NAPOLÉON III INTIME

 

1848-1870

X. — BIEN-ÊTRE DU PEUPLE.

 

 

Les prospérités factices de l'Empire. — Le nouveau Paris ; ce qu'on en disait autrefois, ce qu'on en dit aujourd'hui. — A qui le doit–on ? — Comptabilité originale : le passif de l'empereur et l'actif des autres. — Le prince Hermann et Napoléon III. — Pour améliorer la condition sociale, morale et matérielle des ouvriers. — Quand l'Empereur le saura ! — Les protégés d'Albert Wolff et de Jules Noriac. — Charité anonyme. — Comment fut abrogé l'article 1781. — L'empereur à Belleville et à Saint–Denis. — Flattait-il les masses par intérêt dynastique ? — Preuve inédite du contraire. — Qui maudissait le peuple en 1871 et qui le défendait ? — Les véritables recruteurs de l'anarchie. — Napoléon III traité de démagogue par M. Ernest Picard. — Un socialiste couronné, que tout le monde imite. — L'Empire a-t-il développé ou enrayé le socialisme ? — Le maitre des Tuileries et ses serviteurs.

 

Le bien-être du peuple, — et comme il l'avait dit lui-même à un ouvrier, par peuple il entendait tous, — Napoléon III ne s'est-il pas constamment appliqué à l'accroître ? Et n'y a-t-il pas réussi ? La France avait-elle jamais connu, connaîtra-t-elle jamais une prospérité comparable à celle dont elle jouit sous son règne ?...

En trente-quatre ans, sous la Restauration et le gouvernement de Juillet, le chiffre de notre commerce général s'est élevé d'un milliard ; en vingt-trois ans, sous le régime actuel, il s'est élevé d'environ 850 millions : en dix-sept ans, sous l'Empire il s'éleva de cinq milliards et demi !

Le commerce intérieur faisait, durant la période impériale, un bond plus sensible encore : il passait de 1.200 millions à six milliards et demi ! En 1851, l'industrie mettait en œuvre 70.000 chevaux-vapeur ; et, en 1870, 290.000 !

Que l'activité nationale ait pris, à cette époque, un essor inouï, que cet essor doive être attribué, pour une large part, aux traités de 1860, deux économistes républicains l'ont hautement reconnu. M. Léon Say, ministre des finances, — disait, au mois d'avril 1878 : La politique commerciale inaugurée en 1860, et qui a été si féconde en heureux résultats, nous a fait un bien dont nous jouissons comme on jouit de la santé, sans pour ainsi dire nous en apercevoir ; — et ajoutait que cette réforme, en augmentant la richesse publique dans des proportions inespérées, nous avait permis de nous relever avec éclat de nos désastres. M. Amagat, écrivait, en 1888 : Nous étions arrivés, à la fin de l'Empire, à un haut degré de richesse. La fortune mobilière de la France était, à la veille de l'invasion, de 65 à 70 milliards, et la réserve annuelle que notre pays pouvait mettre dans des placements nouveaux était supérieure à deux milliards... M. Thiers reparut, en 1863, dans les assemblées impériales, pour nier malgré l'évidence la prospérité qui suivit la réforme de 1860, d'où est sorti, pour une bonne part, l'accroissement de notre fortune et à laquelle nous devons en partie notre relèvement si rapide[1].

Cette évidence qu'il ne pouvait se résigner à admettre on 1863, M. Thiers, ayant enfin réalisé le rêve de toute sa vie, étant enfin devenu le mettre de la France, la niait encore plus carrément. Ne reconnaissant pas à la statistique le droit de lui rien remontrer, de lui rien apprendre, et sachant, qu'à force d'assurance, on peut prouver à une assemblée que 2 et 2 font 10... ou zéro, selon les cas, il disait, en 1872, à la tribune : Les plus grands progrès de l'industrie se sont faits sous la Restauration et sous le gouvernement de Juillet, c'est sous l'Empire qu'ils ont commencé à fléchir. Et son journal, le Bien Public, exécutant des variations sur ce thème original, déclarait qu'il n'aimait nullement les récriminations, mais qu'il était bien forcé de reconnaître que la France devait uniquement à Charles X, à Louis-Philippe et non à Napoléon III les ressources dont elle disposait encore ; que l'Empire n'avait nullement contribué à développer la fortune publique ; qu'il l'avait plutôt compromise en lançant le pays dans le gain, dans les affaires, dans les entreprises à outrance.

On aurait pu croire qu'en lançant son pays dans les affaires un chef d'État remplit son devoir, qu'en le lançant dans le gain il ne lui rend pas un trop mauvais service. Mais M. Thiers, qui savait tout, et son journal, qui avait l'horreur des récriminations, affirmant le contraire, il fallait bien l'admettre, — ou faire semblant !... Et c'est ainsi qu'est née cette autre turlutaine des prospérités factices de l'Empire, qui eut, elle aussi, un certain succès.

En quoi factices, s'il vous plaît ? Le pays qui gagnait, qui épargnait, sous l'Empire, assez d'argent, d'après les calculs de M. Amagat, pour pouvoir offrir, chaque année, deux milliards à des placements nouveaux, devait pourtant trouver que ce résultat n'avait rien de chimérique. Si les successeurs de Napoléon III avaient voulu continuer ce genre de fiction, il leur en aurait su sans doute assez bon gré ; et meilleur gré encore, s'ils avaient su lui procurer ces prospérités factices à aussi bon compte. Car, pour développer si largement l'aisance publique, le gouvernement impérial n'avait accru le budget que de 600 millions, — tandis que ses successeurs devaient la laisser à peu près stationnaire, en nous demandant, chaque année, un milliard et demi de plus !

Le Corps Législatif, en ce temps-là, malgré le renom de docilité qu'on se plaisait à lui faire, défendait bien, trop bien peut-être, nos écus. Au lieu de voter hâtivement le budget, il consacrait de longues séances à l'éplucher en détail ; au lieu de contraindre le gouvernement aux dépenses les moins utiles, il le chicanait trop souvent hélas ! — nous l'avons constaté à propos de l'organisation de l'armée — sur les plus nécessaires[2].

Ce n'est pas seulement en signant les traités de 1860 que Napoléon III avait stimulé l'activité nationale, c'est en fournissant aux agriculteurs, aux industriels de nouveaux moyens de transport, en construisant 13.000 kilomètres de routes impériales ou départementales, 26.000 kilomètres de chemins et 13.000 kilomètres de voies ferrées... Mais ces facilités offertes à la circulation des produits, et des producteurs et des consommateurs devaient nécessairement en faire affluer une bonne part vers la capitale ; — d'où la nécessité de percer plus largement celle-ci. Napoléon III avait prévu ce besoin, avant qu'il se fit impérieusement sentir au public. Sait-on combien de voitures affectées au service des personnes circulaient, en 1853, parmi nous ? 16.375 ; et combien, en 1890 ? 29.493, près du double, — sans parler des bicyclettes, qui ne sont pourtant pas une quantité négligeable. Que d'embarras, quels accidents si toute cette cavalerie devait se mouvoir aujourd'hui dans les rues de l'ancien Paris

En construisant le Paris nouveau, — qui selon le mot d'Émile de Girardin[3] suffirait, à lui seul, à la gloire de son règne, Napoléon III avait un autre but, deux autres buts : il voulait embellir notre ville, y attirer les étrangers de tous les points du globe, en faire ce que, de l'aveu du Times, il en fit : la capitale de l'Europe ; il voulait enfin, il voulait surtout, l'assainir, et donner de l'air, du soleil, de la verdure et de l'eau, c'est-à-dire de la santé, à ceux qui en avaient le plus besoin, n'ayant guère d'autre capital.

Pour entreprendre une pareille œuvre, et la mener si vite à bien, il fallait un pouvoir fortement constitué ; il fallait, à sa tête, une ferme volonté. Définissant l'Idée Napoléonienne, — et le gouvernement qui en devait sortir, Napoléon III avait écrit, dans sa jeunesse : Elle n'attache d'importance qu'aux choses ; elle hait les paroles inutiles. Les mesures que d'autres discutent pendant dix ans[4], elle les exécute en une année. Par la transformation de Paris, mieux que par tout le reste, il devait tenir la promesse contenue dans cette définition.

On sait avec quel ensemble et quel entrain les opposants de diverse couleur attaquèrent successivement tous les travaux entrepris par l'administration de la ville. Entre ceux de droite et ceux de gauche, c'est à qui protestera avec le plus de dédain. Aérer le bois de Boulogne ou le bois de Vincennes ? Étonnante idée ! Démolir une masure du XVIe siècle, un joli morceau d'art pour faire passer un boulevard stratégique ? Acte de vandalisme ! profanation ! sacrilège ! Percer autour de l'Arc de Triomphe des boulevards sans utilité et sans but, percer dans des champs inhabités, comme les plaines de Monceau, des Ternes ou de Passy des avenues ne conduisant nulle part, quelle absurdité ! Pour quelles raisons la fantaisie municipale ouvre-t-elle donc toutes ces voies inutiles et coûteuses : on n'en connaît pas qui puissent être nommées ; on en fait perfidement soupçonner d'innommables... On s'indigne même, — qui le croirait ? — que l'administration veuille nous donner de l'eau propre[5]. Bref M. Haussmann qui bâtit de grandes maisons, mériterait d'habiter les petites, — si ce n'est Mazas. Les gens sages, les gens de goût doivent prendre le deuil, parce qu'il est encore vivant. Ce qui les console un peu c'est que M. Paradol vient de lui décocher un bon coup de dent, avec le froid mépris où il excelle.

Quels étaient les écrivains, les orateurs qui donnaient ainsi la mesure de leur jugement, — s'ils pensaient ce qu'ils disaient, — de leur bonne foi, dans le cas contraire ? Ils mériteraient que leur nom fût rappelé : nous voulons leur épargner cette confusion. Disons seulement que c'étaient les orateurs, les écrivains les plus appréciés des divers partis coalisés contre l'Empire, ceux qui passaient pour les plus avisés et les plus clairvoyants[6].

Devant ce tollé de la presse libérale et des salons qu'elle entraînait, un gouvernement faible et tenu en tutelle par un parlement, eût hésité, reculé. Un Anglais, venu d'Australie à Paris en 1860, M. Wilson, écrivait à l'Argus de Melbourne : Il faut avoir vu de ses yeux, pour y croire, toutes les merveilles que Napoléon III a réalisées dans cette ville... Qu'il vive longtemps, il laissera un nom dont tout Français sera fier... Nous autres Anglais, nous parlons avec une puérile terreur de sa descente à Londres. Ah ! si cette invasion pouvait s'accomplir pacifiquement, un homme comme celui-là ferait plus pour Londres en un an que ne pourrait faire en cinquante ce mécanisme compliqué de parlement et de corporations.

Napoléon III, sentant qu'il travaillait au bien-être du peuple, et convaincu que les railleurs du Syndical libéral seraient contraints eux-mêmes de lui rendre justice, un jour ou l'autre, ne se laissa ni intimider, ni décourager par leurs objurgations. Le temps l'a complètement vengé, en effet. Son œuvre étant terminée, il a bien fallu reconnaître qu'elle avait été bienfaisante ; qu'au lieu de nous donner la peste, comme on l'avait prédit, elle nous avait, au contraire, donné l'air, la santé et la vie[7] ; que les dernières épidémies cholériques nous ont épargnés, parce qu'en inondant Paris d'air, de lumière et d'eau elle l'a rendu l'une des plus salubres parmi les grandes villes[8] ; qu'elle avait fait descendre enfin la mortalité dans une assez sensible proportion : 1 sur 36 habitants, en 1851 ; 1 sur 41 en 1867.

Il a même fallu reconnaître que cette œuvre immense et r sagement conduite avait été peu coûteuse ; qu'elle avait grevé, temporairement, le budget parisien de 43 millions, — se réduisant, en fait, à moins de moitié, puisque les travaux exécutés produisaient pour la ville un revenu de 22 millions[9]. Et ces comptes paraissaient vraiment moins fantastiques qu'on ne l'avait cru, ou dit, — surtout quand on les comparait à ceux de l'administration actuelle, faisant monter ce budget de 134 à 286 millions, sans avoir eu à transformer Paris !

En renonçant à critiquer, en se résignant même à louer cette transformation salutaire, on ne pouvait toutefois se résoudre à en remercier le véritable auteur... Mais les adversaires de l'Empire ont un système de comptabilité spécial, une façon de comprendre le Doit et l'Avoir, qu'ils n'admettraient pas volontiers pour leurs propres affaires. Tout ce qui a mal tourné ? Au passif de l'Empereur ! Tout ce qui mérite un éloge ou un regret ? A l'actif d'un de ses serviteurs !... Qui a détrôné Pie IX ? Qui a perdu l'Alsace et la Lorraine ? Qui nous a empêchés d'avoir une armée assez bien organisée pour battre les Prussiens, même pour conjurer leurs provocations ? C'est Napoléon III... Mais qui avait conçu la réforme militaire de 1866 ? Le maréchal Niel[10] ! Qui a gagné la bataille de Magenta ? Le maréchal Mac-Mahon, — marchant, sans ordres, au canon[11]. Qui a transformé Paris ? Pour les uns, M. Haussmann ; — et, pour d'autres à qui cette demi-concession coûterait encore trop, — M. Alphand. Quant à la transformation du bois de Boulogne, pas d'hésitation possible : c'est à ce dernier qu'on la doit ; et, pour que la postérité n'en ignore, le conseiller municipal de la Muette demande que sa statue soit élevée au milieu de ce Bois, qui est son œuvre[12].

Ni M. Haussmann, ni M. Alphand, — hâtons-nous de le dire, — n'ont provoqué, n'ont même autorisé ce déni de justice. L'ancien préfet de la Seine, dans ses Mémoires, a simplement revendiqué le mérite, — assez glorieux, d'ailleurs, — d'avoir bien réalisé les plans du souverain. Dans l'éloge de son prédécesseur à l'Académie des Beaux-Arts, de son ancien chef, à l'Hôtel de Ville, M. Alphand déclara, avec la même loyauté, que l'idée originelle de la transformation de Paris appartenait à Napoléon III, voulant donner à la capitale tout ce qu'il avait vu de bon et de beau pendant ses séjours dans les villes de l'étranger. Les Mémoires du duc de Persigny, quand on les publiera, confirmeront ce double témoignage ; nous le savons à l'avance ; car, écrivant le 25 juin 1868 à l'Empereur, au sujet de ces mémoires encore inachevés, lui indiquant certains points sur lesquels il comptait insister, M. de Persigny disait : Ainsi, par exemple, si, dans les travaux de Paris ou de Lyon, je réclame ma petite part, ce qui est bien juste, dans le choix des hommes que je vous ai proposés, dans les motifs de ce choix et dans la discussion du système financier, — ce qui était après tout l'affaire du ministre, — la pensée fondamentale, la conception de faire de Paris la plus belle capitale de l'univers, la volonté souveraine, l'impulsion, la direction de tous les travaux, tout ce qui est d'un grand prince, la gloire, en un mot, appartient à Votre Majesté et ressortira avec éclat, comme en toute chose de mon exposé.

Attribuer seulement à Napoléon III l'idée originelle de ces travaux ce n'était en effet pas lui faire la part assez large : il en avait rédigé lui-même le programme détaillé. Sur un plan de Paris, constamment placé sous ses yeux, il avait tracé, de sa main, toutes les percées nécessaires[13], comme il indiqua, de sa main, les travaux à exécuter aux deux extrémités de Paris, pour nous offrir de grandes promenades, qui pussent rivaliser avec celles de Londres.

Bien souvent les rares promeneurs qui fréquentaient l'ancien bois de Boulogne purent voir Napoléon III donnant ses ordres à M. Varé, dessinateur de jardins, ou en surveillant l'exécution. M. Alphand était alors à Bordeaux. Une décision du 20 décembre 1854 le mit, comme ingénieur ordinaire, à la disposition de M. le Préfet de la Seine, pour l'amélioration des promenades et plantations ; il ne prit possession de ce modeste emploi que dans les premiers jours de 1855. Or, si l'on ouvre Les Promenades de Paris, — splendide ouvrage publié par lui-même, — on y voit : que dès l'année 1853 les deux grands lacs étaient créés, les allées qui les entourent, tracées, etc. ; que le reste des remaniements à effectuer pour compléter la transformation du Bois avaient été nettement déterminés en 1854, c'est-à-dire avant son entrée à l'Hôtel de Ville[14].

Enfin Grenier de Cassagnac raconte qu'ayant été, un jour, appelé aux Tuileries, il trouva l'Empereur en face d'un grand plan auquel il travaillait et que l'Empereur lui dit : Vous me voyez en train de transformer le bois de Vincennes. Il est bien juste que le faubourg Saint-Antoine ait aussi son Hyde-Park, sans être obligé d'aller le chercher à l'autre extrémité de Paris[15]. Par le même sentiment de justice, Napoléon III fit faire la belle promenade des Buttes Chaumont, le parc de Montsouris et installer, dans les quartiers les plus pauvres de la ville, un certain nombre de ces squares élégants dont la population ouvrière apprécie le bienfait, sans se demander, sans savoir même à qui elle le doit.

Pendant tout son règne il songea ainsi au faubourg Saint-Antoine, comme au faubourg Saint-Germain ou au faubourg Saint-Honoré. Ceux-ci lui reprochaient même d'y songer beaucoup plus, d'y songer beaucoup trop : ce nouveau grief était-il légitime ?

Quiconque a lu le beau roman Les Rois, doit se rappeler le cri jeté par ce prince Hermann, dont M. Jules Lemaitre a si bien dessiné la noble figure : On dirait qu'un souverain n'est aujourd'hui qu'un gendarme au service des propriétaires ! Je n'accepte pas ce rôle. Vous me sommez d'être roi ? Eh bien, je ramène la royauté à sa fonction primitive, qui est de protéger d'abord les humbles et les petits. Je veux être avec ceux qui pâtissent le plus. On croirait vraiment que M. Jules Lemaitre avait songé à l'Empereur, en faisant parler ainsi son héros ; car c'est bien de cette façon que Napoléon III comprenait les devoirs de la fonction souveraine. En étant le roi de tous, en sauvegardant les intérêts de toutes les classes qu'il représentait au pouvoir, il se croyait tenu de montrer une sollicitude particulière ; pour les humbles et les petits de la dernière, et parce qu'ils formaient la plus grande partie de la population et parce qu'ils en étaient la moins heureuse.

L'Empereur est le seul souverain qui, depuis 1789, se soit sincèrement intéressé aux classes laborieuses, ail compris leurs souffrances, ait désiré améliorer leur sort[16] : l'hommage que lui rendait, à cet égard, M. Drumont était bien mérité. Oui, pour adoucir le sort de ceux qui pâtissaient le plus, pour améliorer leur condition sociale, leur condition morale, leur condition matérielle, Napoléon III fit beaucoup : il fit vraiment tout ce qu'il pouvait faire.

Il chercha à améliorer leur condition sociale, en donnant aux ouvriers le droit de se coaliser, qu'en fait pouvaient exercer leurs maîtres ;— en rayant du Code civil l'article 1781, qui, dans toute contestation entre le patron et l'ouvrier, supposait le premier véridique et le second, menteur ; — en proposant la suppression du livret obligatoire ; — en aidant les travailleurs à passer du salarial à une situation plus indépendante, par de nombreux encouragements donnés aux sociétés coopératives et au système de la participation aux bénéfices.

Il cherchait à améliorer leur condition morale, — et il y v était parvenu, puisque sous son règne, le niveau de la criminalité s'abaissa sans cesse[17] ; — en favorisant parmi eux l'influence religieuse, en créant, par exemple, les Aumôniers des dernières prières, cette belle institution, dont nul — nous pouvons l'affirmer — ne lui avait suggéré l'idée, — en protégeant et en subventionnant la diffusion des bons livres ; en multipliant les efforts et les sacrifices pour procurer à la population ouvrière des logements assez salubres, assez bien aménagés, pour qu'elle y éprouvât moins la nostalgie du cabaret[18].

Il cherchait à améliorer leur condition matérielle, — en donnant à l'industrie un essor qui eut pour conséquence d'augmenter, et, d'après les calculs d'un député républicain, de doubler à peu près le salaire des travailleurs[19] ; en créant, en développant, en subventionnant, pour répondre à tous les besoins du chômage, de la vieillesse ou de la maladie, des œuvres, des institutions si nombreuses et si variées que leur énumération complète exigerait tout un chapitre[20]. Disons seulement que Jules Amigues n'exagérait pas quand, dans sa brochure, l'Empire et les Ouvriers, il écrivait en 1877 : Quiconque est de bonne foi, quiconque se rappelle ce qu'était, il y a trente ans, la condition des ouvriers des champs et de la ville et ce qu'elle était devenue à la fin de l'Empire, ne peut nier que l'Empire n'ait opéré une véritable révolution économique, au profit des travailleurs.

Napoléon III ne s'intéressait pas seulement à la classe nécessiteuse, mais aux individus dont la situation intéressante lui était signalée. Aussi est-ce toujours à lui qu'on songeait, en cas de détresse. On ne se bornait pat à dire : Si l'Empereur le savait ! On disait : Quand l'Empereur le saura !

Un pauvre diable nommé Muller a eu l'étrange idée de planter là sa femme et ses quatre enfants, pour courir s'enrôler, en Crimée, dans la Légion étrangère, où bientôt il regrette son coup de tête. Sa femme, réduite à la misère, vient trouver Albert Wolff qu'elle connaissait un peu, — et qui a raconté cette triste histoire dans le Figaro peu de temps avant sa mort. Albert Wolff lui conseille de s'adresser à l'Empereur ; il rédige lui-même sa supplique, et l'adresse aux Tuileries... sans beaucoup d'espoir, il en convenait.

Trois mois après, Muller vient le remercier en personne et lui apprendre qu'un beau jour, à sa grande surprise, son colonel l'avait fait sortir des rangs, et, d'un ton sévère, lui avait dit : Muller ! vous avez abandonné votre femme et vos enfants pour vous enrôler. C'est très mal... Voici de l'argent. Par ordre de l'Empereur vous allez retourner auprès des vôtres. Vous êtes libre.

Cette réminiscence d'Albert Wolff en provoquait aussitôt une seconde : il s'agissait d'un autre malheureux, dont le père venait d'être tué aux chantiers du Louvre, laissant sa femme sans ressources, et auquel Jules Noriac avait dit également : Écrivez à l'Empereur. Il avait écrit ; et l'Empereur lui avait fait donner un emploi, qui le mettait pour toujours à l'abri du besoin. On pourrait multiplier à l'infini les anecdotes de ce genre. Nous n'en citerons plus que deux, qui nous étaient récemment contées par un ébéniste du faubourg Saint-Antoine, M. Sené. Un ouvrier de son voisinage était appelé par le service militaire. Il soutenait seul sa famille, mais ne pouvait invoquer aucun cas d'exemption, son père, bien que hors d'état.de travailler, n'étant pas encore Septuagénaire. M. Sené alla implorer pour lui la bienveillance de l'Empereur, qui lui dit : La loi est la loi ; je dois, comme tout le monde, m'incliner devant elle ; je ne puis donc faire exempter votre protégé... Mais voici 3.000 francs pour lui payer un remplaçant. Un peu plus tard M. Sené écrivait à l'Empereur, pour lui signaler la poignante misère d'un ménage d'ouvriers, habitant un taudis de Charonne : le surlendemain ce pauvre ménage recevait la visite d'une dame, qui s'informait longuement de tous ses besoins et lui laissait une grosse somme d'argent. M. Sené se fit décrire la dame, et — la sachant coutumière de ces mystérieuses expéditions, où, grâce à toute sorte de précautions, son incognito n'était jamais trahi, — il devina l'Impératrice.

M. Sené, il est vrai, n'était pas un inconnu pour Napoléon III ; — mais comment s'en était-il fait connaître ? Il faut le raconter. Faisant partie, comme ouvrier, d'un conseil de prudhommes, il avait pu constater que cet article 4781 dont nous parlions plus haut et qui attribuait plus de valeur au serment des patrons qu'à celui des ouvriers, était la source de grandes injustices. Il avait donc rédigé, fait signer et envoyé au Sénat une pétition en réclamant l'abrogation. Le Sénat avait rejeté la pétition, invoquant l'exemple des législateurs de 1848, qui avaient repoussé une semblable demande. M. Sené, espérant trouver l'Empereur plus libéral que son Sénat, plus libéral que les républicains de 1848, lui demanda une audience, aussitôt accordée. Il lui exposa la question. Napoléon III l'écouta avec attention, sans rien lui promettre ; — mais trois mois après le Conseil d'État envoyait au Corps législatif un projet de loi portant abrogation de l'article 1781 : L'Empereur avait su ; et, cette fois encore, cela avait suffi !

Ces généreux sentiments du souverain étaient-ils méconnus ? Napoléon III se faisait-il illusion, quand, dans l'un de ses messages, il disait : Le peuple ne me rend pas responsable de ses souffrances, parce qu'il sait que toutes mes pensées, tous mes efforts, toutes mes actions tendent à améliorer son sort et à augmenter la prospérité de la France ? Non ! Le peuple sentait fort bien qu'il avait dans Napoléon III un protecteur, un ami, — même lorsqu'il se croyait tenu, par tradition, par une sorte de point d'honneur, à faire acte d'opposition envers lui et à élire des candidats républicains.

En 1863, — raconte le général Fleury[21], — j'ai vu l'Empereur acclamé, la veille d'élections détestables, un jour que je l'accompagnais à cheval, sur les hauteurs de Montmartre et de Belleville. Le peuple, par cet accueil, semblait se disculper de son vote du lendemain, et placer le souverain en dehors de son gouvernement. Sept ans plus tard, en 1869, la propagande révolutionnaire ayant fait de grands progrès dans les faubourgs et y entretenant une véritable effervescence, on put constater encore qu'elle n'avait pas profondément entamé cette popularité personnelle du souverain. Une usine de Saint-Denis construisant un modèle de canonnière auquel il s'intéressait, Napoléon III voulut s'y rendre, contre l'avis de son entourage, lui affirmant que les ouvriers de cette usine appartenaient aux groupes de l'opposition la plus violente et qu'ils le recevraient sans doute mal. L'accueil fut, en effet des plus froids. Mais l'Empereur ne s'en émut pas ; il parcourut lentement les ateliers, parlant aux contremaîtres, aux principaux ouvriers. Le charme de ses manières, de sa politesse, de sa simplicité produisit son effet ordinaire ; la glace se fondit bientôt ; les vieilles sympathies éteintes ou refoulées se réveillèrent brusquement ; et de cette usine où l'avait accueilli un silence presque farouche, Napoléon III sortit au milieu de chaleureuses acclamations.

Aussi les gens disposés à tout prendre de travers affirmaient-ils que ces acclamations faubouriennes étaient le principal objectif de l'Empereur, qu'il ne songeait qu'à les provoquer et à consolider ainsi son trône, en affectant de compatir aux souffrances populaires. Un souverain n'est jamais à l'abri de ces charitables gloses. Prétendre qu'en faisant le bien il cède à une arrière-pensée d'intérêt dynastique est facile. Prouver sa sincérité, son désintéressement, l'est beaucoup moins : il faudrait mettre son cœur à nu ; et comment s'y prendre[22] ?

Pour Napoléon III, par bonheur, nous pouvons fournir ce genre de preuve et montrer, — par un de ces mots qui font lire jusqu'au fond d'une âme, — qu'il avait non seulement une réelle sympathie pour ceux qui pâtissent le plus, mais une réelle estime pour leur courage. Avant son avènement il avait dit que les Bonaparte servaient le peuple, sans l'aduler ; qu'ils méprisaient ces phrases de chambellanisme démocratique, avec lesquelles on flatte les masses pour se rallier de mesquines sympathies[23]. Sur le trône il remplit, comme les autres, ce devoir de sa race. Dans ses discours ou ses proclamations on ne trouve jamais une flatterie, pas la moindre velléité de chambellanisme envers le peuple. Mais il en pensait plus de bien que, par dignité, il ne voulait le déclarer publiquement. S'étant rendu à Calais, avant l'expédition de Crimée, et y recevant une lettre, où l'Impératrice avait fait, — nous devons le supposer du moins, — une allusion à la fameuse boutade : Plus je connais les hommes et plus j'aime les chiens, l'Empereur lui répondait : Cette exclamation en faveur des chiens est vraie pour le monde corrompu des salons. Mais, quand on voit la bonne partie de la population, c'est-à-dire le peuple des campagnes et de l'armée, on estime et on aime ces hommes qui se dévouent avec tant d'abnégation au devoir et à la pairie.

C'est en 1854, il est vrai, qu'il parlait ainsi, au lendemain de ces scrutins populaires qui lui avaient donné le pouvoir, la couronne ; et dans cet optimisme on pouvait voir un reflet de sa gratitude : quand le peuple, oubliant ses bienfaits, l'aura renié, comment le jugera-t-il ? On va le savoir Mais pour faire mieux apprécier ses sentiments à l'égard du peuple qui venait d'envoyer à l'assemblée ses pires ennemis, nous devons montrer ce que certains de ces ennemis en disaient eux-mêmes.

Le 11 septembre 1871, osant penser tout haut cc que pensaient tout bas bien des membres de la nouvelle majorité, M. de Laprade écrivait à l'un de ses amis : Je haïssais déjà dans l'Empire la future démagogie qu'il couvait dans son sein. Aujourd'hui, je hais la démocratie en face et pour elle-même ; si je ressuscitais je le lui dirais vertement, et certes jamais poète n'aurait versé de pareils torrents de mépris sur la populace. Je suis trop malade pour retourner à l'assemblée. J'ai d'ailleurs horreur d'être un produit du suffrage universel, et de me trouver le collègue de X. et de X. Tous ces gredins c'est du César en gros sous. J'ai haï César parce que je haïssais la canaille. Je me tourne vers Dieu, faites comme moi, etc.[24]

A l'heure où l'un de ceux qu'elles venaient d'élire stigmatisait ainsi les masses populaires, le pauvre César, abandonné par ces masses qui lui devaient tant, prenait encore leur défense. A un de ses fidèles qui s'indignait de son ingratitude il répondait : Ne parlez pas ainsi ! Le peuple est impressionnable, il est mobile, c'est vrai ; mais au fond, croyez-moi, il est bon.....  Si l'on avait dit alors à M. de Laprade que César était plus chrétien que lui, M. de Laprade eût bondi ; si l'on eût ajouté que César était plus conservateur, il eût souri de pitié : ç'eût été pourtant la vérité ; car il est bien clair que le devoir social défend, comme le devoir religieux, de maudire les masses, même égarées ; qu'en leur témoignant mépris ou simplement indifférence, en ne voulant voir en elles que populace et canaille, on les rejette inconsciemment, mais sûrement, vers l'anarchie !

C'est pourtant à Napoléon III que M. de Laprade et ses amis politiques adressaient ce reproche, mérité par eux-mêmes. Ils l'accusaient d'avoir fomenté les passions démagogiques, d'avoir sacrifié, par un méprisable calcul, les classes supérieures à la classe inférieure  Ils le nommaient, en un mot, un socialiste couronné...  Et, — l'on aurait peine à le croire, si l'on ne savait qu'au lendemain d'une révolution il faut s'attendre à tout, — des républicains, des membres du gouvernement qui avait pris la place de ce despote, en invoquant la souveraineté nationale osaient formuler contre lui ce même grief ! A l'une des enquêtes ouvertes par l'assemblée de Versailles, M. Ernest 'Picard faisait la déclaration suivante : L'Empire, avec une imprudence extrême, quand il a vu que son prestige diminuait, a eu la pensée de pactiser de plus en plus avec la démocratie la plus avancée et d'opposer cette démocratie aux classes moyennes et aux opinions modérées. Le premier acte de cette nature a été la loi des coalitions[25].

Cette loi révolutionnaire, que le républicain Picard s'enorgueillissait de n'avoir pas votée, elle existait à peu près dans tous les pays, quand l'Empereur la fit rédiger, et les démagogues qui l'avaient, les premiers, réclamée se nommaient Prévost-Paradol et Berryer !... Ils avaient d'ailleurs la majorité, c'est-à-dire le pouvoir, les hommes sages et prudents qui dénonçaient alors l'imprudence extrême de l'empereur, et rien ne les empêchait, tout leur ordonnait de réparer le mal causé par elle ; de supprimer cette détestable loi des coalitions et toutes les mesures de même genre qu'ils anathématisaient en bloc, sans les indiquer. Que supprimèrent-ils ? Rien. D'abord parce qu'ils craignaient de s'aliéner le corps électoral, — ce qui était précisément faire l'égoïste calcul qu'ils attribuaient à l'Empereur, car donner une liberté pour se rendre populaire ou la laisser pour ne pas se rendre impopulaires, cela se ressemble fort. Mais le principal motif de leur abstention fut qu'après avoir examiné de plus près les choses, ils ne trouvèrent rien, absolument rien à abroger dans les lois de l'Empire sur le travail et les travailleurs : ils voulurent même y ajouter quelque chose. Une commission fut constituée tout exprès, sous la présidence du duc d'Audiffret-Pasquier ; une superbe commission, composée de 45 membres, plus distingués les uns que les autres, et pleins de zèle. Ce qu'ils firent d'observations judicieuses, recueillirent d'importantes dépositions est incalculable. Après quoi ils se séparèrent, laissant derrière eux, comme unique fruit de leurs lumières, de leurs éludes, des procès-verbaux et un rapport. Fécondité relative : tant d'autres commissions parlementaires accouchent, à peu près, de moins encore !

Et, depuis, beaucoup de conservateurs, de catholiques qui avaient la douce habitude d'incriminer Napoléon III à ce sujet ont compris qu'il valait mieux l'imiter, même le dépasser ; car je doute que Napoléon III eût osé dire, ce qu'a dit le comte de Mun : Si c'est être socialiste que de vouloir faire quelque chose pour sortir de l'état social où nous sommes, et de croire qu'il ne suffit pas de s'enrichir, en applaudissant toutes les fois qu'une révolte populaire devant laquelle on a tremblé est étouffée par la force, je comprends qu'on nous accuse. Le comte de Mun et ses adeptes, en parlant ainsi, suivent d'ailleurs les conseils du Souverain Pontife ; ils suivent l'exemple de plusieurs grands prélats étrangers, tels que le cardinal Manning, le cardinal Gibbons et Mgr Ireland[26], ils suivent l'exemple d'un souverain que les derniers voltigeurs de l'ancien régime eux-mêmes ne seraient pas tentés de nommer un Robespierre à cheval, du jeune et énergique empereur d'Allemagne, déclarant, dans son message de 1881, que l'heure est venue de donner satisfaction aux réclamations de la classe laborieuse, d'admettre, pour l'ouvrier âgé et infirme, le droit d'exiger des ressources qui l'affranchissent de la misère. C'était pour lui un devoir de conscience ; il se croyait tenu, devant Dieu et devant les hommes de chercher la solution de ce problème, d'où dépendait la sûreté intérieure de l'État. Il adjurait les hommes religieux, catholiques ou protestants, de le seconder dans cette entreprise, assurée de la protection divine ; car trouver les moyens convenables de subvenir à ces besoins est une des tâches les plus difficiles, mais aussi les plus hautes de tout Etat qui se base sur le christianisme.

Loin de le retenir dans cette voie, M. de Bismarck, le plus brillant rejeton du vieux parti féodal, l'y avait vivement poussé, l'avait loué publiquement de s'y engager, allant jusqu'à dire : Notre roi est, avant tout, le roi des prolétaires, — qualification exclusive, que Napoléon III, nous l'avons vu plus haut, déclinait nettement pour son compte.

Par aucune parole il n'a manifesté qu'il se considérait comme le roi des prolétaires. Par aucun acte il n'a traduit l'intention qu'on lui prêtait d'opposer la démocratie la plus avancée aux classes moyennes. Dans ses discours on ne pourrait relever un mot, dans les lois qu'il inspira un article justifiant l'épithète de socialiste, — dans le mauvais sens qu'on y donnait, en la lui appliquant ; et un économiste distingué qui professe, avec indépendance, des opinions républicaines, a clairement démontré, il y a quelques années, combien il la méritait peu[27].

Loin de favoriser le socialisme, tel qu'on l'entend communément, le socialisme athée, niveleur, conduisant, par une pente insensible, à l'anarchie, Napoléon III cherchait au contraire à l'enrayer par ses prévoyantes réformes. En ouvrant la séance du Conseil d'Etat où allait être discutée la suppression des livrets, il le déclarait nettement :

Notre société, il faut le reconnaître, renferme bien des éléments contraires. Ne voyons-nous pas, en effet, d'un côté des aspirations légitimes, de justes désirs d'amélioration ; de l'autre, des théories subversives et des convoitises coupables ? Le devoir d'un gouvernement est de satisfaire les premiers avec résolution et de repousser les secondes avec fermeté.

Quand on compare ce qu'est l'état actuel du plus grand nombre à ce qu'il était au siècle dernier, on se félicite des résultats obtenus. Cependant, si l'on sonde les plaies des peuples les plus florissants, on découvre encore, sous des apparences de prospérité, bien des misères imméritées, qui appellent les sympathies de tous les cœurs généreux, bien des problèmes non résolus qui sollicitent le concours de toutes les intelligences.

Puis, rappelant ce qu'il avait déjà fait, indiquant ce qu'il se proposait de faire encore, pour soulager ces misères imméritées, il ajoutait franchement :

Je n'ai pas la pensée qu'en suivant cette politique, je ferai tomber toutes les préventions, je désarmerai toutes les haines, et j'augmenterai ma popularité. Mais ce dont je suis bien convaincu c'est que j'y puiserai une nouvelle énergie pour résister aux mauvaises passions. Quand on a admis toutes les améliorations utiles, quand on a fait tout ce qui est bien et juste, on maintient l'ordre avec plus d'autorité, parce que la force alors s'appuie sur la raison et la conscience satisfaites.

 

Le but qu'il poursuivait ainsi, Napoléon III l'avait presque atteint. La France, entre ses mains, n'avait pas connu une journée de troubles. Des conspirateurs étrangers, voulant frapper celui qu'on appelait au dehors la clef de voûte de l'ordre européen, avaient seuls attenté à la sûreté de l'État. Et la paix sociale elle-même avait fait parmi nous de tels progrès que, vers la fin de l'Empire, nos conservateurs-libéraux la croyaient définitivement assurée. Ils raillaient, avec un esprit charmant, le Spectre Rouge ; ils accusaient le gouvernement d'en jouer comme d'un croquemitaine, pour défendre ce qui lui restait d'autorité. Pouvait-on craindre un réveil des passions révolutionnaires ? Les travailleurs n'étaient-ils pas singulièrement assagis ? Ne prêchaient-ils pas eux-mêmes la concorde, l'entente et l'harmonie entre les ouvriers et les patrons ?[28] Quant aux chefs de l'ancien parti socialiste, ils constataient eux-mêmes avec douleur quel terrain leur cause avait perdu, sous le régime impérial : Depuis quinze ans, disaient-ils, le mot de socialisme a disparu de la langue française et l'idée a paru cesser d'exister[29].

Co n'est pas seulement dans son rôle public de chef d'État, c'est aussi dans son rôle privé de chef de maison, que l'Empereur témoignait sa bienveillance et sa sollicitude pour les humbles. Je ne sais qui a dit que pour juger l'éducation d'un homme il suffit d'observer comment il traite ses serviteurs : ce n'est pas seulement l'éducation, les manières d'un homme qu'on juge ainsi, c'est l'homme tout entier. Or, jamais aucun maître ne fut servi avec plus de dévouement, de respectueux attachement que Napoléon III, à Arenenberg, comme aux Tuileries, comme à Chislehurst : aucun ne méritait mieux d'inspirer de tels sentiments.

Encore enfant, il adressait, d'Augsburg, une longue lettre à sa mère, pour la prier de garder, par charité, à son service une pauvre fille que la reine avait prise temporairement comme aide de cuisine et qu'elle comptait congédier[30]. Plus lard, lorsqu'à bord de l'Aréthuse, le menant aux États-Unis, il écrivait en Suisse, il chargeait sa mère de transmettre un souvenir aux vieux serviteurs d'Arenenberg. Ce n'était pas une simple formule de style : plus tard, il devait montrer qu'il se souvenait réellement d'eux tous. Sur la liste des pensionnaires de la Cassette Impériale, que le gouvernement du 4 septembre crut devoir publier, figuraient : Mme Bure, la nourrice de Louis-Napoléon, pour une pension de 2.400 francs, plusieurs anciens serviteurs du prince pour des pensions de 1.200 francs, même d'anciens serviteurs de l'Impératrice Joséphine et de Napoléon Ier.

Envers ceux qui faisaient aux Tuileries son service particulier, — et qui n'eurent jamais à subir de sa part même un mouvement de mauvaise humeur, — il se montra fort généreux. Ceux même qui n'approchaient pas de sa personne reçurent souvent des témoignages indirects de sa bonté. Dans un livre, dont l'auteur raconte exactement ce qu'il a vu, ce qu'il a entendu lui-même, sans s'être suffisamment renseigné sur le reste, nous trouvons une petite anecdote qui montre combien cette bonté était ingénieuse et délicate. Un valet de pied, marié, père de famille, ayant commis une faute légère, le général Rollin, qui dirigeait tout le personnel du château, l'en avait puni par une retenue de solde de quinze jours. Léon, valet de chambre de Napoléon III, en habillant, le lendemain, son maître, lui raconta ce très mince incident. L'Empereur, comme l'avait bien prévu Léon, s'apitoya aussitôt. Il ne voulait pas cependant faire lever l'amende, ce qui eût pu froisser celui qui l'avait infligée et affaiblir son autorité : Tenez ! dit-il à Léon, voici 50 francs que vous remettrez à ce pauvre homme. Mais dites-lui bien qu'il a mérité sa punition et que cette somme n'est pas pour lui, mais pour sa femme et ses enfants. Arrangez ça pour qu'il ne sache pas que c'est moi qui la donne ; car, si le général Rollin le savait, il ne serait pas content ; et, ma foi ! il aurait raison[31]. Les faits de ce genre n'étaient pas rares. Aussi tous les serviteurs de Napoléon III lui étaient-ils profondément attachés, et tous, quand il partit pour l'exil, auraient-ils voulu le suivre. Ceux qui vivent encore ont gardé à sa mémoire un véritable culte et ne peuvent parler de leur pauvre Empereur sans une profonde émotion.

 

 

 



[1] Les Finances de la France en 1871.

[2] Les Chambres, au lieu d'être un frein, sont plutôt une excitation la dépense. M. Léon Say, 20 juillet 1882.

... Dans la pratique ce n'est donc pas la publicité, c'est le huis-clos qui est la règle pour la solution  des affaires de finance. La chambre accepte aveuglement l'œuvre de sa commission... Pourvu qu'on lui donne l'assurance que le budget est en équilibre, elle se tient pour satisfaite ; elle refuse de vérifier si cet équilibre est réel ou fictif et elle vote à la vapeur, chapitre par chapitre. (Cucheval-Clarigny, Revue des Deux-Mondes, 1er février 1888.)

[3] Liberté, 1er juillet 1863.

[4] Et quelquefois plus : témoin le palais en ruines du quai d'Orsay.

[5] Quand on se rappelle aujourd'hui les polémiques ardentes que soulevait, en 1860, le projet de M. Haussmann d'amener à Paris, par un aqueduc, les sources de la Dhuis et de la Vanne, on s'attriste de voir avec quelle facilité la passion politique, aidée de l'ignorance, permet d'égarer les populations... Si l'opposition de 1860 eut prévalu, où en serait aujourd'hui la ville de Paris, avec la Seine infectée par les égouts et les eaux de l'Ourcq devenues à peu près imputables. (L. FIGUIER, Les Merveilles de l'industrie, t. III, p. 339.)

[6] Nous citerons un seul nom. Dans sa profession de foi de 1863, M. J. Ferry disait : Paris a particulièrement souffert des fantaisies du gouvernement personnel. Le système de démolition qui pèse sur cons depuis quinze ans aboutit à mir impasse... Contre ceux qui l'ont ruiné après l'avoir mis hors la loi, Paris n'a que son vote : qu'il en use !

[7] M. Jules Simon, article publié dans le Gaulois, en 1882.

[8] Rapport du Dr Peter de l'Académie de Médecine ; septembre 1885.

[9] Tableau présenté au Conseil Municipal, le 3 août 1253, par M. Marius Martin.

[10] Or, une lettre du général Ducrot nous apprend, que le maréchal Niel approuvait médiocrement ces projets dont on devait lui faire tant d'honneur plus tard ; au général Ducrot, qui les blâmait également, il faisait dire : J'ai soutenu très chaudement ses idées qui sont aussi les miennes ; mais le projet de l'empereur était si bien arrêté d'avance qu'il ne m'a pas été possible de le faire modifier, et il est probable que le général Ducrot n'aurait pas mieux réussi. La vie militaire du général Ducrot, t. II, p. 158.

[11] Il suffirait pourtant de lire les documents officiels et le propre rapport du Maréchal pour constater qu'il n'avait fait qu'exécuter, brillamment, à Magenta, les ordres, très précis, que, la veille, il avait reçus de l'Empereur.

[12] En faisant de somptueuses funérailles à M. Alphand, — disait le Petit Parisien, — la ville de Paris a voulu témoigner de sa reconnaissance à celui qui pendant trente ans a présidé, avec une science et un goût incomparables, à la transformation de Paris. On a dit, à l'occasion de sa mort, combien, sous sa direction, Paris s'est embelli, de quelles riches parures il avait su orner la grande ville et combien elle diffère aujourd'hui de l'état où elle était vers 1850.

[13] Pour montrer comment le Prince-Président entendait la résolution de ses vastes desseins, j'aurais voulu pouvoir décrire ici un précieux plan de Paris sur lequel il avait successivement tracé, rectifié des lignes qui en déterminaient l'ensemble... L'Empereur l'avait signé et remis pour instruction générale à M. Haussmann, au commencement de son règne. (Ch. MERRUAU, ancien secrétaire général de la Préfecture de la Seine, Souvenirs de l'Hôtel de Ville, publiés en 1875.)

[14] Les Promenades de Paris ; — le bois de Boulogne, pp. 3 et suivantes. — Dès l'année 1852, les terrassiers et les jardiniers sous la direction de M. Hittorff et de M. Varé étaient à l'œuvre, selon le plan donné par le Prince Président... Le Président de la République trouvait quelques instants pour dessiner lui-même les contours des nouvelles promenades, pour transformer le vieux bois insipide en jardin anglais. (Ch. Merruan, Souvenirs de l'Hôtel de Ville.)

[15] Souvenirs sur le second Empire, t. Ier.

[16] La Fin d'un Monde, p. 127.

[17] De 280, en 1851, le chiffre des condamnations pour crime capital s'abaissa régulièrement, d'année en année, jusqu'à 163 en 1869. (Il se relevait en 1878 jusqu'à 532.) — Le nombre des délits correctionnels avait diminué de 23 p. 100.

[18] En 1852, 10 millions sont affectés à l'amélioration des logements d'ouvriers ; et, en 1854, 1.500.000 francs à la construction de 182 maisons ouvrières ; en 1859, des sommes importantes sont allouées pour les maisons ouvrières de Paris, de Lille, de Rayonne, d'Amiens ; etc.

[19] Les salaires, pris dans leur ensemble, se sont accrus en dix-huit ans (de 1853 à 1871), dans la proportion de 45 pour cent, c'est-à-dire d'un peu moins de moitié. Rapport de M. Ducarre, au nom de la Commission d'enquête sur les conditions du travail, Versailles, 1875.

[20] Œuvre des Loyers ; — Fourneaux économiques ; — grande extrusion des sociétés de secours mutuels ; — construction de 153 établissements hospitaliers ; — organisation du traitement des malades pauvres de Paris : du service des médecins cantonaux dans 49 départements ; — liaison Eugène-Napoléon ; — Orphelinat du Prince Impérial ; — Pupilles de la Marine ; — Caisse de retraites pour la Vieillesse ; — Caisse des Invalides du travail ; — Société du Prince Impérial (Prêts au travail) ; — Asiles de Vincennes et du Vésinet ; — Conférences de l'asile de Vincennes ; — Asiles du reine genre installés à Lyon, et à Orléans ; — Installation de Bains et lavoirs publics, etc., etc.

[21] Mémoires inédits.

[22] Le vicomte de Melun, par exemple, — appartenant à un groupe politique, qu'il appelle toujours le parti des honnêtes gens — déclare dans ses Mémoires que ces avances à la classe ouvrière étaient évidemment dictées par l'intérêt dynastique (T. 2, p. 139) ; que dans tous ses actes d'ailleurs, connue dans ceux de cette nature Napoléon était guidé par son intérêt..... Quelle preuve en avait-il pour l'affirmer ainsi ? Les jugements téméraires, interdits à l'égard du prochain, seraient-ils licites à regard des souverains, — des souverains qui vous ont témoigné la plus granule bienveillance ? — Autre exemple encore plus curieux de cette méthode historique. Le Prince-Président, raconte M. de Melun, se hâtait de promulguer la loi sur les sociétés de secours mutuels, pendant qu'il pouvait légiférer par décret, disant que, plus tard, il faudrait le soumettre à l'Assemblée, qui n'en finirait pas, — et, pensa-t-il sans le dire, qui partagerait avec lui l'honneur de l'institution. Faire parler les gens est toujours assez hasardeux : les faire penser, c'est vraiment trop ! Les honnêtes gens devraient bien laisser ces procédés de discussion aux autres.

[23] L'Idée Napoléonienne, p. 11.

[24] Edmond BIRÉ, Victor de Laprade, p. 348.

[25] Le National disait également qu'il fallait attribuer la responsabilité de la Commune, non à la République, mais à l'Empire, ayant égaré les masses par ses fausses doctrines sociales.

[26] Aux questions que le Figaro lui avait posées sur ses doctrines, Mgr Ireland répondait, en mars 1891 : Le mot socialiste sonne mal ; et, avant de l'appliquer à mes idées, il faut le définir. Si par socialiste vous entendez ceux qui se préoccupent des nécessités et des misères sociales, qui désirent améliorer la société, qui demandent, en vue de cette amélioration, non pas seulement l'action des individus, l'influence des associations volontaires, mais aussi une raisonnable intervention du pouvoir civil, oui, j'ai des idées socialistes, à la manière de Léon XIII et de tout de nobles catholiques français.

[27] Sans doute, il a pratiqué une politique qui se proposait de modifier la situation des ouvriers ; mais ni l'abolition des lois sur les coalitions, ni les autorisations et les encouragements donnés aux sociétés coopératives et à la participation aux bénéfices, ni la création de la Caisse de retraites pour la vieillesse ne constituent des mesures socialistes. Il y avait là un dessein d'émanciper l'ouvrier, de lui faciliter l'épargne et l'association ; les moyens étaient plus ou moins bien choisis ; mais l'État ne créait pas une réglementation minutieuse subordonnant le droit individuel et la liberté de chacun à un prétendu droit social. Or, le socialisme, c'est le sacrifice plus ou moins complet des libertés et des droits individuels au contrôle si à la tutelle de la Société. (Paul LEROY-BEAULIEU. — L'Économiste Français.)

[28] Article publié, en 1869, dans le Français, par le vicomte de Melun, sur les cahiers que les délégations ouvrières avaient rédigés après l'Exposition de 1867.

M. Jules Simon, à la tribune du Corps législatif, avait déjà constaté ce progrès, en disant : Convenons qu'il y a une grande différence entre les socialistes d'il y a vingt ans et ceux d'aujourd'hui. Il y a vingt ans, excluaient le capital, exigeaient la gratuité du crédit et faisaient la guerre aux intermédiaires. Ils voulaient supprimer le salaire, de haute lutte, eu nom de l'égalité. Aujourd'hui ils reconnaissent la légitimité du travail accumulé et transmis ; ils admettent le loyer de l'argent. Enfin, réclamant pour eux la liberté, ils la demandent aussi pour les autres...

[29] Le Socialiste, journal fondé en juin 1870, et immédiatement supprimé.

[30] Ce qui m'a le plus touché, écrivait-il, c'est qu'elle m'a dit, en sanglotant, que son père, qui est infirme et incapable de travailler, ne vit que de ce qu'elle lui donne. Je me suis informé et il est vrai qu'elle ne travaille que pour lui donner du pain. Je n'ai pu m'empêcher d'être touché de son malheur ; j'espère qu'il vous touchera aussi, ma chère maman, et que vous ne serez pas fâchée que je me sois mêlé de ce qui ne me regarde pas, pour soulager quelqu'un. (Lettre du 13 juin 1823.)

[31] Le commandant SCHNEIDER, Souvenirs de la Cour à Saint-Cloud.