NAPOLÉON III INTIME

 

1815-1848

III. — LOUIS-NAPOLÉON ET SA MÈRE.

 

 

L'ambition de la mère vaincue par sa tendresse. — Pourquoi la reine Hortense regrette la fortune. — Plus de politique ! Une vie douce et calme. — Mère et amie. — Premiers épanchements. — Les illusions de 1830. — La reine dérobe son fils à la police autrichienne. — Arrivée à Paris ; la reine aux Tuileries. — Retour en Suisse. — Une visite de Châteaubriand. — A Waterloo. — Rencontre de Louis-Napoléon et du prince de Talleyrand. — Les hôtes et les fêtes d'Arenenberg. — M. Vieillard. — La main de Doña Maria. — Projet de mariage avec la princesse Mathilde. — Dissentiments entre le roi Louis et son frère. — Voyage à Bade. — M. Berryer. — Ce qui pousse Louis-Napoléon à la tentative de Strasbourg.

 

Le cœur meurtri de ces continuels reproches, et, désirant autant que possible s'y soustraire, Louis Napoléon, vis-à-vis de son père, était toujours contraint. Il lui entrouvrait avec précaution son esprit et son âme, cherchant à deviner ce qu'il pouvait lui avouer de ses idées, de ses sentiments, de ses projets, ou ce qu'il pouvait lui en taire, sans ouvrir l'écluse au flot des récriminations ; ce n'est donc pas dans sa correspondance avec le roi Louis qu'il est réellement lui-même et qu'on le trouve tout entier ; — c'est dans sa correspondance avec la reine.

Pourquoi s'observerait-il, pourquoi se contiendrait-il, en écrivant à sa mère ? Celle-ci ne sait pas le gronder. Elle n'en a d'ailleurs nulle envie. Elle le comprend toujours ; elle l'approuve toujours, bien que, par prudence, elle feigne parfois le contraire. Elle est en effet partagée entre le désir de voir jouer à son fils un rôle digne du grand nom qu'il porte et la crainte de le perdre. Entre l'ambition et l'affection maternelles, celle-ci est cependant la plus forte ; et pour le sauver des périls où elle le voit courir, elle se plaît à lui prêcher le mépris des grandeurs, à lui vanter ces douces joies du foyer qu'elle a si peu connues.

Toutes les lettres de la reine Hortense à son fils pourraient se résumer dans la recommandation, la prière qu'elle lui adressait le 20 octobre 1821 : Soigne-toi bien, mon enfant, pour ménager ma santé et aime-moi toujours pour consoler ma vie ; — ou dans ce qu'au mois de décembre 1832, ayant perdu son fils acné, elle lui écrivait, avec une tendresse plus exclusive encore : Tu sais, mon cher enfant, que tout ce qui fait ton plaisir ou ton bonheur est pour moi plaisir ou bonheur ; je ne puis plus jouir de la vie que par toi.

Si elle est réduite à une situation précaire, si le Gouvernement de la Restauration a illégalement confisqué ses biens, si le gouvernement de juillet, malgré de vagues protestations de sympathie, semble peu disposé à les lui rendre, elle en souffre, non pour elle, mais pour ce fils à qui elle voudrait faire une existence plus large et plus facile[1].

Il lui reste, de son ancienne splendeur, un collier d'un assez grand prix. En le vendant, elle pourrait augmenter la maigre pension du prince et lui donner le moyen de satisfaire plus largement son goût pour les voyages : Nous sommes pauvres, réellement pauvres, lui écrivait-elle, et je vois bien qu'il n'y a rien à attendre de la justice et des promesses du gouvernement français. Il faut tâcher de vivre avec le peu qu'on a, sans rien demander à personne. Si je parviens à placer mon collier, je serai satisfaite. Mais cette satisfaction se fait attendre et le précieux écrin, qu'elle ne veut pas faire colporter chez les bijoutiers, reste dans un tiroir : Je n'entends plus parler de la vente de mon collier. Aux malheurs de l'exil et de la calomnie, il est pénible d'ajouter le manque de fortune qui vous prive même d'un voyage qui vous serait nécessaire. (Lettre du 8 décembre 1832.)

Un homme, qui affiche un grand dévouement pour elle, prétend avoir trouvé l'acquéreur attendu. L'offre qu'il a reçue, qu'il dit du moins avoir reçue, est dérisoire ; on devine qu'il compte réaliser sur l'affaire un beau bénéfice personnel ; et c'est pour la reine Hortense un nouveau sujet de tristesse : Ah ! les hommes, dans les petites comme dans les grandes choses, il faut s'en méfier. Je suis désolée de t'ôter si souvent la douce confiance de la jeunesse. Mais, ton défaut étant trop de confiance, il faut que je sois la froide raison et que je te répète souvent : Méfie-toi ! (Lettre du 16 décembre 1832.) Dès le mois suivant, elle renouvellera encore ce conseil, si souvent répété, dans une intention, que, cette fois, elle avoue : Apprends à juger les hommes, à les connaître, hélas ! et peut-être à les fuir ; car ils ne valent pas grand'chose. Je te l'ai dit : je suis devenue misanthrope, et, sans pourtant détester le genre humain, je voudrais ne plus avoir affaire à lui... Il faut te faire une vie douce et calme sans songer à la politique. (Lettre du 3 février 1833.)

Cette vie douce et calme, elle lui en avait indiqué, quelques semaines auparavant, le modeste programme : Je ne forme plus d'autres vœux que de te conserver près de moi, de te voir marié à une bonne petite femme, jeune, bien élevée, que tu pourras former à ton caractère, et de soigner tes petits enfants. Voilà le seul bonheur que l'on puisse espérer dans ce monde. Désirer davantage, c'est vouloir empoisonner sa vie de tous les tourments possibles... Ceux qui me jugent ambitieuse ne savent pas à quel point je les plains d'acheter si cher la puissance qu'ils supposent que je regrette. La seule chose dont j'aie besoin, c'est toi et le soleil. Même la patrie, je ne la regrette plus. Je l'ai trop aimée pour n'être pas froissée de son ingratitude. Croirais-tu que M. Parquin écrit à sa femme qu'on ne veut pas lui payer sa dernière solde, à cause de notre voisinage[2] ! (Lettre du 16 décembre 1832.)

Ce ton de confiante tendresse, si différent de celui qu'employait son père, charmait la nature un peu timide de Louis-Napoléon et la provoquait aux épanchements... Le 10 janvier 1832, il doit écrire à la Reine : Je vois dans tout ce que vous me dites le cœur d'une mère et l'intérêt d'une amie... Lorsqu'on est malheureux, on éprouve un grand soulagement à confier son chagrin. Malheureusement, c'est le défaut de mon caractère, je concentre tout ce que je sens, de sorte que je n'ai de confiance que par explosion. Et, quinze jours après : Comme je suis heureux d'avoir une mère si indulgente et aussi tendre que vous ! Si vous saviez combien vous m'avez touché en voulant descendre un moment dans le fond de mon cœur et en excuser les tourments ! Ce qu'à l'âge de vingt-quatre ans il sentait, il exprimait avec tant de chaleur, il l'avait toujours éprouvé. Dès son enfance, sûr de n'être jamais rabroué par sa mère, même s'il déraisonnait, il a pris l'habitude de penser tout haut devant elle et de lui confier, sans hésitation, sans réticence, ce qui occupait, même ce qui traversait sa cervelle ou son cœur.

L'affection que lui inspire son père est dominée par le respect : le respect semble parfois coûter à celle qu'il éprouve pour samare et en gêner l'effusion. Jamais il n'eût osé écrire au roi Louis ce qu'il écrivait, d'Augsburg, à la reine : Votre lettre que j'ai reçue avant-hier m'a consolé un moment de la peine que j'ai de n'être plus auprès de vous... Adieu, ma chère maman, je t'aime et t'embrasse de tout mon cœur,car je trouve que pour dire à quelqu'un qu'on l'aime tendrement, vous n'est pas bien ! (Lettre du 2 novembre 1822.)

Eprouve-t-il une forte émotion ? Ce n'est pas vers Florence que sa pensée se porte aussitôt, c'est vers Arenenberg. Quand on apprend la mort de l'Empereur, il a treize ans ; L'impression que produit ce grand deuil sur son âme d'enfant, il la dit simplement, presque naïvement à celle qu'il en sait inconsolable : Ce qui me fait beaucoup de peine, c'est de ne pas l'avoir revu même une seule fois avant sa mort ; car à Paris j'étais si jeune qu'il n'y a presque que mon cœur seul qui m'en fasse souvenir. Quand je fais mal, si je pense à ce grand homme, il me semble sentir en moi son ombre qui me dit de me rendre digne du nom de Napoléon... Je suis jeune et je parais parfois avoir oublié ce malheur ; mais si cependant ma galle revient quelquefois, cela n'empêche pas que mon cour soit triste et que je n'aie une haine éternelle contre les Anglais.

Après avoir terminé ses études classiques à Augsburg, le prince Louis avait rejoint sa mère en Suisse ; il était resté plusieurs années auprès d'elle ; mais il dut la quitter de nouveau pour entrer à l'Ecole militaire de Thoune. Il y apprend presque aussitôt un autre événement, non moins grave, mais moins douloureux pour lui : la révolution de juillet. C'est à sa mère qu'il fait part immédiatement de sa joie et de ses espérances. Il lui écrit, le 12 août : Le drapeau tricolore flotte en France ! Heureux ceux qui ont pu les premiers lui rendre son ancien éclat ! Et, le surlendemain : Votre dernière lettre était bien belle !... J'espère qu'après ces événements, on nous permettra de jouir des droits de citoyens français. Que je serai heureux de voir des soldats avec la cocarde tricolore !

Il n'aura pas le bonheur de revoir des soldats français, encore moins celui de servir avec eux : il ne tarde pas à l'appendre, avec un vif chagrin. Mais, à l'exemple des Français, les patriotes d'autres pays paraissent prêts à se soulever contre l'œuvre de la Sainte-Alliance il ne peut cacher ni sa sympathie pour leur téméraire entreprise, ni son secret désir d'y participer. La reine Hortense, à qui, pour la dernière fois, il avait été permis d'aller passer quelques semaines en Italie, dut lire avec une douloureuse appréhension ce que, le 1er janvier 4831, il venait de lui écrire : Vous me dites qu'il y à beaucoup de Polonais à Rome. Comment ne retournent-ils pas chez eux ? N'ont-ils pas de sang dans les veines ? L'inquiétude de la reine n'était que trop justifiée. Quelques jours plus tard, son frère lui ayant appris qu'il acceptait un commandement dans la petite armée des constitutionnels italiens, le prince Louis avait quitté Thoune, pour le suivre ; il était arrivé, avec lui, à Spoleto. De là, comptant sur l'indulgence à toute épreuve de sa mère, il lui écrivait, le 12 février : Ma chère maman, nous sommes dans la joie de nous trouver au milieu de gens qui nous traitent avec la plus grande affabilité et qui sont enivrés de patriotisme  Envoyez-nous autant d'argent que vous pourrez ; ce n'est pas le temps de penser aux économies. J'espère, ma chère maman, que vous ne serez pas en peine de nous et que vous tacherez d'apaiser notre père qui doit être très fâché contre nous. A la lettre de son frère, le prince Napoléon avait voulu ajouter quelques lignes : Ma chère maman, ne vous tourmentez pas pour nous. Nous sommes bien et très en sûreté. Je serais bien content, si ma séparation d'avec Charlotte, la première et, j'espère, la dernière, ne m'attristait horriblement. Cela ne sera pas long, voilà ce qui me console !

Le 26 février, nouvelle lettre de Louis-Napoléon, toujours plein de joie, d'ardeur et d'illusions : Voilà la première fois que je m'aperçois que je vis. Avant, je ne faisais que végéter. Notre position est des plus honorables et des plus belles. L'enthousiasme est très grand... Notre seul chagrin est de vous savoir inquiète. Mais, quatre jours plus tard, quel désappointement ! Les princes ont appris que leur mère, désolée de les voir lancés dans cette aventure, désirait les en faire sortir, même contre leur gré. Ils comprennent que, par ses efforts peut-être, à coup sûr par ceux de leur père et de leur oncle Jérôme, ils vont être contraints de déposer les armes. Le 1er mars, Louis-Napoléon lui en exprime sa surprise et son dépit : Ma chère maman, nous avons reçu votre lettre et vraiment je n'y comprends rien ! Vous devez savoir ce que nous sommes, ce que nous voulons... L'ordre vient de nous arriver de retourner à Ancône, On dit que cet ordre est parti de Florence. Ainsi on veut nous faire passer pour poltrons. Nous ne voulions pas aller jusqu'à Civita-Castellana. Quant à revenir à Florence, cela est de toute impossibilité. Qu'on ne nous envoie pas d'argent, nous saurons nous en passer, en vivant à la ration, et, au lieu d'être volontaires, nous serons sous les ordres du premier venu... Nous avions fait ce que nous devions faire et nous ne reculerons jamais.

Il faut bien reculer pourtant. Leurs propres chefs l'exigent. Louis-Napoléon l'apprend, le 5 mars, à sa mère : Les intrigues de mon oncle Jérôme et de papa ont tant fait que nous avons été obligés de quitter l'armée. C'est Armandi qui en est la cause. Il a prêté foi aux assurances que lui donnaient nos parents que, si nous restions avec l'armée, nous dérangerions le système de non-intervention. Et, cette fois encore le prince Napoléon ajoute un mot de sa main : Ayez la complaisance de dire à papa que s'il nous faisait partir de ce pays-ci, nous ne le ferions que pour aller en Pologne.

L'armée qu'ils viennent de quitter ne tarde pas à se désorganiser ; elle sera facilement dispersée, anéantie et l'Autriche se prépare à châtier sévèrement les rebelles. La reine Hortense, comprenant quel danger menace les princes, veut les enlever. S'étant procuré des passeports anglais, elle court les rejoindre à Forli. En y arrivant elle apprend que l'aîné de ses fils vient d'y mourir, que le second lui-même est malade. Dès que le prince Louis est en état de partir, elle l'emmène, et, le dérobant par des prodiges d'adresse aux recherches actives de la police autrichienne, elle arrive avec lui jusqu'en France, jusqu'à Paris, sans que leur incognito soit trahi.

La reine Hortense, ou plutôt la duchesse de Saint-Leu se présente aux Tuileries ; elle y reçoit bon accueil ; elle y obtient de traverser la France pour rentrer en Suisse, après avoir été se reposer, pendant quelques semaines, en Angleterre. Louis-Napoléon, — que sa mère voulait détourner de cette démarche, en prévoyant l'insuccès, — écrit au roi pour solliciter la faveur de servir la France, à quelque rang que ce soit. Cette faveur lui sera peut-être accordée, un jour ; M. Casimir-Perier le fait du moins espérer à la Reine, en y mettant toutefois une condition : le prince quitterait son nom, trop mal vu de l'Europe, — que la France est tenue de ménager, car elle est divisée en trop de partis pour pouvoir affronter la guerre... Quitter son nom ? Le prince s'indigne qu'on ose le lui demander : Vous aviez raison, ma mère, dit-il à la Reine, ne songeons plus à rien de tout cela ; et retournons dans notre retraite ![3]

Ne lui sera-t-elle pas dure, cette retraite, et plus dure que jamais, les chimères qu'il y caressait autrefois s'étant si misérablement évanouies, le frère bien aimé, dont il y retrouvera partout le souvenir, ne pouvant plus recevoir la confidence de ses tristesses, et l'en consoler, en s'y associant ? La reine, qui n'a plus que lui à aimer, s'en inquiète. Aussi est-ce pour elle une grande joie quand quelque visite imprévue vient animer, pour un moment, la solitude d'Arenenberg.

Peu après son retour, elle avait la vive satisfaction d'y recevoir Mme Récamier, qu'elle aimait beaucoup, et M. de Chateaubriand pour le talent duquel son fils avait la plus grande admiration. Tous deux passèrent près de la reine et du prince une journée entière, que celui-ci ne devait jamais oublier. Quelle impression ses hôtes d'un jour avaient-ils emportée de lui-même ? L'un et l'autre l'ont notée dans leurs mémoires. Mme Récamier l'avait trouvé poli, distingué, taciturne. M. de Chateaubriand, qui avait eu avec lui un long tête-à-tête, écrivait : Le prince Louis est un jeune homme studieux, instruit, plein d'honneur et naturellement grave.

Entre le neveu de l'Empereur et le champion découragé du droit divin, les relations continuent ; une correspondance s'engage. Soucieux de sa dignité, sachant ménager également celle de l'illustre vieillard, Louis-Napoléon lui écrit : Si notre manière de voir diffère, nos souhaits pour le bonheur de la France se confondent. Et, très sensible aux compliments, pleins de tact et d'esprit qu'il reçoit d'Arenenberg, Chateaubriand remarque, avec une souriante amertume, que les princes auxquels il avait voué sa vie n'ont jamais su lui en dire autant[4].

Après cette entrevue, qui l'avait puissamment distrait quelques heures, Louis-Napoléon était retombé, — de plus haut, — dans sa morne tristesse. Pour l'en arracher, la reine Hortense compte sur la secousse d'un voyage. Le roi Joseph manifestant le désir de le voir à Londres, le prince Louis se rend à son appel, mais sans se presser, en commençant par faire plusieurs étapes en Belgique. De Bruxelles il écrit, le 14 novembre, à sa mère : Nous avons visité hier le champ de bataille de Waterloo. Vous concevez tout ce que j'ai dû éprouver, en voyant l'endroit où le sort de la France s'est décidé et où l'étoile de l'Empereur s'est éteinte pour jamais... Le roi Léopold a prononcé un discours pour l'ouverture des Chambres, où il annonce positivement l'arrivée des Français. Nous les verrons peut-être en allant à Ostende, mais je ne le désire pas, car, n'étant pas avec eux, leur vue me ferait bien du mal.

Son séjour en Angleterre ne parait pas produire les résultats qu'en attendait sa mère : Depuis qu'il y est, il a le spleen et voit tout en noir. Quelle sera sa destinée Quelle noble tâche pourra-t-il remplir en ce monde ? Vous me parlez de mon nom ? Hélas ! C'est un fardeau de plus quand on ne peut le faire valoir ! S'il ne peut le faire valoir, il ne veut pas du moins l'humilier, devant ceux qui affectent de ne le plus connaître : L'autre soir, j'étais chez M. Webster, le fils de Lady Holland, et j'y ai rencontré M. de Talleyrand. Il n'a pas eu l'air de me voir ; et, moi aussi, j'ai fait comme si je ne savais pas qui il était. Il était auprès de Lady Tankerville et j'ai été exprès causer avec elle pour qu'on ne crût pas que j'étais embarrassé de sa présence. (Lettre du 23 mars 1833.) Ce nom, que tant d'autres Français semblent ignorer comme l'ex Grand-Chambellan de l'Empereur, tout le monde, ne semble-t-il pas redouter qu'on en réveille le souvenir ? Aussi, malgré son découragement, ne peut-il approuver la misanthropie de sa mère : Vous vous plaignez de l'injustice des hommes ; et, moi, j'ose dire que vous avez tort de vous en plaindre. Comment les Français se souviendraient-ils de nous, quand nous-mêmes, nous avons tâché, pendant quinze ans, de nous faire oublier ; quand, pendant quinze ans, le seul mobile des actions de tous les membres de ma famille a été la peur de se compromettre et qu'ils ont évité toute occasion de se montrer, tout moyen de se rappeler publiquement au souvenir du peuple ? (Lettre du 10 juillet.) La reine Hortense ne se plaint pas seulement de l'injustice des hommes ; elle se plaint de sa pauvreté ; et son fils, sachant bien qu'elle en souffre pour lui, ose encore lui reprocher doucement de se créer de tels soucis : Ce n'est pas la fortune qui rend indépendant, c'est le caractère. S'il fallait vendre tous mes objets de luxe, qui se bornent à mes chevaux et travailler pour vivre, je me trouverais aussi heureux et aussi indépendant.

Louis-Napoléon rentre à Arenenberg, où, à son intention, sa mère a invité quelques amis. Parmi eux se trouve M. Vieillard, ancien capitaine d'artillerie, joignant, comme beaucoup d'hommes de sa génération, de solides principes républicains à une dévotion exaltée pour la mémoire de l'Empereur. Le roi Louis, qui l'estimait fort, l'avait nommé gouverneur du prince Napoléon ; par celui-ci il a connu son frère, pour lequel il s'est pris aussitôt d'une respectueuse affection. Il venait d'épouser une jeune veuve, Mme Dufresne, que la mauvaise santé de son premier mari avait forcée de passer plusieurs hivers à Rome, où la duchesse de Saint-Leu lui avait fait autrefois le plus aimable accueil. Mme Vieillard se trouvait avec son mari à Arenenberg, où désormais elle l'accompagnera toujours. Nous avons entre les mains les lettres où elle donnait ses premières impressions sur les hôtes de la villa et sur la vie qu'on y menait : Plus on voit, la Reine, écrivait-elle, plus on la trouve admirable de bonté, de grâce et de goût, enfin de tout ce qui compose la femme aimable. (Lettre du 6 août 1833.) Le Prince est excellent et joint beaucoup de raison, des goûts solides à une sorte de naïveté qui est charmante. La Reine est la perfection. Elle a une bienveillance, une grâce dont rien n'approche, et personne ne peut la voir sans être charmé de ses manières. (Lettre du 15 août). Un peu plus tard, elle dira encore : Le prince est si bon ! si attachant !

Pour célébrer la fête de son fils (25 août), la reine Hortense organise une modeste fête, à laquelle sont conviées quelques dames de Constance : On a d'abord tiré une loterie, avec une centaine de lots, dont le plus précieux était une charmante aquarelle de la Reine, puis on a dansé, on a soupé, on a dansé encore, et cela s'est terminé, fort tard, par un cotillon, à la fin duquel on a parcouru toutes les pièces du rez-de-chaussée.

Après un hiver studieusement employé, le prince Louis doit partir pour Thoune, où l'appelle son service militaire. Les tendres soins que vient de lui prodiguer sa mère ont encore augmenté son affection pour elle ; et il cherche à la consoler de cette nouvelle séparation, en lui montrant le chagrin qu'il en éprouve lui-même. Le 11 avril 1834, ses chevaux le conduisent à Stein, où, pour continuer sa route, il prendra une voiture publique. De là, quelques heures à peine après lui avoir fait ses adieux, il lui envoie déjà ce billet : Nous voici à Stein ; je ne puis laisser partir le cocher, sans vous embrasser encore, en vous exprimant tout mon attachement. Dès le lendemain, il lui écrit : Il suffit que je m'éloigne quelques jours de vous pour que je désire tout de suite m'en rapprocher de nouveau. Et, deux jours après : Il me faut plus de courage pour vous quitter que pour affronter un danger.

A Thoune, le prince reçoit une lettre de M. Vieillard, lui donnant la nouvelle suivante : Votre nom, je veux dire le nom de Bonaparte, a été prononcé à Lyon. Et, parmi les Bonaparte, c'est votre oncle Lucien qu'on a été choisir pour en faire un consul républicain ! Qu'en dites-vous, vous qui le connaissez ? (Lettre du 29 avril.) A la même époque, la reine lui fait connaître un projet que plusieurs de ses amis ont formé, qu'ils travaillent à réaliser. Apprenant qu'on cherchait à marier la reine du Portugal, Doña Maria, ils ont mis son nom en avant. Informé de ces démarches, qu'il n'a jamais autorisées, le prince écrit aussitôt à la reine : Je ne veux pas courir toute l'Europe, en vendant ma vie au plus offrant. J'ai déjà servi l'Italie, la Suisse ; et pourtant je ne suis que français. Je veux vivre et mourir tel. Si ma patrie me repousse, le resterai citoyen d'un pays libre, et je n'irai pas épouser une femme inconnue, pour posséder un trône au milieu d'une nation à laquelle je serais complètement étranger et pour laquelle je n'aurais rien fait ! Ses ingénieux amis lui font sans doute valoir, pour le décider, que ce modeste trône lui servirait peut-être de marchepied, qu'il pourrait passer du Tage au Mançanarès et, plus tard, à la Seine. Ce beau plan le fait sourire : Le chemin est trop détourné ; j'aime mieux la ligne droite.

Mais, à défaut de ce mariage, n'en pourrait-il faire un autre ? On a songé pour lui à l'une de ses cousines, fille du prince Eugène ; la santé délicate de cette princesse fait abandonner cette idée, avant même qu'elle soit l'objet d'aucune ouverture... L'année suivante, le roi Jérôme étant à Lausanne, Louis-Napoléon va lui faire une visite ; près de lui, il voit sa fille, la princesse Mathilde ; il la trouve charmante et avoue à sa mère que, sans en être positivement amoureux, il serait heureux de l'avoir pour femme. La reine Hortense, qui désire si vivement être grand'mère, ne serait pas moins heureuse de l'avoir pour belle-fille.

Le roi Louis, qu'il a fallu consulter, s'effraye de la ruineuse prodigalité de son frère ; il ne s'oppose pourtant pas à ce que la demande soit faite. Mais un grand deuil, atteignant la famille de l'Empereur, oblige à l'ajourner : Madame-Mère vient de mourir !... De tous les siens, à qui elle inspirait une égale vénération, nul ne pana la regretter plus vivement que Louis-Napoléon : Ce n'est pas seulement comme petit-fils, écrit-il le 14 février 1836, que je verse des larmes sur sa mort. C'est aussi en pensant qu'elle était mère de l'Empereur que je déplore cette perte irréparable... Une seule idée me console ; c'est de penser que, si elle me voit du haut des cieux et qu'elle lise dans mon cœur, elle y verra tant d'attachement pour mes parents, tant de vénération pour sa mémoire et pour celle de l'Empereur, enfin, j'ose le dire, tant d'amour du bien qu'elle dira : J'ai un petit-fils digne de porter le grand nom que son père lui a laissé intact[5].

Après la mort de son gente, le jeune prince Napoléon-Jérôme vint passer quelque temps à Arenenberg, où son cousin Louis l'initia aux mathématiques. La reine goûtait beaucoup son esprit ouvert et vif, mais regrettait qu'au lieu de défendre ses idées avec la réserve et la modération que comportait son âge — quatorze ans à peine — il semblât les vouloir imposer. Pour corriger son neveu de ce travers, elle écrivit quelques lignes qu'elle ne se décida pas sans doute à lui remettre, car on les retrouva dans ses papiers. Cette petite mercuriale, datée du 22 mai 1836, était intitulée : Réflexions adressées à mon neveu Napoléon, qui aime beaucoup la discussion. Nous en citerons seulement le début :

Pour bien discuter, en général, et prouver par la discussion qu'on est un homme bien élevé, il faut être beaucoup plus occupé de trouver des arguments supérieurs à ceux de ses interlocuteurs que de rechercher les points faibles qui se trouvent dans ces arguments. Par ce moyen, on ne se laissera jamais aller à ces exclamations vulgaires et souvent choquantes : C'est ridicule ! C'est bête ! Cela n'a pas le seul commun ! Si l'on blesse son adversaire, il vous blesse à son tour ; l'amour-propre se trouve en jeu, les personnalités prennent alors la place du sujet, on déraisonne de part et d'autre, on se querelle au lieu de se persuader et l'on transforme une arène d'éloquence en une place publique.

C'est à ce moment que des négociations sérieuses s'engagèrent au sujet du mariage souhaité par le prince Louis et par sa mère. Elles marchèrent fort lentement, le roi hr6rne et son frère ne pouvant se mettre d'accord sur les questions d'intérêt. Voyant son fils énervé par cette longue attente, la reine lui conseilla de se rendre auprès de sa tante, la grande duchesse Stéphanie, qui avait toujours grand plaisir à le voir. A Bade, il eut la joie de rencontrer des Français, qui lui donnèrent des témoignages de sympathie.

Il y fit la connaissance du célèbre avocat qui devait, â la prière de leur ami commun M. Mocquart, le défendre, quatre ans plus tard, devant la cour des Pairs : J'ai vu hier M. Berryer. Il a l'air, par son importance, d'un souverain incognito qui visite ses fidèles sujets. Nous avons parlé de la loi d'exil ; il m'a dit qu'il avait été fâché de ne pouvoir parler cette fois-ci. (Lettre du 30 juillet 1836.) Quelque plaisir qu'il éprouve toujours à regagner le foyer maternel, il ne voit pas arriver le moment de quitter Bade sans un serrement de cœur : Ce ne sont ni les plaisirs, ni la société que je regretterai ; c'est de ne plus voir cet horizon français que, du matin au soir, j'avais constamment sous les yeux depuis un mois ! (Lettre du 14 août.)

Pendant son absence, les pourparlers matrimoniaux n'ont abouti qu'à diviser un peu plus les deux frères, à rendre une rupture imminente entre eux. De Thoune, où il a dû s'arrêter quelques jours avant de rentrer auprès d'elle, Louis-Napoléon s'en plaint vivement à sa mère : J'ai écrit à mon père et à mon oncle Jérôme que j'espérais bien qu'ils ne se brouilleraient pas pour moi ; que j'étais content de ce que mon père faisait pour moi et-que j'étais décidé depuis longtemps à ne rien lui demander de plus. Quant à lui, il se croit toujours engagé ; rien ne pourra changer ses sentiments. Si son oncle le trouve trop pauvre, il consentira quoique à regret à attendre jusqu'au printemps. (Lettre du 11 septembre.) Peut-être alors sera-t-il plus riche. Peut-être le gouvernement français aura-t-il rendu à sa mère une partie des biens dont elle est toujours la légitime propriétaire. M. Vieillard parait y croire. Dès l'année précédente, il écrivait au prince. : Manguin m'a dit hier qu'il espérait faire restituer à la reine huit mille arpents de bois des environs de St-Leu, qui avaient été indûment, illégalement confisqués par Louis XVIII. Les bonapartistes-républicains de la Chambre ont continué depuis leurs démarches et ne désespèrent pas de les voir aboutir.

Mais de ces discussions d'intérêt, si contraires à ses instincts, Louis-Napoléon éprouvait une grande tristesse. La destinée semblait décidément se plaire à décevoir et ses velléités d'ambition et ses rêves de bonheur domestique, --- comme, quelques mois plus tôt, quand la princesse Mathilde était à la cour de son aïeul le roi de Wurtemberg, il s'en plaignait déjà à sa belle-sœur :

Ma chère Charlotte, je voudrais bien te revoir. Je voudrais bien pouvoir me promener avec toi dans les boutiques de Regent-Street ; je voudrais bien être à Florence ; je voudrais bien être à Stuttgard ; je voudrais bien être à Paris. Je voudrais bien serrer dans ma main les doigts de ma cousine ou la poignée d'un sabre. Et de tous ces vœux, lequel sera exaucé ? Probablement aucun !

Tels étaient, à cette heure décisive de sa vie, — un mois avant qu'il se jetât dans l'aventure de Strasbourg, — les idées qui travaillaient l'esprit, les sentiments qui agitaient l'âme du prince Louis.

Il vénère Napoléon comme un dieu. Il croit qu'avec son nom l'Empereur et légué aux siens, non des droits, mais des devoirs ; pour lui le peuple est le propriétaire et les gouvernements, quels qu'ils soient, des fermiers[6]. Pour lui, — comme pour sa mère, qui a tenu à le lui répéter sans cesse[7]le peuple qui donne a le droit d'ôter ; et, la volonté nationale l'ayant seule mis sur le pavois, sa famille doit en attendre l'expression et s'y conformer lui fût-elle contraire. Mais il est convaincu que les institutions fondées par le génie de l'Empereur peuvent seules assurer la paix, la prospérité, la grandeur de son pays ; et que le peuple le sait, qu'il le dirait si l'on daignait l'interroger ; et que le devoir des Bonaparte est de chercher, par tous les moyens, à lui rendre la parole.

Ils ont d'ailleurs une revanche à prendre ! Les divers gouvernements de l'Europe, le gouvernement français lui-même les ont traqués, pendant quinze ans, comme des malfaiteurs. Le régime sorti des barricades de Juillet, bien que moins dur pour eux, les laisse vivre, il les laissera sans doute mourir obscurément dans l'exil  A cette morne et vide existence tout n'est-il pas préférable ?

En se décidant à sa téméraire entreprise Louis-Napoléon ne compte guère en recueillir lui-même le profit. Il n'ose espérer le succès ; il a prévu, accepté toutes les conséquences d'un échec... S'il ne perd pas la vie, il perdra du moins la liberté ; cette mère dont il ne pouvait s'éloigner quelques heures sans chagrin, il sera séparé d'elle pour longtemps, pour toujours peut-être ; cette fortune, que ses amis de Paris travaillent à lui faire rendre, il y devra renoncer. Tous ces sacrifices, il les fait sans hésiter, — pour courir la faible chance d'enlever la couronne à la pointe de son épée ? Non : si les héritiers de l'Empereur se croyaient des droits d'autres pourraient les revendiquer avant lui. Sa seule ambition, c'est d'appeler le peuple à désigner lui-même sont chef ; c'est surtout — car, encore une fois, il n'a guère l'espoir d'arriver jusqu'à Paris —, de lui rappeler qu'il y a encore des Napoléons, comptant sur lui, sur lesquels il pourrait compter, — ce que les autres princes de sa famille ont paru prendre à tâche de lui faire oublier.

Sans pénétrer, comme sa correspondance nous a permis de le faire, jusqu'au fond de sa pensée, Louis Blanc[8] y avait donc lu assez sûrement, lorsqu'il commençait le récit de la tentative de Strasbourg, en disant : Neveu de celui que la France appelait l'Empereur, et condamné au tourment d'une jeunesse obscure, ayant à venger ses parents proscrits, exilé lui-même, par une loi injuste, d'un pays qu'il aimait et dont on pouvait dire sans exagération que Napoléon le couvrait encore de son ombre, Louis Bonaparte se croyait destiné à soutenir l'honneur de son nom, à punir les persécuteurs de sa famille, à ouvrir à son pays abaissé quelque issue vers la gloire.

 

 

 



[1] Elle écrivait, vers cette époque, à M. Belmontet : Ma position de fortune m'oblige à rester l'hiver sur nia montagne exposée à tous les vents... Je ne me plaindrais pas si mon fils, il son âge, ne se trouvait pas privé de toute société et complètement isolé, sans autre distraction que le travail assidu auquel il s'est voué ! Son courage et sa force d'Aine égalent sa pénible et triste destinée. Quelle nature généreuse ! Je l'admirerais si je n'étais pas sa mère. Je jouis autant de la noblesse de son caractère que je souffre de ne pouvoir donner à sa vie plus de douceur. Il était né pour de belles choses : il en était digne. (Cette lettre, du 10 décembre 1834, a été publiée par le Dr Véron dans les Nouveaux Mémoires d'un Bourgeois de Paris, p. 420.)

[2] Le commandant Parquin avait épousé Mlle Cochelet, lectrice de la Reine ; il s'était fixé, avec elle, au Wolfsburg, petit château voisin d'Arenenberg.

[3] Chapitre des Mémoires de la Reine, publié par elle en 1835, sous ce titre : La reine Hortense en Italie, en France et en Angleterre, pendant l'année 1831.

[4] Mémoires d'Outre-tombe, p. 5.

[5] Six mois auparavant, Louis-Napoléon avait écrit à Madame-Mère : Ma chère grand-maman... La lettre que vous avez adressée dernièrement à ma mère m'a fait un bien grand plaisir... Vous devez penser quelle douce impression je dois ressentir de la bénédiction  de la mère de l'Empereur, moi qui vénère l'Empereur comme un Dieu et qui porte le culte le plus sacré à sa mémoire...

Adieu, ma chère grand-maman, soyez persuadée que personne plus que moi ne comprend tous les devoirs que m'impose le grand nom que j'ai l'honneur de porter et que ma seule et unique ambition est de m'en montrer constamment digne. (Lettre publiée par M. le baron Larrey, Madame-Mère, tome II, p. 473).

[6] Lettre à M. Vieillard, 29 janvier 1838.

[7] La Reine Hortense en Italie, en France et en Angleterre, chapitre de ses mémoires, déjà cité plus haut.

[8] Histoire de Dix Ans, t. V, p. 121.