L'EMPIRE

 

CHAPITRE PREMIER. — LE PRINCIPE DE L'EMPIRE.

 

 

La politique n'est pas la recherche de l'absolu[1].

Vouloir appliquer à un pays les institutions qu'on estime les meilleures, sans tenir compte de son tempérament, de ses instincts, de ses qualités et de ses défauts, c'est faire œuvre d'idéologue.

Autant vaudrait imposer à toutes les tailles des vêtements coupés à la mesure de l'Antinoüs ou de l'Apollon du Belvédère.

Qu'on l'estime heureux ou funeste l'avènement de la démocratie en France est un fait contre lequel on ne saurait réagir[2].

Un homme d'État anglais, constamment préoccupé de la question d'Orient, disait : Avec ceux qui ne reconnaîtraient pas, à priori, la nécessité de maintenir l'intégrité de la Turquie, je refuse de discuter nos affaires étrangères. Nous sommes tenté de dire, en l'imitant : avec ceux pour qui la prédominance de l'esprit démocratique dans la société française est un fait contestable, secondaire ou transitoire, nous renonçons à discuter nos affaires intérieures. Nous respectons leur illusion, nous les laissons s'y complaire : nous ne nous adressons qu'aux autres, — qui forment assurément l'immense majorité du public.

Si l'on ne peut chasser la démocratie du rang qu'elle occupe, on ne peut songer davantage à briser l'instrument de son émancipation : le suffrage universel.

On médit beaucoup, dans les classes élevées, du suffrage universel. Contrairement au préjugé commun, nous croyons et nous chercherons plus loin à prouver qu'il est la ressource suprême des intérêts conservateurs.

Mais, que nous ayons tort ou raison sur ce point, que le suffrage universel soit pour la Révolution un adversaire ou un allié naturel, on doit désormais compter avec lui.

Depuis trente-cinq ans qu'il existe, il est profondément entré dans nos mœurs. L'ouvrier, le paysan n'usent pas toujours de leur droit électoral : on aurait tort d'en conclure qu'ils y soient indifférents et qu'on pût le leur ravir aisément. Supposons qu'un pouvoir, sorti d'une crise violente, se crût assez fort pour frapper ce grand coup : il se trouverait bientôt dans une atmosphère de haine où il ne pourrait vivre. Le parti qui promettrait au peuple de lui rendre le bulletin de vote serait bientôt le maître du pays, et la révolution, qu'on aurait cru étouffer ainsi— renaîtrait spontanément à la première occasion. .. Le suffrage universel y est, il y restera : il faut en prendre son parti et tâcher de s'entendre avec lui[3].

La Royauté, la Royauté parlementaire surtout, le peut-elle ? Évidemment non : entre elle et la démocratie il y a une incurable défiance, une véritable incompatibilité d'humeurs. Elle redoute, elle ne subirait qu'à contrecœur l'intervention des masses dans le gouvernement du pays : elle ne veut même pas leur devoir son investiture.

Son principe, ce principe dont elle proclame si haut la vertu, ne lui donnerait aucune stabilité.

Ce principe sauveur, que les royalistes nomment la tradition ou le droit divin, qui pourrait seul, à les croire, panser nos plaies et fermer l'ère des révolutions, — qu'est-ce donc, après tout ?

C'est tout simplement la longue possession.

Quand elle se continue, sans interruption, pendant des siècles, la possession confère à la dynastie qui en jouit, sinon le droit imprescriptible, du moins la situation morale du légitime propriétaire.

Au moment d'arracher le tronc qui y est rivé par des racines séculaires, la Révolution saisie, malgré elle, de respect pour cette œuvre du temps, doit hésiter.

Mais une possession trois fois interrompue dans l'espace d'un siècle n'est-elle pas un titre bien précaire ? L'arbre trois fois déraciné par elle intimide peu la cognée révolutionnaire. C'est ce que Chateaubriand voulait faire entendre quand il définissait la Restauration : Un chêne replanté trop vieux pour qu'il prît racine.

Ce droit, déjà contestable avant la mort de M. le comte de Chambord, ne l'est-il pas infiniment plus aujourd'hui ?.. Comment le bénéfice de la longue possession serait-il acquis au descendant de Louis-Philippe Ier et de Philippe-Égalité ? Comment M. le comte de Paris pourrait-il invoquer à son profit celte tradition que les siens ont brisée ?

Après la révolution de juillet, les légitimistes estimaient qu'en signant le pacte du 9 août 1830 Louis-Philippe était sorti, à jamais sorti avec les siens de la Maison de France : celte situation que l'acte solennel du 9 août avait créée, une réconciliation de famille a-t-elle pu la modifier radicalement ? Que M. le comte de Chambord, voyant s'éteindre en lui sa grande race, ait accueilli son jeune cousin comme une sorte de dauphin adoptif, nous l'admettons ; mais il n'était pas en son pouvoir d'en faire son héritier légitime, le dépositaire du droit traditionnel ; et il paraît aujourd'hui démontré qu'il s'en rendait fort bien compte.

Que devient donc, au milieu de toutes ces vicissitudes le principe de la Légitimité ?

 

Supposons pourtant ce titre aussi valide qu'il nous paraît précaire : — on nous accordera du moins qu'il repose sur une idée bien abstraite ; qu'il faut, pour en apprécier la valeur, une certaine culture intellectuelle. Vouloir faire accepter aux masses un régime qui n'aurait pas leurs sympathies par l'unique considération que ce régime a derrière lui une longue carrière et qu'il faut renouer la chaîne des temps, leur persuader qu'une race doit régner aujourd'hui par cela seul qu'elle régnait au dixième siècle, c'est leur demander un effort impossible, c'est leur parler un langage qu'elles ne sauraient comprendre.

Admettons cependant encore que la monarchie traditionnelle s'impose à leur indifférence : — quelles garanties particulières de stabilité nous offrirait-elle ? Son principe, nous dit-on, peut seul ramener parmi nous la concorde : que ne l'a-t-il fait plus tôt ?... Son principe peut seul fermer l'ère des crises révolutionnaires : pourquoi donc l'a-t-il ouverte ?

Ne régnait-il pas en 1789, quand la Révolution est née ; — et en 1830, quand elle a reparu ?

La Révolution de 1789 a été provoquée par les classes élevées ; la Révolution de 1830 a été faite par les représentants de la classe moyenne, par une Chambre qu'avaient élue 96.000 électeurs : le principe qui ne put s'imposer à cette élite sociale s'imposerait-il plus aisément à notre société démocratique ? Le dogme abstrait de la légitimité qui n'a pas désarmé le cens restreint agirait-il plus efficacement sur le suffrage universel ?... Peut-on sérieusement l'espérer ?[4]

Non ; pour conquérir le cœur, pour frapper l'imagination du peuple, il faut une idée plus simple, plus claire, plus saisissante : telle est celle de la souveraineté nationale.

 

Celle-ci, les masses la comprennent et s'en imprègnent sans effort. Pour le régime qui est sorti de leurs entrailles elles ont une affection instinctive. Si ce régime est obligé de se défendre, même avec rigueur, contre les attaques d'une minorité dissidente, elles l'approuvent et l'appuient comme l'instrument de leur propre volonté.

Pour prouver que ce principe donne au pouvoir qui s'assoit sur lui une base solide, avons-nous besoin d'insister ? Les adversaires de ce principe ne l'ont-ils pas ingénument confessé ? Ce qu'ils reprochent au plébiscite ce n'est pas de donner à ceux qu'il met ou maintient sur le pavois une autorité insuffisante ; c'est, au contraire, de leur donner une autorité trop forte. Ils le déclaraient nettement au mois de mai 1870 ; ils le répétèrent depuis, lorsqu'il fut question de soumettre au suffrage universel le choix du président de la République : Ne renouvelons pas, dirent-ils, la faute de 1848 : un président élu par le pays serait trop puissant. L'aveu n'est-il pas suffisant ?

 

Les légitimistes, qui considèrent aujourd'hui le principe de la souveraineté nationale comme la négation même du droit monarchique, qui semblent y voir non seulement une hérésie politique, mais une hérésie religieuse, n'ont pas toujours été de cet avis. — Ils estimaient jadis que la tradition brisée par la force en 1830, ne pouvait être renouée par la force. Considérant la volonté nationale comme la source du droit traditionnel, ils pensaient que ce droit, loin d'être infirmé par une manifestation du vœu populaire, y devait puiser au contraire une vitalité nouvelle[5]. Peu après la Révolution de Juillet, sortait des bureaux de la Gazette de France une sorte de manifeste intitulé : APPEL À LA FRANCE, contre la division des partis, qui contenait et développait cette proposition très nette : La volonté nationale est la seule autorité à laquelle les volontés des partis soient subordonnées... Le pouvoir public ne saurait se refaire qu'à son origine.

En 1835, le parti légitimiste crut, pendant quelques jours, que l'auguste enfant sur lequel reposaient toutes ses espérances était mort : qu'eût-il fait si la sinistre nouvelle se fût confirmée ? Interrogés à cet égard, ses journaux ne cherchèrent pas longtemps leur réponse. Ils la trouvaient, disaient-ils, à chaque page de notre histoire, et notamment dans le fameux édit de Louis XV, disant : Si la maison royale venait à s'éteindre, il appartiendrait à la nation réunie de choisir une nouvelle fois ses chefs.

L'attitude que les légitimistes, ou du moins la plupart d'entre eux avaient prise dès l'avènement de Louis-Philippe, ils la conservèrent après sa chute. Au lendemain de la Révolution de Février, la Gazette de France recommençait avec une nouvelle ardeur sa campagne plébiscitaire :

Nous n'avons cessé, pendant dix-sept ans, disait-elle, de demander la convocation de la France... Aujourd'hui nous n'avons qu'une chose à faire, c'est de prouver notre sincérité. Nous avons dit que nous ne voulions lien que par la Nation, Unissons-nous donc partout à ceux qui veulent que sa volonté s'élève au-dessus de tout... Cette volonté de la France, c'est la loi suprême... Soutenir que nous cherchons à introniser Henri V en dehors de la Nation et avant que le peuple ait été appelé à déclarer sa pensée sui les institutions de la France, c'est nous présenter comme des casse-cou politiques, des renégats du suffrage universel et de la souveraineté nationale, enfin comme des hommes qui parlent d'une manière et qui pensent d'une autre.

Mais la manifestation du 10 décembre ayant montré que l'épreuve qu'ils sollicitaient ne tournerait pas à leur profit, les légitimistes soumis à la volonté nationale perdirent bientôt leur ardeur et leur assurance. Cette doctrine, que M. le comte de Chambord avait d'ailleurs désavouée, fut peu à peu abandonnée par tous ses partisans. Lorsqu'à la veille du Plébiscite de 1870, la Gazette de France supprima son sous-titre, Journal de l'appel au peuple, et sa devise, Tout pour le peuple et par le peuple, ces mots ne constituaient plus depuis longtemps qu'un anachronisme menteur. Depuis longtemps la vieille ferveur de la Gazette pour l'appel au peuple s'était changée en mépris ; et ce que MM. de Genoude et de Lourdoueix considéraient comme la loi suprême, leurs successeurs le nommaient une jonglerie.

En ces derniers temps les légitimistes ont été plus loin. Ne se bornant plus à contester l'opportunité, l'utilité d'un nouveau plébiscite pour confirmer le droit traditionnel, ils en arrivent à représenter la souveraineté nationale comme un principe faux, funeste et condamnable en soi-même, aussi contraire à la tradition chrétienne qu'à la tradition royaliste.

A l'égard de la tradition chrétienne nous pourrions invoquer de nombreuses et hautes autorités, depuis Bellarmin jusqu'à l'abbé Rohrbacher[6]. Nous nous bornerons à rappeler deux faits, qui nous paraissent montrer plus clairement que tous les textes et toutes les dissertations du monde si l'Église réprouve et considère comme illégitimes les gouvernements institués par la volonté nationale : c'est que Pie VII a sacré Napoléon Ier ; c'est que Pie IX eût sacré Napoléon III, si celui-ci eût cru pouvoir faire, sur certains points intéressant les rapports de l'Église et de l'État, les concessions réclamées par le souverain Pontife[7].

A l'égard de la tradition royaliste, nous nous demandons sur quelle base première on la fera désormais reposer ? de quel nouveau principe on prétendra tirer le titre originel de la dynastie légitime ? Est-ce que le fondateur de cette dynastie est descendu du ciel ? Est-ce que l'investiture de 987 ne fut pas une première et éclatante manifestation de la souveraineté nationale ?[8] Puisqu'ils connaissent la tradition royaliste mieux que Louis XV, puisqu'ils n'admettent pas, comme celui-ci que la nation seule puisse pourvoir à la vacance du trône, que feraient donc les légitimistes de cette nouvelle école si la lignée de leurs princes venait à s'éteindre tout entière ? Attendraient-ils, pour se ranger derrière lui, qu'un nouveau prétendant eût conquis la couronne à la pointe de son épée ? On a beau faire, on a beau dire, on a beau entasser les subtilités sur les arguties, si l'on conteste au peuple le droit de déléguer légitimement ses pouvoirs à un homme ou à une dynastie, on en est réduit à s'incliner devant le droit de conquête, c'est-à-dire devant la force... Préférerait-on ce principe à l'autre ?

Nous ne prétendons pas qu'un trône élevé par le pays lui-même soit à l'abri de toute épreuve. Nous ne dirons pas, comme le manifeste légitimiste de 1831 dont nous parlions tout à l'heure : Quel est donc le Français qui voudrait se révolter contre l'œuvre de la nation ? Nous ne dirons pas comme M. de Lourdoueix : Aucun parti ne pourra se révolter contre ce qui serait adopté par la volonté nationale[9]. Nous ne dirons pas comme le duc de Doudeauville : Que la nation soit convoquée pour se prononcer. Il n'est point un Français qui n'accepte le gouvernement qu'elle se sera donné[10]. Car l'illusion qu'ils avaient alors, les légitimistes ne nous ont pas permis de la conserver : ils nous ont prouvé en effet qu'il se trouvait des Français pour se révolter contre l'œuvre de la nation, qu'il s'en trouvait surtout dans le parti qui avait déclaré cette hypothèse inadmissible. Mais nous disons que, si elle ne désarme pas les partis, l'œuvre de la nation résiste mieux à leurs coups que l'œuvre d'une assemblée ou l'œuvre de la tradition, parce qu'elle trouve dans les masses un point d'appui plus solide.

L'expérience ne l'a-t-elle pas prouvé d'ailleurs ? Si le raisonnement ne suffit pas pour faire juger la valeur relative des deux doctrines opposées, qu'on interroge les faits !

La Royauté, s'appuyant sur le droit traditionnel, a été plusieurs fois emportée par la révolution. L'Empire, sorti de la volonté nationale, n'a jamais été renversé par elle. Ni le malheur, ni la chute, ni l'exil n'ont pu arracher la dynastie napoléonienne du cœur du peuple. Le retour triomphal de l'île d'Elbe avait prouvé la force de ce sentiment ; l'élection du 10 Décembre vint, quarante ans plus tard, en montrer la solidité.

C'est parce que ce sentiment avait survécu à Napoléon III, comme à Napoléon Ier, et qu'on en redoutait une nouvelle explosion en faveur du Prince Impérial, qu'au mois de février 1875 on se coalisa pour proclamer la République.

 

Les impérialistes, défenseurs du suffrage universel, pouvaient-ils s'en plaindre ? N'étaient-ils pas battus sur leur propre terrain ? Les républicains ne représentent-ils pas comme eux la cause de la souveraineté populaire ? Ne la représentent-ils pas mieux ? Si le peuple est souverain, pourquoi déléguerait-il ses pouvoirs à une dynastie, au lieu de les exercer lui-même ? Le principe de la souveraineté nationale ne doit-il pas aboutir logiquement à la République ?

Non ce sophisme ingénieux ne résiste pas à l'étude des faits ; non la République n'a pas le droit d'invoquer la volonté nationale, — car elle n'en est jamais sortie. Les républicains prennent le pouvoir sans l'assentiment du pays et prétendent le retenir contre son gré : telle est la vérité attestée par l'histoire.

 

En 1792, — M. Taine l'a péremptoirement établi, — la France était dominée par trois ou quatre cent mille jacobins[11]. Cette minorité violente, audacieuse, sans scrupules, suffisait au pouvoir émané d'elle pour étendre sur un pays comprenant 26 millions d'habitants un despotisme plus absolu que celui des souverains, asiatiques.

Aussi quand Manuel a la naïveté de demander que l'établissement du régime républicain soit soumis à la sanction du vote populaire, la Convention s'empresse-t-elle de repousser cette motion ridicule : elle juge plus sûr de proclamer ce régime elle-même, insidieusement, irrégulièrement, sans discussion, sans contrôle, sans scrutin. La première République ne fut jamais mise aux voix ; elle fut acclamée dans une séance à laquelle assistaient 371 conventionnels, — ne représentant pas le chiffre de suffrages exigés pour la validité des votes, — à laquelle n'avaient pu prendre part 374 députés des départements dont on se défiait et qu'on s'était bien gardé d'attendre.

Quand les républicains sentent que la nation ne veut plus décidément subir leur joug, ils recourent encore à la force pour l'y contraindre. La Reveillère défend le coup d'État du 18 Fructidor, en disant qu'il était nécessaire pour sauvegarder la République menacée par le progrès de l'opinion publique.

Comme la première, la seconde République est imposée par une infime minorité aux répugnances de la majorité du pays.

Le 24 février au matin, Lamartine avait dit :

Je demande un gouvernement provisoire qui ne préjuge rien ni de nos droits, ni de nos initiatives, ni de nos sympathies sur le gouvernement qu'il plaira au pays de se donner quand il aura été consulté.

Les meneurs de l'émeute, devenue révolution[12], l'entourent, le somment de proclamer la République. Il résiste d'abord et répond aux impatients qui l'obsèdent : Ce que vous me demandez c'est la confiscation des droits de 34 millions de Français. Mais il finit par capituler. Le gouvernement provisoire se prononce pour l'établissement de la République, en réservant toutefois la sanction du suffrage universel :

Le gouvernement provisoire veut la République, sauf ratification par le peuple qui sera immédiatement consulté sur la forme définitive du gouvernement de la nation que proclamera la souveraineté du peuple.

Dans la soirée on fait un pas de plus vers l'usurpation :

Le gouvernement provisoire déclare que le gouvernement actuel de la France est le gouvernement républicain et que la nation sera appelée immédiatement à ratifier par son vote la résolution du gouvernement provisoire et du peuple de Paris.

Et pourquoi les meneurs de la révolution avaient-ils forcé le gouvernement provisoire à proclamer lui-même la République et à confisquer les droits de 34 millions de Français ? Parce qu'ils savaient que le pays consulté eut adopté la forme républicaine ? Non : parce qu'ils savaient, au contraire, que le pays l'eût repoussée. Ils l'ont avoué plus tard.

Le général Cavaignac, Chef du Pouvoir exécutif, adressant une circulaire aux autorités civiles et militaires, leur dit : Ne perdez pas de vue que la République, objet des espérances et du culte d'un petit nombre de citoyens, fut proclamée un jour où tout gouvernement manquait à la France[13].

Quelques jours avant l'élection du 10 décembre, il confessait encore à l'ambassadeur d'Angleterre qu'il n'y avait en France qu'un petit parti pour le régime inauguré en février, que le pays n'était pas, n'avait jamais été républicain[14].

L'avènement de la troisième République fut-il plus correct ? Il le fut encore moins.

Spéculant sur nos désastres[15], les républicains s'emparent violemment du pouvoir. Puis, croyant avoir ruiné à force de calomnies la cause de l'Empire ils espèrent un moment faire ratifier leur usurpation par le suffrage universel.

Au mois d'août 1871, combattant la proposition Rivet, M. Gambetta conteste à ses collègues le droit de constituer et déclare qu'il ne voudrait point d'une République créée par une assemblée incompétente.

L'année suivante, dans son journal, il s'élève plus violemment encore contre les intrigues de ces parlementaires qui prétendent confisquer la souveraineté nationale à leur profit et affirme que les républicains de toute nuance, depuis les plus timides jusqu'aux plus hardis, sont d'accord pour repousser ces dangereuses inventions. M. Laboulaye, l'un des plus timides[16], et M. Louis Blanc, l'un des plus hardis[17], joignent, en effet leur protestation à celle de M. Gambetta ; et l'Union républicaine les appuie bientôt par une déclaration collective[18].

Deux ans plus tard, les républicains de toutes les nuances se démentaient sans vergogne, confisquaient de leurs mains la souveraineté nationale et se jouaient du pays en chargeant cette assemblée incompétente de constituer la République !

Pourquoi se contredisaient-ils ainsi ? Pourquoi, après avoir si hautement revendiqué pour le suffrage universel le pouvoir constituant, le lui enlevaient-ils eux-mêmes ? Tout simplement parce qu'ils n'avaient plus confiance en lui.

S'ils refusaient d'interroger le pays, ce n'était pas, comme ils osaient le dire, parce que le pays avait suffisamment prouvé son désir de conserver la République et qu'il n'y avait plus d'intérêt à provoquer l'expression d'un sentiment aussi manifeste ; — c'était au contraire parce qu'ils voyaient le pays s'éloigner d'eux et de leur régime pour retourner à l'Empire.

Plus le suffrage universel, en nommant des candidats impérialistes, montrait d'antipathie pour la République, plus les républicains inclinaient à la faire installer par l'Assemblée incompétente. Les fondateurs du régime ne furent en réalité ni M. Buffet, ni M. Wallon, ni M. d'Audiffret-Pasquier, ni M. Savary, ni même M .Girerd : ce furent les électeurs des Hautes-Pyrénées, de la Nièvre, du Calvados, de l'Oise et du Pas-de-Calais qui s'étaient permis d'exprimer leur éloignement pour lui en acclamant MM. Sens, de Bourgoing, Le Provost de Launay, Delisse-Engrand, de Mouchy et Cazeaux. Le pays ne voulait plus de la République, il devenait urgent de la lui imposer : tel fut le sens exact du vote de 1875 ; telle fut l'excuse qu'alléguèrent les votants du centre droit[19] comme les votants de la gauche[20] pour justifier leur palinodie.

Est-il besoin de multiplier les preuves historiques pour établir que les républicains n'ont jamais fait aucun cas de la volonté populaire, qu'ils l'ont toujours méprisée ? N'ont-ils pas érigé ce mépris en principe et déclaré que la République était au-dessus des caprices du suffrage universel ?

Cette opinion, émise en 1869 par Delescluze[21], parut alors excessive : tous les groupes républicains s'y sont successivement ralliés. M. Floquet l'a soutenue à la tribune[22], M. About dans la presse[23], avec autant de sérénité que s'ils eussent énoncé un axiome. Plus récemment encore M. de la Forge ayant revendiqué pour le peuple le droit de choisir son gouvernement, M. Ranc raillait sa candeur. M. de la Forge ajoutant qu'il ne demandait qu'on interrogeât le pays, que parce qu'il était certain que la réponse serait favorable à la République, M. Ranc répliquait avec une joyeuse désinvolture :

Aux yeux d'Anatole de la Forge la chose est sans importance, attendu qu'il est sûr de la majorité. Eh ! bien il ne manquerait plus que cela que, n'en étant pas sûr, il fît tout de même sa proposition !

 

Pour déguiser ce qu'une telle doctrine a de monstrueux, il fallait trouver quelque nouveau sophisme. Les républicains ont imaginé le suivant : l'établissement d'une monarchie héréditaire engage l'avenir ; une génération n'a pas le droit de lier celles qui doivent lui succéder[24].

S'ils se moquent de notre volonté nationale, à nous contemporains, c'est par respect pour celle des générations futures, — qui sera d'ailleurs enchaînée comme la nôtre.

Fussions-nous unanimes à vouloir l'Empire ou la Royauté, nous n'aurions pas le droit de les proclamer, parce que nous devons sauvegarder la liberté de nos enfants, — qui seront tenus, à leur tour, de respecter celle de nos petits-enfants. Et ainsi, de siècle en siècle jusqu'à la fin du monde, chaque génération devra transmettre à la génération suivante, sans jamais y toucher, comme un majorat inaliénable et incessible, ce titre fictif de constituants auxquels il est interdit de constituer.... Ugolin mangeant ses enfants pour leur conserver un père — comme dit la complainte, — raisonnait à peu près de la sorte[25].

On se demande ce qu'il faut le plus admirer : ou l'aplomb de ceux qui débitent sérieusement une pareille facétie ou la candeur de ceux qui l'écoutent sans hausser les épaules.

Le parti républicain, qui ose invoquer le principe de la souveraineté nationale, en a donc toujours éludé l'application. Il n'est jamais arrivé au pouvoir que par la force en luttant contre le courant de la volonté populaire.

 

Le parti impérialiste, au contraire, a toujours été poussé, porté par ce courant. Il ne s'impose pas aux répugnances du pays ; il répond à son appel. En quelque situation qu'il se trouve, il n'hésite jamais à provoquer l'épreuve plébiscitaire devant laquelle les républicains reculent toujours.

Contrairement au coup d'État de Fructidor, le coup d'État de Brumaire était souhaité par la nation bien avant de s'accomplir. Les historiens les moins suspects l'ont attesté[26].

Comme Bonaparte, au 18 Brumaire, Louis-Napoléon, au 2 Décembre, loin de violenter l'opinion, ou même de la devancer, la suivait. Il acquittait la lettre de change tirée sur lui, trois ans auparavant, par la volonté nationale En proclamant l'Empire dès le 11 décembre 1848, il n'eût fait que remplir le mandat qui venait de lui être implicitement donné. Aussi clairement qu'il lui fût permis de le faire, le pays, consulté pour la première fois depuis le 24 février, avait exprimé le vœu de relever le trône de Napoléon Ier, au profit de son neveu. Sous le titre de Président de la République, le seul qu'il pût légalement conférer, c'était bien un empereur qu'il avait voulu acclamer. Sur ce point encore les témoignages abondent[27].

Mais les républicains, prévoyant cette explosion du sentiment public, s'étaient mis en mesure de la comprimer. La Constitution du 11 novembre était dirigée contre celui qui allait être l'élu du peuple, c'est-à-dire contre la souveraineté nationale qui voulait s'affirmer sous son nom.

Encore s'est-il trouvé d'autres républicains, comme M. Littré, pour leur reprocher de s'être montrés imprévoyants en rendant possible cette manifestation du vœu public. Il faut lire cette page curieuse pour constater une fois de plus avec quel tranquille sans-gêne les hommes de ce parti traitent le suffrage universel, dès qu'il leur est contraire :

En expulsant les Bourbons, en laissant rentrer les Bonapartes, la deuxième République obéit à un besoin malsain de courtiser la popularité ; car le populaire des villes et des campagnes haïssait les Bourbons et aimait les Bonapartes. Elle ne gagna rien en popularité, comme on le vit lors du Coup d État, bien reçu des paysans parce qu'il garantissait l'ordre, bien reçu des ouvriers parce qu'il les défaisait de cette République qui avait vaincu les socialistes en juin 1848 ; mais elle fût étranglée nuitamment, en un guet-apens auquel elle eût échappé si elle eût su tenir au loin les Bonapartes et si elle se fût assuré la présidence de la République en se réservant la nomination du Président, au lieu de la laisser au populaire. (Nouvelle Revue, 1er févr. 1880.)

La troisième République ne commit pas la même faute et se montra plus prévoyante en retirant au populaire le droit d'élire le Chef de l'État, c'est-à-dire de manifester indirectement ses préférences pour tel ou tel régime.

 

Le 10 Décembre reste donc une date unique dans notre histoire. Il nous montre, — ce qu'on ne vit que cette fois, — la France disposant librement d'elle-même et résistant à la pression du pouvoir établi pour indiquer le gouvernement de son choix.

Qu'on conteste si l'on veut les plébiscites du premier ou du second Empire, ayant eu lieu sous le régime mis aux voix : on ne peut du moins contester celui-là, — qui confirme les autres !

Tant que ce verdict solennel de la nation n'aura pas été cassé par un verdict contraire, rendu dans les mêmes conditions d'indépendance et de spontanéité, il conservera sa valeur ; seul le parti impérialiste aura le droit de se réclamer de la volonté populaire ; seule la dynastie napoléonienne représentera le principe de la souveraineté nationale, qui constitue la légitimité moderne, — en s'appuyant sur un titre authentique.

 

 

 



[1] La politique n'est pas la recherche de l'absolu ; c'est un compromis perpétuel entre le mieux et le bien, le bien et le mal, souvent entre un mal et un autre mal. BURKE. Lettres sur la Révolution française.

[2] Que la transformation d'une société aristocratique en société démocratique soit lente ou prompte, violente ou paisible, cette transformation n'en est pas moins inévitable et, de plus, irrévocable une fois qu'elle est accomplie... On verrait plutôt un fleuve remonter vers sa source qu'on ne verrait une société démocratique refluer vers l'aristocratie. (PREVOST-PARADOL. La France nouvelle.)

La démocratie n'est pas une théorie ni une institution qu'on établit et qu'on renverse, c'est un état de la société sorti de l'histoire des peuples et de la nature des choses, la conséquence d'un mouvement industriel et intellectuel qui, en donnant aux masses la conscience de leur force, leur a appris, en même temps, à s'en servir. (E. SCHERER.)

[3] Comment pourrait-on se flatter, chez nous, de remonter ce courant, quand l'Europe entière comprend la nécessité d'y céder. Partout, par une extension progressive du corps électoral, on se rapproche du suffrage universel. En Allemagne on y est presque arrivé déjà. L'aristocratique Angleterre elle-même va accorder le droit de vote à deux millions d'électeurs nouveaux. S'il y a désaccord sur ce point entre la Chambre des Lords et celle des Communes, le désaccord ne porte que sur une question de procédure. Les torys, s'ils arrivaient aux affaires, réaliseraient eux-mêmes cette réforme.

[4] Les royalistes qui défendent avec le plus de ferveur le principe monarchique ne paraissent pas avoir eux-mêmes une confiance absolue dans son efficacité, puisqu'ils posent des conditions au Prince qui le représente à leurs yeux : Il s'agit, écrit M. Jude de Kernaeret (le rédacteur de la déclaration d'Angers), de formuler avec précision d'une part les destruenda, d'autre part le ædificanda, sans lesquels une monarchie même légitime ne nous offrirait que des garanties insuffisantes. Il ne suffit donc pas, à leur avis, d'installer la monarchie, il faut installer une certaine monarchie pour assurer le bonheur de la France.

[5] Tous les royalistes étaient alors avec nous. M. Berryer lui-même adhéra à la demande du vote universel, puisqu'il rédigea sur le bureau de M. de Genoude une proposition pour réclamer les assemblées primaires. Toutes les Gazettes de province lurent fondées par les royalistes pour soutenir ces principes. (H. DE LOURDOUEIX. L'Orléanisme, c'est la Révolution.)

[6] Dans son Histoire universelle de l'Église catholique (tome XIX), l'abbé Rohrbacher établit que les Français du XIXe siècle avaient usé de leur droit, tout aussi bien que ceux du Xe, en acclamant une nouvelle race de souverains ; que la dynastie napoléonienne, fondée, comme les deux précédentes, sur le principe de la volonté nationale, s'était légitimement substituée à celles-ci et qu'attribuer à la monarchie capétienne une autre origine que le choix du peuple, c'est faire un mensonge historique.

— Dans le Pouvoir politique chrétien, du Père Ventura, publié à Paris en 1857, on lisait cette éloquente paraphrase du Vox populi vox dei :

Comme toutes les mesures prises par la haine aveugle de la synagogue ne purent empêcher la puissance de Dieu de faire sortir son fils de la tombe, de même, toute proportion gardée, les arrangements de la diplomatie moderne n'ont pu empêcher la Providence de Dieu de relever l'Empire français de ses ruines... Ne faut-il pas être bien aveugle pour ne pas voir l'œuvre de Dieu dans l'ensemble de ces mutations si profondes ?... En voyant la France, qui était descendue si bas, remonter tout à coup si haut, ne faut-il pas se révolter contre l'évidence pour ne pas conclure que tout cela a été opéré par le Dieu qui protège la France, qui aime la France ? et ne faut-il pas être bien peu chrétien pour ne pas s'écrier avec le prophète : Vraiment le doigt de Dieu est ici et cet immense changement est le prodige de la droite du Très-Haut. M. Louis Veuillot recommandant cet ouvrage au public français dans une élogieuse préface, faisait remarquer qu'un Français, même avec l'autorité de l'âge, de la science et du talent, n'aurait pas eu, du moins quant à l'apparence, l'impartialité que le Père Ventura tirait de sa qualité d'étranger.

[7] On en trouvera la preuve très explicite dans l'ouvrage du marquis de Ségur sur son frère, chargé par l'Empereur de suivre cette négociation au Vatican.

[8] Le Soleil dit avec raison que l'assemblée de Noyon équivalait à ce que nous nommons aujourd'hui le Suffrage Universel. Ajoutons, a l'appui de ce que nous disions plus haut de la tradition chrétienne, que le président de cette assemblée était un prélat, l'archevêque de Reims.

[9] Gazette de France, 28 février 1848.

[10] Gazette de France, 29 février 1848.

[11] Danton reconnaît à la tribune que les adversaires de la République sont beaucoup plus nombreux que ses partisans. Collot d'Herbois écrit de Lyon : Parmi les habitants de cette ville il n'y en a pas un centième qui soit patriote. Il faut déporter ou immoler le reste. Jean-Bon Saint-André estime que pour établir solidement la République en France il faut réduire la population de moitié. Plus radical encore Geoffroy, député du Pas-de-Calais, conseille de la réduire à cinq millions d'habitants. (TAINE, la Conquête Jacobine.)

[12] Parlant de ces meneurs qui avaient imposé leur volonté au gouvernement provisoire et, par le gouvernement provisoire à la France, Lagrange a dit : Nous étions une poignée.

[13] En 1869, dans l'Avenir national, M. Peyrat disait : Il n'y avait peut-être pas en France, le 24 février, plus de 50.000 républicains. — Confirmant cet aveu, Louis Blanc a reconnu que la proclamation de la République avait été accueillie avec stupeur par les départements.

[14] LORD NORMANBY. Une année de Révolution, d'après un journal tenu à Paris en 1848.

[15] Spéculation que l'un d'eux avait jugée, — comme elle devait l'être, — quelques jours auparavant : Celui qui guetterait la défaite pour asseoir sur les ruines nationales les bases de ses espérances, celui-là serait un citoyen qui devrait être trois fois maudit. (JULES FAVRE, séance du 24 août 1870.)

[16] Il écrit au Journal des Débats : Ne pas interroger le pays, c'est laisser aux journaux le droit de dire qu'on peut engager la France sans la consulter et que si l'on évite d'en appeler au peuple, c'est qu'encore une fois on veut l'asservir à un gouvernement qu'il repousse. N'en déplaise à ceux qui s'effrayent du vote universel, il n'y a que la grande voix du peuple qui puisse imposer silence aux partis... On dira que le peuple est indolent et crédule, qu'il votera toujours oui quand on lui demandera de confirmer ce qui existe. Je connais ce dédain superbe ; ce ne sont pas les moins démocrates qui l'affectent. Mais alors pourquoi une République ? Pourquoi le Suffrage universel ? Pourquoi n'en pas revenir aux électeurs à 200 francs ? Cela vaudrait mieux que de violer les principes républicains et de se jouer du pays.

[17] Il écrit au Rappel : De qui la nation peut-elle attendre un régime définitif ? Je réponds : d'elle-même, d'elle seule. Et pourquoi ? Parce que l'organisation de la souveraineté n'appartient qu'au souverain et que le souverain c'est la nation. Pas de milieu : Si l'Assemblée est souveraine, c'est que la nation ne l'est pas.

[18] Cette déclaration commençait ainsi : Les représentants du peuple soussignés, — Considérant qu'aucune Assemblée élue n'a le droit d'exercer le pouvoir constituant qu'en vertu d'un mandat spécial, nettement défini, indiscutable ;Considérant qu'aucun mandat de ce genre n'a été donné à l'Assemblée actuelle, etc.

[19] Peu de jours avant le vote, le Journal de Paris adjurait ses amis de se joindre aux républicains, en disant : L'Empire est là qui les menace, qui a fait dans le pays des progrès indéniables. Pour arrêter ces progrès inquiétants, la Chambre n'a qu'une chose à faire : instituer un gouvernement conservateur, constituer les pouvoirs du Maréchal... Il est à craindre que la peur de la République ne rejette le pays dans les bras de l'Empire, à moins que le centre gauche, comprenant l'imminence du péril, ne se décide à voter les lois constitutionnelles et à opposer aux progrès de l'Empire une barrière infranchissable en organisant les pouvoirs du Maréchal.

Peu de jours après le vote, le Journal des Débats constatait que ce langage avait été compris : La crainte du bonapartisme, disait-il, a été pour tout le monde, centre droit et gauche, le commencement de la sagesse. On a compris enfin que le meilleur moyen d'empêcher le retour de l'Empire était de donner la place à un gouvernement sérieux, viable, organisé pour durer et se défendre.

[20] Louis Blanc déclarait que les membres de l'extrême gauche n'avaient voté la Constitution du 25 février 1875 que la douleur dans l'âme et sous le coup d'une véritable panique, que les orléanistes les y avaient entraînés en leur faisant peur du bonapartisme.

[21] Pour nous, écrivait-il dans son journal le Réveil, la République est supérieure au suffrage universel. La forme républicaine représente à nos yeux l'ensemble de ces lois de justice qui garantissent à chaque citoyen le droit et la liberté, sans lesquels il n'y a qu'oppression et anarchie. Ces droits sont antérieurs à toute charte écrite, à toute Constitution consentie. Ils ne sauraient davantage devenir l'objet d'une mise en discussion par le suffrage universel.

[22] M. Delafosse. Voyons, Messieurs, il faut faire ici de la politique sérieuse. Vous reconnaissez, j'imagine, au peuple souverain le droit de rétablir, si cela lui plaît, l'Empire ou la Royauté.

A l'extrême gauche. Non ! non !

M. Charles Floquet. Nous n'avons jamais reconnu cela. (Séance du 1er février 1883.)

[23] Ce que nous n'admettons pas, ce que nous n'admettrons jamais, c'est la fondation d'une monarchie héréditaire par un moyen quelconque, fût-ce par un vote direct et spontané de la majorité des citoyens. Si la majorité des citoyens, dans la plénitude de sa liberté, entreprenait d'établir la monarchie héréditaire, elle excéderait son droit et commettrait un énorme abus de pouvoir qui enlèverait à sa décision toute espèce de valeur. (Le XIXe Siècle.)

[24] Que les républicains, qualifiant eux-mêmes leur régime de provisoire perpétuel, cherchent à accréditer cette doctrine spécieuse pour justifier leur usurpation violente, on le comprend à la rigueur. Ce qui est plus étrange c'est de voir des légitimistes leur emprunter cette thèse anti-monarchique comme faisait M. Cornely répondant à M. Hervé que les royalistes seraient fous de vendre leur droit d'aînesse pour l'adhésion d'une génération qui ne saurait engager les générations futurs. Comment ne s'aperçoivent-ils pas qu'ils portent ainsi le coup le plus terrible à la tradition dont ils se disent les défenseurs, sur laquelle ils font reposer toutes leurs prétentions ? Ils trouvent exorbitant que nous voulions imposer notre choix à l'avenir, — et trouveraient naturel de nous imposer le choix du passé ! Nos enfants ne seraient pas tenus de subir tel régime parce qu'il nous aurait plu de l'instituer et nous serions tenus, nous, de subir telle dynastie, parce qu'il aurait plu aux Français du Xe siècle de l'acclamer !... Quelle logique !

[25] En 1848 on n'avait pas encore imagine cette ingénieuse théorie, M. Vacquerie qui la défend avec tant d'ardeur dans le Rappel, appartenait alors, comme M. Paul Meurice, à la rédaction de l'Evénement, journal inspiré par M. Victor Hugo. Or, quelques jours avant l'élection du 10 Décembre, l'Evénement, discutant avec le Siècle, disait :

Les suffrages qui sont pour M. Louis Bonaparte étant, selon le Siècle, contre la République et la majeure partie du pays étant, selon l'évidence, pour M. Louis Bonaparte, il s'ensuivrait nécessairement que la majeure partie du pays serait contre la République. Que deviendrait alors ce consentement général, qui seul peut autoriser la forme du gouvernement inauguré en février ? Et de quel droit la République existerait-elle contre le gré de la nation ?

[26] L'événement du 18 brumaire était partout accueilli avec joie. Ce sont les modérés qui ont fait le 18 Brumaire, cette journée salutaire et glorieuse qui a sauvé la France. (THIERS, Histoire de la Révolution.)

Pressé entre la crainte des Royalistes et celle des Jacobins, le gros de la nation cherchait une issue. On aimait la Révolution, mais on redoutait l'Etat républicain qui pouvait ramener les uns et les autres. (TOCQUEVILLE. Fragments inédits).

Pour expliquer la conduite des anciens constituants qui prirent part au gouvernement issu du 18 Brumaire, il suffit de se reporter aux témoignages écrits à cette époque et aux souvenirs directs que nous avons pu recueillir de la génération qui nous a précédés. Ces témoignages et ces souvenirs attestent à quel point la révolution qui mit fin au gouvernement débile du Directoire était désirée et attendue. (LAVOLLÉE. Revue des Deux-Mondes. 15 sept. 1868).

Bonaparte n'a pas eu besoin de ruses pour rétablir l'unité de pouvoir en sa faveur. Au contraire, chaque démarche qui devait le rapprocher du trône était prédite d'avance avec tant de ténacité que l'opinion s'impatientait d'en attendre si longtemps l'accomplissement. (FIÉVÉE, Correspondance).

Ni Jacobins, ni émigrés, tel était le cri public. On était mûr pour un chef militaire ; on l'appelait.... Fiévée, retiré en province, raconte que, pendant l'expédition d'Egypte, une seule observation le rappelait à la politique. Tout paysan qu'il rencontrait l'abordait pour lui demander si l'on avait des nouvelles du général Bonaparte et pourquoi il ne revenait pas en France. Le 18 Brumaire était fait. La nation, loin de s'effaroucher de l'autorité que Bonaparte s'arrogeait, semblait s'irriter de ce qu'il ne s'en arrogeât pas d'avantage. (BARDOUX. Revue des Deux-Mondes. 1883).

[27] Les campagnes ont voté, le 10 Décembre, pour un Empereur. (MONTALEMBERT).

Adopter ce candidat, c'était voter contre la République et exprimer ouvertement le vœu de la détruire. (PREVOST-PARADOL. La France nouvelle).

En décembre le peuple français a choisi comme symbole un nom qui signifiait retour à la forme monarchique ou du moins à un gouvernement régulier et fort. (TOCQUEVILLE. Correspondance).

Elire le Prince Louis, c'était en finir avec la République. (Comte DE FALLOUX. Revue des Deux-Mondes, 1er févr. 1851).

Les partis ne l'avaient mis à la tête de la République que pour la détruire. (Duc D'AUMALE, cité par l'auteur du Dernier Napoléon).

L'élection du Président de la République fut une immense et solennelle protestation contre un régime que l'opinion publique, pour la première fois consultée, allait réprouver. (Comte DE KÉRATRY. Que deviendra la France. Paris, 1851).

Le scrutin du 10 Décembre avait appris ce dont la France ne voulait pas... A la possibilité d'un Fructidor la nation répondit par la possibilité d'un Brumaire. (PROUDHON. Confessions d'un révolutionnaire).

La seconde République avait une constitution très sage..... Quelques jours après le vote de cette Constitution, le pays déclarait implicitement, par le vote du 10 décembre, que c'en était fait d'elle. (M. BOCHER. Séance du 22 janvier 1875).

Le pays donna cinq millions et demi de suffrages au Prince Louis-Napoléon. Quand, dans une République, on élève un prince si fort au-dessus des citoyens, n'est-ce pas lui dire de mettre la couronne sur sa tête ? (Louis TESTE. Le Gaulois).

— Enfin M. de Mazade, dans sa récente étude sur M. Thiers, qualifie l'élection du 10 Décembre de demi-résurrection impériale, reconnaît que la France n'avait pas entendu acclamer un candidat comme les autres, mais bien l'héritier de l'Empire et que par la logique de la situation comme par l'instinct des électeurs, ce scrutin tendait à l'Empire.