HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME QUATRIÈME

 

CHAPITRE IV.

 

 

Pacte fondamental. — Souveraineté mal définie. — Non-rétroactivité des lois. — Question de la peine de mort. — Amendement Buvignier et Coquerel. — Opinion des citoyens Paul Rabuan, de Tracy, Laboulie, Trédern, Lagrange. — Explications du citoyen Vivien, au nom de la commission. — Discours du citoyen Victor Hugo. — Il est combattu par les citoyens Aylies, Freslon et Leroux. — Opinion des citoyens Victor Lefranc et Buvignier. — La majorité repousse l'abolition de la peine pure et simple. — Amendements. — Crimes politiques. — Abolition de l'esclavage. — Grande discussion sur la liberté des cultes et sur le traitement des ministres des cultes reconnus. — Opinion des citoyens Pierre Leroux, Coquerel, Bourzat, Lavallée. — Discours du citoyen Montalembert. — Maximes. — Elles sont combattues.par la Réforme. — Le citoyen Jules Simon défend l'université. — L'assemblée rejette l'amendement Montalembert. — Opinion de la commission. — La constitution est volée par secousses. — Question de l'enseignement. — Grande question de l'impôt. — L'impôt proportionnel et l'impôt progressif. — Amendement du citoyen Person. — Il est combattu par le citoyen Servières. — La commission veut rester neutre. — Discours du citoyen Mathieu (de la Drôme). — Il est combattu par le citoyen Deslongrais. — Fantasmagorie de la peur invoquée contre les communistes. — Le ministre des finances repousse l'impôt progressif. — La commission se soumet. — Pouvoirs publics. — Amendement du citoyen Proudhon. — Eternelle question des deux chambres. — Résumé de cette grave question. — Les deux chambres sont demandées par les citoyens Duvergier de Hauranne, Lherbette, Charles Dupin, Odilon Barrot. — Elles sont repoussées par les citoyens Antony Thouret, Marcel Barthe, Lamartine et Dupin aîné. — Rejet des deux chambres. — Question des incompatibilités. — Amendement du citoyen Boussi. — Délégation du pouvoir exécutif à un président. — Opinion de divers journaux. — Le journal des Débats. — Grande discussion sur la présidence. — Les démocrates la repoussent. — Opinion de Félix Pyat. — Discours des citoyens Tocqueville, Parrieu. — Opinion de la presse démocrate. — Amendement Grévy. — Il est repoussé par le citoyen Jules de Lasteyrie. — Discours du citoyen Lamartine. — Le citoyen Bac appuie l'amendement Grévy. — Amendement du citoyen Flocon. — Explications personnelles du citoyen Martin (de Strasbourg). — Le citoyen Dufaure défend les intentions de la commission. — Rejet des amendements républicains. — Le sort en est jeté. — Question des exclusions. — Amendements des citoyens Deville, et Antony Thouret. — Ils sont rejetés. — Déclaration du citoyen Louis Bonaparte. — La guerre dès candidats commence. — Autres questions constitutionnelles. — Attributions du président. — Le côté droit veut en faire un roi. — Question du traitement du président. — Conseil d'Etat. — On demande sa suppression. — Décentralisation de la France. — Question du recrutement. — Opinion des citoyens Thiers et Lamoricière. — Rejet de l'amendement du citoyen Deville. — Fin de la discussion de la constitution de 1848.

 

L'assemblée nationale venait de consacrer un grand nombre de séances à la discussion du préambule de la constitution ; elle devait être fatiguée de traiter incessamment le même sujet ; aussi s'empressa-t-elle de voter presque sans débat, les premiers articles du pacte fondamental relatif à la souveraineté ; tout le monde semblait d'accord sur la rédaction de la commission ; le seul représentant Pierre Leroux trouva que l'art. 1er contenait une mauvaise définition de cette souveraineté, et il en proposa une autre, qui fut rejetée malgré les raisons dont il appuya son avis.

Le citoyen Dabeau demanda ensuite que la non-rétroactivité des lois fût consacrée par la constitution. On lui répondit que c'était inutile... C'est un principe incontesté, inscrit en tête de notre code civil, ajouta le citoyen Dufaure, comme rapporteur ; il s'applique à toutes les lois. La commission n'a pas cru devoir reproduire dans la constitution les principes généraux consacrés par les lois[1].

Bien des membres jugèrent que la rédaction des articles 2 et 3 était trop élastique, en déterminant que nul ne pouvait être arrêté et détenu que suivant les prescriptions de la loi, et qu'il n'était permis de violer le domicile du citoyen que dans les cas prévus par la loi. Le citoyen Isambert aurait voulu qu'on ajoutât à ces deux articles les garanties empruntées à la constitution de l'an VIII. Mais le citoyen Vivien, l'un des rapporteurs, persista à croire qu'il valait mieux s'en référer aux lois en vigueur. Malheureusement ces lois en vigueur étaient si nombreuses et si incohérentes à Ce sujet, que la liberté des citoyens comme leur domicile continuèrent d'être à la merci du premier agent subalterne de la police.

Quand on arriva à l'article 5, confirmant l'abolition de la peine de mort en matière politique, l'assemblée fut réveillée de son engourdissement par la proposition que fit le citoyen Coquerel, en son nom et en ceux des citoyens Buvignier et Komy, pour demander aussi l'abolition de cette peine en matière criminelle.

Je ne vous dirai pas ici comment j'entends remplacer la peine de mort, s'écria le pasteur Coquerel ; je n'examine que le principe du droit de punir, et je dis d'abord que l'homme n'a pas le droit de punir par la mort. Le plus grand défaut de la peine de mort, c'est que la peine ne corrige pas. Ce que je dis n'est pas, en philosophie, vide de sens. L'homme, de sa nature, est matériellement perfectible, on ne saurait le nier, et les mots remord, conversion, repentir, signifient quelque chose, je pense. S'il est vrai que l'homme qui a commis le forfait le plus exécrable peut, au moyen des remords et de la religion, s'amender et revenir à des sentiments purs et chrétiens, pourquoi lui ôter les moyens d'arriver à cette expiation ? L'humanité a donc eu tort dans tous les supplices qu'elle a ordonnés ; car l'homme n'a jamais le droit de désespérer de l'homme... Il serait indigne de la république française, concluait l'orateur, de ne pas proclamer le principe de l'abolition de la peine de mort dans toute son extension.

Le discours du citoyen Coquerel ayant été vivement applaudi par le côté gauche de la salle et par divers autres représentants siégeant ailleurs, les partisans de l'abolition de la peine extrême purent concevoir l'espoir de faire voter ce principe. En effet, personne ne se présenta d'abord pour soutenir la nécessité de la peine de mort, et tous les orateurs qui parlèrent après le citoyen Coquerel s'empressèrent de se ranger à son avis.

Le citoyen Paul Rabuan développa cette double proposition : — La peine de mort est-elle légitime ? — La peine de mort est-elle utile ?

Sur le premier point, dit-il, nous savons que la société doit se préserver contre les attaqués dont elle est l'objet ; mais elle n'a pas le droit de se venger, et la peine de mort est une vengeance. Il n'est qu'un cas dans lequel la mort soit excusée ; c'est le cas de légitime défense. Le meurtre, jusqu'à certain point, peut être excusable par la passion, par les circonstances. Mais la société n'a pas le droit de tuer sans passion, froidement, et uniquement pour se venger.

Au temps de la barbarie, il existait une peine qu'on appelait la peine du talion : Œil pour œil, dent pour dent, disait-on. Cette loi barbare a cependant survécu dans nos lois, dans sa partie la plus cruelle ; aujourd'hui on demande la vie pour la vie.

Il est vrai que des esprits généreux ont toujours protesté contre cette loi pénale.....

Au point de vue religieux, reprenait l'orateur, la peine de mort est encore plus immorale... Ainsi voilà une créature qui vit, qui pense ; il a fallu trente ans à Dieu pour l'amener au degré de maturité où elle est aujourd'hui. Eh bien ! quand vous l'aurez coupée en deux...

Ici les murmures couvrirent les paroles de l'orateur, qui attendit le calme pour poser ainsi ses conclusions :

Non, la société n'a pas le droit de nous enlever ce qu'elle nous a donné, la vie civile, ou plutôt ce que Dieu nous a donné, l'existence. Rappelez-vous, citoyens, que plus les lois sont sévères, plus les mœurs sont mauvaises. A Madrid, on pend les voleurs ; nulle part il n'y a plus de voleurs. Sous Louis XIV on punissait le duel par la peine de mort ; jamais il n'y eut plus de duels.

A cet orateur si logique, succéda un homme qui, sous les précédents gouvernements, n'avait cessé de demander l'abolition de la peine de mort, et qui, plus d'une fois, s'était fait rappeler à l'ordre parles ministériels d'alors, comme persistant à attaquer la société dans ses fondements. Le citoyen de Tracy, en rappelant ce qui s'était passé dans ces diverses circonstances, et même lorsqu'ils était adressé directement au roi pour faire effacer de nos codes ces restes de la barbarie, s'écria : J'espère enfin que le moment est venu, et que, sous la république de 1848, je trouverai de l'écho dans tous, les cœurs[2].

Il est une raison que je m'étonne qu'on n'ait pas encore fait valoir, ajouta ce membre des anciennes chambres ; c'est celle de la faillibilité de la justice des hommes. Et il se mit à citer plusieurs exemples propres à faire regretter les erreurs des juges.

Il est encore une considération qui ne doit pas vous échapper, citoyens ; c'est que la peine de mort une fois prononcée, elle devient égale pour tous les crimes ; et pourtant tous les crimes ne se ressemblent pas. Il faudrait donc, pour être juste, retourner aux supplices, aux raffinements de cruautés, qui accompagnaient jadis la peine de mort.

Le citoyen de Tracy terminait ainsi son excellente improvisation contre la peine de mort :

Les révolutions, qui font souvent de grands maux, font aussi du bien ; elles nous permettent de consacrer quelques-uns de ces élans généreux, qui ne sont autre chose que le rappel aux grands préceptes de l'évangile. Pour moi, si le jour où l'on aura aboli l'échafaud était le dernier de ma vie, je ne me plaindrais pas !

Jusqu'alors aucune opposition formelle à l'abolition de la peine de mort ne s'était révélée dans le sein de l'assemblée nationale ; quelques murmures seulement avaient, de temps à autre, signalé l'existence d'un parti qui, comme l'avait dit naguère le citoyen Detours, semblait pétrifié dans ses vieux préjugés, dans les mêmes instincts, dans la même incrédulité à l'endroit des grandes vérités qui font effort pour pénétrer dans les lois. Ce vieux parti, n'osant pas dire hautement sa pensée, avait jusqu'à ce moment laissé le champ libre aux abolitionnistes de l'échafaud ; ce qui fit dire au citoyen Laboulie :

Je me félicite de ce que personne ici n'est venu défendre la peine de mort ; cela me donne l'espoir que tous nous serons réunis dans le même vote.

Vous allez trop vite et trop loin dans vos suppositions, semblèrent lui dire les réclamations qui partirent de plusieurs bancs.

Je dois le supposer, reprit l'orateur, puisque le vote est la conséquence des paroles.

Les réclamations ayant de nouveau protesté : Hé quoi ! s'écria le citoyen Laboulie, il y aurait donc encore des hommes qui penseraient qu'il faut couper le cou à un malheureux pour lui apprendre à vivre ! Combien de fois faudra-t-il prouver encore que la peine de mort est inutile et qu'elle n'atteint pas le but que la société se propose ! Abolir la peine de mort est un acte de haute moralité, de prudence sociale et de véritable humanité. Vous l'avez abolie en matière politique ; supprimez-la en toute matière, et vous éviterez au gouvernement une hypocrisie ; car on dénaturera le crime pour le punir ; on qualifiera d'assassinat ce qui ne sera qu'un crime politique[3] ; on déshonorera l'échafaud pour ne pas le renverser.

Je ne crois pas, en tous cas, dit alors M. de Trédern, l'un des membres du côté droit de l'assemblée, qu'il soit possible d'assimiler la société civile à la société militaire en pareille occasion. A l'armée, il s'agit quelquefois de vaincre la peur de la mort par la mort immédiate. Je demande donc que l'on divise l'armée avec le peuple, en deux classes.

Pourquoi donc ferions-nous une distinction entre nos frères de l'armée et nos frères de la société civile ? répondit précipitamment le citoyen Lagrange. La crainte de la peur ! nous dit-on. Mais elle n'existe pas en France ; le sentiment de l'honneur est plus fort. Que la peine de mort soit donc généralement abolie, je vous en conjure, citoyens.

Un des membres de la commission de constitution, le citoyen Vivien, prit alors la parole pour expliquer à l'assemblée la portée de l'amendement en discussion. Sans traiter ici, avec les développements que cette question comporte, l'abolition complète de la peine de mort, ajouta-t-il, nous nous bornerons à vous rappeler que la commission, en vous proposant l'abolition de cette peine en matière politique, mesure dont l'honneur appartient au gouvernement provisoire, a fait tout ce qui lui était permis de faire aujourd'hui. Plus tard, nous réviserons notre code pénal, et probablement ce travail aura pour objet de faire disparaître la peine de mort, et d'harmoniser toute notre législation criminelle. Quant à présent, nous le disons avec douleur, le maintien de cette peine en matière criminelle nous paraît encore temporairement nécessaire.

Vous venez de consacrer l'inviolabilité du domicile, répondit le citoyen Victor Hugo ; nous vous demandons de consacrer l'inviolabilité de la vie humaine.

Une constitution nouvelle doit être un pas dans la vie, ou elle n'est rien. Partout où règne la barbarie, la peine de mort est fréquente ; là où la civilisation est en progrès, la peine de mort est rare. Le dix-huitième siècle a aboli la torture ; le dix-neuvième siècle doit abolir la peine de mort.

Oui ! oui ! s'écria le côté gauche tout entier ; nous l'abolirons !

Hélas les démocrates de l'assemblée oubliaient, dans leur généreux élan, qu'il ne leur appartenait plus de parler ainsi ! Nous étions déjà bien loin de la révolution !

En février, reprit le citoyen Hugo, le peuple eut une belle pensée : après avoir brûlé le trône, il voulut brûler l'échafaud ; on l'en empêcha. Messieurs, vous venez de consacrer le renversement du trône, consacrez aussi la suppression de l'échafaud.

C'est au nom des nécessités sociales, qu'il faut envisager la question, dit alors le citoyen Aylies, siégeant au côté droit ; sans la justice et l'ordre, les sociétés humaines n'existeraient pas ; elles iraient contre le but même que la Providence leur a assigné.

Les considérations que les préopinants ont fait valoir, ajouta-t-il, ont été souvent l'objet de mes méditations ; et cependant elles n'ont pas enchaîné mon esprit. Sans doute il n'est pas un siècle qui ne nous offre peut-être un ou deux exemples de la faillibilité humaine[4] ; c'est beaucoup trop, je le sais ; mais n'est-ce rien que l'intérêt et la sécurité de la société ? Demandez aux hommes que leurs fonctions mettent en rapport avec les criminels ; ils vous diront qu'il n'en est pas un qui, dans sa conscience, ne soit arrêté par la peine mort. Allez donc leur parler de détention, de séquestration ! Ces mesures, ils les rempliront avec joie, parce qu'ils se diront : je m'échapperai ; je m'échapperai d'autant plus que je suis plus scélérat.....

Il est une nature de crime, ajoutait le partisan de la peine de mort, les crimes domestiques, par exemple, inspirés par la cupidité, qui seraient beaucoup plus fréquents sans la crainte d'une peine terrible qui enlève au criminel l'espoir de jouir du fruit de son forfait.

Enfin le citoyen Aylies terminait en disant que, dans son opinion, la peine de mort devait n'être appliquée qu'à très-peu de cas et seulement en présence d'une nécessité sociale extrême ; mais, s'écriait-il, ne l'abolissez pas complètement ; car une fois le frein supprimé, le débordement n'aurait plus de limites.

La nécessité de maintenir la peine de mort fut encore soutenue par deux autres représentants, les citoyens Freslon et Emile Leroux. Le premier de ces deux légistes du côté droit la croyait indispensable tant que l'amélioration des mœurs n'amènerait pas naturellement cette grande réforme avec la révision des lois pénales. M. Victor Hugo a affirmé que le peuple, en brisant le trône, avait aussi voulu renverser l'échafaud, ajouta le citoyen Freslon. M. Hugo a donc oublié ces mots écrits en février sur les monuments par le peuple vainqueur : mort aux voleurs ! Et le côté droit applaudit avec force de pareils arguments !

Quant au citoyen Leroux, il appuya son opinion de quelques faits particuliers tendant à prouver que la peine de mort était un frein même pour les plus grands scélérats. On prétend, dit-il encore, que la société n'a pas le droit d'ordonner la peine de mort. C'est une erreur, car la société doit avoir le même droit que les individus pris isolément ; or, l'individu que l'on attaque n'a-t-il pas le droit incontestable de légitime défense ! Et si ce droit existe par les individus, pour quels motifs voudriez-vous l'ôter à la société, et la désarmer dans le cas de légitime défense !

Ainsi, c'était au nom de la société du dix-neuvième siècle que les citoyens Aylies, Freslon et Leroux demandaient le maintien de la peine de mort ! et ces cruels sophistes, qui accusaient les républicains d'aimer le sang, de demander la permanence de la guillotine, consacraient la violation de la vie, le meurtre social, l'assassinat légal, en vertu du droit romain, du droit féodal, lorsqu'ils étaient en présence du christianisme, de la philosophie et de ce peuple plein de miséricorde qui avait voulu renverser à la fois le trône et l'échafaud ![5]

Je respecte les convictions de ceux qui demandent le maintien de la peine de mort, dit alors le représentant Victor Lefranc ; ce n'est pas dans l'espérance de convertir ceux qui ne voudront l'être jamais que je monte à la tribune ; ce que je viens demander, c'est en quelque sorte un vote motivé.

L'honorable M. Vivien vient de nous dire qu'il faut conserver temporairement la peine de mort. C'est contre ce mot que j'ai demandé la parole : Eh quoi ! vous voulez conserver temporairement une forme de châtiment qui sera mortelle ? voilà ce que je ne puis admettre.

On parle des dangers de la société ; j'ai été avocat, j'ai vu de près les criminels, j'ai lu dans le cœur humain, et j'ai vu que surtout le désir de l'impunité animait avant le crime les cœurs endurcis ; Ceux-là sont moins épouvantés de la peine de mort qui sont le plus exposés à la subir : ainsi ceux qui tuent par vengeance, par amour, ne se laissent par arrêter par l'intimidation de la peine de mort..... Citoyens, concluait Victor Lefranc, ne nous laissons par devancer pas les assemblés nationales de Francfort et de Berlin ; prenons l'initiative d'une mesure généreuse, tous les peuples civilisés applaudiront.

L'un des auteurs de l'amendement en discussion, le citoyen Buvignier, s'attacha alors à combattre les arguments présentés par les légistes qui croyaient encore à la nécessité de conserver la peine de mort en matière criminelle, tout en admettant que cette peine ne devait plus être appliquée qu'avec réserve et pour les seuls cas extrêmes. Comme ses amis politiques, l'orateur démontra facilement que la peine de mort était inutile, inefficace, et qu'elle n'avait, pour la société, aucun des avantages que lui reconnaissaient et ceux qui s'opposaient formellement à son abolition, et ceux qui se bornaient à la maintenir provisoirement.

Répondant ensuite à ces derniers, le citoyen Buvignier faisait remarquer que toutes les fois qu'un gouvernement avait voulu maintenir ou faire voter une loi que l'opinion publique réprouvait, il s'était toujours prévalu en désespoir de cause du mot provisoire. — Le moment n'est pas venu, nous dit-on ; il viendra, nous en avons l'espérance ; encore quelque temps, et l'opinion publique obtiendra satisfaction.

Combien de fois n'a-t-on pas fait cette réponse aux adversaires de la peine de mort ! s'écriait l'orateur. La convention, dans une de ses dernières séances, proposa l'abolition de la peine de mort. On répondit aussi à cette motion généreuse que le moment n'était pas venu ; ce qui voulait dire alors qu'il restait encore des vengeances politiques à exercer par les réactionnaires.

Le citoyen Buvignier se montrait convaincu qu'un pareil sentiment ne pouvait se trouver dans l'esprit d'aucun des membres de l'assemblée à laquelle il s'adressait ; en conséquence, il espérait que la nouvelle constituante supprimerait, en principe général, la peine de mort.

La salle presque entière applaudit aux paroles du citoyen Buvignier, et l'on demanda à voter aussitôt, malgré le citoyen Wolowski qui insistait pour parler.

Mais le résultat du scrutin fut à peu près le même que celui obtenu depuis les journées de juin sur toutes les grandes questions politiques ou sociales dont l'assemblée eut à s'occuper. Les réactionnaires, tous les contre-révolutionnaires assis sur les bancs de la droite et du centre, tous les orateurs qui n'avaient pas osé dire un seul mot en faveur de la peine de mort, votèrent secrètement pour son maintien en matière criminelle, comme ils eussent voté pour la maintenir en matière politique, s'il eût encore été possible de contester cette grande conquête de la dernière révolution : 498 membres de la constituante de 1848 se prononcèrent honteusement contre l'amendement des citoyens Coquerel, Buvignier et autres. Il n'eut en sa faveur que les 216 voix démocratiques habituées à adopter toutes les mesures généreuses. La majorité se traînait donc à reculons.

Vainement quelques membres, et principalement les citoyens Moreau et Favart, essayèrent-ils encore de faire adopter quelques amendements, dont l'un fixait à la fin de l'année 1849 l'abolition de la peine de mort, et l'autre avait pour objet de faire décréter l'abolition des peines infamantes en matière politique ; la majorité se montra inébranlable dans sa résolution de ne pas toucher au code pénal, et le citoyen Woirhaye se chargea de motiver le refus de la commission d'adopter cette dernière motion, très-bien développée d'ailleurs par son auteur.

Avec la rédaction proposée, dit le citoyen Woirhaye, le bannissement et la dégradation civique ne pourraient plus être appliqués en matière politique : ce serait aller trop loin..... ne désarmons pas la société contre les hommes qui ne cherchent dans le renversement du gouvernement que le triomphe de leurs folles et dangereuses utopies.

Ainsi, l'éternelle crainte de désarmer la société fit maintenir la peine des travaux forcés en matière politique, peine révoltante, contre l'application de laquelle la société elle-même s'était élevée tant de fois, et principalement lors de la condamnation à la peine capitale prononcée contre Barbès.

Une disposition additionnelle, développée par le citoyen Isambert et destinée à remplir le vide que ce légiste apercevait dans la constitution, fut encore rejetée. Et pourtant il s'agissait d'ôter aux tribunaux la faculté de spécifier quels étaient les crimes politiques auxquels s'appliquait l'abolition de la peine de mort. Le citoyen Isambert aurait voulu qu'on déterminât clairement et promptement la différence que la constitution venait d'établir. Il insista beaucoup pour qu'on ne laissât pas une telle question indécise. La commission, par l'organe du citoyen Vivien, répondit que cette distinction ne pouvait être fixée que par. une loi organique. Et l'on passa outre.

Il est honorable pour la France de pouvoir dire que l'abolition de l'esclavage sur tout le territoire français fut adoptée à l'unanimité et sans discussion. Les réclamations faites par les mandataires des colons et par les partisans du Code noir dans les diverses brochures qu'ils firent paraître, ne purent prévaloir contre le besoin de proclamer l'un, des grands principes méconnus si longtemps[6].

L'art. 7 relatif à la liberté des cultes et au traitement que l'Etat devait aux ministres des cultes reconnus, fut l'objet d'une foule d'amendements. On devait s'y attendre ; car, pour bien des esprits, cet article impliquait une contradiction flagrante, que le citoyen Pierre Leroux signala. Dans l'opinion de ce représentant, l'abolition du salaire des prêtres importait au salut et à l'indépendance de l'Etat, comme à l'indépendance du prêtre qui, disait cet orateur, ne devait relever que de lui-même.

Le pasteur Coquerel, qui se crut provoqué par ces paroles, répondit que le protestantisme officiel n'avait voulu de préférence pour personne, et qu'il voulait la tolérance absolue pour toutes les sectes.

Le citoyen Bourzat, en présentant une rédaction nouvelle de l'article tout entier, aurait voulu que la constitution ne reconnût de communautés ou congrégations religieuses que celles établies dans les formes et sous les conditions déterminées par une loi spéciale. Il demandait aussi, pour l'avenir, qu'aucun ministre des cultes ne pût recevoir de traitement qu'en vertu d'une loi de révision de la constitution. Mais les divers paragraphes proposés par le citoyen Bourzat furent rejetés, et l'on s'occupa d'un amendement déposé par le citoyen Lavallée, ainsi conçu :

Nul ne peut être forcé de contribuer au salaire d'aucun culte ; la république n'en salarie aucun.

La question, ainsi que le fit remarquer le citoyen Marrast, était nettement posée. La liberté religieuse, proclamée d'abord dans toute sa plénitude, ajouta le citoyen Lavallée en développant sa pensée, disparaît dans le second paragraphe de l'article, puisque vous reconnaissez, dans ce paragraphe, un privilège pour certains cultes. Je crains que l'exception ne devienne la règle. Et pourtant, il est des hommes qui ne professent aucun culte ; les forceriez-vous à contribuer aux charges d'un culte quelconque ?.....

Le citoyen Lavallée ne fut pas même écouté, et sa proposition fut repoussée par la tourbe des représentants qui croyaient être encore sous l'empire de la charte octroyée et de la religion de l'Etat. L'assemblée semblait réserver toute son attention pour l'article 8, consacrant la liberté des citoyens de s'associer, de s'assembler, de pétitionner, de manifester leurs pensées par la voie de la presse ou autrement, libertés qui furent inscrites dans la constitution sans aucune conteste, mais avec les restrictions mentales à l'usage de ceux qui se proposaient de reprendre aux citoyens, par des lois de circonstance, ce que la constitution leur accordait, ou plutôt ce que la constitution déclarait au-dessus des lois positives et temporaires. Il faut lire ces débats pour se faire une juste idée du jésuitisme auquel eurent recours les membres de la commission pour repousser les amendements les plus raisonnables et les plus conséquents avec l'esprit de la constitution elle-même.

Et d'abord ce fut M. de Montalembert, un ex-pair de France parle droit d'hérédité, qui vint contester à l'Etat le droit d'enseignement et de surveillance systématique exercée par un corps puissant, ayant ses idées à lui sur l'enseignement ; cet orateur demanda, en conséquence, la liberté complète du droit d'enseigner.

Le discours que M. de Montalembert fit dans ce but, discours qui dura en quelque sorte deux jours, ne fut autre chose que le procès de la révolution, qu'une amère satire contre l'esprit du siècle, contre la France moderne, contré les générations qui s'étaient succédé depuis la constituante de.1789, et surtout contre l'instruction publique telle qu'elle résultait du système de l'université.

Nous ne voulons pas de la surveillance de l'Etat, dit ce représentant de la légitimité ; nous ne la voulons pas telle qu'elle est indiquée dans l'article ; nous ne voulons pas d'une surveillance systématique exercée par un corps spécial ; nous ne voulons pas qu'on dise : sous la garantie des lois, du moins en donnant à ces mots l'interprétation qu'ils ont reçue, nous contestons à l'Etat le droit spécial d'enseignement ; il n'a pas plus de droit sur l'enfant que sur le père. On peut admettre à la rigueur que le père, le citoyen, est redevable à l'Etat de sa qualité de père ; donc la férule du pédagogue officiel ne doit pas s'interposer entre le père et l'enfant sans violer la liberté du foyer domestique. L'Etat n'a le droit d'intervenir que quand le père de famille réclame cette intervention.

Telles étaient les maximes que M. de Montalembert professait avec tant de franchise à l'égard de l'instruction publique. Les motifs de cette aversion pour l'instruction universitaire, c'est-à-dire réglementés par les lois, étaient nombreux ; car l'orateur voyait, dans tout ce qui existait, dans tout ce qui se pratiquait depuis un demi-siècle, la cause de la dépravation des mœurs, la cause de l'impiété du peuple. L'ignorance, c'est la faim, s'écriait-il ; mais il y a quelque chose de pis que la faim, c'est le poison.

L'orateur s'en prenait tour à tour aux novateurs, au communisme, au socialisme, au gouvernement, à l'université, aux insurgés qui chargeaient leurs fusils avec des idées. Il affirmait que l'enseignement tel qu'il avait été compris jusqu'ici, n'était autre chose que le communisme intellectuel, et il cherchait à le prouver en démontrant que le monopole de l'enseignement était la doctrine par laquelle l'Etat se substituait au père de famille.

Je sais bien, poursuivait-il, que nous ne manquerons pas de novateurs qui nous assurent qu'ils feront le salut de la société ; mais comme ils se sont montrés impuissants, il faut en revenir au vieil esprit chrétien qui a fait beaucoup de bien à la société. Et l'orateur affirmait que, depuis cinquante ans, le résultat de l'enseignement universitaire ou révolutionnaire avait été une diminution considérable dans la valeur scientifique, dans le degré d'instruction, si on le comparait à l'instruction donnée dans le passé.

Je suis d'accord avec les novateurs sur l'impuissance du gouvernement à rien faire de bon pour améliorer, l'intelligence et le cœur des populations, reprenait l'orateur, après une longue interruption causée par ceux qui contestaient ses démonstrations ; je suis d'accord avec eux sur la misère, sur le malaise physique et moral, sur l'air vicié que respirent ces myriades de travailleurs ; mais je demanderai aussi à ceux qui étudient les souffrances du peuple, s'ils ne savent pas qu'à côté de cet air vicié, il y a aussi un cœur vicié ; si le mal moral n'existe pas au plus haut degré, et si ce n'est pas à ce mal qu'il faut d'abord porter remède. Je demande encore à ceux qui ont gouverné notre société depuis février, s'ils n'ont pas compris leur faiblesse en présence d'une population sans principes et sans sentiment religieux !.....

Et le citoyen Montalembert terminait son homélie en disant qu'il était temps de recourir à l'éducation chrétienne, à cette éducation dont la morale se résumait, selon lui, dans ces deux grands principes, que le peuple avait besoin de mettre en pratique : charité et respect. Oui, s'écriait-il, vous en avez besoin au moment où tous les pouvoirs se renouvellent sous la forme républicaine. Et qui l'inspirera ce respect, si ce n'est la religion qui consacre tous les pouvoirs, qui dit à tous : tu es César, et qui dit à ses fidèles, respectez-le ?

Parlerai-je maintenant de l'intérêt de la propriété, ajoutait encore l'orateur, car le respect de la propriété devait être la thèse obligée et favorite de tous les orateurs contre-révolutionnaires. Connaissez-vous un autre moyen d'inspirer le respect de la propriété à ceux qui ne sont pas propriétaires, que de les faire croire en Dieu, non pas au Dieu vague de l'éclectisme et des écoles modernes, mais au Dieu du catéchisme.

Les rumeurs que la fin du discours de M. Montalembert excita à plusieurs reprises, durent prouver à cet orateur très-catholique qu'il prêchait, devant l'ombre de Voltaire, les formules du moyen âge, et qu'il se trompait de plusieurs siècles.

Il faut revenir à la foi catholique, disait en résumé M. de Montalembert.

Mais la foi catholique n'a-t-elle pas été l'âme du monde pendant plusieurs siècles, lui répondait le journal la Réforme ? N'a-t-elle pas eu, dans une main, la torché de l'inquisiteur, et dans l'autre, le glaive de César ? N'a-t-elle pas possédé dans le sens absolu du mot, dans le sens féodal, l'esprit et le corps des générations ? Eh bien ! ouvrez l'histoire, et dites-nous s'il y eut jamais une nuit plus sombre, un mépris du droit plus farouche, un plus triste abrutissement, une succession de crimes et de violences plus abominables que sous le dogme fermé, qui fut mille ans la pierre du sépulcre du genre humain ! Comme la goutte d'eau qui creuse le rocher, l'idée, pendant des siècles, a creusé ce dogme, et quand l'humanité, revoyant le ciel, a voulu pénétrer et calculer ses profondeurs, quand elle a suivi le mouvement des astres, qu'a dit le catholicisme ? Demandez-le à Galilée ? Quand elle a voulu chercher la loi des choses dans la science, dans la nature, dans la philosophie, qu'a fait le catholicisme ? Demandez-le à Savonarole, à Campanella, le moine napolitain, à Vanini ? Quand elle a voulu chercher dans l'homme et dans la société la valeur des institutions humaines, les conditions du droit et des lois de la vie, qu'a dit et qu'a fait le catholicisme ? Demandez-le à Jean Jacques, à Diderot, et à tous ces grands empoisonneurs que l'histoire appellera les pères de la révolution française ? Du sang et toujours du sang, ou l'ombre des cachots et la flamme des bûchers ! Voilà, comment s'est conduit ce dogme infaillible auquel on nous convie !

Ainsi, pour nous arracher à l'anarchie des systèmes, aux mêlées de la philosophie, à ces libres initiatives de l'esprit humain qui marquent les étapes de l'affranchissement, on nous appelle sous la cloche des morts ; on nous tend d'une main courtoise et fraternelle le vieux san bénito qui pèse comme un manteau de plomb et qui brûle comme la poix enflammée ; le dominicain y mettra le capuchon, le jésuite y coudra les franges, et nous serons heureux ! Si ce n'est pas là l'idéal des jeunes croisés, c'est du moins la conclusion fatale de leur système. La servitude de l'esprit et du cœur, la compression universelle est la conséquence logique de l'infaillibilité romaine..... Ces gens-là, concluait à son tour le journaliste qui appréciait ainsi la portée du manifeste de M. de Montalembert ; ces gens-là, après avoir perdu les rois, veulent tuer Dieu !

Aucun orateur n'osa rappeler, comme le fit le rédacteur de la Réforme, ce qu'avait valu à l'humanité l'enseignement religieux exclusivement. Tous ceux qui répondirent à M. Montalembert, y compris le ministre de l'instruction publique, le citoyen Vaulabelle, se bornèrent à défendre l'université et les droits de l'Etat, à surveiller, à diriger même cette instruction. Le ministre apprit probablement à M. de Montalembert que sur vingt-quatre institutions en plein exercice, vingt-trois étaient dans les mains du clergé.

Cette société, dont on nous fait un tableau si sinistre, est-ce nous seuls qui l'avons faite ? s'écria alors l'un des membres de l'université, le citoyen Jules Simon. Nous avons six chaires de philosophie en France ; mais en regard, n'avons-nous pas des milliers de chaires, des écoles religieuses qui donnent aussi l'enseignement ? Je ne les accuse pas de la corruption des esprits, parce que je suis juste..... Et pourtant on calomnie notre enseignement ; je le déclare, ceux qui le calomnient ne le connaissent pas ; c'est un enseignement de foi...

On semble nous faire un crime d'apprendre à lire à tous les enfants, ajoutait ce défenseur du système universitaire ; vous ne voulez pas que nous donnions l'instruction primaire à tous ? Auriez-vous besoin de l'ignorance du peuple, par hasard, pour établir vos doctrines ? Pensez donc que nous n'aurions rien de bien si nous n'avions aboli l'esclavage de l'ignorance !... Je dis qu'il y a un droit naturel d'enseigner la doctrine à des adultes ; celui-là vous pouvez l'exercer même sur la borne. Mais celui que vous demandez, c'est le droit d'être professeur ; celui-là, je vous le dénie...

Est-ce que l'université gêne la liberté ? disait en terminant le citoyen Jules Simon. Dans ce cas, supprimez-la, au nom du ciel, supprimez cette université. Est-ce de l'Etat que vous avez peur. En ce cas, ce que vous demandez, c'est la liberté illimitée ; eh bien ! nous sommes, nous autres, pour la liberté réglée... Proclamons donc la liberté de l'enseignement, en prenant pour devise : Pas de liberté illimitée, pas de liberté illusoire !

L'amendement de M. de Montalembert, combattu encore par M. de Falloux lui-même, fut enfin rejeté ; mais son auteur n'en avait pas moins semé les germes de la loi sur l'enseignement que dut présenter plus tard le ministre réactionnaire, en remplacement de celle rédigée par les soins du citoyen Carnot.

A l'occasion de l'article qui consacrait la liberté de la presse et qui déclarait qu'elle ne serait jamais soumise à la censure, les citoyens Félix Pyat, Morhéri et Crespel de Latouche, proposèrent quelques additions ayant pour objet d'affermir cette liberté. Ainsi, Félix Pyat aurait voulu qu'on déclarât plus formellement que la censure ne pourrait jamais être rétablie, sous quelle forme que ce fût ; le citoyen Morhéri demandait la même chose pour le cautionnement ; et enfin le citoyen Crespel proposait d'ajouter à l'article ces mots : ni aucune mesure préventive.

Dans toute autre circonstance, une assemblée nationale se serait empressée d'accueillir ces amendements. Mais déjà la commission se trouvait gênée par l'attitude de la majorité. Il fut facile de s'en apercevoir au peu de franchise que montrèrent à ce sujet les membres chargés de défendre la rédaction primitive.

Puisque nous avons dit que la liberté de la presse n'avait d'autres limites que les droits et les libertés d'autrui, c'est assez dire que nous ne voulons pas des mesures préventives, répondit le citoyen Martin (de Strasbourg).

Hé bien ! dites-le clairement, lui crièrent des voix du côté gauche.

Oui, reprit le citoyen Martin ; mais nous ne voulons pas, quant à présent, retirer le cautionnement. Si vous dites que la presse ne peut être soumise à aucune mesure préventive, on viendra, lors de la discussion sur les cautionnements, soutenir, d'une part, que le cautionnement constitue une mesure préventive, et ceux qui voudront le maintien du cautionnement diront qu'il ne constitue pas une mesure préventive.

Et comme il s'éleva de vives réclamations contre la demande de la question préalable ;

L'assemblée, dit encore ce même membre de la commission, ne veut pas de surprise ; il faut donc que la pensée du rédacteur de la constitution soit bien comprise. La commission ne repousse pas, dans son esprit, l'amendement qui a été proposé ; seulement elle veut réserver la question du cautionnement, dans l'intérêt de la liberté de la discussion, lorsqu'il s'agira du cautionnement ; c'est dans l'intérêt même de la presse que nous proposons la question préalable, ajouta le citoyen Martin. Nous ne voulons pas plus de mesures préventives pour le droit de discuter, que pour le droit d'écrire.

Qui ne voyait que le citoyen Martin (de Strasbourg) se trouvait lui-même fort mal à l'aise lorsqu'il était obligé de mettre en avant des arguments aussi pitoyables ! Tout le côté gauche le sentit. Mais le seul représentant Deville eut la franchise de le dire.

Je ne crois pas qu'il soit digne de l'assemblée, s'écria-t-il, de trancher la difficulté par la question préalable et par les motifs présentés au nom de la commission. Le scrutin de division a été demandé ; je pense qu'il doit avoir lieu.

La question préalable aurait ici quelque chose de puéril, ajouta le citoyen Charamaule. Quant à moi, je n'accorde pas au cautionnement le caractère essentiel d'une mesure préventive ; mais je vais vous dire quelle est la mesure préventive à laquelle il faut faire obstacle : c'est la suspension des journaux. Si elle passait dans une législation normale, elle pourrait être présentée comme n'ayant pas de caractère et être adoptée sans paraître déroger à la constitution ; c'est ce que je veux prévenir.

Malgré ces explications très-rationnelles, l'amendement fut repoussé par tous ceux qui ne votaient la constitution que pour la forme.

Le citoyen Pierre Leroux proposa encore une autre addition à ce chapitre ; elle avait pour objet d'empêcher l'imprimerie de devenir un monopole. Mon amendement, dit-il, est un corollaire de la liberté de la presse.

Mais le citoyen Vivien répondit qu'il ne fallait pas, par une mesure prématurée, jeter l'alarme dans toute une industrie. La législation actuelle sur l'imprimerie, ajouta-t-il, doit être réformée complètement ; mais les questions que soulève cette réforme sont d'une difficulté immense, et l'on ne peut pas y toucher par improvisation.

C'était donc sans succès que le côté gauche ne cessait de demander à l'assemblée, pour toutes les réformes à entreprendre, de commencer par voter le principe de ces réformes, sauf à en faire ensuite l'objet d'une loi étudiée : il trouvait toujours les mêmes obstacles de la part des contre-révolutionnaires ; et s'il arrivait parfois que l'assemblée concédât quelque chose aux républicains de la veille, la majorité ne tardait pas à le reprenais d'une autre main.

On était arrivé à voter la Constitution par secousses : l'assemblée courait parfois au galop ; sans s'arrêter un seul instant sur les articles qui appelaient son attention, elle les adoptait de confiance, tandis que, le lendemain, on la voyait se livrer à d'interminables discussions sur une rédaction plus ou moins claire, sur un sens plus ou moins sujet à interprétation, ou bien sur une disposition contestée par tel ou tel côté.

Ce fut ainsi qu'on la vit revenir jusqu'à satiété sur la question de l'enseignement et faire retentir la tribune des homélies de ceux qui, ayant déjà les vieillards, les femmes et les enfants par la confession, et dominant les masses du haut de toutes leurs chaires, criaient à la persécution, parce qu'on ne voulait pas leur abandonner encore la culture, intellectuelle et morale des générations qui s'élevaient. Heureusement, leurs efforts furent impuissants dans cette circonstance, et l'intérêt de la patrie l'emporta, dans cette question, sur l'intérêt des corporations religieuses ; l'instruction ne fut pas encore livrée sans règle aux professeurs d'histoire qui ne connaissaient d'autres livres sur la révolution française que ceux sortis de la plume véridique du père Loriquet. Mais, après ces haltes sans utilité, l'assemblée nationale dévorait de nouveau les articles suivants et brûlait les textes, comme si elle avait eu hâte d'arriver à la fin d'une discussion peu intéressante pour bien de ses membres.

Elle venait d'adopter les articles 10, 11, 12,13 et 14, quand tout à coup la question de l'impôt et de son utilité commune amena un représentant, le citoyen Person, à proposer quelques changements de rédaction, qui firent lancer les hauts cris à tous les financiers routiniers. Le citoyen Person demandait qu'il fût dit, dans le texte, que le revenu était sujet à l'impôt, et que l'impôt devait être proportionnel au revenu.

Certes, il n'y avait là qu'un appel aux premières règles de la contribution individuelle ; mais c'en fut assez pour effrayer tous ceux qui voyaient la route du communisme ouverte par l'impôt progressif.

L'amendement qui vous est proposé, s'écria un représentant du nom de Servières, est une menace à la propriété ; je dis plus : je dis que la propriété est attaquée. On veut que les législateurs qui nous succéderont puissent décréter l'impôt progressif.

C'est vrai ! c'est vrai ! s'écrièrent plusieurs représentants de la même opinion en matière d'impôts.

L'impôt proportionnel, reprit le citoyen Servières, est tout simplement l'arbitraire emprunté à un pacha, pour le placer entre les mains d'une majorité parlementaire ; c'est une vieillerie renouvelée des Grecs, et dont le temps semblait avoir fait justice ; mais, aujourd'hui, on exhume toutes les vieilles absurdités On veut nous voler !.... Oui, répétait l'orateur, au milieu des cris A l'ordre ! qui se faisaient entendre, oui, l'impôt progressif est spoliateur ; il est plus encore : il est anti-social, anti-démocratique, il est stupide.....

Que demandez-vous ? continuait l'adversaire de l'impôt progressif, que pouvez-vous demander aux riches ? Un million, s'il ne doit être établi que sur le superflu ? Il y a des chiffres peu contestables : ils établissent que, si la France est riche, les Français ne le sont pas. A vrai dire, vous n'avez pas de riches, puisque, au commencement du dernier règne, la France ne comptait pas quatre mille éligibles[7]. L'impôt progressif ne produirait donc rien ou presque rien ; et pour cela, vous frapperiez sur la propriété, sans laquelle la république serait perdue ! Car, ajoutait très-sérieusement le citoyen Servières, la propriété a été maîtresse de l'urne qui nous a envoyés ici ; la propriété, c'est la république, mais la république honnête et modérée ; et si, en retournant près de nos mandants, nous sommes obligés de leur dire que, dans la constitution, nous avons laissé exister une fissure par laquelle peut s'infiltrer l'impôt progressif, eh bien ! je vous le dis, la propriété sera exaspérée, et la république, qui voudra essayer de marcher sans la propriété, sera perdue ; car le peuple des campagnes vote sous l'influence de la propriété Avec votre article, concluait l'orateur, la propriété n'aura aucune garantie. Il en serait autrement, si vous aviez une majorité terrienne, parce que celle-là aurait intérêt à voir comment l'impôt s'établit..... Si vous voulez effrayer la propriété, maintenez l'article de la commission ; si vous voulez, au contraire, la rassurer et vous assurer à jamais son concours, admettez mon amendement.

Or, cet amendement, appuyé par les considérations que fit valoir le citoyen Servières avec une naïveté sans exemple, était conçu, en ces termes : Chaque citoyen contribue à l'impôt dans la proportion de sa fortune.

La discussion ne roulait donc pas, comme cela arrivait assez souvent, sur des mots ; elle s'attaquait à des principes divers et opposés, que la commission s'était prudemment efforcée de ne pas mettre en cause et de ne résoudre en aucune manière.

Ce fut dans ce sens que le citoyen Vivien répondit à l'orateur de la propriété.

La commission, dit-il, persiste à penser que la question ne doit pas être résolue. L'article qu'elle vous propose n'a pas pour objet d'ouvrir une porte à l'impôt progressif ; il a pour objet de constater l'état actuel des faits. L'assemblée sait que les impôts actuellement existants ne sont pas tous proportionnels ; il y en a qui sont éminemment progressifs.....

J'apporte à l'assemblée des faits, reprit le citoyen Vivien, interrompu par les murmures du côté droit. Je ne discute pas, je veux seulement démontrer qu'il n'y a pas de règles absolues. J'ajouterai que si vous adoptiez l'amendement du citoyen Servières, vous seriez obligés de remanier entièrement votre impôt. La question doit donc être réservée. Je crois que la prochaine législature devra prendre pour base l'impôt proportionnel ; mais je crois aussi que sur certains points, l'impôt progressif devra être maintenu. Cette question se présentera à propos de toutes les lois que vous aurez à voter ; réservons-la pour ce moment.

Le citoyen Combarel de Leyval se récria sur ce que l'on avait mis intentionnellement le mot proportionnellement écrit dans la Charte de 1830. Le principe général, ajouta-t-il, était jusqu'ici l'impôt proportionnel, et vous dites en raison de la fortune, ce qui veut dire : en raison progressive.

Beaucoup d'autres anciens députés, qui regrettaient probablement la charte de Louis-Philippe et l'impôt proportionnel, se rangèrent du côté des deux préopinants

Dans un excellent discours qui prouva combien ces questions lui étaient familières, le citoyen Mathieu (de la Drôme) n'eut pas de peine à faire justice des arguments des citoyens Servières et Combarel ; il démontra, en outre, combien leurs calculs étaient erronés.

Pour trancher la question de l'impôt, dit cet orateur, il faudrait au moins y avoir réfléchi. Je suis d'accord avec l'auteur de l'amendement, mais à condition d'ajouter ces mots : Les contributions indirectes sont abolies.

Le citoyen Mathieu fit comprendre alors aux membres du côté droit qui l'écoutaient qu'à l'exception des contributions directes, les autres impôts portaient également sur le pauvre comme sur le riche. En sorte, poursuivait-il, que, pour un milliard environ, le trésor puise où il peut, sans discernement, sans équité, ne prenant aux uns que le trentième, le quarantième de leur revenu, et enlevant aux pauvres le vingtième..... Je n'appartiens pas aux classes pauvres, et cependant je suis partisan de l'impôt proportionnel.....

On a prononcé dans cette discussion des mots fâcheux, dit-il encore, malgré les fréquentes interruptions qu'il éprouvait ; on a parlé de spoliation, de vol, J'aime à croire qu'il n'y a dans cette enceinte ni spoliateurs ni voleurs ; il n'y a que des hommes cherchant la vérité et voulant être justes. Et le citoyen Mathieu proposait tout simplement de passer à la question préalable.

Si la constitution avait conservé les mots à proportion, reprit le citoyen Deslongrais, je n'aurais rien à dire ; mais il me semble que nous avons le droit de demander à la commission ce qu'elle entend par les mots en raison. Il faut que notre constitution soit claire.

Le citoyen Charencey appuya l'amendement, en disant que l'impôt progressif manquerait toujours de base certaine, qu'il était contraire aux règles, et qu'il n'avait jamais été admis que par les ennemis de la propriété, témoin les écrits de Babeuf et autres.

Vainement le député Guérin fit-il sentir la nécessité d'atteindre les grandes fortunes mobilières, le citoyen Lherbette insista pour que la question posée fût immédiatement résolue. Il se prononçait lui-même en faveur de l'impôt proportionnel. On vous propose aujourd'hui, concluait cet orateur, de décapiter les grandes fortunes au profit des petites. Mais, prenez-y garde, les petites ne tarderont pas à exciter l'envie de ceux qui n'ont rien. L'égalité ainsi entendue, c'est un pas vers le brigandage..... Songez au péril qui vous menace, qui se révèle tous les jours ; élevez une digue, opposez une barrière, car le flot monte et menace de vous engloutir.

C'était avec cette fantasmagorie de la peur, avec ces banalités contre le communisme, que la majorité de l'assemblée se laissait conduire et qu'elle repoussait toutes les mesures qui pouvaient constater encore qu'une révolution démocratique et sociale s'était accomplie naguère.

Dans cette circonstance, le gouvernement crut devoir donner son avis ; et, maigre les réclamations des membres qui s'opposaient à ce que le pouvoir pesât de tout son poids dans la balance des débats, le citoyen Goudchaux, encouragé par le président du conseil, se présenta à là tribune pour combattre la rédaction de la commission et appuyer l'amendement du citoyen Servières.

Notre système, dit ce ministre des finances avec le ton tranchant qu'on lui connaissait ; notre système c'est l'impôt proportionnel, et nous travaillons de toutes nos forces à ramener à ce principe tous les impôts existants. Laisser aujourd'hui pressentir l'impôt progressif dans nos codes d'impôts, c'est tromper tout le monde, car vous ne pourrez pas l'établir avant peut-être soixante ans... La république que nous avons fondée doit tendre à maintenir tous nos impôts sur l'échelle proportionnelle. Je veux que la forme républicaine subsiste, concluait le citoyen Goudchaux ; je veux qu'elle puisse tenir tout ce qu'elle promettra ; c'est pourquoi je me sépare de la commission de constitution, en substituant aux mots en raison, ceux-ci : en proportion. Il faut savoir ce que veut le pays, et lui préparer une nourriture qu'il puisse digérer.

Le citoyen Dufaure s'empressa alors, au nom de la commission, de déclarer que tous ses collègues tombaient d'accord, que le mot proportionnel n'était pas juste en ce sens, qu'il n'avait jamais reçu son application ; mais qu'ils avaient aussi reconnu que la tendance de l'impôt, sous la législation républicaine, devait être d'établir la proportionnalité. En conséquence, disait-il, nous nous rallions à l'opinion de M. le ministre des finances, et la commission adopte son amendement, de concert avec M. Servières.

C'était bien la peine ! s'écrièrent plusieurs voix.

Une grande majorité se prononça alors pour que chaque citoyen contribuât aux charges publiques, non plus en raison de ses facultés et de sa fortune, mais bien en proportion.

Ainsi furent rassurés tous ceux qui considéraient la rédaction du comité de constitution comme un acheminement à l'impôt progressif, destiné lui-même à ouvrir les portes au communisme, lequel s'en prendrait alors à la propriété pour l'attaquer et la détruire, au nom de la république. Jamais on n'avait vu tant d'hypocrisie se jouer des destinées d'un grand peuple !

Quand on fut arrivé au chapitre 3 du projet de constitution, traitant des pouvoirs publics, le citoyen Pierre Leroux proposa de le faire précéder d'un article additionnel propre, selon lui, à substituer la lumière de la raison à un aveugle empirisme, le consentement à l'obéissance, la liberté à l'esclavage. Dans son opinion, qu'il ne put développer qu'au milieu des murmures indiquant un parti pris d'avance de se refuser à écouter l'orateur, la constitution que l'assemblée votait, ne faisait autre chose que constituer et organiser l'anarchie. Il fallait donc, disait-il, organiser l'Etat, organiser l'assemblée ; car d'un corps délibérant non organisé ne pouvaient sortir des votes équitables. L'orateur aurait voulu que les trois pouvoirs désignés jusqu'alors sous les noms de pouvoir législatif, pouvoir exécutif, pouvoir judiciaire, fussent concentrés avec distinction, mais sans séparation essentielle, dans le corps un et triple à la fois de la représentation nationale.

L'amendement que Pierre Leroux développa avec peine, fut repoussé, ainsi qu'une autre modification présentée par le citoyen Proudhon.

Malgré le mauvais accueil systématique réservé par l'assemblée aux idées émises par ce dernier représentant, le citoyen Proudhon ne se découragea pas. Croyant voir, dans la rédaction de l'article 18 une imprévoyance dangereuse, il demanda qu'après ces mots : Tous les pouvoirs publics émanent du peuple, et ne peuvent être délégués héréditairement, on ajoutât ceux-ci : ni à vie. Le côté gauche appuya vivement cette addition si nécessaire ; mais le citoyen Dufaure prétendit qu'on ne devait pas consacrer ainsi un principe absolu qui pourrait s'appliquer à la magistrature. Au surplus, ce membre de la commission pensait que la question de la nomination temporaire ou à vie des autres fonctionnaires de la république se présenterait bientôt lorsqu'il s agirait du président.

Le nouvel amendement du citoyen Proudhon fut donc rejeté par tous ceux qui conservaient à ce sujet une arrière-pensée anti-démocratique.

L'éternelle question des deux chambres, des deux assemblées nationales, devait nécessairement se représenter, en 1848, quand on eut à voter sur l'article 20 de la constitution, portant que le peuple français déléguait le pouvoir législatif à une assemblée unique.

Dans le rapport sur la constitution fait par le citoyen Marrast, les discussions qui eurent lieu au sein du comité sur cette question tant de fois résolue, avaient été analysées avec autant d'impartialité que détalent, de sorte que ce rapport résumait tous les arguments produits pour ou contre l'assemblée unique. La majorité de la commission avait pensé que, puisque les bons esprits de notre première révolution s'étaient empressés de voter pour une seule chambre lorsqu'il s'agissait d'une constitution monarchique, à plus forte raison devait-on admettre ce principe dans une constitution républicaine et démocratique.

Il manquait à cette opinion d'être sanctionnée par la discussion publique.

Un nouveau et brillant tournoi de tribune s'engagea donc au sujet de l'article 20.

Ce fut d'abord le citoyen Duvergier de Hauranne.

Cet orateur des centres se présenta pour soutenir l'opinion d'un bureau à ce sujet, et déclara que quoique la question eût déjà été résolue, sinon par la raison, dit-il, du moins par l'instinct démocratique, il croyait servir la république en essayant d'introduire dans la constitution un élément sans lequel il n'y avait point, à ses yeux, de gouvernement stable.

Je comprends, poursuivit-il, qu'on récuse l'exemple de l'Angleterre, pays monarchique et aristocratique ; mais voyez ce qui se passe en Amérique.

Puis examinant quelle avait été l'influence des deux chambres tant sous l'empire que sous la restauration, l'orateur s'écriait : La division du pouvoir législatif, dans le pays, a été jugée indispensable. L'expérience est donc en faveur de la division.

Quoique ce fût de singuliers essais que ceux faits sous des gouvernements monarchiques, le citoyen Duvergier de Hauranne n'en continua pas moins à vouloir démontrer que la logique était, sur ce point, entièrement d'accord avec l'expérience. Et d'abord, soutenait-il, une seule chambre, c'est le despotisme, quoique émanant du peuple. Bien que l'assemblée nationale soit une, vous nommez un président qui peut bien n'être pas toujours d'accord avec elle. On dit : — Il y aura un pouvoir législatif, un pouvoir exécutif, et cela suffira. — Je suis confondu de voir renaître ces puérilités qui ont égaré nos pères des premières assemblées ; cela est une source éternelle de conflits ; c'est pour cela que la fameuse maxime : le roi règne et ne gouverne pas, avait été inventée. Dans le système des deux chambres, ces chances d'anarchie disparaissent presque entièrement.

Répétant encore l'argument favori des partisans des deux assemblées, consistant à démontrer qu'un frein était nécessaire pour empêcher l'assemblée unique à céder aux entraînements de la passion, et citant le propre exemple de la constituante de 1848, l'orateur examinait les divers systèmes suivant lesquels ceux qui pensaient comme lui se proposaient d'arriver à l'établissement des deux chambres, et quelles devaient être leurs attributions respectives. Il faisait ainsi, en pleine démocratie, un cours de politique pratique à l'usage des monarchies, et le terminait par ces mots : Si vous préférez à la liberté l'unité et la simplicité, vous vous bornerez à une seule assemblée ; mais si vous voulez la liberté, vous aurez deux chambres. Et il ajoutait : Si vous voulez ramener la confiance, ne faut-il pas montrer au pays que vous cherchez à entrer dans les voies des gouvernements réguliers ; or la division du pouvoir législatif est nécessaire, car sans cela vous aurez compromis la république.

Le citoyen Antony Thouret s'appliqua à combattre les raisons présentées en faveur des deux chambres par le préopinant. Il prouva que ses comparaisons, à l'égard de l'empire et de la restauration, de même que celles puisées dans les constitutions d'Angleterre et des Etats-Unis d'Amérique, manquaient évidemment de justesse.

De quoi s'agit-il ? s'écriait ce représentant républicain ; de savoir quelle sera la forme de la représentation du peuple, qui est le véritable souverain. Ici la forme l'emporte sur le fond. Si le peuple français était réuni sur le même point, dans la même salle, on aurait alors l'expression vraie du pays. Mais les obstacles matériels à cette immense réunion ont fait rechercher le moyen d'y remédier, nous sommes ici une diminution du volume ; et pourtant cette diminution est toujours un tout indivisible représentant là même chose ; tandis que deux assemblées ne pourraient représenter une seule chose. Deux assemblées pourraient tout au plus représenter, d'un côté, le principe démocratique, de l'autre, le principe aristocratique. Or, la république et sa constitution ne peuvent être que le symbole d'un seul et même principe, et ne doivent avoir pour objet que de rappeler sans cesse le peuple à l'égalité ; tandis que les deux chambres, quelle que soit leur origine, ne représenteraient que l'inégalité.....

Le citoyen Lherbette convint d'abord que la question de l'unité ou de la dualité du corps législatif lui paraissait résolue par l'opinion publique. Mais, selon lui, cette opinion publique, toute souveraine qu'elle fût, n'était pas moins sujette à faillir ; et, dans ce cas, au lieu de la suivre aveuglément, il fallait en appeler à elle-même.

Est-ce que par hasard, s'opposer à cet entraînement, en appeler de ces arrêts précipités que l'on voudrait nous présenter comme des arrêts souverains, ce serait manquer de respect envers la nation, envers soi-même ?[8]

Le citoyen Lherbette se croyait donc en droit de résister à ces entraînements. Aussi émit-il longuement ses idées sur la nécessité des deux chambres.

Dans son opinion, la dualité des chambres parlementaires n'était point une conséquence naturelle des institutions aristocratiques.

L'expérience de la France peut-elle être opposée à celle des peuples étrangers pour combattre le système des deux chambres ? s'écriait-il. Nullement. On vous dit que le sénat, que la chambre des pairs, n'ont sauvé ni l'empire, ni la restauration, ni la monarchie de juillet. Cela est vrai ; mais est-ce qu'une assemblée unique les aurait sauvés ? Le sénat, la chambre des pairs, qu'ils aient été héréditaires ou nommés par le pouvoir, n'ont jamais eu de base solide, des racines dans la nation.

Examinant ensuite les attributs donnés au conseil d'Etat en vue de corriger une partie des inconvénients du système de l'assemblée unique, l'orateur ne pensait pas qu'un corps tout à la fois politique, législatif et judiciaire, pût suppléer une seconde chambre dans ses attributions pondératrices et modératrices. Le citoyen Lherbette terminait son discours, auquel l'assemblée avait prêté peu d'attention, en déclarant qu'il voterait pour tous lès amendements ayant pour objet de diviser le pouvoir législatif en deux assemblées.

Le représentant Marcel Barthe, qui répondit à la fois à M. Duvergier et au dernier orateur, commença par soutenir qu'une constitution devait être faite pour le pays auquel elle était destinée-, et qu'elle devait être un reflet des mœurs, des habitudes mêmes du peuple qu'elle devait régir et dont elle devait faire revivre l'esprit.

Or, ajoutait-il, le caractère essentiel de la France, c'est l'unité. Consultez son histoire, et vous verrez que depuis plusieurs siècles elle tend et travaille à constituer son unité. Vous mettrez-vous en lutte contre cette tendance, avec ce travail séculaire ?..... N'oubliez pas, à propos de principes, n'oubliez pas que, pour le peuple français, le plus cher intérêt de tous, c'est l'égalité. N'oubliez-pas qu'à une époque qui a été rappelée ici, le peuple français n'a reculé ni devant les violences, ni devant les flots de sang, pour faire disparaître toutes les inégalités.

Et après être arrivé à démontrer que le sénat fut loin d'avoir été utile à l'empire, et que les chambres des pairs de 1814 et de 1830 n'étaient rien dans le pays : La représentation, concluait-il, doit être l'image du pays ; le pays est un, la représentation doit être une.

Tel ne fut pas l'avis du citoyen Charles Dupin, qui, jaloux, dit-il, de doter la France d'institutions durables, soutint, contre l'opinion du chef de sa famille, que l'équilibre entre les deux assemblées était nécessaire à la stabilité de l'État.

Ainsi les partisans du fractionnement de l'assemblée nationale en étaient encore aux vieilles maximes de la pondération, de la balance, de la division des pouvoirs, lesquelles n'avaient jamais garanti la France ni de l'anarchie parmi ces pouvoirs, ni de secousses politiques ; témoin les deux révolutions de 1830 et de 1848.

Comme l'assemblée ne croyait avoir plus rien à apprendre sur cette question agitée successivement en 1789, en 1793, en l'an IV, en l'an VIII et sous tous les gouvernements monarchiques qui s'étaient succédés depuis 1804, elle ferma la discussion générale, et la délibération s ouvrit alors sur la rédaction de l'article lui-même, ou plutôt sur les divers amendements proposés.

On commença par celui que M. Duvergier avait développé et auquel s'étaient réunis MM. Créton et Rouher, deux des membres du côté droit. Or, cet amendement était tout un système, puisqu'il avait pour objet de remplacer l'article de la commission par une disposition absolument contraire : la délégation du pouvoir faite par le peuple français à deux assemblées nationales, dont l'une prendrait le nom de chambre des représentants et l'autre celui de conseil des anciens.

Ce n'était autre chose que la reproduction exacte des dispositions consacrées par la constitution bâtarde des thermidoriens, dispositions qui, soit dit en passant, avaient créé l'anarchie la plus complète dans le gouvernement de la république, sans pouvoir empêcher que les deux conseils se laissassent convoquer à l'Orangerie de Versailles, pour y sauter par les fenêtres.

Certes, une pareille proposition eût dû être repoussée par la question préalable ; mais comme elle émanait d'un homme considérable sous la royauté, d'un représentant autour duquel se groupaient encore bien des membres de l'assemblée nationale, on lui fit l'honneur de la discuter sérieusement, et les grands athlètes de la tribune, Lamartine, Odilon Barrot et Dupin aîné, le firent respectueusement, pour les intentions qui l'avaient dictée.

Il fut facile au citoyen Lamartine de démontrer tout ce que renfermait d'inexact les exemples qu'on avait tirés de la constitution républicaine des États-Unis en faveur des deux chambres.

Il n'y a aucune analogie entre la pensée qui a produit le sénat américain, et la pensée qui voudrait introduire deux chambres dans notre unité nationale et démocratique, dit-il. Vous savez, comme moi, que le sénat, en Amérique, ne représente que quelque chose de réel, de préexistant dans l'esprit américain ; il représente le principe fédératif : ce n'est pas la démocratie qu'il représente, mais bien l'imperfection, le défaut d'unité, d'ensemble, qui caractérise les nations américaines.

Si, reportant maintenant vos esprits d'une nation qui a si peu d'analogie avec la nation française à votre propre nature, à votre propre origine ; si vous vous demandez si la constitution doit contenir quelque chose de semblable à ce qui se passe en Amérique, vous répondrez négativement ; car c'est la logique qui vous l'indique...

Il est évident pour quiconque a lu l'histoire et reconnu les progrès que la démocratie a faits en France, que c'est un rêve que de vouloir ressusciter les formes aristocratiques. Ce serait plus qu'un rêve, ce serait une réalité des plus dangereuses, car vous fonderiez cette seconde chambre en présence de cette démocratie qui, selon l'expression de M. Falloux, s'est produite, a grandi, s'est étendue sous tous les régimes, sous la république, l'empire, la monarchie, sous cette démocratie qui déborde l'Europe...

Deux chambres, s'écriait l'orateur ! Il faut bâtir sur la réalité ; il faut savoir échapper à ces fictions du gouvernement représentatif d'autrefois, qui avait trois pouvoirs et qui en avait réellement besoin ; carie pouvoir, d'origine divine, avait besoin d'être balancé. Aujourd'hui la souveraineté tout entière est en vous seuls. La souveraineté a-t-elle besoin d'être active, permanente ? Personne n'ose me dire le contraire. Et alors, pourquoi diviser cette souveraineté ?

M. de Lamartine avait commencé son improvisation en déclarant que dans les temps calmes, alors que l'agitation serait passée, peut-être hésiterait-il à se prononcer pour une chambre unique. Ce fut là l'objet d'un reproche que lui adressèrent les feuilles démocratiques.

Après avoir fait l'éloge de cette belle improvisation dans la grande langue des poètes philosophes, la Réforme se plaignait de ce qu'un orateur aussi logique eût fait cette réserve pour les temps calmes. La logique, disait le rédacteur de cette feuille ; est une loi de l'esprit et ne relève pas seulement des nécessités accidentelles. Puisqu'il n'y a qu'un peuple, puisqu'il n'y a qu'un principe dans le pays, pourquoi y aurait-il deux chambres ? La preuve historique établit que l'unité de pouvoir fut toujours la grande aspiration et la force principale de la vie française ; la tradition révolutionnaire prouve qu'on n'a jamais sauvé le pays que par une puissance souveraine. Le bon sens dit enfin que les divisions de pouvoirs engendrent les rivalités et constituent l'anarchie[9]. La science, l'histoire et le temps, sont donc contraires à la dualité constitutionnelle, et nous ne comprenons pas que M. Lamartine put hésiter à l'avouer, à moins qu'il ne veuille sacrifier les conditions organiques du droit à quelques fantaisies d'académicien ou de tribun conservateur.

A M. de Lamartine succéda le grand prêtre des formes de la monarchie, M. Odilon Barrot. Conséquent avec lui-même, ce publiciste dont un écrivain disait qu'il avait ruiné deux gouvernements par le mélange des opinions et par l'impuissance des idées, comme d'autres les perdent par les violences ; ce publiciste, disons-nous, prétendit qu'en repoussant les deux chambres, l'assemblée allait organiser, sans s'en douter, la dictature sans contrepoids.

Lorsque nos pères dont on cite toujours les exemples, et qu'on imite à faux presque toujours, ajouta le citoyen Barrot ; lorsque nos pères faisaient un gouvernement révolutionnaire, ils avaient la franchise de le dire ; ils le décrétaient sous la nécessité du moment ; mais ils ne décrétaient point une convention permanente ; ils ne voulaient pas perpétuer les pouvoirs révolutionnaires. Et vous, après cinquante ans de liberté, et au moment où vous allez donner une organisation à la démocratie moderne, vous allez méconnaître les leçons du passé, vous allez constituer un gouvernement révolutionnaire ? Si c'est cela que vous voulez, il faut le dire ; mais alors ajournez votre constitution ; car la constitution est inutile avec une assemblée constituante permanente et unique.

Lorsque la convention, rencontrant partout des obstacles, concentrait tous les pouvoirs pour les franchir, elle ne commettait pas l'inconséquence de déléguer le pouvoir exécutif à qui que ce soit ; elle exerçait par elle-même ce pouvoir, et envoyait à l'échafaud ceux qui n'exécutaient pas ponctuellement ses ordres. Si c'est cela que vous voulez, reconnaissez donc que ce pouvoir exécutif, qui est un pouvoir souverain, doit émaner de vous ; car avec un pouvoir unique, le pouvoir exécutif est nécessairement subordonné.

Oui ! oui, cria alors le côté gauche ; c'est ainsi que nous l'entendons.

Ce n'est pas un pouvoir pour démolir et détruire qu'il faut élever, mais un pouvoir pour protéger et défendre ; car l'expérience actuelle ne rassure pas complètement sur celte vérité : La démocratie ne peut se modérer et s'organiser. Elle ne peut se régulariser et se modérer qu'en empruntant les garanties d'un gouvernement solide et régulier. Tout pouvoir qui n'est point contrôlé se meut à travers des convulsions intestines, à travers des guerres civiles sanglantes, et bientôt le fait, reprenant son empire, force la nation d'en revenir au pouvoir législatif dédoublé, divisé, contrôlé par lui-même. Croyez-vous que les gouvernements démocratiques n'aient pas aussi leurs dangers, qu'ils n'aient pas à se défendre de leurs entraînements ? La démocratie, en France, n'a qu'à se défendre d'elle-même. Les dictatures ne finissent pas ; elles sont très-disposées à se perpétuer ; les dictatures collectives surtout ne disparaissent pas ainsi... Faites donc une constitution selon les besoins de la France, et ne vous préparez pas d'éternels regrets.

Il était évident que le citoyen Barrot voulait, pour la France de février, une forme de gouvernement comme celui que le peuple avait renversé tant de fois. En effet, combien d'hommes de loisir, comme disait M. Guizot, avaient encore besoin de siéger dans ce qu'ils appelaient une chambre haute, et combien d'hommes politiques, se croyant le droit de régenter les peuples, pensaient encore sérieusement à entourer la république nouvelle d'institutions monarchiques, au delà desquelles ils ne voyaient que désordre et anarchie ! Ajoutons l'horreur que tant de gens avaient pour tout ce qui aurait pu rappeler cette convention nationale si méconnue, si calomniée, et dont on recueillait les bienfaits sans cesser d'en faire un épouvantail pour les esprits timorés ! Choisissez, semblaient dire à la France les partisans des institutions monarchiques ; choisissez entre le règne sanglant et désordonné de la convention et celui des deux chambres, entre les excès de tous genres et la sagesse de nos combinaisons.

Le citoyen Dupin aîné examina la question sous une autre forme. Cet ex-président incarné de la chambre des députés du privilège tint un langage en apparence plus révolutionnaire que l'ancien président des banquets radicaux ; mais ses intentions n'en étaient pas moins anti-démocratiques.

Au point de vue de la science politique, dit-il, personne ne nie l'avantage de ce que j'appellerai l'esprit sénatorial dont la maturité tempère, la vivacité d'un autre esprit plus agité, plus ardent ; mais il faut examiner la question au point de vue pratique.

Le changement dans la forme du gouvernement a été radical. A la place d'une monarchie, vous avez une république et, qui plus est, une république démocratique. Il est impossible d'aller au delà, et s'il y a des retours à prévoir, ce sera peut-être en deçà. Mais à côté de cette forme qui vous est acquise, il y a l'état actuel de la société ; il y a une révolution profonde qui va au cœur même du pays. Cette révolution a laissé des factions puissantes et nombreuses qui ont appris depuis longtemps le secret de vouloir des choses qui conviennent à leurs passions et de se lier pour les obtenir. Il faut pouvoir résister à l'explosion de ces passions.

Eh bien ! je vous demande si, avec un patriotisme égal, on avait mis six cents représentants d'un côté et trois cents de l'autre, et si on leur avait demandé, au moment d'une crise violente, de signaler les expédients, de prendre des mesures immédiates ; je vous demande si vous croyez que ces représentants, ainsi divisés, auraient eu plus de force que nous n'en avons eue, réunis que nous étions en un seul faisceau à l'heure du danger ?...

On parle d'un pouvoir modérateur, poursuivait le citoyen Dupin ; mais ce serait la modération d'une moitié par l'autre ; et il vaut mieux une modération collective. Dans la situation des choses, je ne vois plus la possibilité de séparer utilement le pouvoir législatif. Je comprends bien qu'une chambre des pairs puisse modérer une chambre des députés ; mais je ne le comprends que dans un pays où la chambre haute s'appuie sur une aristocratie forte et puissante ; mais dans un pays tout démocratique, une seconde chambre ne peut être qu'un danger ; car deux chambres ne seront pas également populaires. La chambre la plus populaire sera toujours en rivalité et en antagonisme avec l'autre. De là des frottements dangereux, de là une force d'excitation irritante. Ces inconvénients n'existeront pas avec une seule chambre. Ayez affaire à des hommes honnêtes et fermes, concluait M. Dupin, et vous marcherez, sinon sans obstacles, du moins sans convulsions terribles.

Or, les hommes honnêtes et modérés à qui le citoyen Dupin entendait confier les rênes du gouvernement, étaient ceux qui avaient déjà donné tant et de si tristes exemples de ce qu'ils entendaient par ces mots, destinés à couvrir les actes les moins honnêtes et les passions les moins modérées.

Quant à la question elle-même, c'est-à-dire à l'amendement du citoyen Duvergier de Hauranne, on pouvait le regarder comme une tentative désespérée et comme une partie perdue, disait un journal qui connaissait son monde, puisqu'il a contre lui l'opinion de M. Dupin aîné.

En effet, et malgré les efforts que fit le citoyen Barthélémy Saint-Hilaire, l'un des secrétaires du gouvernement provisoire, pour faire inscrire tout au moins dans la constitution le mot provisoire à côté de l'assemblée unique, les deux chambres furent définitivement repoussées par une majorité de cinq cent trente voix. Mais il se trouva encore dans une assemblée se disant démocratique, deux cent quatre-vingt-neuf partisans avoués des deux chambres.

Après le vote de l'article 20, quelques autres dispositions furent adoptées rapidement et sans incident remarquable, jusqu'au moment où l'on arriva à statuer sur les incompatibilités résultant des fonctions publiques.

La commission de constitution, n'ayant point voulu déterminer ces incompatibilités et ces incapacités, avait proposé d'en laisser le soin à la prochaine loi électorale. Mais, sur la proposition du citoyen Servières, appuyée par plusieurs représentants des différentes parties de la salle, il fut décidé que les incompatibilités seraient établies par l'article fondamental.

En conséquence, une foule d'articles additionnels furent présentés à ce sujet. On les renvoya tous à la commission, afin de se livrer à une rédaction conforme à l'esprit de quelques-uns de ces articles additionnels les mieux appropriés aux principes.

La commission, dit quelques jours après le rapporteur, a puisé dans tous les amendements qui lui ont paru répondre aux besoins du pays.

Elle proposait donc de faire déterminer par la loi électorale les causes qui pouvaient priver un citoyen français de la capacité d'élire et d'être élu. La loi devait désigner encore les fonctionnaires qui ne pouvaient être élus dans le département et le ressort territorial où ils exerçaient leurs fonctions.

Quant aux incompatibilités, la commission reconnaissait qu'elles existaient entre la qualité de représentant du peuple et celle de fonctionnaire public, salarié par l'État et révocable à volonté. Elle déclarait, en outre, qu'aucun membre de l'assemblée nationale ne pouvait, pendant la durée de la législature, être promu à des fonctions publique salariées, dont les titulaires étaient choisis à volonté par le pouvoir exécutif ; mais elle admettait quelques exceptions qui s'étendirent encore pendant les débats.

La discussion s'étant ouverte, et plusieurs membres ayant représenté leurs amendements, l'assemblée commença par examiner celui qu'avait rédigé le citoyen Boussi ; ce représentant aurait voulu que l'incompatibilité s'étendît absolument à toutes les fonctions publiques sans exception, salariées ou non.

C'était fixer le principe tel que l'avait reconnu la convention nationale ; car le bon sens ne pouvait admettre qu'aucun citoyen pût se dédoubler pour remplir en même temps deux fonctions diverses ; c'était, en outre, mettre un terme au scandale souffert et même autorisé parla royauté d'une assemblée remplie de fonctionnaires ; ce qui empêchait tout contrôle de la part des députés sur les fonctionnaires. Les vrais démocrates ne concevaient pas comment une assemblée nationale républicaine pourrait balancer à admettre ce principe. Si l'assemblée n'adoptait pas les incompatibilités que je propose, s'était écrié le citoyen Boussi, j'en serais à me demander dans quel pays j'existe.

Mais cet amendement, considéré comme le plus large, fut rejeté par les trois quarts de l'assemblée. Plusieurs autres amendements furent encore repoussés par la même majorité, qui voulut bien reconnaître le principe des incompatibilités, mais qui remettait à la loi électorale organique le soin de déterminer les exceptions.

La question des incompatibilités, s'écriait un journal en présence de ce résultat prévu, est revenue, et l'assemblée l'a discutée avec un embarras visible. Évidemment l'incompatibilité absolue des fonctions de représentant et des autres fonctions publiques doit être de principe ; on n'ose le nier, et cependant nos représentants hésitent à le proclamer. Est-ce préoccupation personnelle ? est-ce préoccupation politique ? Nous n'admettons pas que les fonctions publiques soient des sinécures que le fonctionnaire puisse abandonner sans inconvénient. Un juge est élu ; qui le remplacera à son tribunal ?..... Si l'absence du fonctionnaire ne présentait aucun inconvénient, il faudrait supprimer sa place, parce que ce seul fait établirait son inutilité.

L'assemblée arriva ainsi au chapitre V de la constitution, traitant du pouvoir exécutif. L'article 41, qui établissait la délégation faite par le peuple français du pouvoir exécutif à un citoyen recevant le titre de président, et les articles suivants relatifs à l'élection de ce président, furent lus tous ensemble, afin que l'on comprît la portée de ce chapitre tout entier.

On a déjà vu, par le discours du citoyen Audry de Puyraveau, que les républicains repoussaient de toutes leurs forces l'institution monarchique d'un président, et principalement d'un président élu par le suffrage universel ; les motifs de cette répugnance avaient été déduits par toutes les feuilles franchement républicaines. Le Journal des Débats, organe des restaurateurs de la monarchie, eut la franchise de dire pourquoi le parti réactionnaire voulait un président.

Il ne faut pas se faire illusion, lisait-on dans le numéro de cette feuille du 6 octobre, à propos de la constitution du pouvoir exécutif, l'abolition de la royauté a laissé un vide immense dans le royaume de saint Louis et de Louis XIV, dans l'empire de Charlemagne et de Napoléon. Ce vide, une royauté plus modeste, la royauté constitutionnelle, le comblait... cette royauté a disparu ; mais la place qu'elle tenait, il faut la remplir. On a aboli la royauté, on n'a pas aboli, on n'abolira pas la nature des choses, qui veut un pouvoir exécutif, et qui le veut fort et indépendant à la tête d'une grande nation comme la France.

Certes, on ne pouvait être plus explicite que le journal, organe du parti des regrets : ce qu'il voulait, c'était, faute de mieux, un fauteuil présidentiel assez large pour occuper la place du trône, afin qu'il n'y eût rien de changé dans la nature des choses. Pour atteindre ce but, ce parti de républicains dynastiques, c'est-à-dire de traîtres à la république, se mit à l'œuvre pour donner à la France un pouvoir fortement constitué, représentant l'ancien ordre de choses.

Mais, entre les vrais démocrates qui repoussaient le président, et les royalistes, qui voulaient remplir provisoirement la place qu'occupait le trône de saint Louis ou de Louis-Philippe, il existait un tiers-parti, malheureusement nombreux, représenté à l'assemblée nationale par des hommes sans principes arrêtés, qui voulaient, eux aussi, constituer la république modérée d'une manière durable, et qui croyaient niaisement y arriver en dotant cette république d'un président, exerçant le pouvoir exécutif d'autant plus fortement, à leurs yeux, qu'il tirerait sa puissance du peuple lui-même. Ces gens-là croyaient de bonne foi, sans doute, que la constitution votée telle quelle, et le président élu, c'était tout ce qu'il fallait pour rasseoir la société sur les bases les plus solides possibles ; ils ne se doutaient pas que, dès le lendemain, les transactions commerciales et autres ne reprissent leur cours, que l'argent ne circulât, que les partis ne se raccommodassent, et que l'on n'imposât silence aux factions. Pauvres gens ! Ils étaient loin de se douter qu'ils léguaient ainsi à la France dix années de perturbations, et peut-être de guerres civiles !...

Vainement cherchait-on à leur ouvrir les yeux ; vainement leur criait-on :

Gardez-vous de créer un président, et surtout de le créer indépendant de l'assemblée ! Vous avez voté pour une seule représentation nationale, n'en instituez pas deux. Élu par le suffrage universel, le président élèvera, en face de l'assemblée nationale, pouvoir contre pouvoir. Au lieu d'avoir créé un gouvernement, vous aurez préparé la lutte. Elu par l'assemblée, le président pourra toujours être détruit par elle. En principe, il est dangereux de nommer un président ; en fait, qui nommerez-vous ? Washington est mort. Un président élu par le suffrage universel, c'est la dictature en fleur ; élu par l'assemblée, c'est le roseau qui plie sous la volonté nationale.

Croyez-nous, ajoutaient d'autres publicistes ; l'état constitutionnel provisoire auquel les circonstances nous ont conduits est encore ce qu'il y a de moins mauvais dans l'ordre de choses possibles. Si cet état de choses ne donne pas de bons résultats, c'est uniquement la faute des hommes. Votre constitution ne changera pas ceux qui existent, et n'en créera point de nouveaux. Croyez-nous donc, restez définitivement dans le provisoire, et changez les instruments du pouvoir jusqu'à ce que vous en ayez trouvé de bons. C'est la nécessité de la situation. Il vaut mieux l'avouer franchement que de faire une constitution qui sera fatalement vouée à des violations fréquentes, à des coups d'Etat périodiques.

C'était là prêcher dans le désert ; on ne pouvait espérer de convertir personne ; car ceux à qui ces bons conseils s'adressaient attribuaient tous les maux actuels, toutes les souffrances physiques et morales de la nation, au provisoire ; ces hommes avaient horreur du provisoire comme la nature a, dit-on, horreur du vide ; ils faisaient consister leur gloire à y mettre un terme, comptant dès lors pouvoir dormir du sommeil des bienheureux !

Nous avons constaté que les avertissements ne manquèrent pas à ceux qui agissaient de bonne foi dans la question du président ; le doute ne pouvait déjà plus être possible au moment où la discussion commença.

Si nous étions de vrais citoyens, des républicains sérieux, s'écriait en ce moment le journal la Réforme, des républicains connaissant le droit et jaloux de la souveraineté, nous ne perdrions pas notre temps à discuter entre nous cette hérésie politique contre-révolutionnaire : un président de la république !

Mais l'assemblée constituante de 1848 était-elle républicaine ?

Nous allons la voir à l'œuvre, discutant très-sérieusement la question du président, et même celle du président élu par le souverain.

Ce fut d'abord le citoyen Félix Pyat qui ouvrit la discussion, en déclarant qu'il ne voulait point de président[10] ; mais comme il n'espérait pas convertir à ses principes ceux qui avaient des opinions arrêtées d'avance, cet orateur se borna à semer quelques vérités politiques.

Abordant d'abord le prétendu principe de la séparation des pouvoirs : C'est une question mal posée, mal comprise, disait-il à ce sujet. Les meilleurs esprits s'y trompent, et je m'y suis trompé comme vous. La division des pouvoirs ! elle se comprend dans le passé ; car dans la monarchie, il y avait une chambre des députés élus par le peuple, et un pouvoir plus fort, le roi, Un pouvoir exécutif indépendant du pouvoir législatif, ce n'est pas une séparation, c'est une division de pouvoirs, c'est la monarchie. Alors le pouvoir exécutif pouvait être indépendant du pouvoir législatif.

Mais dans une république, il n'y a plus qu'un droit, le droit du peuple ; il n'y a plus qu'un roi, le peuple souverain représenté par cette assemblée. Cette assemblée doit donc être souveraine comme le peuple ; elle résume tous les pouvoirs ; elle règne et gouverne par la grâce du peuple ; elle est absolue comme l'ancienne monarchie.

En république, ajoutait l'orateur, il n'y a qu'une assemblée, vous l'avez reconnu. Le pouvoir législatif, émanant du souverain, doit donc dominer le pouvoir exécutif, qui ne doit être que le bras dirigé par la tête, par la pensée, par ce qui ordonne. Mais si vous instituez un président de la république, nommé, comme le propose le projet de constitution, par la majorité absolue des suffrages du peuple, ce président aura une force immense, irrésistible ; car, une telle élection est un sacre bien autrement divin que celui de Reims, L'homme ainsi investi de cette force pourra dire à l'assemblée : Je suis plus que chacun de vous ; car vous n'êtes que l'élu d'un département, et je suis l'élu du peuple entier. Je vaux à moi seul autant que l'assemblée tout entière ; nous sommes deux grands pouvoirs égaux...

Ce serait là, s'écriait Pyat, l'organisation de l'anarchie la plus redoutable ! Ajoutons le mot héréditaire à la suite du titre de président, et vous aurez un roi, électif il est vrai, mais un roi plus dangereux, plus redoutable pour les libertés publiques.

En résumé, citoyens, répétait Félix Pyat, je ne veux qu'une assemblée, qu'un simple président du conseil, qui n'ait pas ces traitements, ces états-majors, ces flatteurs qui entourent la royauté ; car je veux la république grande et majestueuse, mais simple et sévère.

Comme tout le monde ne se rendait pas bien compte des intentions de la commission au sujet du président, et que son système, sa pensée, n'étaient pas clairement indiqués, le citoyen Tocqueville fut chargé de l'expliquer.

Il le fit très-longuement.

Parmi les membres qui penchaient pour un pouvoir unique, dit-il, ceux qui voulaient un président nommé par l'assemblée sont conséquents ; je n'ai rien à leur dire. Mais je crois que telle n'a pas été la pensée de l'assemblée ; je crois qu'elle a voulu que le pouvoir exécutif fût en dehors de son sein ; car elle pense que la division du pouvoir est la meilleure garantie pour le pays.

Le système qu'on vous propose, qu'est-ce ? C'est celui de la convention nationale. Est-ce bien là ce qu'a voulu l'assemblée ? Non elle n'a pas voulu refaire une convention. Ce n'est pas que je m'effraie de ce mot, et que je croie qu'il soit possible de nous ramener à la convention et aux scènes de la terreur ; non, je ne le crois pas, parce que l'état de la civilisation et des mœurs rend ce retour impossible.... Non, Messieurs, la monarchie et la terreur sont passées.....

Ce sont là des épouvantails ! s'écrie une voix ; donnez-nous des raisons que nous puissions apprécier.

L'orateur se mit alors à examiner, si l'assemblée avait le droit de nommer le président. Dans son opinion, elle n'avait pas ce droit ; son mandat était borné à donner des institutions au pays, mais il ne lui donnait pas le. droit de ; nommer le président de la république. L'orateur affirmait que cette nomination, serait-elle légale, elle ne pouvait être utile, parce que ce serait tromper l'opinion publique, qui s'attendait à nommer un président, comme le complément de la république.

Il n'y avait dans le long discours de M. Tocqueville aucun argument de valeur ; on aurait même dit qu'il s'était efforcé de ne pas entrer dans le vif de la question, qui était de savoir si un pouvoir exécutif indépendant de l'assemblée nationale ne serait pas une hérésie politique dans une constitution républicaine. La commission semblait avoir tranché le nœud gordien elle seule, et le mal était à peu près consommé lorsque la discussion de ce chapitre commença.

Répondant à l'orateur de cette commission, le citoyen Parrieu s'écriait :

Oui l'assemblée nationale a évidemment le droit de nommer ce président, si l'assemblée entend n'en faire qu'un simple magistrat chargé d'exécuter ce qu'elle ordonnera, et rien de plus. Dans ce cas, pourquoi donner une source indépendante à un homme qui sera dépendant ? Mais si, au contraire, vous voulez lui donner des racines de chêne, si vous voulez en faire un pouvoir issu comme vous de la souveraineté du peuple, ne voyez-vous pas que vous détruisez par là cette unité que vous avez votée avec tant de raison ? Ne voyez-vous pas que vous créez deux pouvoirs qui seront constamment en conflit, et que ce conflit sera impossible à vider, en présence du mandat de tout un peuple ?

Vous faites une convention, nous dit-on. La comparaison n'est pas possible. Qui ne sait que la convention n'avait pas un pouvoir exécutif indépendant à côté d'elle ? La convention agissait par elle, elle agissait par ses comités elle était souveraine en un mot ; elle sentait que toute sa force était là ; si elle l'eût partagée avec un pouvoir exécutif issu comme elle de l'élection populaire, elle n'eût plus été une convention. Aussi se refusa-t-elle constamment à créer un pouvoir exécutif, un gouvernement.

Citoyens, disait en terminant le représentant Parrieu, ce que la commission de constitution propose nous ferait trop présumer des forces et de l'intelligence du pays ; tout ce qu'il a de forces et d'intelligence, il l'a envoyé dans cette enceinte. Vous êtes en quelque sorte le palladium du pays ; à ce titre, sachez vouloir. Non, citoyens, ne donnons pas l'exemple d'une telle abnégation. Pour nous, pour les intérêts particuliers, abnégation toujours ; mais pour une grande assemblée politique, abnégation de ses droits et de ses devoirs, jamais !

Les arguments présentés par le citoyen Parrieu avaient été goûtés par l'assemblée, sans pour cela qu'ils eussent influé ni sur les opinions arrêtées à l'avance, ni sur celles des hommes timorés que l'ombre de la convention effrayait toujours. Mais la majorité ne pouvait pas s'arrêter non plus aux sophismes débités ensuite par le citoyen Fresneau. Toute l'argumentation de ce représentant réactionnaire consistait à dire que l'assemblée pouvait bien nommer le président, mais qu'elle ne pouvait jamais donner à ce président la force, la puissance et la grandeur qui lui étaient nécessaires. Le président que vous nommerez, ajoutait le citoyen Fresneau pour prouver sa démonstration, nommera les représentants de la France à l'étranger ; croyez-vous que ces représentants soient respectés comme doivent l'être les représentants de la France ? Croyez-vous qu'ils le seront comme s'ils émanaient d'un président sorti de l'unanimité ou du moins de la majorité de la nation ? Pour moi, je ne le crois pas, et je crois être dans le vrai.

Ceux qui prétendent que le délégué sorti d'un vote pareil aurait été sans force, sans autorité, sans liberté, sans puissance, ceux-là ne comprennent pas la loi d'honneur et les grands devoirs de la démocratie, répondit le rédacteur d'un journal démocratique. Le serviteur républicain honoré par le suffrage parlementaire, le chef du pouvoir investi par la confiance des délégués du peuple, n'a pas besoin de s'appuyer au-dehors, ni de représenter une prérogative indépendante. Les attributions souveraines, dans le système républicain, sont des hérésies. C'est l'intérêt public qui seul importe ; il doit en rendre compte à toute heure. Il n'y a que les parodistes de monarchie qui aient pu défendre le président souverain.

Un amendement sérieux, présenté par le citoyen Grévy et appuyé par d'excellentes raisons, vint forcer l'assemblée à prendre enfin une détermination sur l'interminable question du président de la république, question dans laquelle la commission de constitution avait pesé de tout son poids.

Le président de la république, portait cet amendement, est nommé pour un temps illimité, il est toujours révocable.

Le citoyen Grévy fit d'abord valoir les considérations tirées des grands principes de la démocratie.

J'ai entendu dire, ajouta-t-il, que l'assemblée nationale ne pouvait pas nommer le président de la république parce que ce droit avait été réservé au peuple ! Je demande comment il se fait qu'une assemblée qui a été chargée d'organiser la constitution du pays ; comment une assemblée qui a été chargée de refaire toutes les lois, ne pourrait pas nommer celui qui doit faire exécuter la constitution et les lois qu'elle aura données ?

Passant ensuite à l'élection populaire demandée par les royalistes, le citoyen Grévy soutenait encore que cette élection donnait au président un pouvoir immense.

Et d'ailleurs, s'écriait-il, voyez ce qui peut arriver. Dans cette série de présidents qui se succéderont, êtes-vous bien sûrs qu'il ne se trouvera pas un ambitieux ? Et si le président est un général porté par la victoire, si c'est le descendant d'une des familles qui ont régné sur la France, et qui n'ont pas tout à fait renoncé à ce qu'ils appellent leurs droits ; croyez-vous qu'un de ces ambitieux ne pourra pas parvenir un jour à renverser la république ? Je dis, moi, que le système bâtard que la commission vous propose ne peut conduire qu'à la guerre civile.

Croyez-moi, concluait l'orateur, ce qu'il nous faut, c'est un gouvernement qui s'appuie sur l'assemblée et qui ne fasse rien sans elle. Conservez donc celui qui vous a donné la force de traverser les crises les plus grandes qui aient jamais assailli une nation, qui vous a tirés de si périlleuses circonstances. Un pouvoir exécutif appuyé sur l'assemblée est la seule forme de gouvernement qui convienne à notre pays. Vous avez eu le bonheur de la trouver, soyez assez sages pour la conserver.

Le citoyen Jules de Lasteyrie, en repoussant l'amendement Grévy et autres semblables, prétendit que l'unité du pouvoir sous un homme ou sous l'assemblée, c'était le despotisme. La violence, dit-il, est la loi fatale de ces gouvernements sans contrôle et sans responsabilité. Dans son opinion, la séparation des pouvoirs, c'était le principe et l'essence de la liberté.

Et, pour échapper au danger d'une consécration faite par l'idolâtrie des masses, le citoyen Lasteyrie proposait l'élection du président suivant les formes américaines, c'est-à-dire le suffrage à deux degrés. Il voyait, dans cette expérience double, une mesure de sagesse et de pondération.

Nous n'y voyons, nous, répondait un journaliste démocrate, qu'un moyen d'affaiblir et d'éluder la souveraineté véritable ; nous n'y voyons qu'un expédient dilatoire pour échapper à la cour plénière de l'égalité.

L'assemblée, fatiguée d'une discussion si longue et si grave qui avait absorbé toutes ses facultés, d'une discussion qui s'était élevée, parfois, jusqu'à la grande controverse, attendait pour clore les débats qu'un orateur ; considéré comme personnellement intéressé à l'élection du président, eût apporté dans la balance le poids de son opinion. Le citoyen Lamartine parut enfin à la tribune, aussitôt après un excellent discours prononcé par le citoyen Leblond. Il y prononça une de ces harangues qui émeuvent, séduisent, parce qu'elles sont toujours animées, toujours éloquentes, même dans les écarts de l'orateur ; car on put considérer comme un écart de la ligne que M. de Lamartine semblait s'être tracée en soutenant avec tant de force l'unité du pouvoir législatif, l'opinion qu'il émit, quelques jours après, sur l'élection du président de la république.

La France est républicaine, dit l'orateur de prédilection dans un discours dont l'analyse est impossible ; la France est profondément républicaine d'idées et de sentiments. Ah ! sans doute, les périls qu'elle a traversés ont un moment glacé le cœur de quelques-uns.

D'autres au contraire, ont conservé leur foi dans la république, et ceux-là sont les forts.

D'autres aussi, par excès de patriotisme, peut-être, sont allés de département en département, et là ils ont dit : La république, c'est la subversion de tout, c'est la spoliation de la propriété, de la propriété la plus sacrée, c'est la violence faite à la famille. Ce sont des clameurs, ce sont des attroupements au coin des carrefours, dans lesquels on entend des délations contre des noms voués à la haine t à l'exécration publique. C'est ainsi que l'on fait connaître la république ! C'est ainsi que l'on veut ranimer, réchauffer dans le pays le feu du sentiment républicain !

Entrant ensuite en matière, le citoyen Lamartine examinait les deux seuls systèmes en présence. Dans son opinion, un président était une chose indispensable ; et il se rangeait à l'élection de ce chef du pouvoir exécutif par le peuple lui-même.

On craint la puissance du pouvoir exécutif élu par la nation tout entière, poursuivait l'orateur. Je l'ai dit tout à l'heure et je le répète, la présidence de la république, ce sera une fonction distincte et non pas une division de pouvoirs..... Qu'est-ce que l'élection du président de la république ? Est-ce la délégation à un homme de la souveraineté du peuple ? Non. C'est, permettez-moi de le dire, le sacre d'une constitution, c'est la consécration d'un gouvernement plus collectif, plus universel, plus populaire, s'il se peut, que le peuple lui-même.

Mais n'êtes-vous pas effrayés du résultat de l'amendement du citoyen Flocon[11] ? Voyez le prestige, la grandeur, la force de cet homme élu par tant de millions d'hommes ; voyez, au contraire, la faiblesse de cet homme élu par cent, cinquante, quarante, dix, trois ou quatre voix, peut-être, de majorité ? Savez-vous ce qu'on dira à chacun des membres de l'assemblée qui aura élu le président ? On leur dira : toi, tu l'as élu pour l'enrichir et t'enrichir par lui ; toi, tu l'as élu parce qu'il t'a promis une ambassade[12] !

Je ne me dissimule pas qu'il y a des dangers dans les deux systèmes, concluait le citoyen Lamartine ; je ne me dissimule pas qu'il y en a dans celui que je soutiens ; mais je crois que le véritable danger de la révolution de février est dans une sorte d'incrédulité, dans un manque de foi, une défiance à défaut de foi, une espèce de défaillance dans le pouvoir. Il faut donc le rendre fort. Messieurs, notre rôle est tracé, et si le peuple veut qu'on le reconduise aux carrières de la royauté, il en sera seul responsable, et ce sera là notre absolution devant la postérité.

La discussion semblait terminée avec cette séance ; mais elle se raviva le lendemain lorsqu'on examina les divers amendements.

Celui du citoyen Grévy, par lequel ce représentant proposait un président du conseil des ministres au lieu d'un président de la république, et qui exigeait que ce président du conseil ne fût élu que pour un temps limité et toujours révocable, fut mis aux voix le premier comme s'éloignant le plus du projet de la commission. Le citoyen Lasteyrie le combattit, par le motif qu'une délégation indirecte n'était pas ce que l'assemblée lui paraissait vouloir, et parce qu'il ne voulait pas que la représentation nationale se fit usurpatrice par peur de l'usurpation.

Le citoyen Bac appuya l'amendement, en rentrant dans la question, écartée jusqu'alors, de savoir s'il y aurait un président.

Il me suffira d'une seule observation, dit-il, pour démontrer que la prétention qu'aurait l'assemblée de faire un président est puérile et ne pourra jamais se réaliser. Pourquoi le suffrage universel a-t-il la puissance d'imprimer à ses résultats le sceau de la durée et de l'irrévocabilité ? C'est que, lorsqu'il a parlé, le suffrage se tait ; son œuvre est accomplie et ne recommence que dans un temps déterminé ; mais la pensée de l'assemblée est toujours vivante et s'exprime à chaque instant. Cette pensée s'exprime comme le vœu même qui l'aura faite. Et je vous demande alors si, lorsqu'un président, nommé même par l'acclamation de l'assemblée, si ce président se trouve, à un jour donné, en contradiction avec l'assemblée, si la lutte s'engage entre elle et lui, que deviendra sa puissance ? Ruinée dans son frein, déconsidérée dans son origine, elle s'anéantira. Le jour où la France saura que le mandat est brisé, le président ne pourra plus se soutenir que par l'oppression de l'assemblée...

Ceux qui avaient rêvé cette forme de gouvernement croyaient qu'aux deux côtés du président seraient deux assemblées. Cette forme a été brisée ; nous avons décidé qu'il n'y aurait qu'une chambre. Une chambre et un président, tous deux sortant de la même origine, tous deux ayant des devoirs divers, mais égaux en puissance, ces deux pouvoirs se feront l'un à l'autre un certain équilibre. Mais où sera la force ? Une lutte s'engagera, et dans la lutte, il faut que l'un périsse, non sans entraîner la nation elle-même dans les plus graves perturbations.

Croyez-moi, citoyens, concluait l'orateur ; ce gouvernement que nous cherchons est-il autre que celui qui vous est proposé par notre ami Grévy ? Ce gouvernement si complet, si attentif, si occupé des besoins du pays, cette assemblée qui veillera sans cesse et qui ne sera jamais tentée d'usurper, car l'usurpation ne peut servir à aucun de ses membres ; ce président, nommé par elle et toujours révocable, toujours nanti de la confiance de l'assemblée, ne présente-t-il pas un pouvoir qui mérite toute la confiance du pays ? La révocation ne donne-telle pas toutes les garanties au pays. Ce pouvoir sera tout-puissant pour faire le bien, impuissant pour faire le mal. Ainsi tout est réuni dans ce pouvoir, la force et la garantie. Tel est, citoyens, le gouvernement que nous avons préféré, et si vous ne l'adoptez pas, nous ne pousserons pas des cris de désespoir, nous conserverons l'espérance, parce que nous croyons que notre cause est celle du peuple, et que Dieu est avec nous.

Après un discours du citoyen Saint-Gaudens, qui repoussait l'amendement Grévy, par cela seul qu'il ne voulait qu'un pouvoir unique, placé dans le peuple, et non dans l'assemblée nationale, le premier amendement fut rejeté à une majorité considérable.

Tout en déclarant qu'il réunissait sa proposition à celle du citoyen Leblond, le représentant Flocon s'attacha d'abord à répondre à ceux qui contestaient à l'assemblée le droit de nommer le président. Puis il posa la question conformément à sa manière de voir.

Je crois que si elle eût été posée autrement qu'on ne l'a fait, que si, au lieu d'avoir à décider comment serait nommé le président, la commission avait commencé par définir ce que c'était que le pouvoir exécutif, si l'assemblée, par son vote, avait été appelée à dire : le pouvoir exécutif aura tels et tels pouvoirs ; l'assemblée eût su ce qu'elle faisait.

Le citoyen Flocon raisonnait juste, car la commission elle-même avait, par la seule rédaction du chapitre V, tranché la principale, la seule question sérieuse. L'orateur était donc en droit de lui adresser le reproche d'avoir mis l'assemblée dans la nécessité de s'occuper de la nomination d'un président, qui pouvait, à son tour, lui créer les plus grands embarras.

Aussi le citoyen Flocon s'écriait-il : Le principal devoir en république c'est de se prémunir contre l'usurpation. L'usurpation ne peut venir d'une assemblée unique ; mais elle peut être à craindre lorsqu'il y a en présence une assemblée et un président ; je voudrais qu'on me dise comment et par qui seront vidés les conflits inévitables.

Jusqu'alors, on avait souvent entendu le citoyen Martin (de Strasbourg) parler au nom de la commission de constitution, et ses anciens amis, les républicains de la veille, avaient eu plus d'une fois le chagrin de le trouver en désaccord avec les principes démocratiques.

Tout à coup on le vit monter à la tribune pour expliquer, dit-il d'abord, ce qui avait empêché la commission d'adopter la nomination du président par l'assemblée ; il se fit un grand silence.

Nous avons été profondément divisés dans la commission, dit ce représentant ; la majorité a penché pour la nomination par le peuple ; la minorité, dont je fais partie, a pensé qu'il était essentiel, logique, conforme à la raison et aux principes, que le président soit nommé par l'assemblée.

Ma conviction n'a pas changé ; elle s'est plutôt augmentée ; les magnifiques paroles de M. de Lamartine ne l'ont point ébranlée. Pour moi, il ne s'agit plus d'une question de principes ; je regarde maintenant cette question comme une question de vie ou de mort.....

J'ai examiné avec soin ce système de la pondération des pouvoirs, ajoutait le citoyen Martin, et j'ai été de plus en plus persuadé qu'il ne menait qu'à une impasse au bout de laquelle il n'y avait que tyrannie ou révolutions. Pourquoi ne puis-je pas consentir à la nomination du président par le pays ? Parce que nous n'aurons pas un président comme nous le voulons, mais un roi électif, plus qu'un roi ordinaire...

Qu'arrivera-t-il si vous avez deux pouvoirs sortant de la même source, égaux en force ? s'écriait l'orateur ; croyez-vous qu'il n'y aura pas un conflit, et.au bout de ce conflit, la révolution et l'usurpation ? Eh bien ! pour moi, je crois la chose dangereuse et je la repousse de toutes mes forces.

Citoyens, concluait ce membre de la minorité de la commission, le pays veut sortir du provisoire ; il a soif d'un gouvernement définitif, et il l'attend avec impatience. Renvoyer la nomination au suffrage universel, c'est exposer la république elle-même. C'est pour cela que je vote pour la nomination par l'assemblée.

Les paroles si graves du citoyen Martin forcèrent encore le citoyen Dufaure à expliquer les motifs de la détermination prise par la majorité.

Je sais bien que notre système a ses dangers, dit-il ; mais comment les prévenir ?..... Nous les préviendrons par la constitution que vous allez voter. Nous savons que nous aurons peut-être un président ambitieux ; mais, encore une fois, nous ne sommes pas dès enfants, et la constitution que vous voterez préviendra tous les cas et saura prévenir les plus fâcheux.

On mit alors aux voix l'amendement du citoyen Leblond, portant : le président de la république est nommé par l'assemblée nationale, au scrutin secret et à la majorité absolue des suffrages. Le président de l'assemblée eut bien soin de faire comprendre qu'en votant sur cet amendement, on votait en même temps sur tous les autres dont le principe était le même, et qu'il s agissait de décider définitivement si le président de la république serait nommé par l'assemblée ou par le suffrage universel.

Six cent deux voix se prononcèrent contre l'amendement, et décidèrent ainsi, contre deux cent onze membres, que l'assemblée ne nommerait pas le président de la république. On se sépara dans la plus grande agitation.

Le fait est donc accompli, s'écriaient les journaux démocratiques, en faisant allusion aux paroles prononcées par M. Odilon Barrot. L'assemblée nationale a décidé qu'elle n'avait pas le droit de donner un président à la république. Modestie touchante ! désintéressement plein de vertu ! l'assemblée nationale s'effraie quand il faut écarter de nos voies l'intrigue et l'ambition ! Si le suffrage universel, égaré par l'ignorance, par la misère, par la calomnie ou par certains souvenirs, se trompe jusqu'à choisir un prétendant, il faudra s'incliner !... Mais nous sommes rassurés d'un côté ; le citoyen Louis Bonaparte a bien voulu prendre la peine de nous avertir qu'il repoussait le titre de prétendant[13].

On va donc jouer l'empire aux baïoques ! Accourez Pompée, César, et vous même Vitellius, car il y a chance pour la politique du ventre !....

Oh ! pour nous qui sommes descendus de la barricade de février, quelle douleur, quelle amertume ! On a tué les instincts, les espérances et les idées de la révolution !

Un président ! un maître !

Ils savent bien ce qu'ils font les hommes qui nous préparent cette grande solution de la présidence par le suffrage universel ! Blanchis au service de la royauté, auteurs ou complices de toutes nos hontes depuis Waterloo jusqu'à Messine, ennemis du travail et de la pensée, qu'ils proscrivaient il y a à peine six mois, ils savent bien que le suffrage universel peut s'égarer en ces jours de malheur ; car on leur a livré la république tout entière, ses places, ses forces, ses institutions, ses soldats et sa propagande.

Aussi, vous les avez vus marcher en phalange au scrutin, et repousser comme une calamité publique l'amendement Grévy, qui réservait l'action au gouvernement, et le droit au peuple ! Triste spectacle que celui auquel nous avons assisté ! La logique, le droit, le bon sens, tout a disparu dans ce scrutin secret ! Le sort en est jeté !

 

En effet, ce fut vainement que quelques membres essayèrent encore, dans la séance suivante, de faire revenir l'assemblée sur sa décision à l'égard de la nomination du président, en présentant des amendements qui exigeaient au moins trois millions de suffrages pour l'élection directe par le peuple ; la même majorité lès repoussa, comme elle rejeta aussi un autre amendement fort sage présenté par le citoyen Deville et énergiquement. soutenu par ce représentant, lequel amendement avait pour objet d'exclure des fonctions de président les membres directs et collatéraux des familles qui avaient régné sur la France, et même les officiers généraux. Les éclats de rire les plus indécents accueillirent les motifs de cet amendement. On rit lorsque le citoyen Deville, ouvrant les pages de l'histoire, déroulait la longue liste des généraux qui avaient perdu les Etats les plus populaires ; on rit lorsque le citoyen Deville s'écria : Un officiel général à la présidence, c'est le règne du sabre, c'est la force brutale, c'est le règne des caporaux, c'est la justice des conseils de guerre ! On rit encore lorsque l'orateur parla de la nécessité d'exclure tous ces prétendants qui traînaient à leur suite la guerre civile. Le citoyen Dégoussée crut devoir prendre le parti des généraux, parle motif que la France était trop éminemment militaire pour ne pas repousser la proposition de son collègue.

Quant à l'exclusion des prétendants, le citoyen Antony Thouret en fit courageusement l'objet d'un amendement spécial, portant qu'aucun membre des familles qui avaient régné sur la France ne pourrait être nommé président ou vice-président de la république.

Mon amendement, dit ce républicain, a tout simplement pour but de déclarer la plus grave des incompatibilités, celle de la monarchie et de la république. Je ne veux pas placer dans les premières fonctions de la république ceux qui font valoir leurs prétendus droits ; en un mot, je crois qu'il est impossible que la république placé à sa tête des hommes dont les familles ont été ses plus violents ennemis.

Grande avait été la frayeur de ceux qui repoussaient, la veille, la qualification de prétendants comme une injure, lorsqu'ils apprirent que cet important amendement avait été présenté à la commission. Mais leur effroi se dissipa bientôt par l'assurance qu'on leur donna que cette proposition était repoussée.

En effet, le citoyen Woirhaye vint déclarer que la Commission avait rejeté à l'unanimité l'amendement du citoyen Antony Thouret.

Je pense comme l'auteur de la proposition, dit le citoyen Woirhaye ; je crois qu'une éducation royale ou impériale n'est pas un bon moyen d'apprendre à servir la république ; mais je diffère avec le citoyen Thouret en ce que je crois qu'il faut s'en rapporter au bon sens du peuple, à la sagesse de la nation ; Nous sommes persuadés que ce n'est pas parmi les princes que le peuple ira chercher le magistrat qui sera chargé de fixer les destinés de la république. C'est dans cette persuasion que nous avons repoussé l'amendement et que nous y persistons encore.

Vainement le citoyen Deludre essayait-il de faire prévaloir les principes posés par l'amendement ; le côté droit lui imposa silence, en demandant à grands cris la question préalable.

Je ne veux pas faire une exclusion sacrilège, clama l'un d'eux, le citoyen Beslay. Nous n'avons pas le droit d'apporter des limites à la souveraineté du peuple.

La commission, dit alors le citoyen Coquerel, a pensé qu'une loi contre un homme n'est pas digne de nous. Avec un peuple comme le peuple français, une exclusion est une désignation ; un défi serait une imprudence que nous ne voulons pas commettre.

Ce serait une loi de proscription, ajouta le citoyen Lacaze. Ce que je vous demande est un vote de confiance dans le peuple.

Ce fut en ce moment que le citoyen Louis Bonaparte, provoqué de s'expliquer par les citoyens Lacaze et Thouret, fît cette déclaration dont nous avons déjà parlé et protesta contre la qualification de prétendant qu'on lui jetait toujours à la tête, dit-il.

En présence des très-courtes paroles que vous venez d'entendre, eut la faiblesse de dire alors l'auteur de l'amendement, je comprends l'inutilité de ma proposition, et je la retire.

Le citoyen Thouret se montra très-inconséquent, et le côté gauche le lui prouva par sa désapprobation ; car l'amendement n'était pas relatif à un seul prétendant, mais à tous, et ils étaient très-nombreux.

Aussi, le citoyen Deludre le reproduisit-il à peu près dans les mêmes termes, en ne demandant, toutefois, l'exclusion de ces familles que des seules fonctions de président. Le citoyen Deville déclara aussi qu'il n'avait pas renoncé à faire prévaloir ses idées.

Mais la majorité de l'assemblée se montrait pressée d'en finir avec ces amendements ; c'était à qui se piquerait de la générosité la plus imprudente ; la clôture était réclamée à grands cris, et la proposition fut rejetée avec une sorte de dédain qui ne prouvait que trop combien les enseignements de l'histoire étaient méprisés par les partis.

Il y avait pourtant, dans ce vote, une trahison en fleur contre la république. La guerre des candidats commença aussitôt ; le Siècle et la Presse relevèrent de sa déclaration le citoyen Louis Bonaparte, et les orgues de Barbarie se mirent à chanter les louanges du prince, futur président, pendant que les amis des autres prétendants entraient en campagne.

Déjà la durée de la présidence déterminée par le projet de la constitution ne suffisait plus à ceux qui voulaient un-pouvoir stable. Non-seulement on proposa d'allonger le terme de cette première présidence, mais encore on aurait voulu que le futur roi du suffrage universel fût rééligible sans intervalle. Ce fut un assaut de servilité anticipée et de propositions les plus antidémocratiques. Le citoyen Lacrosse demanda que le président fût élu par le suffrage à deux degrés, afin, disait-il, que la plus haute magistrature de la république fût remisé entre les mains du plus digne.

Lorsqu'on arriva aux articles déterminant les attributions du président, attributions déjà immenses, plus grandes, sur quelques points, que celles des rois constitutionnels, le citoyen Brunet proposa de dire que le président ne pourrait disposer de la force armée qu'en vertu d'un décret de l'assemblée nationale ; son amendement fut repoussé. Le citoyen Combarel de Leyval ne voulait pas même qu'il fût dit que les traités négociés par le président ne seraient définitifs qu'après avoir été approuvés par l'assemblée. Le citoyen Barthélémy Saint-Hilaire demandait qu'il fût permis au président d'entreprendre la guerre, dans les cas d'urgence, sans avoir préalablement obtenu le consentement de l'assemblée. Le citoyen Ferouilhat voulait lui accorder le droit de grâce, sans être obligé de consulter le conseil d'Etat ; en un mot, on voulait faire de ce président un véritable roi, et un roi absolu.

Le président de la république n'est pas un roi, répondit l'un des membres de la commission ; nous ne pouvons donc pas lui accorder ce qui était considéré comme une des principales prérogatives de la royauté.

Tous les efforts que firent quelques membres pour que la promulgation des lois non urgentes n'allât pas au delà de quinze jours, restèrent sans succès ; on persista à accorder au président un mois pour leur promulgation. C'était une sorte de veto limité, en même temps qu'il pouvait encore exercer le veto suspensif par la demande d'une nouvelle délibération, droits que l'assemblée constituante avait contestés au roi Louis XVI.

Lorsqu'arriva l'article relatif au traitement du président, un grand nombre d'amendements furent présentés. Les uns tendaient à ne fixer qu'un minimum ; les autres avaient pour objet de déterminer le maximum. Le citoyen Antony Thouret proposa de lui accorder seulement quatre cent mille francs annuels, c'est-à-dire seize cents francs par jour.

Une voix s'étant écriée que le président mourrait ainsi de faim ;

Je souhaite à la république de mourir de faim à la façon de son président, répondit l'auteur de la proposition. J'avoue que j'ai le cœur dur pour ces accès de sensibilité financière en faveur du président.

Mais, me dit-on, il aura vingt fois moins que Louis-Philippe. Tant mieux, parce qu'il aura vingt fois moins de courtisans. Je ne veux le président ni riche ni pauvre ; je le veux grand et simple comme le peuple ; je veux qu'il brille par son patriotisme et son intégrité, et non par le luxe des potentats... Ne craignez pas, vous qui m'interrompez, que la modestie de ses appointements fasse diminuer son influence ; l'assemblée nationale doit donner au peuple le grand signal de la réforme des traitements trop élevés.

Il est difficile de se faire une idée de l'agitation que cet amendement, ainsi développé, produisit au milieu de l'assemblée. On demanda le scrutin de division et l'insertion au Moniteur. Mais rien ne put calmer l'ardeur des partisans d'une liste civile. Cent quatre-vingt-deux membres seulement, sur sept cent trente-un votants, approuvèrent le chiffre de quatre cent mille francs. Le superflu fut d'un avis contraire. L'on vit même le représentant Deslongrais proposer formellement l'allocation d'un million, tandis qu'un autre enchérissait encore de deux cent mille francs. On finit par s'en tenir à la somme demandée par la commission, c'est-à-dire à six cent mille francs annuels.

La question financière ainsi fixée, ces champions si ardents se bornèrent à lever la main pour voter d'autres articles ; on ne s'arrêta un instant qu'à l'occasion de la nomination du vice-président ; les uns opinaient pour que le président eût seul le choix de son alter ego ; les autres voulaient laisser à l'assemblée le droit dérisoire de présenter une liste de candidats. Ces derniers l'emportèrent.

Les partisans des gros traitements proposèrent ensuite de porterie traitement de ce vice-président à cent vingt mille francs ; ils éprouvèrent un échec.

Le chapitre relatif au conseil d'État amena quelques discussions plutôt de forme que de fond. Cependant le citoyen Sainte-Beuve, qui se rappelait, sans doute, tout ce qui avait été dit, sous la monarchie, de l'inutilité de ce corps, commença par demander sa suppression.

A quoi servirait le conseil d'État ? a-t-il dit. Quel serait son but ? Il ne ferait que renouveler la chambre des pairs.

Je partage l'avis du préopinant, ajouta le citoyen Stourm ; il ne faut pas faire du conseil d'État une seconde chambre ; mais il faut lui donner des pouvoirs politiques sérieux, effectifs ; il faut qu'il puisse donner des avis dans les cas importants... Je voudrais la formation d'un conseil d'État qui dépendît de l'assemblée nationale, qui n'agît que sous son inspiration et son influence, et qui ne fût qu'un complément modérateur de son pouvoir.

Le citoyen Marcel Barthe combattit avec force le projet pressente par la commission de constitution ; et, dans la conviction que l'on n'atteindrait pas le but proposé par les dispositions du chapitre VI, il pria l'assemblée de rejeter ce chapitre, et de le remplacer par quelques articles additionnels rédigés par lui pour la formation d'une commission consultative prise dans le sein de l'assemblée nationale, et destinée à suppléer au conseil d'État.

L'idée développée par le citoyen Barthe était bonne, elle était surtout économe des derniers publics ; mais il y avait dans l'assemblée tant de gens qui attendaient qu'on leur ouvrît les portes du conseil d'Etat pour aller émarger les traitements considérables attachés à ces fonctions !

Fort de ce qu'aucun bureau de l'assemblée n'avait formulé l'opinion de supprimer le chapitre VI, relatif au conseil d'Etat, le citoyen Vivien fit appela la majorité pour quelle adoptât ce chapitre ; ce qui eût enfin lieu, après une discussion assez confuse.

Le chapitre VII, traitant de l'administration intérieure de la république, fût l'objet de chaleureux débats entre ceux qui voulaient ce qu'ils appellent la décentralisation, et ceux qui désiraient conserver l'organisation existante. Les légitimistes, fidèles à leur plan, s'efforcèrent de faire émanciper la commune, afin de soumettre les campagnes à une influence toute paroissiale, exercée par le curé et le seigneur du lieu : ils demandaient donc quarante mille petites républiques, qui ne devaient être, en définitive, que quarante mille fiefs. Ils espéraient ainsi arriver à la décentralisation politique, l'une des grandes conquêtes de notre première révolution.

D'autres auraient voulu, pour ces mêmes communes, la décentralisation administrative, tout en resserrant plus fortement que jamais les liens de la centralisation politique qui attachaient ces communes au gouvernement. Ceux-ci s'appuyaient, avec raison, sur les inconvénients des innombrables phases que devaient parcourir les réclamations administratives, et sur ceux de la longue filière par laquelle les affaires des localités devaient passer ; ils considéraient ces lenteurs comme contraires à la centralisation politique elle-même, et demandaient l'émancipation du canton à ce sujet.

D'autres, enfin, trouvaient que, sans être parfaite, l'organisation intérieure de la France telle que la présentait la commission, et à peu près telle que l'avaient faite les lois rendues successivement depuis soixante ans, pouvait attendre de nouvelles améliorations du temps et de l'expérience.

Ce fut là l'opinion que soutint la commission, opinion qui l'emporta enfin sur les nombreux amendements présentés dans le cours de la discussion du chapitre.

De vifs débats s'élevèrent encore à l'occasion des articles additionnels relatifs au recrutement de l'armée.

La commission avait d'abord proposé l'obligation du service personnel, et, par conséquent, l'interdiction du remplacement militaire. Revenant ensuite sur sa première pensée, elle venait de consentir à retrancher de l'article 107, les mots : en personne dans le premier paragraphe, et ceux-ci : le remplacement est interdit, qui en étaient la conséquence.

Le citoyen Deville combattit, par les raisons les plus concluantes, ces modifications, qui étaient tout un autre système de recrutement des armées de la république. Le ministre de la guerre, général Lamoricière, avait, lui aussi, demandé l'interdiction du remplacement, se proposant de faire insérer cette interdiction dans la loi sur le recrutement. Or, cette loi ne pouvant pas encore être votée, il sollicita l'ajournement de toute discussion à ce sujet.

Mais le citoyen Larochejacquelein insista pour que la faculté du remplacement fût consignée dans la constitution.

Il fut appuyé par le citoyen Thiers, qui considérait la question du remplacement comme éminemment constitutionnelle.

Alors s'engagea entre les citoyens Thiers, Larochejacquelein, Morny et autres représentants d'un côté, les généraux Lamoricière, Laydet et le citoyen Deville d'un autre côté, une discussion des plus animées, qui remplit toute une séance.

Le citoyen Thiers, dans un discours habilement charpenté, développa les motifs nombreux qui le faisaient opiner pour le maintien du remplacement. C'était le système aristocratique et anti-révolutionnaire.

Le citoyen Lamoricière lui répondit, non pas comme organe du gouvernement, mais comme simple représentant ; et, chose étrange ! l'homme du sabre trouva dans son cœur des paroles généreuses, des raisons propres à frapper l'assemblée, pour soutenir sinon l'abolition complète du remplacement, du moins des modifications essentielles à la loi existante.

Il faut qu'une armée, dit ce général, soit faite à l'image de la nation : il faut qu'elle soit animée de son esprit. Savez-vous quel est le danger des armées isolées ? Je vais vous le signaler.

Si vous avez des armées qui ne se repeuplent pas dans l'infusion continuelle des citoyens qui sortent du sein de la nation, ces armées auront un esprit à part, une vie à part. Elles pourront remporter des victoires ; mais elles seront toujours dangereuses pour la liberté.

 

Ces paroles si vraies, ayant été couvertes d'applaudissements par le côté gauche, excitèrent en même temps les murmures du côté opposé. Il en fut de même lorsque l'orateur, répondant à M. Thiers, prononça la phrase suivante :

Je me préoccupe tout autant de ces enfants arrachés à leurs champs, de ces ouvriers enlevés à leurs ateliers, qui, revenant dans leurs familles après avoir servi sept ans, n'y trouvent que la misère et le chagrin, que de vos jeunes gens pouvant toujours se créer une position avec leur instruction.

Le citoyen Lamoricière terminait en disant qu'il n'appuyait pas l'amendement du représentant Deville, parce qu'il savait que l'assemblée ne l'adopterait pas ; mais il la suppliait de ne pas inscrire dans là constitution le mot de remplacement.

L'amendement du citoyen Deville ayant, en effet, été rejeté par une grande majorité, l'assemblée déclara que le mode et les conditions de la faculté, pour chaque citoyen, de se libérer du service militaire personnel, seraient réglés par la loi de recrutement.

Ainsi finit cette longue et curieuse discussion de la constitution de 1848. Si on peut appeler constitution, disait à ce sujet un publiciste, une série de dispositions législatives, desquelles ont été écartées la plupart des questions importantes soulevées par la révolution de février. La constitution sera ce que la feront les lois organiques, et Dieu seul sait sous quelles influences ces lois seront rédigées !

Nous terminerons nous-même ce long exposé par cette déclaration :

Il nous eût été facile de passer sous silence ces débats, et de traiter, en quelques pages, tout ce qui fut relatif à cette constitution ; mais nous avons préféré nous livrer à une analyse raisonnée de ces discussions qui embrassèrent toutes les grandes questions politiques ; parce que ces questions sont de tous les temps, et que nous écrivons pour des lecteurs, qui n'ont pas toujours la faculté d'aller feuilleter les journaux : ceux-là nous sauront gré, peut-être, d'avoir résumé tout ce qui fut dit d'important pendant les deux mois consacrés par l'assemblée constituante de 1848 à son œuvre principale.

L'histoire ne serait qu'une stérile narration, si elle ne renfermait pas tout ce qui doit servir d'enseignement.

 

 

 



[1] Ce n'est jamais un mal que le législateur se montre méfiant envers le pouvoir, et qu'il insiste pour faire reconnaître, dans les chartes des peuples, les principes les moins contestés, au risque de se répéter. Ce qui est arrivé pour la souveraineté du peuple en 1830, les tentatives faites en 1849 pour donner à la loi de déportation une coupable rétroactivité, et enfin, ce qui vient d'arriver en 1850 au sujet du suffrage universel doit servir de leçon atout jamais. Si les propositions faites par les citoyens Detours et Dabeau, lors de la discussion de la constitution dont il s'agit ici, n'eussent pas été repoussées par une fin de non-recevoir qui en reconnaissait néanmoins la justesse, le peuple français n'eût probablement pas été déshérité du droit d'élire ses représentants.

Au surplus, le citoyen Dufaure était dans l'erreur lorsqu'il disait que la constitution ne devait pas reproduire les principes généraux consacrés par les lois ; car la déclaration des droits de 1793 s'exprimait ainsi au sujet de cette même rétroactivité : La loi qui punirait les délits commis avant qu'elle existât serait une tyrannie. L'effet rétroactif donné à la loi serait un crime.

[2] Le citoyen de Tracy ne pouvait cependant pas ignorer que le premier essai du suffrage universel avait renvoyé à l'assemblée nationale presque tous les hommes qui applaudissaient naguère au rappel à l'ordre, prononcé par la chambre des députés de la royauté contre le philosophe demandant alors l'abolition de la peine de mort, proposition considérée par ces hommes, comme attaquant la société dans ses fondements.

[3] Le lecteur se rappelle sans doute le langage que tinrent tous les journaux démocratiques lors de la condamnation et de l'exécution des quatre insurgés convaincus d'avoir tué le général Bréa. Par sa lâcheté même, le crime était de nature à soulever l'indignation publique ; mais il n'en est pas moins vrai que c'était un crime purement politique, un crime que l'on ne pouvait punir de la peine de mort que par une fausse qualification.

[4] Le citoyen Aylies mettait presque en doute les déplorables erreurs de la justice humaine ; il ne se décidait qu'avec bien de la peine à les reconnaître. et encore n'était-ce que sous la forme du doute ; et, pourtant, les orateurs qui demandaient l'abolition de la peine de mort, principalement le citoyen de Tracy, venaient de citer plusieurs exemples frappants, tous contemporains, d'innocents condamnés à la place des coupables.

[5] La peine de mort n'ayant pas été abolie en 1793, malgré les diverses motions faites à ce sujet, on inséra dans la déclaration des droits, que la loi ne devait décerner que les peines les plus strictement et les plus évidemment nécessaires.

[6] Les colons avaient néanmoins des amis très-chauds dans l'assemblée, et ceux-ci firent présenter aussitôt un projet pour indemniser les propriétaires des esclaves proclamés citoyens, des pertes que l'abolition de l'esclavage allait leur causer. Il ne s'agissait de rien moins que 120 à 150 millions d'indemnité pour la perte de leur propriété. Comme si après la première abolition de 1790, confirmée depuis si longtemps, ces colons n'eussent pas dû être considérés comme propriétaires d'esclaves à leurs risques et périls ! Demandez à ce marchand de chair humaine ce que c'est que la propriété, disait Robespierre dans son discours sur la théorie de la propriété ; il vous dira, en montrant cette longue bière qu'il appelle un navire, où il a encaissé et serré des hommes qui paraissent vivants : Voilà mes propriétés ; je les ai achetés tant par tête.... Interrogez ce gentilhomme qui avait des terres et des vassaux, et qui croit l'univers bouleversé depuis qu'il n'en a plus, il vous donnera de la propriété des idées à peu près semblables.

[7] Ce que disait le citoyen Servières du petit nombre de contribuables payant le cens exigé pour être élus députés sous le dernier règne, était vrai. Mais cela ne prouvait pas qu'il n'y eût en France, et principalement à Paris et dans les grandes villes, de nombreux individus riches, très-riches, dont les fortunes consistant essentiellement en capitaux, en actions, en titres de rentes et autres valeurs de portefeuille, restent cachées ou dissimulées pour le fisc, au point qu'il est très-commun de rencontrer des millionnaires ne payant d'autre contribution à l'État que celle résultant de leur loyer. Ce sont ces fortunes dissimulées ou entièrement cachées que l'impôt progressif aurait pour mission principale d'atteindre et de frapper, et non pas la propriété déjà assez grevée. On citait naguère un richard connu pour posséder plus de deux cent mille francs de rente, qu'il touchait fort régulièrement tous les semestres ou à chaque fin d'année, et ce richard n'avait jamais été électeur par le cens ! Les riches de cette nature, et ils sont beaucoup plus nombreux que les riches propriétaires, ont l'habitude de se moquer du percepteur. Quelle injustice y aurait-il à les faire contribuer progressivement ?

[8] Il est nécessaire de faire remarquer que les hommes qui demandaient les deux chambres, afin de s'opposer à l'entraînement des passions, et qui auraient voulu en appeler des arrêts précipités d'une seule assemblée à une assemblée plus réfléchie, furent les mêmes qui, par la suite, firent voter, avec une précipitation systématique, l'urgence de tant de lois portant des atteintes graves à la constitution, et qui étouffèrent tant de débats pour arriver plus vite à leurs coupables fins. Ces gens-là trouvaient alors qu'une chambre unique ne fonctionnait pas assez vite pour frapper les libertés publiques.

[9] En gouvernement, comme en mécanique, disait l'un des hommes les plus remarquables que notre révolution-mère ait produits, Billaud-Varenne, tout ce qui n'est point, combiné avec précision, tant pour le nombre que pour l'étendue, n'obtient qu'un jeu embarrassé, et occasionne des brisements à l'infini. Les résistances entravantes et les frottements destructifs diminuent à mesure que l'on simplifie le rouage. C'est une vieille erreur propagée par l'impéritie et combattue par l'expérience que de croire qu'il devient nécessaire, dans un État, de doubler les forces par la multiplicité des leviers. Il est, au contraire, démontré à tout observateur politique que chaque graduation devenant un repos arrestateur, l'impulsion première décroît à proportion des stations qu'elle rencontre.

[10] Le citoyen Léonard Gallois, lisait-on dans la Réforme du même jour, vient de faire paraître une lettre au citoyen Armand Marrast, rapporteur de la constitution, ayant pour titre : Point de président. L'auteur y expose avec clarté, précision et énergie, les raisons qui lui paraissent militer contre une présidence quelconque ; il cite à l'appui l'opinion des conventionnels et des principaux républicains de février.

[11] L'amendement du citoyen Flocon, que ce représentant appuya si fortement dans la séance suivante, portait : L'assemblée nationale délègue le pouvoir exécutif à un citoyen qui prend le titre de président de la république. C'était, aux termes de la rédaction près, la même pensée contenue dans les amendements des citoyens Leblond, Girard et autres.

[12] L'objection que M. de Lamartine tirait du petit nombre de voix qui pouvaient, en définitive, élire le président, tombait devant les amendements qui exigeaient les trois quarts ou les deux tiers des voix.

[13] Les journalistes faisaient ici allusion à une protestation spontanée que le citoyen-Louis Bonaparte avait faite au milieu de la séance, où avait été présenté l'amendement tendant à repousser de la présidence les familles ayant régné sur la France. Cette protestation était conçue en ces termes :

Citoyens représentants, je ne viens pas pour parler contre l'amendement ; j'ai été assez récompensé en me retrouvant tout à coup au milieu de mes braves concitoyens pour n'avoir aucune autre ambition ; je ne viens pas non plus réclamer contre les calomnies et le nom de prétendant qu'on me donne ; c'est eu mon nom et au nom de trois cent mille électeurs, que je viens réclamer et que je désavoue ce nom que l'on me jette toujours à la tête.

Le lendemain, un autre Bonaparte, le citoyen Pierre, ouvrit la séance par cette déclaration :

J'ai pris la parole sur le procès-verbal, afin que l'on sache bien, ici et ailleurs, que, dans cette enceinte, il n'y a pas de prétendants, mais des représentants du peuple qui ont prêté serment à la république démocratique, qui ne violeront jamais leur serment, et qui ne souffriront pas qu'on les désigne par une qualification qui équivaudrait à celle de traître et d'hypocrite.