qu'avant lui les guerres des Gaules étaient insuffisamment connues et la campagne de César en Portugal tout à fait ignorée... Est-ce le seul mérite de la Vie de César ? Ne doit-on y voir, — ce serait bien déjà quelque chose, — que l'œuvre estimable d'un amateur studieux et instruit ? Nous croyons que c'était réellement davantage, et que, signée par un historien de profession, elle lui eût fait quelque honneur. Mais ceux qui le disaient tout haut passaient pour de plats courtisans ; d'autres ne pouvaient le dire, même tout bas, sans qu'on les crût influencés par leur sympathie pour l'auteur. Tel était Mérimée, écrivant le 15 mars 1865 : Je lis la Vie de César. Je persiste dans la critique que j'ai faite du plan à l'auteur lui-même. J'aurais voulu qu'il se bornât à des commentaires politiques et militaires et qu'il ne coupât pas l'herbe sous le pied des pauvres érudits. Cela me plaît beaucoup, d'ailleurs. Il y a des recherches profondes et des observations très fines que n'eussent jamais faites les pédants qui ne s'occupent que des mots et ne vont pas au fond des choses. Le sérieux de l'ouvrage aura cet avantage qu'il rendra difficile les critiques de toute la basse littérature de l'Europe[13].

Pour réfuter cette étrange accusation de paresse et de frivolité, formulée par M. Doudan, Mérimée, suspect d'indulgence, ne saurait suffire. Par bonheur un autre critique, absolument à l'abri d'un pareil soupçon, a bien voulu s'en charger : c'est M. Doudan lui-même, s'oubliant, — pour une fois, — jusqu'à laisser échapper sur une chose émanant de l'Empereur, et précisément sur celle-ci, une sorte d'éloge : Je lis la Vie de César ; je n'ai pas éprouvé de tremblement religieux en la lisant ; mais, pour être impartial, il y a un certain mérite dans ce livre. Le chapitre des rois de Rome ne vaut rien. La conquête de l'Italie par les Romains est beaucoup trop longue pour une introduction ; mais tout cela est mené à ses fins avec une certaine vigueur d'indépendance de jugement[14].

Il parait que l'Impératrice avait, elle-même, comme l'Empereur des passe-temps sérieux, et des distractions d'un ordre assez élevé. Ce n'est pas précisément de son entourage que nous le tenons ; — c'est de M. Jules Simon, qui dans une notice, lue, il y a peu de temps, à l'Institut, disait : La fantaisie était venue à l'Impératrice, une noble fantaisie, et bien digne du rang qu'elle occupait, de se faire enseigner l'histoire de France. Elle demanda un maître à M. Duruy, qui lui désigna Fustel de Coulanges... Fustel de Coulanges était indépendant. Cette indépendance absolue et sereine ne l'empêcha pas de réussir. L'Impératrice,et c'est un nouvel hommage à lui rendre,goûta beaucoup les leçons du jeune maître. L'Empereur assista à quelques-unes. Voilà quels nouveaux plaisirs on inventait aux Tuileries, ou à Compiègne, quand on n'y avait pas d'invités à distraire.

Comme son goût pour l'histoire, le souverain, avait fait partager à la souveraine son goût pour les collections intéressantes. A l'occasion de sa fête, à l'occasion du 1er janvier, l'impératrice donnait à l'Empereur ce qui pouvait lui faire le plus de plaisir : de belles armures pour sa galerie de Pierrefonds ; et, aux mêmes occasions, elle recevait de l'Empereur, quelques pièces précieuses pour le Musée Chinois, que les visiteurs de Fontainebleau peuvent encore admirer. L'Impératrice, écrivait au 15 novembre, Octave Feuillet, nous montra le cadeau que l'Empereur lui a fait pour sa fête : deux aiguières et une cuvette chinoise émaillées ; auxquelles le Prince-Baby avait joint, deux grands vases en or également destinés au musée maternel.

Car il était là, mêlé aux invités, le pauvre petit Prince que la plupart n'avaient vu que de loin ; et, comme eux tous, en l'approchant, en lui parlant, Octave Feuillet reconnaissait en lui le charme et la grâce de sa mère, la noble simplicité de son père ; et, comme eux tous encore, il remarquait combien l'Empereur paraissait l'aimer : Il est difficile d'imaginer, écrivait-il, quand on n'en a pas été le témoin de très près, l'extraordinaire expression de tendresse dont l'œil sérieux de l'Empereur s'injecte quand il regarde son fils. Octave Feuillet, selon son habitude, se montrait bon observateur. Peut-être même cette tendresse paternelle était-elle plus vive encore qu'il ne le croyait ; et, puisque l'occasion se présente ici d'en parler, profitons-en.

Napoléon III, — encore un contraste très marqué de cette nature, où décidément tout était contrastes, Napoléon III qui avait joué sa vie, aliéné sa liberté dans les plus hardies aventures, avait cependant le goût, le besoin du home. Il n'était pas, comme il l'avait écrit, de ceux qui vivent très bien avec le cœur vide et l'estomac plein. Les jouissances plus élevées de l'ambition satisfaite ne suffisaient pas elles-mêmes à remplir son cœur : elles n'y tenaient pas, elles n'y ont jamais tenu la première place. Aux heures les plus douloureuses, comme aux plus brillantes de sa vie, il semblait s'oublier lui-même pour penser d'abord à ceux qu'il aimait. De ses cruels revers, nous le verrons plus tard, c'est pour eux qu'il souffrit le plus ; et c'est pour eux surtout qu'il jouissait de ses joies, comme le montre ce mot adressé à l'Impératrice, en août 1863, après un voyage de Paris à Châlons, où il avait été accueilli plus chaleureusement que jamais : Lorsque je vois, en dehors des apprêts officiels, une véritable sympathie, cela me touche profondément ; et alors je pense à toi et je te souhaite près de moi.

Ayant enfin connu ce bonheur de famille qu'en annonçant son mariage à la Chambre, il plaçait au-dessus des calculs de l'ambition, ce bonheur auquel il aspirait depuis si longtemps, dont il était surtout sevré depuis la mort de la reine Hortense, il y attachait un grand prix. Et de même qu'il lui fallait, pour quitter sa, mère plus de courage que pour affronter un danger, de même qu'à peine sorti d'Arenenberg, il avait hâte d'y rentrer, plus tard, obligé de s'éloigner, pour quelques semaines, pour quelques jours des siens, il devait éprouver la même impatience de revenir près d'eux. Le 16 mars 1856, il avait connu la plus grande joie de sa vie[15]. Dès le mois de juillet suivant, il est forcé cependant de quitter le prince impérial et sa mère, à laquelle il écrit : Toi et le petit, vous êtes tout pour moi... Je vois avec bonheur approcher le moment où je vais te revoir, ainsi que notre enfant ; et j'en suis si heureux que je me tourmente, craignant que, d'ici là, toi ou lui, vous soyez malades. Aussi prends bien garde à toi et à lui. Que, dans ses promenades, on n'aille pas près de l'étang. Ne te fatigue pas non plus. Toutes ces recommandations sont bêtes peut-être ; mais quand je suis heureux, j'ai peur !

L'année suivante c'est le prince Impérial et l'Impératrice qui partent pour les Pyrénées. Resté seul à Paris l'Empereur exprime aussi vivement le double chagrin que lui cause cette séparation et renouvelle ses avis, ses recommandations : Aie bien soin de toi et de lui ; c'est la meilleure manière de me prouver que tu m'aimes.

Bientôt l'impérial baby commençait à jouer ; il arrivait à l'âge où le roi de Rome bousculait du pied les petites pièces de bois que l'Empereur disposait par terre, comme des corps d'armée, pour préparer ses plans de campagne et qu'il remettait dix fois en place, sans jamais se fâcher. Comme Napoléon Ier, Napoléon III s'amusait des jeux enfantins du petit prince et y prenait part. Un jour, Mme Octave Feuillet, en visite chez Mme Bizot, sous-gouvernante des enfants de France, apercevait, par une porte entrebâillée, l'Empereur assis sur le tapis, tenant un marteau et une scie et confectionnant des joujoux pour son fils[16].

La guerre d'Italie allait obliger Napoléon III à une longue absence. Au milieu des graves préoccupations qui semblaient devoir absorber sa pensée, à un tel moment, le souvenir de cet enfant si cher le hantait constamment. Pas une lettre, pas une dépêche où il n'y eut un mot tendre pour lui. En arrivant à Gènes l'Empereur apprend qu'après son départ le Prince a beaucoup pleuré. A se savoir ainsi regretté, beaucoup de pères, et des meilleurs, éprouveraient malgré eux un petit mouvement d'égoïste satisfaction ; Napoléon III montre pour son fils une affection plus désintéressée, plus généreuse, en souhaitant d'en être oublié : J'ai été bien ému de son chagrin, écrit-il. Que je serais heureux de le revoir ! Dis-moi bien ce qu'il Mit. Je désire qu'il ne pense pas à moi ; car, à son tige, il ne faut pas trop développer sa sensibilité.

Ni l'émotion des combats, ni l'ivresse des victoires, ni les frénétiques acclamations du pays qu'il vient d'affranchir ne chassent un seul instant du cœur de Napoléon III le souvenir de ceux qui l'attendent à Paris : Je n'ose songer, écrit-il, de Milan, le 11 juin, au bonheur que j'aurai de vous revoir tous deux : aujourd'hui, il ne faut pas m'amollir par de semblables pensées.

Plus son fils grandit, plus l'Empereur, le trouvant si gentil et si affectueux, parait s'attacher à lui, éprouver de peine à s'en séparer. En 1860 le petit Prince, dont les goûts militaires commencent à poindre, aurait grande envie d'accompagner l'Empereur à Châlons ; et l'Empereur ne serait pas moins heureux de l'y emmener. Mais serait-ce bien raisonnable ? L'Impératrice étant alors aux Eaux-Bonnes, Napoléon III lui écrit : Si je trouve l'emplacement des baraques convenables, je le ferai peut-être venir au camp. Cependant il est plus sage de ne pas exciter son imagination, car il est bien jeune. Le quartier impérial, depuis l'année précédente, a subi de grandes améliorations ; l'Empereur constate que son fils pourra y être suffisamment installé ; le Prince arrive donc tout joyeux ; mais il se trouve trop bien logé et voudrait coucher sous la tente.

A dater de ce moment le Prince Impérial ira, presque chaque année, passer quelques jours au camp, où peu à peu il apprend le métier militaire et se fait adorer des soldats. Dès 1869 il peut prendre part aux manœuvres, y faire une fort bonne figure et l'Empereur s'en montre tout fier : Revenant dans cette vaste plaine, escorté par les cent-gardes, il faisait vraiment un grand effet. Il était seul, en avant, galopant sur un joli petit cheval. J'aurais voulu qu'on pût photographier ce spectacle.

A cette époque, l'esprit des Parisiens, constamment travaillé par les journaux d'opposition, commençait à se monter, sans trop savoir pourquoi ; et nous avons déjà rappelé qu'une grande manifestation avait été provoquée pour le 26 octobre, qu'elle avait piteusement échoué. Napoléon III écrivit, le jour même, à l'Impératrice, alors en Egypte, pour lui raconter les incidents de cette journée ; mais il oubliait bientôt la politique, pour ne parler que de son fils, dont un déplacement de deux jours l'avait séparé la semaine précédente : Ce cher enfant, disait-il, est tous les jours plus gentil. Aussi il m'en a coûté de rester quarante-huit heures sans le voir.

Ah I certes, il était gentil ! Et Napoléon III, — résolu depuis longtemps à lui céder la couronne, dès qu'il aurait l'âge viril, — pouvait être fier en constatant que, chaque jour, il s'en montrait plus digne.

Napoléon III aurait-il pu, à lui seul, former cette âme vraiment royale ? Poussant parfois la bonté jusqu'à la faiblesse, ne sachant rien refuser aux instances d'un indifférent, il n'aurait sans doute pas su résister aux inévitables caprices de cet enfant adoré, ni, par une fermeté nécessaire, lui apprendre à se dominer, pour devenir apte à conduire les autres. Mais se défiant de lui-même et sachant quelles milles vertus l'Impératrice souhaitait à son fils, avec quelle vigilance elle s'appliquerait à les développer, l'Empereur lui laissait la meilleure part de cette tâche, — qui fut assurément bien remplie

Deux vertus surtout leur semblaient, à l'un comme à l'autre, essentielles : la droiture et la bonté.

C'est en faisant appel, dès son enfance, au sentiment le plus élevé de l'homme, — l'honneur, — que l'Impératrice apprit. à son fils la franchise absolue, la fidélité aux engagements pris : J'ai ta parole, lui disait-elle ; tu ne voudrais pas y manquer ; je suis donc tranquille. Et elle pouvait l'être, en effet... Si, par exemple, le Prince, venant d'être indisposé, n'avait obtenu d'elle la permission d'aller jouer avec des amis, qu'à la condition de revenir à une heure fixée, cette heure venant le surprendre au milieu de la partie la plus animée, il suffisait de lui montrer la pendule, pour qu'il se retirât subitement, sans un murmure, sans une apparence de regrets : il avait promis ; c'était sacré.

La bonté, comme la droiture, est sans doute un don naturel ; mais les meilleures terres gagnent à être bien cultivées. L'Impératrice s'attachait à développer les instincts de bienfaisance et de générosité de son fils, avec une conscience dont les traits suivant nous paraissent un suffisant témoignage.

A peine le Prince commençait-il à épeler ses lettres, qu'en guise de bons points et comme la plus enviable des récompenses, son père et sa mère lui donnaient de l'argent... pour ses pauvres, en lui faisant bien observer que, s'il travaillait mal, les malheureux en pâtiraient. Un peu plus tard, une souscription fut ouverte pour les victimes d'un sinistre quelconque. Le Prince, — il avait alors quatre ans, — vint dire à sa mère qu'il voudrait bien souscrire comme les autres. — C'est très bien, mon enfant, répondit l'Impératrice ; mais as-tu de l'argent ?Ah ! non, maman, je crois qu'il ne m'en reste plus. — Alors, comment feras-tu ?Je vous en demanderai. — Mais, si je t'en donne, ce n'est pas ton argent, c'est le mien que tu enverras à ces pauvres gens : ce serait trop commode de faire ainsi la charité. — J'aurais pourtant bien voulu souscrire : il n'y aurait pas un moyen ?Si, peut-être ; je vais le chercher ; si je trouve, je te le dirai, ce soir. Le petit Prince avait, cette année-là, un beau costume d'Écossais, qui faisait sa joie, qu'il n'aurait pas voulu quitter un instant. Le soir, l'Impératrice lui dit : Louis, j'ai trouvé un moyen de te procurer de l'argent qui soit bien à toi, et que tu puisses donner toi-même : veux-tu me vendre ton costume ?Mon costume d'Ecossais !Oui, je t'en donnerais une belle somme, que tu enverrais à la souscription. — C'est vrai, maman, c'est une idée... Mais le pauvre petit Prince en aurait évidemment préféré une autre. Le sacrifice, — et c'est ce qu'avait voulu sa mère, — lui coûtait. Il hésita un instant, pas bien longtemps, et accepta le marché. L'Impératrice l'embrassa sur les deux joues, avec une vive émotion, lui remit un portefeuille bien garni ; — mais elle prit le costume et ne le rendit jamais.

Et c'est ainsi, en ne négligeant aucune occasion de le pousser vers le bien, vers le mieux, que d'un baby charmant l'Empereur et l'Impératrice avaient fait un Prince accompli, — un Prince sublime, comme a dit un écrivain qui ne fut jamais un de leurs courtisans[17].

 

 

 



[1] Une Ambassade à Saint-Pétersbourg, p. 210.

[2] Lettre du 17 nov. 1861, citée par M. A. Filon, Mérimée et ses amis. — Un autre connaisseur, qui ne se trouvait sans doute d'accord avec Mérimée que sur ce point, Louis Veuillot, avait déjà dit, dès le mois d'avril 1852 : Le prince Louis Napoléon possède, à un rare degré, le don des paroles opportunes. Il a dans son langage officiel, toujours net et simple, une mesure de résolution et de franchise qui va droit à l'intelligence et au goût de la nation. Ce talent remarquable est d'autant plus apprécié maintenant que l'expérience y fait voir le caractère de l'homme encore plus que son habileté.

[3] ..... Le programme politique que vous places sous l'égide de l'Empereur ne peut servir qu'aux ennemis de mon gouvernement. A des appréciations que je ne saurais admettre vous ajoutes des sentiments de haine et de rancune qui ne sont plus de notre époque.

Pour savoir appliquer aux temps actuels les idées de l'Empereur, il faut avoir passé par les rudes épreuves de la responsabilité et du pouvoir. Et d'ailleurs, pouvons-nous réellement, pygmées que nous sommes, apprécier à sa juste valeur la grande figure historique de Napoléon ? Comme devant une statue colossale nous sommes impuissants en saisir à la fois l'ensemble ; nous ne voyons jamais que le côté qui frappe nos regards... Mais ce qui est clair aux yeux de tout le monde, c'est que, pour empêcher l'anarchie des esprits, cette ennemie redoutable de la vraie liberté, l'Empereur avait établi, dans sa famille d'abord, dans son gouvernement ensuite  cette discipline sévère qui n'admettait qu'une volonté et qu'une action ; je ne saurais désormais m'écarter de la même règle de conduite. Sur ce, monsieur et cher cousin... etc.

[4] Souvenirs intimes de la Cour des Tuileries, t. III, p. 172.

[5] Ph. BAURE, Notice sur le Musée de Saint-Germain.

[6] Fr. WEY, La Haute-Savoie, p. 82.

[7] Souvenirs d'un ancien directeur des Beaux-Arts. (L'Artiste, Janvier 1884.)

[8] Il n'oubliait rien. Massol ayant chanté à Londres, pendant qu'il y séjournait, le prince Louis l'avait entendu et félicité. Le samedi 14 janvier 1858, une représentation exceptionnelle était donnée pour lui à l'Opéra : il demanda à l'Empereur d'y assister. L'Empereur y consentit ; mais il était trop tard pour que la police put prendre les mesures de sûreté accoutumées ; et c'est pour avoir voulu faire plaisir à un chanteur qu'il faillit être tué par Orsini.

[9] Journal (inédit) du Maréchal de Castellane.

[10] Lettres et Pensées d'Hyp. Flandrin, p. 430.

[11] Mme Octave FEUILLET, Quelques années de ma vie.

[12] Lettres de X. DOUDAN, t. II à IV, p. 188.

[13] Lettre publiée par la Revue de Paris, 1er juillet 1894.

[14] Lettre CXLIV.

[15] Joie si vive qu'en cette occasion, sans doute unique, on le vit sortir de son caractère. Dans son transport, — disait Lord Malmesbury, d'après une lettre de M. de Persigny, — il a embrassé les cinq premières personnes qu'il a trouvées dans la pièce voisine ; puis s'apercevant qu'il oubliait sa dignité, il a dit : Je ne puis vous embrasser tous.

[16] Mme Octave FEUILLET, Quelques années de ma Vie, p. 189.

[17] M. HENRI DES HOUX, Le Matin, Mai 1886.