HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME QUATRIÈME

 

CHAPITRE III.

 

 

Proposition du citoyen Lichtenberger pour lever l'état de siège pendant la discussion de l'acte constitutionnel. — Débats à ce sujet. — Discours des citoyens Ledru-Rollin, Favreau, Desmonts et Victor Hugo. — Réponse du général Cavaignac. — L'état de siège est maintenu. — Projet de décret draconien contre la presse. — Il est retiré après discussion. — Proposition du citoyen Crespel-Latouche sur la suppression des journaux. — Le commerce ne se plaint pas de l'état de siège ! — Discussion générale sur le projet de constitution. — Déclaration relative aux lois organiques. — L'assemblée se lie à ce sujet. — Discours du citoyen Audry de Puyraveau sur la constitution. — Question du président. — Les citoyens Jobez, Gerdy, Camille Béranger, Pierre Leroux et Bouvet. Appréciation du discours de Pierre Leroux. — Grands débats sur le préambule. — Discours des citoyens Arnoult, Dufaure, Fayet, Coquerel, Fresneau, Hubert de l'Isle. — On demande la suppression du préambule. — Il est défendu par les citoyens Lamartine et Crémieux. — L'abbé Cazalès fils. — Nouvelle rédaction proposée par le citoyen Jean Raynaud. — Réponse du citoyen Dufaure. — Définition de la démocratie par le citoyen Dupin aîné. — L'assemblée reconnaît des droits et des devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positives. — Explications à ce sujet des citoyens Dupin et Freslon. — Grande question du droit au travail. — Amendement du citoyen Mathieu (de la Drôme) à ce sujet. — Opinions des citoyens Gauthier de Rumilly, Pelletier et Tocqueville. — Discours du citoyen Ledru-Rollin. — Il définit le droit au travail et le socialisme. — Réponse du citoyen Duvergier de Hauranne. — Opinion du citoyen Crémieux et des citoyens Barthe et Gaslonde. — Discours du citoyen Arnaud (de l'Ariège.) — Longue improvisation du citoyen Thiers. — Réponse du citoyen Considérant. — Nouveaux athlètes à la tribune. — Bouhier de l'Ecluse, Martin-Bernard, Billault, Dufaure, Lamartine et Goudchaux. — Tempête que ce dernier suscite par ses paroles. — L'amendement du citoyen Mathieu rejeté par une grande majorité. — Nouvelle rédaction du comité sur le droit au travail. — Elle est adoptée. — Appréciation de ces débats par la Réforme. — Proposition du citoyen Chapeau sur la sanction du peuple. — Curieuse motion du citoyen Destours relative au suffrage universel. — Réponse du comité de constitution. — Quels législateurs !

 

Au moment où l'assemblée nationale commença la discussion de l'acte constitutionnel qu'avait élaboré la commission créée à cet effet, l'état de siège pesait encore sur Paris, et la suspension arbitraire des journaux n'avait point été levée.

Ce n'était pas dans une pareille situation que l'on pouvait librement discuter et voter d'aussi grands intérêts que ceux attachés à la république. Tout le monde le comprenait : les seuls républicains eurent le courage de le dire.

Leurs journaux commencèrent par poser la question en ces termes :

Les débats et les votes, expression de la souveraineté parlementaire, auront-ils lieu sous la pression de la force exceptionnelle qui nous régit, ou sous l'empire de la liberté, soit au dedans, soit au dehors ? La presse, organe vivant de l'opinion publique, discutera-t-elle sous la loi de surveillance militaire, ou bien en franchise absolue ?

Le représentant Lichtenberger crut que l'on ne pouvait sortir de cette situation anormale que par la levée de l'état de siège ; il en fit la proposition formelle, et l'assemblée en fut saisie le jour même où le citoyen Marrast, rapporteur de la commission de constitution, présenta son travail.

Nous allons donc aborder la question de l'état de siège et celle des journaux suspendus, avant de parler de ce rapport et du projet qui le suivait.

Ma proposition, sur laquelle des raisons, que je ne connais pas, empêchent, dit-on, de lire le rapport, a pour objet de faire cesser l'état de siège au moment où nous commençons le vote de la constitution, expliqua le citoyen Lichtenberger ; elle répond, je le crois, non-seulement à mon vœu personnel, mais, je n'hésite pas à le dire, à celui de l'assemblée tout entière. Le vote de la constitution, au milieu des circonstances où nous sommes, sous la pression de l'état de siège, serait une de ces mesures que les nécessités du salut public pourraient seules légitimer...

Je n'attaque pas l'usage qui a été fait du pouvoir exorbitant placé entre les mains du général Cavaignac, ajoutait le citoyen Lichtenberger ; je sais que l'état de siège, en fait, n'exerce aucune influence sur l'assemblée. Mais si l'indépendance des opinions, dans la discussion solennelle que nous allons entreprendre, ne peut recevoir aucune atteinte de l'état de siège, la situation de la capitale, celle de la presse, ne constituent pas cependant un état normal ; c'est une position qu'il n'est ni politique, ni prudent de prolonger.

Il est vrai, répondit, au nom du comité, le citoyen Crémieux ; c'est un grand malheur pour la république qui se fonde, d'avoir à créer sa constitution sous l'empire de l'état de siège. La liberté de la délibération d'abord, voilà ce que chacun de nous doit désirer, et celte théorie ne peut, comme théorie, trouver contradiction.

Mais les faits parlent autrement. Le pouvoir exécutif déclare que l'état de siège doit être maintenu, qu'il le faut impérieusement. Envisagée sous ce point de vue, la question se réduit à nous demander, à nous autres représentants : sommes-nous libres ? Cette question n'a pas soulevé de discussion sérieuse dans le comité ; mais la question du dehors présentait plus de difficultés. La discussion de la constitution doit avoir une immense liberté ; car il y a aussi au dehors des hommes capables d'éclairer l'assemblée, et l'on nous oppose que les lumières du dehors manqueraient à l'assemblée. Le chef du pouvoir exécutif, concluait l'orateur, déclare que l'état de siège ne peut être levé ; mais ce n'est pas lui qui fait cette déclaration, c'est l'assemblée entière, dont il n'a point cessé d'être le délégué. Voilà ce qui a déterminé les conclusions du comité de justice.

Ainsi, l'assemblée elle-même ne croyait pas que l'état de siège dût être nécessairement levé pour la discussion de la constitution. C'était là une aberration de la majorité. Le citoyen Ledru-Rollin se chargea de le lui faire, comprendre, en lui déclarant que la voie dans laquelle on engageait la représentation nationale serait funeste.

Prenez garde, s'écria cet orateur, une constitution n'est forte, n'est indestructible, qu'à une condition : c'est qu'elle a l'assentiment, sinon unanime, du moins l'assentiment de la grande majorité du pays. Examinez, en vous mettant en face de l'Europe, ce qu'on va penser d'une constitution qui serait faite, pour ainsi dire, comme celles qui, tant de fois, ont été essayées en Espagne. Vous rappelez-vous de quel mépris nous couvrions ces constitutions discutées sous l'empire du sabre ? Vous rappelez-vous quand nous voyions les cortès délibérer sous la protection, à l'ombre du sabre de tel général que je ne veux pas nommer, quel respect nous inspirait cette constitution ?... Pour être durable, il ne faut pas que la constitution porte dans ses flancs des germes de mort étrangers à son essence même. Ne vous rappelez-vous pas que, quand la constitution de 1814 a été attaquée, elle recélait en elle un trait qui a servi plus tard à la déchirer ? Que vous criait-on ? C'est la constitution de l'étranger ! En 1830, pour attaquer la charte, que vous disaient les partis ? C'est une charte bâclée en quelques instants. Ce que je voudrais éviter, c'est qu'une blessure semblable se trouvât au cœur même de notre constitution. Prenez garde de la faire naître sous une atmosphère qui devra fatalement l'étouffer.

On dit : l'état de siège est indispensable, poursuivait le citoyen Ledru-Rollin en s'en prenante la base du gouvernement issu des fatales journées de juin. Le gouvernement le croit ainsi. Qu'il me permette de faire appel à des faits qu'il connaît mieux que nous. L'état de siège est indispensable ! voyons donc ! car, comme tout autre, je m'inclinerais devant l'impérieuse nécessité. Mais est-ce que, par hasard, si on levait l'état de siège, vous auriez autour de Paris un soldat de moins ? Est-ce que nous vous disons que, pour maintenir la sécurité, il faut éloigner les bataillons ? Si cinquante mille soldats ne vous suffisent pas, appelez-en cent mille, si ils sont nécessaires ; l'état de siège n'est pas indispensable pour cela...

Qui vous retient alors ? La presse, qui paraît vous effrayer ? mais encore un coup, vous ne pouvez pas la comprimer le lendemain d'une constitution faite ! Si par hasard, aujourd'hui, vous craignez que cette presse n'allume un incendie, frappez-la alors ; mais révoquez la suppression des journaux ; au moins vous aurez fait une grande chose ; vous aurez commencé par prouver que vous voulez la liberté. Vous aurez été ainsi dans le droit commun, dans le droit de la liberté, qui peut seul inaugurer la constitution républicaine.

Faisant ici un parallèle des circonstances au milieu desquelles fut votée la constitution de 1793 à celles où la France se trouvait en septembre 1848, le citoyen Ledru-Rollin démontrait facilement que les dangers étaient bien autrement grands à cette première époque, sans pour cela qu'on eût cru nécessaire déplacer la France sous le gouvernement de la peur ; et comme on lui objecta que le gouvernement révolutionnaire suppléait alors à tout :

Vous vous trompez, répondit l'orateur ; la constitution de 1793 est du mois de juin ; le gouvernement révolutionnaire n'a été établi qu'au mois d'octobre...

Vous dites que nous sommes libres, disait en terminant le logicien qui ne laissait debout aucun des arguments présentés par ceux qui voulaient continuer à s'abriter derrière l'état de siège ; mais encore un coup, le monde qui nous contemple dira le contraire. Nous sommes libres, mais la pressé ne l'est pas ; et le lendemain du jour où la constitution arrivera dans le pays, elle y arrivera accompagnée des protestations de la presse. Or, je ne saurais trop vous le répéter : à peine de vous condamner à persévérer dans ce système d'oppression, de la presse, mieux vaut mille fois aujourd'hui la rendre libre ; car plus tard, quand la constitution sera votée, vous lui laisserez ce redoutable prétexte : qu'elle ne reconnaît point une constitution dont elle n'a point mûri, débattu les principes, et qui n'est que l'organe d'un parti[1].

Le moment est solennel ; sachez vous soustraire à l'empire des circonstances, faites une chose qui, un jour, soyez-en convaincus, donnera à votre constitution une force irrésistible ; détachez-vous de ces craintes qu'on cherche à jeter dans les esprits ; et si demain il arrivait que les factions voulussent se montrer violentes encore, eh bien ! rétablissez l'état de siège ; mais provisoirement, vous aurez fait acte de respect pour le droit de tous ; mais, provisoirement, vous aurez inauguré votre constitution par ce qu'il y a de plus vénérable au monde : le principe immortel de la liberté.

Le citoyen Ledru-Rollin fut vivement appuyé par les représentants Favreau, Desmarest et Victor Hugo.

Le premier de ces orateurs soutint que le citoyen Crémieux avait déplacé la question ; qu'il ne suffisait pas de savoir si l'assemblée était théoriquement libre en votant la constitution, mais encore de rechercher si, autour de cette assemblée, il n'y avait pas une institution indispensable au régime démocratique qui manquât. Si l'on maintient l'état de siège, si l'assemblée s'associe à cette déclaration, s'écriait l'orateur, faites au moins que la presse puisse discuter librement la constitution que vous allez faire.

Le citoyen Desmarest se prononçait fortement pour la levée de l'état de siège.

Quant au citoyen Victor Hugo, il partait de ce principe, que la constitution ne pouvait être librement discutée et votée, si l'assemblée et la presse n'étaient également libres. Dans l'opinion de cet orateur, l'état de siège ne comportait pas la compression de la presse, ni la suppression des lois. Quand l'assemblée vous a accordé l'état de siège, s'écriait le citoyen Hugo, en s'adressant au gouvernement, elle vous a donné une arme pour arrêter les combats de la rue, mais non pour arrêter les discussions ; on ne vous a pas donné le droit de rétablir la censure et la confiscation. Je demande que M. le président du conseil vienne nous dire de quelle façon il entend l'état de siège ; s'il entend par là la suspension des lois, je voterai pour qu'il soit levé ; s'il entend rendre la liberté à la presse, je voterai pour le maintien de l'état de siège.

On attendait avec impatience les explications du gouvernement. Le général Cavaignac se décida à les donner complètes.

Commençant d'abord par identifier le pouvoir exécutif avec l'assemblée nationale, à laquelle il venait demander, disait-il, de se prononcer elle-même sur la question de l'état de siège, le président du conseil affirmait qu'il y aurait danger pour le pays, pour la constitution elle-même à le lever. Il soutint que l'état de siège, tel qu'il était exécuté, notait rien à la liberté de l'assemblée.

Abordant ensuite les exemples cités par le citoyen Ledru-Rollin des constitutions votées sous le régime du sabre, il fit remarquer qu'en Espagne l'état de siège n'avait pas été imposé au pays par les assemblées délibérantes, mais bien contre elles-mêmes. Le général Cavaignac ne craignit pas de répéter les paroles qu'il avait prononcées au mois de juillet au sujet de la presse, consistant à déclarer qu'il voyait alors un grand danger à voter une loi sur les feuilles périodiques, sous l'empire des émotions du moment.

La proposition qui nous occupe, ajoutait-il, est tellement liée à celle de M. Crespel Latouche, que je demande à répondre en même temps à l'une et à l'autre.

Pendant les événements du mois de juin, onze ou douze journaux furent suspendus ; quatre autres l'ont été depuis. On discute sur la portée de l'état de siège ; voici notre opinion eu deux mots : quand il a été remis entre nos mains, c'était une loi de salut public. Qu'est-ce qui assiégeait Paris ? C'était, d'un côté, l'esprit de désordre ; d'un autre côté, l'esprit de caste, la légitimité spéculant sur la misère[2] ; que l'assemblée se fasse représenter les articles des journaux suspendus, elle n'y verra pas seulement des attaques contre le gouvernement, à celles-là nous répondons de notre mieux par la discussion ; mais elle y trouvera des attaques contre la république ; à celles-là nous répondons par l'état de siège, car il est de notre devoir de nous poser contre ceux qui déclarent notre république une chose mauvaise ; nous userons contre eux notre repos et notre vie même. Nous faisons appel dans le pays à tout ce qui partage nos convictions pour combattre les deux extrémités que nous venons de signaler à l'assemblée.

Le moment n'est pas loin, disait en terminant le chef du pouvoir exécutif, où nous déposerons le pouvoir ; le moment n'est pas loin où nous irons nous promener, comme simple citoyen, au milieu de la place publique, au milieu des hommes dont nous avons attaqué les principes ; si nous avons réussi à fonder heureusement la république, nous serons heureux et fiers de nous retrouver au milieu d'eux, car nous ne redoutons pas leurs injures.

Après ces explications, qui ne changeaient en rien l'état de choses, il ne resta plus au président qu'à mettre aux voix la demande formulée par le comité de législation à l'égard de la proposition du citoyen Lichtenberger, demande consistant à ce qu'il ne fût pas donné suite à sa motion ; c'est ainsi que l'état de siège fut maintenu par 529 voix contre 140.

Par cette décision, la majorité de l'assemblée déclarait que la constitution pouvait être librement discutée et votée par la constituante, malgré la pression du gouvernement de la force.

Restait la question des journaux suspendus, au sujet desquels bien des interpellations avaient été faites au pouvoir exécutif, jusqu'au moment où le représentant Crespel Latouche déposa une proposition formelle, consistant à décréter qu'aux tribunaux seuls appartenait le pouvoir, même en temps d'état de siège, de réprimer les délits commis par la voie de la presse.

Avant que cette motion arrivât à la discussion, le comité de législation avait cru devoir rédiger et présenter à l'assemblée un projet de décret relatif aux délits de la presse pendant l'état de siège. C'était, sans contredit, une des plus mauvaises lois que la haine pour la presse eût jamais inspirées aux contre-révolutionnaires, car elle violait non-seulement le principe de la liberté, mais encore elle bouleversait toutes les notions de la justice et toutes les règles de la procédure criminelle ; aussi le projet fut-il repoussé par tous les représentants qui prirent la parole, sans que personne se présentât pour l'appuyer[3].

Le décret qui nous a été soumis, dit le citoyen Isambert lui-même, a été rédigé en vue de l'état de siège ; or, il est avéré que l'état de siège doit être prochainement levé ; le décret sera donc à peu près inutile comme répression.

Mais il peut avoir de graves inconvénients.

Comment, par exemple, l'écrivain devra se présenter dans les vingt-quatre heures ? Je demande quel est l'avocat un peu honorable qui voudra se charger de la défense d'un journal cité à si bref délai. La loi de 1831 accordait dix jours ; les lois de septembre, que le gouvernement provisoire s'est empressé d'abolir, accordaient trois jours. Un délai est de toute nécessité pour la préparation de la défense. Le droit de faire défaut est inhérent à tout prévenu en matière de presse ; en le supprimant on va droit à un arbitraire que des semblants de légalité ne peuvent déguiser.

Le projet accorde aux tribunaux le droit de suspension du journal incriminé, poursuivait le citoyen Isambert ; mais c'est là un droit exorbitant. Dans la suspension administrative, il y a au moins pour la presse quelque garantie, car on peut toujours interpeller le gouvernement ; tandis que les tribunaux n'ont aucun compte à rendre de leur décision... Les tribunaux, obligés d'ailleurs de se prononcer dans les quarante-huit heures, n'auront pas, pour prononcer la suspension, les éléments d'information qui appartiennent au gouvernement. La magistrature n'existe encore qu'à l'état précaire et, dans cette situation, elle n'a pas toutes les conditions d'indépendance qui seraient une garantie pour la presse ; ses intérêts seront attaqués, avec quelque raison, à chaque répression ; et c'est sur elle seule que retombera l'odieux des condamnations. L'écrivain fera défaut ; n'ayant que quarante-huit heures pour se préparer, il ne se présentera pas, et presque toujours les arrêts seront rendus en l'absence du jury.

Par ces motifs, concluait le citoyen Isambert, je repousse le projet de loi.

La loi qui vous est proposée, ajouta le citoyen Saint-Gaudens, porte atteinte à ce qu'il y a de plus sacré parmi les hommes : le droit de défense et le droit de propriété. Le comité de législation a paru préoccupé de sauver les apparences de la liberté de la presse. Vous prétendez saisir un journal, le juger et le condamner dans les quarante-huit heures ? C'est à peu près comme si après avoir exécuté un malheureux on lui faisait son procès. Rien n'est plus terrible que de faire ainsi de l'arbitraire et, selon l'expression de Montesquieu, de violer la loi par la loi même... Vous avez aboli la confiscation ; qu'est-ce cependant, je vous prie, que la suppression d'un journal ?

La suspension des journaux, dit encore le citoyen Victor Hugo, crée une situation inqualifiable, à laquelle il faut mettre un terme. Quant à moi, je déplore que le pouvoir exécutif ne se soit pas cru suffisamment armé par les lois que nous avons votées. Le droit de suspension participe de la censure par l'intimidation qu'il exerce, et de la confiscation par l'atteinte à la propriété. Je verrai avec regret ce droit rentrer dans nos lois.

Je viens, au nom de la minorité nombreuse du comité de législation, reprit le citoyen Bouvet, combattre le projet. Cette minorité, en présence des déclarations faites par le président du conseil, n'a pas pensé devoir substituer à la responsabilité du pouvoir devant l'assemblée, l'intervention du pouvoir judiciaire dans le domaine de la politique. Quant à moi, je préfère de beaucoup l'arbitraire pur et responsable de la violation des principes en matière judiciaire. Mon opinion est qu'il n'y a pas lieu à passer au vote des articles.

Comme personne ne se présentait pour soutenir le projet de loi du comité de législation, force fut au rapporteur, le citoyen Charamaule, de monter à la tribune pour expliquer au moins les intentions de la majorité de ce comité.

Les journaux, dit-il, réclamaient des juges ; le projet de la commission donne satisfaction à cette instante réclamation.

Essayant ensuite de répondre aux reproches que l'on adressait au projet de loi, le citoyen Charamaule se rejetait sur ce que ce projet était essentiellement transitoire, comme l'était la situation elle-même. Toutefois, ce rapporteur déclarait que, dans les moments d'émotions populaires, il lui paraissait impossible de laisser à la presse toute sa liberté d'action. Lui donner un long délai avant de frapper, ajoutait-il, ce serait lui donner le temps d'exécuter les projets les plus subversifs. Et le citoyen Charamaule avait le courage d'appuyer seul à la tribune un projet de loi qui indignait tous les membres habitués à penser tout haut.

C'est que les comités de l'assemblée nationale, faisait observer le journal la Réforme si intéressé dans la question, sont de petits conciles que la folle peur travaille et qui ferment les yeux à la lumière, pour répondre, par des arrêts farouches à ce qu'ils appellent d'impérieuses nécessités.

Jusqu'à ce moment, aucun organe du gouvernement ne s'était prononcé publiquement sur le malencontreux projet de loi ; le ministre de la justice, Marie, crut devoir prendre la parole, non pas pour appuyer précisément le projet émané du comité de législation, mais pour faire une sorte de résumé de la question.

Commençant par déclarer que l'attitude du gouvernement devait être réservée dans une circonstance où il s'agissait de décider si on laisserait au pouvoir exécutif le droit de suspendre les journaux, il s'attacha à démontrer que le gouvernement n'avait usé de sa force que pour sauver le pays ; qu'il n'avait point cessé d'y avoir entre l'assemblée et le gouvernement une pensée commune, et que l'assemblée avait tout vu, tout su, tout sanctionné.

Si ce droit de suspension était exorbitant, ajouta-t-il, il est juste d'ajouter qu'il n'a été exercé que sous votre surveillance, sous votre contrôle, et aussi sous la responsabilité du pouvoir.

Passant ensuite à la proposition du citoyen Crespel Latouche, le ministre la considérait comme un blâme pour le gouvernement, puisqu'elle tendait à faire déclarer que l'état de siège n'impliquait pas le droit de suspension des feuilles périodiques, droit que le pouvoir s'était arrogé.

Maintenant, poursuivait le citoyen Marie, on vient vous proposer de transporter au pouvoir judiciaire le droit de suspension attribué au pouvoir exécutif. A cet égard le gouvernement ne peut que s'en rapporter à l'assemblée ; mais je dois faire remarquer que vous transférez ainsi au pouvoir judiciaire un droit qu'il exercera sans contrôle et sans surveillance : un droit dont les décisions ne peuvent être l'objet ni d'une critique morale, ni d'aucune réparation.

Il est certain, répliqua le citoyen Jules Favre, que la majorité, de l'assemblée a toléré avec son assentiment les actes faits par le cabinet depuis l'état de siège. Mais je dois rappeler que le ministre de la justice nous a dit que, lorsque le gouvernement serait armé des lois nécessaires pour réprimer les écarts de la presse, il renoncerait à l'arbitraire.

J'avais compris que le moment fixé par le gouvernement était celui où la loi sur le cautionnement et la loi sur la répression des délits commis par la presse seraient votées. Le gouvernement est suffisamment armé aujourd'hui, et cependant il ne croit pas pouvoir renoncer encore à cette arme terrible qui pourrait blesser ceux qui s'en servent... j'avoue que je n'aurais jamais pu croire que des hommes qui ont passé leur vie à défendre la presse, consentiraient à devenir ses exécuteurs. Maintenir la dictature, ce serait avouer que nous sommes encore dans les temps de troubles, lorsque tout démontre que la guerre est finie, que les relations entre citoyens sont rétablies, que les rues sont libres. C'est donc le moment de revenir au droit commun, et de proclamer par là le rétablissement de l'ordre et du calme.

Le commerce ne se plaint pas de l'état de siège, interrompit ici une voix du côté droit.

Je ne défends pas la cause de la liberté par des motifs de cette nature, reprit aussitôt Jules Favre ; je puise mes arguments dans des considérations plus élevées ; je dis qu'il existe une grande différence entre le combat et le calme, et qu'on ne peut régir par les mêmes lois des situations si opposées ; que, s'il fallait absolument choisir entre l'arbitraire du gouvernement et celui de la justice, je pencherais, concluait l'orateur, pour l'arbitraire de la justice. Si vous avez peur de la justice, si vous avez peur des plaidoiries, si vous avez peur des arrêts, cette peur seule prouve combien la justice est préférable à l'arbitraire.

La clôture ayant été mise aux voix, le président posa la question de savoir si on passerait ou non au vote des articles du projet de loi, conformément à la motion du citoyen Boudet. Elle fut résolue négativement par 515 membres contre 238, qui auraient voulu que le projet fût discuté et même voté.

Les motifs qui m'ont porté à m'étendre sur cette discussion n'échapperont point aux hommes pour lesquels je fais ce livre ; j'ai voulu démontrer que, par suite des erreurs du suffrage universel dirigé dans le sens de la réaction, il existait au milieu de l'assemblée constituante de 1818, des soi-disant représentants du peuple, qui n'étaient autre chose que des royalistes un moment déguisés, et auxquels les lois de septembre contre les feuilles périodiques ne suffisaient déjà plus. Ces hommes, cédant à la vieille haine qu'ils portaient à la presse et à ses libertés, venaient, à quelques mois de distance d'une révolution démocratique, de s'ingénier, de mettre leur esprit à la torture pour trouver quelque chose de plus liberticide encore que toutes les mauvaises lois conçues à diverses époques par les agents de la monarchie les plus hostiles à la liberté. Ce que la majorité du comité de législation enfanta seule dans cette circonstance fut tellement draconien qu'il souleva l'indignation de la grande majorité de l'assemblée. Toutefois, il ne dépendit pas des 238 voix liguées contre la première des libertés d'un peuple que ce projet inique ne fût pris en considération et adopté à la plus grande gloire de la république honnête et modérée. Nous serons bientôt à même de constater que les réactionnaires n'étaient pas gens à se décourager par un premier échec, et qu'ils savaient très-bien supporter un peu de honte pour arriver à leurs fins.

 

En ce moment là, quoique complètement battus par le scrutin, les suppôts de toutes les tyrannies eurent encore l'habileté de faire établir une confusion dans le vote qui frappait de mort leur œuvre ; ils soutinrent que ce vote comprenait aussi la proposition du citoyen Crespel Latouche.

 

Vainement ce représentant affirma-t-il que l'assemblée n'avait pas statué sur sa proposition ; vainement encore en rappela-t-il les termes, afin de prouver qu'elle n'avait rien de commun avec le projet de loi tombé ; les réactionnaires s'efforcèrent de prouver qu'en refusant de passer au vote des articles du projet, l'assemblée avait, par cela même, écarté la proposition ; et, profitant de la lassitude produite par une séance déjà bien longue, non moins que par l'impatience d'arriver enfin aux débats de la constitution, ils firent voter la question préalable sur une proposition restée vierge de toute discussion.

 

Ainsi, en résumant les deux séances importantes où l'on avait discuté les grandes questions préliminaires à l'examen de la constitution, on arrive à ce résultat significatif : que la majorité de l'assemblée constituante s'était fort peu inquiétée des effets de la prolongation de l'état de siège et de la suspension des journaux sur là discussion de la constitution ; et cela, par la raison que le commerce ne se plaignait pas de l'état de siège. Ce fut dans ces dispositions que l'assemblée constituante se livra à la discussion de l'œuvre que la commission spéciale de constitution venait d'enfanter. Ajoutons que cette discussion fut complètement libre, tant au dehors qu'au dedans de l'assemblée ; car il est juste de reconnaître que l'état de siège dont se servait le gouvernement du général Cavaignac, n'avait plus rien de commun avec l'état de siège exploité par les mauvaises passions, et moins encore avec celui que le roi Ferdinand à Naples, le général Radetzki à Milan, le général Windischgraëtz à Prague et à Vienne et les Prussiens à Mayence faisaient peser de tout son poids sur les populations convaincues du crime de détester la tyrannie.

 

Un scrupule qui fit craindre à quelques représentants que l'assemblée constituante ne laissât son travail imparfait, avait porté l'un d'eux à proposer de lier cette assemblée de manière à ce que les lois organiques de la constitution ne pussent point, par quelque motif que ce fût, être laissées aux soins des assemblées législatives qui lui succéderaient. La proposition formelle en avait été faite depuis quelques jours.

L'assemblée nationale, portait le projet de décret à ce sujet, ne se dissoudra pas avant d'avoir voté les lois organiques. Un décret spécial, rendu immédiatement après le vote de la constitution, déterminera les lois qui doivent être votées par l'Assemblée constituante.

C'était une espèce de serment du Jeu de Paume que les auteurs de la motion voulaient en quelque sorte imposer à l'assemblée nationale de 1848 afin qu'elle se trouvât non-seulement engagée envers elle-même, mais encore envers la nation ; et, comme la proposition arrivait à l'ordre du jour au moment où l'on allait discuter la constitution, on crut qu'il était nécessaire de commencer par cette déclaration.

Mais à peine fut-il question de faire prononcer l'assemblée au sujet des lois organiques, qu'une forte opposition à la délibération s'éleva de la part des réactionnaires. N'osant pas combattre la motion, ils en demandèrent l'ajournement jusqu'après le vote de la constitution.

Expliquez-vous, cria Pascal Duprat au citoyen Jules de Lasteyrie qui se montrait ardent à demander cet ajournement.

Eh bien, répondit ce dernier représentant, je dis que vous devez vous abstenir ; car il n'est pas exact de dire que la constitution et les lois organiques doivent émaner de la même assemblée ; et d'ailleurs nous ne pouvons pas savoir quels seront les événements futurs.....

Ces quelques mots dévoilaient une pensée déjà conçue en effet par ceux qui, se croyant les maîtres de la France au moyen des élections, n'avaient rien tant à cœur que de se débarrasser des républicains sincères siégeant au milieu de la constituante. Les phrases entortillées que M. de Lasteyrie ajouta encore prouvèrent aux démocrates qu'ils ne s'étaient point trompés.

Je ne dis pas qu'il ne soit pas bon que les lois organiques soient votées par l'assemblée constituante, reprit-il ; mais je pense que cela n'est pas absolument nécessaire. Nous ne devons pas prendre d'engagements positifs, quand nous ne savons pas si nous ne serons point dissous, renvoyés.....

Par qui ? lui criait-on de toutes parts.

M. de Lasteyrie se croit encore sous l'empire de la charte, disaient d'autres interrupteurs.

Je dirai à ceux qui m'interpellent, répondit M. J. de Lasteyrie, que beaucoup d'entre eux ne croyaient pas, il y a trois mois, que cette assemblée siégerait aussi longtemps. Il y en a une preuve matérielle, c'est que cette salle n'a été construite que pour quelque temps.....

C'était évidemment un parti pris par les réactionnaires de saper dès alors l'assemblée constituante, de lui citer toute confiance en elle-même et de faire douter de la stabilité de la république par des pronostics propres à porter le découragement dans l'âme des membres timorés de cette assemblée. Se sentant appuyé par quelques autres réactionnaires, M. J. de Lasteyrie, qui n'avait pas osé manifester d'abord sa pensée tout entière, brava les murmures que chacune de ses phrases avait excités, et s'enhardit jusqu'à s'écrier :

Qui de nous peut prévoir les événements ? Voyez-le déjà : le préambule de la constitution n'est plus le même ; déjà plusieurs articles de cette constitution ont été modifiés. Pourquoi ? Parce que les circonstances ont varié. Attendons donc ; ne prenons point d'engagements qui pourraient nous embarrasser à une autre époque.

Quelle époque ? lui demanda le côté gauche. Est-ce celle du retour de la monarchie ?

A notre autorité, reprit alors le député Bénard, doit succéder un pouvoir établi par la volonté nationale.

Lequel ? lequel ? Expliquez-vous ?

Il y aura un pouvoir constitué définitivement par le peuple, ce sera le chef de la république. Mais où sont nos pouvoirs à nous ?

Nous sommes donc des usurpateurs ?

Vous avez un pouvoir immense, répondait l'orateur réactionnaire ; mais vous n'avez ce pouvoir qu'à condition d'en user dans de justes limites. Attendez donc pour savoir ce que vous devez et ce que vous pouvez faire.

Il était difficile de trouver dans les paroles des réactionnaires un seul argument auquel des hommes sérieux pussent s'arrêter ; aussi, pour toute réponse à la demande d'un ordre du jour motivé faite par le député Vezin, la grande majorité de l'assemblée répondit-elle par une prise en considération.

L'assemblée, n'ayant pas adopté l'ajournement proposé par les réactionnaires, le citoyen Victor Lefranc discuta alors gravement la proposition.

On nous a dit tout à l'heure que le gouvernement provisoire, en convoquant les électeurs, les avait appelés à nommer une assemblée chargée de fonder le gouvernement républicain en France. Le mandat que nous avons reçu est donc moins limité que celui qu'on veut nous attribuer. Notre mission a été dé fonder la république, de l'asseoir assez solidement pour que les factions ne puissent l'attaquer...... Si nous ne faisons par les lois organiques, il faudra au moins faire nommer le président[4] ; or, que fera ce président avec une constitution sans avoir les moyens de l'appliquer ? que feraient les électeurs eux-mêmes sans les lois organiques qui doivent réglementer le mode d'application du suffrage universel ? que feraient nos successeurs ? Peut-être feraient-ils, sans le vouloir, des lois organiques qui ne seront pas en harmonie avec la constitution ; tandis que nous, chargés d'élever toutes les parties de l'édifice, nous y mettrons de l'ordre et dé l'unité, nous en ordonnancerons toutes les parties.

 

Il n'y avait rien à répondre à ces arguments ; aussi l'un des réactionnaires crut-il devoir changer la direction des batteries dressées contre l'assemblée elle-même. Je demande qu'il soit décrété dès à présent, dit ce membre, que l'assemblée nationale sera dissoute de droit dans les deux mois qui suivront le vote de la constitution.

Le tumulte excité par cette proposition si peu voilée empêcha son auteur de la développer, et la clôture vint faire justice de ces coups portés intempestivement à l'assemblée constituante de 1848. Vainement le citoyen Vezin essaya-t-il de reproduire son ordre du jour motivé contre le projet de décret en discussion, le président l'écarta comme une reproduction de ce qui avait été décidé ; et le décret portant que rassemblée ne se séparerait pas avant d'avoir voté les lois organiques fut enfin voté à une majorité de 586 voix contre 154. Ainsi rassemblée se trouvait liée à l'égard des lois organiques comme à l'égard de la constitution même ; et il n'y avait, dans cet engagement si positif, rien de forcé, rien qui ne fût dans son mandat.

Malheureusement, elle nous a habitués à la voir se déjuger, et ses inconséquences n'étaient pas à leur terme. Nous en remarquerons plus d'une entre le préambule et les articles de l'acte constitutionnel.

On comprendra qu'il nous est impossible d'entreprendre ici l'analyse du rapport fait par le citoyen Marrast au nom de la commission de constitution ; tout se tient, tout est lié dans un pareil travail ; vouloir le résumer, ce serait lui ôter la plus grande partie de son mérite[5]. Nous ne nous occuperons donc que des débats auxquels donna lieu la discussion des articles du préambule et ceux de la constitution elle-même ; cela nous amènera à démontrer combien cette discussion fut sérieuse et lumineuse.

Ce sont là de belles études, s'écriait le journal la Réforme ; les intelligences pures, les vaillants chercheurs, les intrépides pionniers, qui vont toujours en avant pour rencontrer enfin la perfectibilité humaine, y trouveront l'occasion d'appliquer leurs théories philosophiques. Il est vrai, d'ailleurs, qu'à voir les choses scientifiquement, une constitution devrait être une doctrine générale donnant la raison de tous les problèmes, une philosophie compréhensive de toutes les vérités, en un mot, une religion.

La discussion du projet de constitution s'ouvrit enfin avec quelque solennité ; elle dura près de deux mois consécutifs.

Le premier orateur qui prit la parole fut l'un des plus intrépides et des plus constants défenseurs de la cause du peuple. Le citoyen Audry de Puyraveau, dont la vie et la fortune s'étaient usées au service de la démocratie, ne voulut pas laisser passer la grande occasion que lui fournissait l'examen préliminaire de l'ensemble du projet, sans protester contre le chapitre V, qui instituait le président de la république. Son discours, auquel les journaux firent peu d'attention, nous a paru ne rien laisser à dire à ceux qui réservèrent pour les débats de ce chapitre leurs arguments contre la présidence ; aussi lui donnerons-nous la préférence sur la plupart des opinions analogues.

Citoyens représentants, dit le vieux républicain, je viens m'opposer à un article de la constitution proposé à votre acceptation. Cet article est celui qui fait nommer le président de la république, le pouvoir exécutif, directement par le peuple.

Si cette disposition était acceptée par nous, non-seulement elle détruirait la souveraineté de l'assemblée que lui a déléguée le peuple, mais elle détruirait cette souveraineté dans son principe le plus essentiel, celui d'une volonté unique et permanente.

La première conséquence d'une pareille disposition serait de créer un pouvoir à côté d'un autre pouvoir ; deux pouvoirs au lieu d'un. Vous prépareriez ainsi, par cette monstruosité politique, un conflit dont les conséquences, faciles à prévoir, ne se feraient pas attendre.

Qu'opposeriez-vous en effet à ce pouvoir sorti de la même origine que vous, élu directement par le peuple, s'il voulait vous résister ?

Vous n'auriez aucune autorité sur lui ; il aurait, au contraire, toute la force active dont il disposerait contre vous. Il vous dissoudrait s'il le jugeait nécessaire à son, ambition, car on n'oppose rien à la force. Ce pouvoir ne serait qu'une royauté déguisée sous le nom d'un président. Vous seriez comprimés par sa seule volonté ; il abuserait, sans aucun doute, de cette faculté ; car un pouvoir unique est toujours ascendant et envahisseur de sa nature.

Vous avez vu, citoyens représentants, un consul se faire empereur ; une royauté limitée se faire despotique. En avez-vous déjà perdu le souvenir ? Nous n'aurions alors qu'une monarchie déguisée sous le nom de république.

Vous donnez à ce pouvoir, dites-vous, des attributions limitées ; lui, au contraire, fort de son origine égale à la vôtre, réunissant en lui deux facultés, la volonté et l'action, comment le limiterez-vous ? Vous serez compromis, sans aucun doute ; vous vous serez ainsi rendus impuissants ; vous vous serez suicidés vous-mêmes, en lui abandonnant la seule faculté qui vous distingue de lui : celle de vouloir.

Vous auriez, par une confiance imprudente et abusive, détruit l'harmonie de ce principe, seul fondement vrai de toute organisation sociale, la volonté qui précède l'action ; vous aurez voulu créer un pouvoir fort, vous n'aurez créé qu'un pouvoir despotique.

D'ailleurs, sous le principe de la souveraineté du peuple, aucune volonté individuelle ne doit exercer d'action qui lui soit propre ; autrement le seul gouvernement que vous avez mission de fonder ne serait pas démocratique ; il ne serait, je le répète, qu'une monarchie déguisée.

Ce principe de toute vérité éternelle, la souveraineté du peuple, la seule vérité sociale, sans laquelle il n'y a qu'une agglomération d'hommes, un troupeau humain ; suivez-la donc, où vous n'aurez préparé que de nouvelles convulsions politiques, vous n'aurez rien fondé de durable.

En dehors de ces vérités, tout ne sera que mensonge ; un esclavage déguisé sous les noms sacrés de liberté, d'égalité, de fraternité.

La souveraineté du peuple s'est manifestée dans la création de l'assemblée nationale comme pouvoir unique et permanent. Ne l'oubliez pas ! tout doit ressortir de lui ; il est la volonté souveraine ; elle ne doit résider qu'en lui ; elle ne peut être partagée.

Vous créez un pouvoir pour exercer cette volonté ; sa force ne doit venir que de vous, vous être subordonnée ou vous commander. Choisissez.

Si la volonté précède l'action, il ne peut y avoir d'action sans volonté manifestée. D'ailleurs la qualification de pouvoir exécutif ne signifie pas autre chose. La mission du pouvoir exécutif, c'est donc l'exécution des lois qui émanent de vous. Voilà où se borne son action.

Vous dites qu'il faut un pouvoir fort ; j'en conviens ; pourvu que sa force vienne de vous, comme les lois qu'il fait exécuter. Tout alors sera régulier ; toute cause de conflit n'existera plus.

Les conséquences de la souveraineté du peuple ne s'arrêtent pas seulement aux pouvoirs qui sont la première membrure de la constitution ; elles doivent se manifester dans tous les corps constitués par des formes qui leur soient propres. Ce n'est qu'ainsi seulement que la souveraineté du peuple peut être mise en action sans danger pour la république ; proclamée par le peuple, sur les barricades, le 24 février, vous ne l'oublierez pas. L'élection est d'ailleurs le seul moyen de détruire, en moralisant la nation, le système de corruption qui afflige depuis si longtemps toutes les consciences honnêtes.

En effet, citoyens représentants, si, par l'élection, personne ne peut arriver aux fonctions publiques que revêtu de l'estime publique, vous aurez placé l'intérêt privé dans la moralité ; vous aurez atteint toute la perfection sociale, résolu le problème qui agite depuis si longtemps tous les économistes humanitaires, si inutilement cherché jusqu'ici.

Tous alors auront intérêt d'être honnêtes ; l'habitude s'en transmettra dans la société, dans la famille, du père aux enfants. La tranquillité publique, l'état normal de la société n'existera qu'à ces conditions ; alors toutes les corruptions, toutes les ambitions seront neutralisées par la moralité publique que vous aurez régénérée.

Je voterai, concluait le citoyen Audry de Puyraveau, contre tout ce qui ne sera pas la conséquence de la souveraineté du peuple et qui n'en sera pas une déduction logique.

 

Sur la discussion générale furent entendus les représentants Jobez, Gerdy, Camille Béranger, Aloque, Pierre Leroux et Bouvet. Quant aux débats de la constitution elle-même, comme elle se divisait en deux parties distinctes, le préambule et l'acte formulé, ces débats portèrent d'abord sur ce préambule, que les uns se bornaient à vouloir faire modifier, tandis que d'autres demandaient la suppression en entier, comme inutile. Nous allons essayer de reproduire tout ce qui fut dit d'intéressant pour l'histoire dans ces interminables débats où, suivant l'expression du représentant Deville, chacun voulut briller et mettre en relief son instruction, son éloquence, ses moyens.

Ce fut d'abord le citoyen Jobez qui parla après le représentant Audry de Puyraveau. Dans l'opinion de cet orateur, la déclaration des droits ou préambule n'était qu'un plagiat devenu un anachronisme, puisqu'on n'avait plus besoin, comme lors de la première république française, d'énoncer des droits reconnus depuis longtemps. Suivant ce député, la véritable conquête, la seule conquête de la révolution de 1848, c'était le suffrage universel.

Le citoyen Gerdy s'attacha à étudier les causes qui avaient affaibli le pouvoir royal, parce que, selon lui, ces mêmes causes tendraient à affaiblir l'autorité de la république. Je crois les avoir trouvées, dit-il, dans la cupidité et l'ambition, surexcitées par les institutions et la corruption du dernier règne. L'orateur signalait, comme concourant à affaiblir les mœurs, les progrès journaliers du luxe. Selon ses remarques, les industries de luxe, encouragées par ce développement, ne pouvaient avoir d'autre résultat que d'attirer dans les villes les bras si nécessaires à la campagne. L'orateur examinait aussi l'état dans lequel se trouvait l'instruction publique, qu'il considérait comme étant encore dans son berceau, en France, et à peu près nulle. Il terminait par indiquer sommairement les principes que la constitution devait développer et faire dominer dans le pays, afin de remédier aux maux de la situation.

Si je ne me trompe, dit ensuite le citoyen Camille Béranger, la discussion générale ne peut avoir qu'un but : c'est de mettre en relief les idées principales sur lesquels doit s'ouvrir la discussion détaillée. Et cet orateur présentait ainsi son opinion à ce sujet :

Voici la première chose que nous ayons à nous demander : quel sens devons-nous attacher au mot Constitution ? quel est son but principal ? Ce but est de garantir les citoyens contre les empiétements du pouvoir. On aura beau être sous l'empire d'un pouvoir démocratique, il nous faudra toujours des garanties ; car il est de la nature de tout pouvoir de chercher à empiéter.

C'était là une fausse définition du mot constitution, et l'orateur n'eût pas eu à se préoccuper des empiétements du pouvoir, s'il fût resté dans les vrais termes du gouvernement démocratique ; au surplus, les idées que M. Béranger émettait sur l'instruction publique et sur les devoirs des gouvernements envers le peuple, étaient très-saines.

A cet orateur succéda le citoyen Pierre Leroux, considéré par les uns comme un vrai philosophe, un penseur profond, et par les autres comme un utopiste. Son discours ne fut autre chose qu'un résumé de notre histoire depuis la lutte établie entre les publicistes et le pouvoir. Attaquant les hommes politiques qui avaient essayé de réorganiser la société, il attribua leur impuissance au défaut de science politique. Ces hommes-là, disait-il, n'ont pas d'idées : ils ont leurs passions, ils ont des intérêts, ils n'ont point de principes ; ce sont des aveugles qui mènent d'autres aveugles.

Dans l'opinion de Pierre Leroux, il n'existait point de science politique véritable, parce qu'il n'y en avait pas qui procédât de la nature de l'homme. Si elle existe, ajoutait-il, elle ne s'est point encore révélée aux intelligences. Si nous eussions eu des publicistes, ils ne se fussent pas conduits en empiriques. Voyez, depuis cinquante ans, s'écriait-il, nous avons eu sept constitutions principales et un million de lois de détail ; depuis cinquante ans nous assistons à la lutte des factions. Pourquoi ? Parce que nous flottons sans rien qui nous fixe, sans rien qui nous rallie en dehors du point de départ et de l'énoncé du problème. Tous ces artistes en constitution, représentants, sénateurs, polémistes, journalistes, ont écrit, rédigé, discuté, légiféré sans rien avoir de la science politique. La philosophie de l'histoire est d'hier ; espérons que la philosophie de la politique sera de demain.

Le citoyen Pierre Leroux terminait son long discours par une appréciation de la constitution, qui paraissait devoir ne pas le réconcilier avec les publicistes de 1848.

La constitution qui vous est soumise, disait-il, après avoir franchement reconnu qu'elle renfermait des idées avancées et qu'elle avait été préparée, dans de bonnes intentions, n'est pas, selon moi, de nature à nous faire sortir de ce chaos. J'en démontrerai les vices plus tard ; mais je la combats des ce moment, parce que je l'accuse de consacrer la monarchie sous le nom de président de la république ; je l'accuse de conserver l'aristocratie, parce qu'elle ne renferme aucun principe d'organisation sociale ; je l'accuse de conserver le despotisme en conservant la centralisation.

 

Certes, M. Larochejacquelein avait bien raison, lorsqu'à la suite de ce discours, il affirmait que le citoyen Pierre Leroux était la négation personnifiée ; on pouvait même dire que cette épithète n'avait rien d'exagéré envers l'homme qui considérait Mably, Montesquieu, Rousseau, Sieyès et autres : grands publicistes comme des ignorants en politique. Nous ajouterons encore que Pierre Leroux se trouvait en complet désaccord avec Robespierre, lorsqu'il déclarait qu'il n'existait point de science politique ; car ce dernier affirmait que la politique était aussi une science positive, ayant ses règles, émanant de principes, et pouvant être enseignée comme la rhétorique.

Toutefois, l'exposé critique de Pierre Leroux n'en fut pas moins considéré, par un journaliste habitué à saisir le côté sérieux des questions traitées à la tribune, comme étant fondé en tous points.

Si Pierre Leroux, disait à ce sujet la Réforme, avait lu son travail dans une grande assemblée d'Allemagne, on l'aurait écouté avec un silence profond ; on eût cru reconnaître, dans cet interprète éminent de la tradition, un de ces penseurs illustres, un de ces maîtres vénérés, qui, dans ce siècle, au delà du Rhin, ont bâti de si grands systèmes, de si beaux palais à l'esprit humain. Mais dans notre pays, on ne comprend rien en dehors des petits catéchismes clichés. La recherche des lois générales paraît un travers, une maladie. On comprendra par là que la belle étude de Pierre Leroux n'ait pas eu le même succès qu'un petit discours de M. Faucher ; elle passait trop au-dessus de ces intelligences endormies, rouillées ou vides...

La discussion générale fut close par M. Bouvet qui parla en faveur du projet de constitution, sans pouvoir obtenir que l'assemblée fatiguée déjà dès le début, lui prêtât l'attention qu'elle devait aux orateurs traitant ces matières si dignes des méditations de tous les esprits.

Ce fut ainsi qu'on arriva promptement au préambule de la constitution.

Le citoyen Gratien Arnould opina d'abord pour que la discussion de ce préambule fût renvoyée après le vote de la constitution elle-même. C'était une sorte d'ajournement indéfini qu'il demandait ainsi.

La constitution que nous allons faire, dit-il, est un livre dont le préambule est la préface. Nous ne savons pas quel livre nous allons faire, et nous courons le risque de faire une tête qui n'aura pas de corps... Il y a quelques semaines, la commission croyait à l'existence de certains droits ; aujourd'hui elle en nie quelques-uns et en proclame certains autres. La discussion peut amener de nouvelles modifications, et nous ne pouvons agir d'avance comme si nos idées étaient bien arrêtées et bien réfléchies. Beaucoup de nos collègues ont été jusqu'à demander la suppression du préambule ; cela n'indique-t-il pas que, dans leur esprit, rien n'est encore arrêté sur la composition dont il doit être le résumé ?

Le préambule écrit en tête de la constitution, répondit le citoyen Dufaure au nom du comité, n'en est ni le résumé ni la préface ; ce préambule a pour but d'écrire, de constater l'intention, l'esprit de la société pour laquelle la constitution est faite. Quand l'assemblée nous a chargés de l'importante mission de lui présenter une constitution, nous avons compris la nécessité d'expliquer les besoins du pays, de faire connaître la pensée de l'assemblée. Nous devons dire en tête de notre constitution, sous peine de faire une œuvre imparfaite, quelle est la nature des faits accomplis que cette constitution a. pour objet de constater et de consacrer, et l'esprit de la génération à laquelle elle a besoin de répondre.

Depuis trois mois, ajoutait ce membre du comité, nous discutons avec sagesse, avec calme, avec bienveillance ; nous discutons dans nos bureaux la constitution et son préambule, et nous reculerions devant quelques menaces de dissidences au moment où la question vient se présenter devant l'assemblée ! Non, Messieurs, ce n'est pas un ajournement qu'on vous propose, c'est le rejet de tout le préambule ; je demande de rejeter ce que vous propose M. Gratien Arnoult.

 

Il était facile de reconnaître, avec M. Dufaure, que le rejet du préambule était devenu l'objet d'une ligue dont M. Arnoult et autres membres faisaient partie. La proposition de son ajournement fut appuyée par le citoyen Duplan. Il ne faut pas d'abord poser des principes, des théories sur lesquels il faudra revenir dans la suite, dit ce représentant ; le préambule doit être le résumé de vos délibérations et non pas leur commencement.

On aurait pu répondre à ceux qui ne voulaient pas que le préambule précédât la constitution que, dans l'ordre de son travail, le comité de constitution ne l'avait rédigé qu'après la constitution elle-même, mais qu'il ne pouvait le mettre maintenant qu'à sa place, c'est-à-dire en tête de l'acte constitutionnel. L'assemblée mit un terme à ces débats en rejetant l'ajournement.

Cependant, le représentant évêque Fayet n'en parla pas moins dans le même sens que les précédents orateurs, car il déclara ne prendre la parole que pour combattre le préambule lui-même.

En examinant cette préface de la constitution, le représentant Fayet en critiqua bien des expressions comme inexactes ou comme ne présentant pas assez de clarté, à son avis.

Ce qui m'a surtout préoccupé, disait-il, c'est cette définition : La république française est démocratique, une et indivisible. Le rapport dit : La France est une démocratie...

Et comme on fit observer à l'orateur que ces deux expressions signifiaient la même chose :

Messieurs, répondit-il, la démocratie c'est le gouvernement de tous par tous ; la république, au contraire, c'est une forme dans laquelle le peuple se gouverne, non par lui-même, mais par les représentants qu'il s'est donnés... Je trouve, moi, que votre république, loin d'être démocratique, est aristocratique ou peu s'en faut ; quelle est la part que vous faites au peuple dans l'élection ? Vous l'appelez à nommer ses représentants, peut-être le chef de l'Etat, et avec lui quelques hauts fonctionnaires ; mais vous lui donnez pour administrateurs des préfets nommés par l'administration qui échappe à toute responsabilité.

 

Certes on ne pouvait, mieux que l'abbé Fayet, mettre le doigt sur le point le plus vulnérable de la constitution démocratique présentée par M. Marrast et ses amis. Ce n'était pas, en effet, constituer une démocratie là où le peuple ne pouvait point élire ses magistrats les plus immédiats, et cette erreur de la constitution de 1848 sautait aux yeux de tous les républicains, dont quelques-uns des plus sévères avaient déjà baptisé l'œuvre de la commission du nom de constitution bâtarde, pouvant s'adapter également à la république et à la royauté.

Aussi, lorsque le citoyen Coquerel, l'un des rédacteurs de cette œuvre hermaphrodite, essaya de répondre à son vénérable adversaire, il dut se borner, sous le rapport de la limitation de l'élection populaire, à invoquer les vieilles formules monarchiques, afin de démontrer que, sous toutes les formes de gouvernement, il y avait toujours eu une limite au droit et une délégation de pouvoir.

Des limites au droit d'élire ses magistrats ! ce langage ne devait pas étonner de la part d'hommes à qui il fallait faire une sorte de violence morale pour les habituer aux formes démocratiques, et qui n'avaient aucune idée de ce qui s'était pratiqué, même sous la constitution monarchique de 1791 !

L'abbé Fayet avait critiqué aussi les premiers mots de la formule placée en tête du préambule : En présence de Dieu ; il voulait qu'on les remplaçât par ceux-ci : Au nom de Dieu.

Mon vénérable adversaire, répondit le pasteur Coquerel, vous propose de dire : au nom de Dieu ; ce serait là une formule ecclésiastique ; en présence de Dieu, est la seule formule laïque que l'on puisse employer dans un acte de la nature de celui que nous discutons. La première convient à un concile, la seconde appartient à une assemblée législative ; disons donc : en présence de Dieu ; ne rapprochons pas trop le ciel et la terre.

Comme l'évêque Fayet, le citoyen Fresneau demandait aussi la suppression du préambule ; mais il le fit par des raisons moins spécieuses.

On vous demande, dit-il, de consacrer par un vote et d'assimiler à des lois des principes abstraits, des vérités métaphysiques ; qu'est-ce que la constitution gagnera à ces principes ? Non-seulement le préambule ne peut pas être utile, mais encore il ne peut être que nuisible ; car vous ne manquerez jamais de penseurs qui se placeront sur les hauteurs de la raison pour critiquer, pour attaquer, et peut-être pour détruire votre constitution ; c'est pour cela qu'on n'a point mis de préambule devant la loi[6] ; c'est pour éviter que chaque citoyen vienne discuter ce préambule et fournir sa propre interprétation selon sa raison individuelle. Ainsi, quand vous auriez un préambule parfaitement exprimé, je craindrais encore les interprétations ; mais nous ne l'avons pas ce préambule parfait, et toute une académie de philosophes n'y suffirait point...

 

Le citoyen Fresneau terminait ses attaques contre le préambule et la société actuelle par une énumération des dangers qu'il apercevait dans l'enseignement donné à l'universalité des citoyens ; il en trouvait la preuve dans les difficultés que rencontraient les citoyens instruits à s'ouvrir une carrière libérale.

Il était clairement démontré que la répugnance des réactionnaires à adopter le préambule provenait de ce qu'il consacrait des principes que ; les contre-révolutionnaires repoussaient de toutes leurs forces, comme ayant une origine libérale. Les débats s'envenimaient ; on voyait déjà poindre les colères dont on avait menacé les auteurs et les partisans de cette sorte de déclaration des droits.

Répondant plus directement au citoyen Fresneau, le représentant Hubert Delisle ne se sentit pas disposé à pardonner à son adversaire ce qu'il avait dit contre la consécration de l'instruction universelle par le préambule.

Les craintes que les effets de cette instruction générale à suggérées au préopinant, dit le citoyen Delisle, sont autant d'erreurs déplorables, qu'il est du plus grand danger de chercher à accréditer.

Eh quoi ! ne sommes-nous donc pas encore arrivés à cette vérité, que l'ignorance est la lèpre du monde, qu'elle appauvrit l'humanité, qu'elle lui enlève sa dignité et sa force ? s'écriait ce républicain. Que parle-t-on d'encombrement de carrières libérales ? Ne s'agit-il donc que de carrières libérales à. ouvrir ? Ne sommes-nous pas ici pour constituer la république, c'est-à-dire le règne de la démocratie, le règne de tous ? Nous appartient-il de maintenir une aristocratie quelconque ? et l'instruction, l'éducation partielle, ne constituent-elles pas une classe privilégiée, une véritable aristocratie à laquelle sont réservées ces carrières libérales que vous dites amèrement encombrées ?

Bien d'autres carrières sont encombrées, dont vous ne parlez pas, poursuivait l'orateur ; est-ce parce que vous ne vous y intéressez pas ? En ce moment, il y a trop de maçons, de serruriers, de menuisiers, trop d'ouvriers de toutes les professions ; pourquoi ne vous plaignez-vous pas aussi qu'on ait appris à un si grand nombre un métier qui ne les fait plus vivre... ? Vous vous plaignez qu'il y ait trop de lumières, quand la France entière crie qu'on lui tient la lumière sous le boisseau !

Ce qu'il faut à l'encontre de ce que vous voulez, concluait l'orateur démocrate, c'est de donner à tous non pas seulement l'instruction élémentaire, mais la plus complète qu'on pourra ; ce qu'il faut, c'est de tirer de chaque citoyen français tout ce qu'il a de valeur morale et intellectuelle. Croyez-le bien, quand tous auront reçu le même enseignement, la force même des choses fera que chacun trouvera sa place ; comme l'homme honorera le métier, il n'y aura plus de professions méprisées, et chacun saura trouver dans celle qu'il aura embrassée, la dignité et la juste satisfaction de son amour propre.

 

C'est ainsi que le citoyen Hubert Delisle puisa dans ses propres inspirations les arguments nécessaires pour combattre les sophismes du représentant Fresneau sur l'instruction publique, et soutenir les principes que le préambule proclamait à ce sujet. Un autre ami politique de ce dernier député, le citoyen Levet, crut devoir insister encore pour la suppression du préambule qui, dans son opinion, n'était qu'un hors-d'œuvre inutile, une superfétation dangereuse. A quoi bon, dit ce représentant siégeant au côté droit ; à quoi bon énoncer des principes sur lesquels on n'est pas d'accord, et pourquoi constater des droits qui attirent la foudre sur les nations ? Il faut effacer du grand livre ces idées générales sur lesquelles tout le monde n'est pas en communion ; ces idées qui troublent les intérêts constitués, et sont le verbe de l'émeute ?..... Inscrire en tête de la constitution des déclarations que chacun peut commenter suivant ses passions et son intelligence, c'est lui donner un caractère dangereux, c'est y introduire des germes de mort violente.

La persistance que mirent certains membres de l'assemblée à demander la suppression du préambule, l'accord qui se montra entre eux pour l'attaquer dans tous ses aspects, força d'autres orateurs du côté gauche à entrer en lice.

On vit alors le représentant Crémieux et le citoyen Lamartine, tous les deux anciens membres du gouvernement provisoire et premiers ministres de la république, soutenir de toutes leurs forces la nécessité du préambule et le préambule lui-même, contre les efforts désespérés que firent encore pour le supprimer l'abbé Cazalès et le député Besnard.

Le citoyen Crémieux défendit vigoureusement l'œuvre-préface de la constitution. Il rappela que tous les gouvernements de trahison et de mensonge avaient proscrit ces mêmes idées générales afin de ne pas donner de gage aux intérêts populaires. La force et la ruse, dit-il, n'ont pas de doctrines qui puissent engager ; elles font litières d'honneurs et de privilèges aux ambitions ; mais elles effacent les droits, les théories, les grandes lois morales.

On dit que les préambules ne servent à rien, ajouta cet orateur ; que pas un n'a survécu au jour qui l'a vu naître. Qu'est-ce à dire ? vous niez donc tout ? vous prétendez donc que le dernier gouvernement que nous avons renversé en février 1848, n'était pas autre chose que celui que nous avons broyé en août 1792 ! Nous aurions donc perdu soixante années de révolutions et d'enseignements terribles pour nous retrouver au même point ? Non, citoyens, cela n'est pas. Nous avons toujours marché à la seule conquête digne du peuple ; de période en période nous avons acquis une liberté de plus.....

Quoi qu'on en dise, nous gardons ces hauts enseignements de nos devanciers, nous en faisons les marches sur lesquelles nous élevons toujours de plus en plus les grandes vérités démocratiques...,. Vous voudriez aujourd'hui une constitution sans préambule, sans déclaration des droits et des devoirs ? Vous oubliez donc que la déclaration c'est la consécration du dernier pas fait dans la carrière de la liberté, de l'égalité, de la fraternité !.... Entendons bien ce que c'est qu'une déclaration de droits et de devoirs : C'est la part faite à chacun, aux gouvernés, aux gouvernants. Si vous ne reconnaissez pas de droits au peuple, de quel droit lui imposeriez-vous des devoirs ?... Dites au peuple qu'il ne sera plus trompé, plus joué ; définissez nettement ses droits dans une déclaration, ne cherchez pas à les reprendre dans la constitution, dans aucun acte de législation, et vous aurez accompli sagement, utilement, l'œuvre pour laquelle vous avez reçu le mandat du peuple.

 

Le citoyen Crémieux terminait son discours en se prononçant fortement pour un préambule contenant la déclaration des droits et des devoirs des citoyens.

Un abbé portant un nom fameux dans notre première révolution, le citoyen Cazalès, fils du député à la constituante de 1789, se présenta pour soutenir la proposition du citoyen Fresneau, c'est-à-dire pour demander la suppression du préambule.

Dans un préambule, dit ce représentant si fidèle aux traditions de famille, vous proclamez certaines règles politiques d'une manière absolue ; mais dans la constitution vous ne proclamez ces règles politiques que d'une manière relative ; il y a donc contradiction, donc le préambule est inutile. S'il n'était qu'inutile, passe encore ; mais il est dangereux, précisément à cause de la contradiction qui existera entre lui et la constitution. De deux choses l'une, ou les grands principes proclamés par notre première révolution sont inscrits dans le cœur des Français, ou ils ne le sont pas. S'ils le sont, à quoi bon les inscrire sur le papier ? s'ils ne le sont pas, ce n'est pas leur inscription sur le papier qui les fera passer dans les cœurs.

C'étaient toujours les mêmes arguments, présentés sous une autre forme, que les contre révolutionnaires invoquaient successivement pour faire supprimer le préambule de la nouvelle constitution. Quant au dernier dilemme de l'abbé Cazalès, la déclaration des droits de l'homme et du citoyen proclamée par la convention nationale, et celle rédigée par Robespierre, se sont également chargées d'y répondre. Toutes les deux exposaient, dans une déclaration formelle, les droits sacrés et inaliénables de l'homme, parce que, portaient ces préambules, l'oubli et le mépris de ces droits étaient les seules causes des malheurs du monde.

 

Les débats sur la proposition du citoyen Fresneau relative au préambule, furent clos par un admirable discours du citoyen Lamartine, dans lequel ce grand orateur fit de ce préambule tant contestés une grande nécessité morale, une sorte de devoir national.

On conteste d'abord à l'assemblée, dit-il, le droit d'écrire un préambule en tête de la constitution ; on semble vouloir par là amoindrir le grand acte populaire et patriotique que la constitution doit contenir. Mais je le demande, y a-t-il quelque chose au monde de plus grand, de plus saint, que le spectacle d'une grande nation rassemblant avec toutes ses mains, de tous ses efforts, les débris des gouvernements passés pour construire son édifice ?

Où trouverez-vous une assemblée sortie du suffrage du peuple qui n'ait pas fait précéder son grand acte d'une constitution de quelques mots qui résument la pensée d'un peuple ? Le congrès américain a-t-il hésité à faire précéder sa constitution de ces grands symboles, de ces grands principes, de ces grandes vérités qui ajoutent encore à la majesté, à la force du pacte fondamental et le font respecter ?.....

Eh ! messieurs, si nous omettions de dire quelles ont été nos pensées profondes, en présence de notre grande révolution, ne pourrait-il pas arriver que dans trente ans, dans quarante ans, on ne les oubliât ? Ne pourrait-il pas arriver qu'on ne sût plus interpréter nos vues, notre but ? qu'on ne vit que despotisme, égoïsme, là où nous avons mis notre amour pour les masses ? Je comprends que lorsqu'il s'agit de faire un simple code de lois, on ne le fasse pas précéder par un préambule. Mais quand il s'agit de constituer les droits et les devoirs d'une nation, il faut faire rayonner à grands flots l'intelligence de ce grand acte.

Citoyens, l'œuvre d'une assemblée constituante, pour laquelle nous sommes sortis du fond du pays, est grande, immense ; elle doit recueillir les vérités générales. Et c'est là ce qu'on voudrait nous interdire ? A qui donc est venue cette étrange pensée, et qui ne comprend qu'une telle œuvre, au lieu d'être un mécanisme, doit être une véritable religion ?

Citoyens, s'écriait l'orateur en repoussant la proposition, s'il y eût jamais dans notre histoire une heure où ce soit un devoir d'inscrire en tête de la constitution la pensée démocratique, c'est l'heure dans laquelle nous avons l'honneur de vivre. Oui, c'est l'heure de faire pour la république ce que la révolution de février a fait instinctivement à son lendemain. Ce qu'il faut qu'il sorte de toutes nos poitrines, c'est ce cri magnanime, souvent fugitif, qui s'échappa de nos cœurs, et qu'il faut rendre impérissable en l'inscrivant dans le préambule.

 

L'orateur, après avoir reconnu la difficulté de limiter l'action de la liberté à l'égard de la science, ainsi que celle de distinguer l'égalité sublime de tout individu devant la loi, de cette autre égalité chimérique, qui, disait-il, n'existait que dans la tête des rêveurs, affirmait que c'était de la confusion des mots qu'étaient nées ces sectes qui prenaient un fusil pour une idée.

Abordant ensuite la question du droit au travail, c'est-à-dire entrant dans les viscères du préambule, le citoyen Lamartine expliquait que par ces mots : Droit au travail, il n'avait jamais entendu que l'Etat dût donner du travail à chaque citoyen né sur le sol français, et qu'il dût le faire pour toutes les industries et dans toutes les circonstances. Le droit au travail, disait-il, est un droit circonscrit, et qui doit s'entendre de l'obligation, par l'Etat, dé donner, dans les temps malheureux, dans des périodes de crises, du travail à tous ceux des citoyens qui, sans ce secours, sont en proie aux plus dures privations, eux et leurs familles.

Ce devoir de l'Etat existe, ajoutait-il ; qu'on le nomme assistance ou tout autrement, le nom n'y fait rien, mais le devoir reste. Ce devoir, il est prescrit par la raison humaine, par Dieu même ; il fait partie de cette immense chaîne d'amour qui lie l'humanité. Nous devons rattacher, chaînon par chaînon, la série et de toutes ces déclarations et de toutes les pensées de bienfaisance qui nous viendront pour ce peuple toujours prêt à donner son sang pour la liberté.....

La grande voix que l'assemblée venait de couvrir de ses applaudissements conclut en ces termes, qui lui furent dictés par une noble inspiration :

Si nous nous renfermions dans les limités de l'intérêt matériel, répondit-il en s'adressant à ceux qui voulaient faire de la constitution un corps sans âme, que dirait l'histoire ? Que nous avons abandonné l'esprit moral, la tendance spiritualiste de la révolution, pour poursuivre de misérables questions de boire et de manger, de capital et de revenu net. Si vous bornez là votre rôle, il faudrait commencer par effacer de votre constitution ces trois mots sublimes : liberté, égalité, fraternité, pour les remplacer par ces deux mots immondes : acheter et vendre !

Il n'y avait plus rien à dire contre la proposition du citoyen Fresneau après cette chaleureuse et brillante improvisation en faveur du travail du comité ; aussi l'assemblée reconnut-elle, par son Vote, la nécessité si contestée d'un préambule à la constitution, et l'on passa à l'examen de chacun des articles de celui rédigé par le comité.

Le citoyen Jean Reynaud proposa d'abord une nouvelle rédaction de cette déclaration des droits et des devoirs. Au lieu de la formule : En présence de Dieu, ce représentant demanda que l'assemblée nationale promulguât ainsi cette déclaration : Sous l'invocation de Dieu et au nom du peuple français. Le reste de sa propre rédaction, si bien harmonisée, n'était qu'un résumé aussi concis que riche en principes. Dans l'opinion de son auteur, ces quelques lignes lui semblaient mieux atteindre le but que l'assemblée devait se proposer en plaçant un préambule à la tête du pacte constitutionnel ; selon lui, ce but pouvait consister à fixer les principes qui devaient dominer toutes les lois de la république et enchaîner jusqu'à un certain point les assemblées démocratiques futures.

La commission, répondit le citoyen Dufaure, a examiné l'amendement du citoyen Jean Reynaud ; elle est convaincue que plusieurs des principes et des expressions qui s'y trouvent sont irréprochables et d'accord avec sa propre rédaction ; mais nous pensons que, dans son ensemble, l'amendement ne répond pas parfaitement au but du préambule, tel que nous l'avons conçu et libellé. Lorsque l'assemblée discutera successivement chaque paragraphe du préambule, le comité s'empressera d'y introduire les changements qu'elle aura jugés convenables.

En présence de cette déclaration, l'auteur de la nouvelle rédaction retira son amendement, au grand regret de ses amis et de plusieurs journaux qui avaient pu l'apprécier.

Un second amendement, développé par son auteur, le citoyen Deville, avec cette vigueur de la conscience et cette rudesse de langage que les anciens députés de la monarchie devaient regarder comme peu parlementaire, fut beaucoup plus mal accueilli par l'organe du comité, Martin (de Strasbourg), et par rassemblée elle-même. Il consistait à revenir sur la question de l'état de siège, considéré par le citoyen Deville, comme un obstacle à la liberté de la tribune, et par conséquent, à la discussion sérieuse d'une constitution.

En demandant la question préalable sur l'amendement du citoyen Deville, l'organe de la commission dit que l'assemblée avait fait preuve de patience, d'impartialité et de liberté d'esprit, par cela seul quelle avait écouté jusqu'au bout les développements de l'amendement.

L'article premier du préambule fut ensuite voté, après que l'assemblée y eut introduit quelques changements partiels de rédaction proposés par les députés Creton et Bauchard[7].

L'art. 2, portant que la république française était démocratique, une et indivisible, fut adopté à l'unanimité. Toutefois, le citoyen Larochejacquelein demanda préalablement qu'on lui expliquât le sens attaché au mot démocratique. Le citoyen Dupin aîné se chargea de le lui apprendre.

S'il y a quelque chose en France qui n'ait pas besoin de définition, dit cet autre membre du comité de constitution, c'est le mot démocratie. En 1789, la France a été débarrassée de l'aristocratie qui dominait sur elle ; en 1830, les derniers restes de cette aristocratie ont disparu. Ce qu'on appelle aujourd'hui démocratie, c'est ce qu'on appelait autrefois le tiers-état, ce qu'un homme de génie a démontré être toute la nation. La démocratie, c'est tout le monde ; elle a son symbole dans le suffrage universel.

Certes, il était difficile de mieux définir la démocratie que M. Dupin ne le faisait par la dernière phrase de sa réponse. Aussi le marquis de Larochejacquelein se félicita-t-il d'avoir provoqué cette explication, et déclara-t-il être d'accord avec l'ex-conseiller intime du dernier roi.

L'art. 3, ainsi conçu : Elle reconnaît des droits et des devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positives, déplaisait aux contre-révolutionnaires, presque autant que le préambule tout entier. Aussi quelques membres du côté droit demandèrent-ils, par l'organe du citoyen Sainte-Beuve, qu'il fût supprimé. Suivant ce député, cet article était, par sa généralité même, très-dangereux ; car, disait-il, tout homme qui voudrait transgresser une loi positive, ne manquera pas de dire qu'il agit en vertu d'un droit antérieur et supérieur.

Le droit part de l'homme pour se traduire dans le fait, répondit le citoyen Freslon ; les lois le déclarent et ne le créent pas... Mais est-ce que le droit virtuel, le droit certain de prendre part au gouvernement de la société dont il fait partie, n'était pas antérieur à la législation écrite de ce temps-là ? La conscience humaine protesterait, et elle finirait par triompher.

Le citoyen Sainte-Beuve ayant insisté pour la suppression de l'article, le représentant Dupin aîné le défendit en ces termes, qu'il est bon de rappeler :

L'article a ce sens, et il est essentiel, c'est un des plus heureux et des plus dignes d'être proclamés par le législateur humain, au moment où il fait acte de sa plus grande puissance, de sentir cependant quelque chose de son infirmité, de reconnaître qu'il y a un droit supérieur et antérieur aux lois qu'il est appelé à faire. Oui, il est bon que le législateur ne s'infatué pas de son pouvoir au point de croire qu'il a le droit de tout faire et de tout défaire ; car, en faisant tout, il pourrait enlever les biens acquis qui appartiennent à l'humanité et qui lui ont été concédés par son auteur. Ces droits, qu'il n'est pas au pouvoir du législateur de créer ni d'anéantir, n'autorisent point l'insurrection dans un pays régi par le suffrage universel, mais ils autorisent les citoyens à rappeler au législateur qu'il a méconnu le droit, et à l'y rappeler.

 

Après ces explications, que l'assemblée accueillit par ses applaudissements, l'article concernant les droits et les devoirs antérieurs et supérieurs aux lois positives fut adopté par une immense majorité.

L'article 4, qui déclare que la république française avait pour dogme la liberté, l'égalité, là fraternité, fit montera la tribune le citoyen Pierre Leroux ; mais l'assemblée, toujours mal disposée pour cet orateur, l'y accompagna avec des murmures. Toutefois il exprima en quelques mots la crainte que la souveraineté du peuple, telle qu'elle se trouvait définie dans le préambule de la constitution, ne pût être mal interprétée et n'amenât l'oppression de la minorité par la majorité.

Cet article fut voté avec une addition formulée par M. Bavoux, dans ces termes :

Elle a pour base la famille, la propriété et l'ordre public.

Le citoyen Jean Reynaud aurait voulu qu'on ajoutât à ces mots le travail ; son amendement, renvoyé d'abord à la commission, fut enfin adopté quelques jours après.

Un paragraphe additionnel, présenté par le citoyen Mathieu (de la Drôme), pour faire suite à l'article 6 de la commission, vint saisir l'assemblée de la grande question du droit au travail, droit que la commission avait d'abord admis positivement, mais qu'elle avait ensuite fait disparaître du préambule dans une dernière rédaction. La discussion, déjà languissante, se ranima aussitôt, et les débats en acquirent une chaleur à laquelle les controverses de la presse à ce sujet avaient préparé tout le monde.

Voici en quoi consistait l'addition proposée par le citoyen Mathieu à l'article 6 :

La république doit protéger le citoyen dans sa personne, sa famille, sa religion et sa propriété ; elle reconnaît le droit de tous les citoyens à l'instruction, au travail et à l'assistance.

En développant sa proposition, le citoyen Mathieu se défendit d'abord du reproche qu'on ne manquerait pas d'adresser d'avance à son amendement, d'avoir des tendances communistes. Mes opinions à ce sujet sont trop connues, dit-il, pour qu'on puisse conserver moindre doute sur mes doctrines.

Entrant ensuite dans la question qui l'occupait, l'orateur dit que si tout le monde était d'accord sur le devoir de l'État de donner des secours aux nécessiteux, on s'était malheureusement divisé sur la nature de ce droit.

Est-ce un droit rigoureux ? s'écria-t-il. Dans ce cas il doit passer avant le droit dé propriété. Qui oserait dire que l'homme exténué de besoins physiques, fût-il échappé du bagne, commettrait un crime en dérobant quelques fruits pour s'empêcher de mourir ?

J'arrive au droit au travail. Il était garanti par le premier projet de constitution, et l'assemblée se doit à elle-même de le comprendre de nouveau au nombre des droits formulés par le pacte fondamental.

Quant à l'assistance que la république doit à chacun de ses membres, c'est un devoir, disait-il, auquel le législateur ne peut faillir. Les économistes ont, à cet égard, des idées d'une sécheresse désespérante ; ils gémissent, disent-ils, sur les misères du peuple, et lui-conseillent d'avoir moins d'enfants. Oui, s'écria l'orateur qui venait d'être interrompu par des murmures, selon les économistes, le pauvre doit être privé des joies de la paternité, et il était réservé à la liberté de voir émettre de pareilles doctrines ; belle liberté, ma foi, qui fait de l'immoralité la base des sociétés !

Après quelques moments d'interruption, le citoyen Mathieu parla en faveur du droit de propriété, institution divine, disait-il, dont tous les peuples, même les sauvages, ont le sentiment, Quant au droit au travail, l'orateur s'exprimait ainsi à ce sujet :

Nier ce droit, c'est violer la propriété ; cette négation conduit au Communisme. En effet, les communistes vous disent : La terre est à tous comme le soleil, l'eau, l'air. Savez-vous la réponse que vous pouvez faire aux communistes ? Vous devez leur répondre : Vous pouvez devenir propriétaires par le travail. Mais alors il faut que le travail soit un droit ; il faut que le travail soit garanti ; autrement que resterait-il au prolétaire ? quels moyens d'existence aurait-il, puisque la société lui enlève le droit de chasser, de pêcher pour fournir à sa subsistance ?

L'orateur terminait en reproduisant son amendement, qu'il suppliait l'assemblée d'adopter, sous peine de laisser la société dans la désorganisation.

Le citoyen Gauthier de Rumilly s'empressa de combattre les principes du précédent orateur. Dans son opinion, la reconnaissance, par la république, du droit au travail ne pouvait pas avoir pour résultat de faire cesser la misère sociale. Se livrant ensuite aux digressions et aux appréciations si familières à son parti : Nous avons vu depuis six mois ce qu'a produit le droit au travail, s'écria-t-il ; il a commencé par les ateliers nationaux et a fini par l'insurrection. Il faut que le passé nous serve d'enseignement pour l'avenir. Un homme dont la logique est inflexible vous l'a dit : Donnez-moi le droit au travail et j'aurai bientôt raison de la propriété. Il n'y a pas à opter entre le droit au travail et la propriété : l'un est la destruction de l'autre. Ne l'oublions pas, la propriété c'est l'autel autour duquel tous doivent se grouper, c'est le patrimoine héréditaire, c'est la famille ; le : droit au travail, c'est le communisme, qui n'est pas de nos mœurs. L'événement de février a donné l'essor- à ces idées funestes, en même temps qu'il en a proposé de fécondes et d'utiles ; c'est à nous de tenir ferme notre drapeau pour qu'il ne s'égare pas dans des routes périlleuses.

Un ancien ouvrier de Lyon nommé représentant du peuple, le citoyen Pelletier, prit alors la défense du droit contesté aux pauvres, dans un discours riche de critiques et de vérités. Il commença par constater que le droit au travail étant une promesse faite, après la révolution de février, par le gouvernement provisoire, c'était à l'assemblée à tenir cette promesse, devenue la sienne depuis qu'elle avait décidé que le gouvernement provisoire avait bien mérité de la patrie.

Dieu a partagé la terre entre tous les hommes, ajoutait ce représentant, et leur a donné à tous le droit de vivre. Quelle est la propriété du pauvre ? C'est le travail. Direz-vous que la république ne peut inscrire le droit au travail parce que ce serait trop présumer de ses forces. Mais alors le peuple mourra donc de faim comme avant ! C'était bien la peine de faire la révolution de février ! Autant revenir à la doctrine de Malthus..... Citoyens, vous le savez, il n'y a ni assez de terres ni assez ; de capital pour rendre le peuple heureux en France, c'est pourquoi je vous demande pour le peuple le travail. Est-ce trop demander ?

L'orateur posait ensuite la question sociale en homme pratique, disait-il. Selon lui, l'Etat devait procurer du travail à tous les ouvriers, sans pour cela se faire ni manufacturier, ni agriculteur, ni entrepreneur. Il en voyait la possibilité dans l'action simultanée des ministères de la guerre, de la marine et des travaux publics, qui pouvaient déjà occuper un grand nombre d'ouvriers, et ensuite dans les terres à défricher, les reboisements à opérer, les canaux et les routes à ouvrir.

Dans les villes, ajoutait-il, les travaux sont innombrables ; les associations peuvent être très-fructueuses, car partout il y a trop de marchands, trop d'intermédiaires qui s'enrichissent aux dépens de l'ouvrier.

Le citoyen Pelletier se résumait ainsi : La révolution de février, s'est faite au nom de la liberté, de l'égalité, de la fraternité ; elle doit, pour être fidèle à son principe, venir en aide au peuple, à tous ceux qui souffrent, par l'application de ces sublimes principes.

Un autre membre de la majorité du comité de constitution, le citoyen Tocqueville, expliqua alors quelle avait été la pensée de cette majorité dont il faisait partie en repoussant d'inscrire le droit au travail. Dans son opinion, des deux rédactions proposées, l'une aboutissait à la charité publique, l'autre au socialisme. Examinant sommairement les divers systèmes qui se qualifiaient de socialisme, l'orateur disait que le premier était un appel aux passions matérielles ; le second, une attaque, tantôt directe, tantôt indirecte, au principe de la propriété industrielle ; le troisième, une défiance de l'individualité et une tendance naissante à gérer la liberté humaine de toutes les manières ; à devenir en quelque sorte le pédagogue de la société, en un mot, à ramener à la servitude.

Le socialisme est-il le perfectionnement de la révolution, le complément de la démocratie ? s'écriait-il. Et il répondait résolument : non !

En remontant à la révolution française, poursuivait l'orateur, retrouvons-nous ces tendances aux choses matérielles ? Non. C'est en faisant appel à l'amour de la patrie, aux sentiments généreux, aux instincts de gloire du peuple que la révolution française a fait tant de grandes choses ; car on ne fait de grandes choses qu'en faisant appel aux grands sentiments...

Je n'ai pas travaillé a la révolution de février, je l'avoue, disait en terminant le citoyen Tocqueville ; mais aujourd'hui qu'elle a éclaté, je la veux féconde ; je veux qu'elle ait un sens clair, perceptible, qui puisse être aperçu par tous, et qu'elle ne soit par le prélude de révolutions nouvelles ; elle doit être la continuation de l'œuvre interrompue de la révolution française. La révolution avait voulu que les charges fussent égales, il faut qu'elles le soient ; elle a voulu introduire la charité dans la politique ; cette pensée, il faut l'avoir en venant au secours de ceux qui souffrent. Voilà ce que la révolution française a voulu faire. Y avait-il là du socialisme ?

 

Le citoyen Tocqueville s'était fait applaudir par tout le côté droit et même par une partie du côté gauche ; et pourtant, il s'était constamment tenu à côté de la question. Il avait parlé de l'amour de la patrie inspiré au peuple par nos grandes assemblées nationales, des grands sentiments auxquels la première révolution avait fait appel. Mais qu'y avait-il de commun entre cette noble surexcitation pour repousser les ennemis de la liberté au moment du danger, avec la réorganisation sociale que bien de bons esprits réclamaient quand le danger n'existait plus ? D'un autre côté, est-ce que les charges pouvaient être égales sans le système de l'impôt progressif ? Et puis, est-ce que la convention s'était-bornée à introduire la charité dans la politique ? Sans doute que les secours publics étaient inscrits dans la déclaration des droits comme une dette sacrée ; mais on y lisait aussi : la société doit la subsistance aux citoyens malheureux, soit en leur procurant du travail, soit en assurant les moyens d'exister à ceux qui sont hors d'état de travailler[8].

En insistant pour qu'une semblable disposition fût placée en tête de la constitution de 1848, les démocrates de cette, dernière époque ne voulaient autre chose que ce qu'indiquait le citoyen Tocqueville, continuer l'œuvre interrompue de la première révolution.

Aussi, voyez avec quelle habileté le citoyen Ledru-Rollin s'empara des arguments du membre de la commission pour les retourner contre lui-même !

L'orateur qui descend de cette tribune, dit aussitôt l'homme qui avait pénétré dans les entrailles de la première révolution et qui pouvait apprécier ce que nos pères avaient fait de bon, d'utile, de digne de leur mission ; M. de Tocqueville a évoqué les grands principes de notre glorieuse révolution française. Il a prétendu qu'il voulait, pour la république actuelle, tout ce que contenait de noble, d'élevé, de fraternel le grand mouvement que nos pères en 1789 et 1793 ont imprimé au monde. C'est ce que je veux aussi. A cette époque, comme il l'a dit, la guerre extérieure, les troubles intestins n'ont pas permis de pousser les principes jusqu'aux conséquences, et de les faire entrer dans la réalité des faits.

Tel doit donc être aujourd'hui notre but.

Après avoir ainsi posé la thèse, M. de Tocqueville ajoute que la déclaration du droit au travail est une invention socialiste ; il prétend que c'est au nom du socialisme seulement que l'on peut demander d'introduire dans la constitution le droit au travail ; qu'il me permette de lui répondre que c'est là la plus capitale de toutes les erreurs.

Le droit au travail ! s'écriait le citoyen Ledru-Rollin ; mais, comme vous l'avez dit, il était la pensée favorite, le mobile constant des hommes d'Etat de la Convention ; le droit au travail ! ils l'ont inscrit dans le rapport de l'un de ; leurs membres les plus éminents ; en doutez-vous ? en voici les termes[9].

Dans cet article, poursuivait l'orateur, vous trouvez deux choses : le droit à l'assistance...

— C'est là ce que nous voulons, interrompit le côté droit.

— Dans cet article, reprit celui qui s'attendait à cette interruption, que trouvez-vous ? Deux choses parfaitement distinctes : le droit à l'assistance, pour les infirmes, pour ceux qui ne peuvent travailler ; et le droit au travail pour les valides. Or, ce double droit n'est point consacré dans le projet actuel de votre constitution modifiée ; vous y déclarez, au contraire, que vous ne donnez pas le droit au travail ; vous dites simplement que vous donnez le droit à l'assistance, tandis que ce sont deux choses entièrement différentes.

Quand un homme travaille, ajouta l'orateur en forçant le côté droit à lui prêter attention ; lorsque vous le considérez dans vos domaines, vous vous sentez le cœur content : il travaille pour vous, il travaille pour lui, il s'anoblit ; vous sentez que, malgré le salaire que vous lui donnez et malgré son infériorité dans l'échelle de l'instruction, vous sentez qu'il est homme comme vous ; mais à celui qui tend la main pour recevoir l'aumône !... oh ! j'en suis convaincu, vous la lui donnez, mais vous ne pensez pas au fond de l'âme qu'il est votre égal.

— Si ! si ! s'écrièrent quelques voix.

— Oui, sans doute, chrétiennement, philosophiquement vous reconnaissez qu'il est votre frère, répliqua aussitôt le citoyen Ledru-Rollin ; mais, comme homme, comme citoyen, vous ne pouvez pas le penser. Pouvez-vous dire que quand il s'en va au coin d'une rue, furtivement, pour échapper à la loi que le frappe ; quand il attend le soir, quand il baisse la tête, quand il cache ses yeux, quand il ne veut pas que ses traits soient reconnus pour fuir la honte et la peine, c'est là un membre du peuple souverain ? ce ne peut être...

Cet homme, qui mendie parce qu'il ne peut pas trouver de travail ; cet homme qui mendie, un garde peut l'arrêter ; on le conduit devant là justice ! et là, bien qu'il soit innocent de tout crime, de tout délit réel ; bien qu'il prouve qu'il a longtemps et vainement cherché à occuper utilement ses bras, il est condamné à la prison et conduit au dépôt de mendicité. Est-ce là un membre du peuple souverain... ?

Je dis que dans cette situation humiliante et humiliée, quoique vous en disiez, quand un homme ne peut manger sous peine de condamnation, cet homme peut être encore votre frère, mais il n'est plus votre égal, à vous qui pouvez manger sans être abaissés dans votre juste fierté et sans être condamnés...

La Convention sentait donc qu'il y avait une distinction profonde, et que si le travail honorait, l'assistance, pour l'homme valide, ne l'honorait pas ; c'est pourquoi cette grande assemblée proclamait le droit au travail. Or, quand, nous demandons l'introduction dans la constitution du droit au travail, ce n'est point que nous nous laissions entraîner à je ne sais quelle utopie de socialisme, mais, bien parce que nous avons la prétention d'être les continuateurs des grands principes de la révolution ; nous ne faisons que réglementer les déclarations qui ont été faites par nos pères, et que le vent des réactions a emportées.

 

Après avoir si logiquement démontré que les socialistes n'étaient pas seuls à demander l'introduction du droit au travail, le citoyen Ledru-Rollin essayait de définir ce que les contre-révolutionnaires comprenaient par socialisme.

Si par socialistes vous entendez tout démocrate qui veut la république avec ses conséquences sociales, disait-il, vous confondez les mots. Avoir une telle résolution, c'est vouloir tout simplement pousser les principes de liberté, d'égalité, de fraternité jusqu'à leurs conséquences naturelles, c'est être homme politique sincère.

Voyons sur quoi nous différons, ajoutait encore l'orateur. Vous prétendez que la misère est le résultat de je ne sais quoi de fatal, et que l'humanité est enchaînée au mal. Nous prétendons, nous, que le remède est possible, et que la société ne peut pas être impie en condamnant à mourir, faute de travail, la créature qui tient de la nature de Dieu le droit de vivre, Une école égoïste s'est produite, qui â professé ceci : Il faut souffrir, s'incliner et attendre. Eh bien ! s'écriait l'orateur, je vous déclare que cette doctrine ne peut pas être la nôtre ; c'est la doctrine des matérialistes. Et pourtant vous proclamez que vous voulez avant tout satisfaire l'intelligence... Je dis que pour que l'intelligence soit maîtresse, libre, qu'elle brise la captivité des sens, il faut que les sens soient rassasiés... L'homme est à la fois matière et intelligence. Eh bien ! je veux que dans la constitution, il y ait satisfaction pour l'intelligence et pour la matière, par l'éducation et par le droit au travail.

Comprenez-moi donc, je vous en conjure, concluait le citoyen Ledru-Rollin, après avoir démontré que ce que les démocrates demandaient n'était pas une chose impossible comme plusieurs orateurs avaient cherché à le prouver ; n'allez pas vous faire une montagne infranchissable d'une chose aussi simple, aussi naturelle. Réfléchissez que lorsque vous inscrirez le droit au travail, personne ne sera assez fou pour penser que cette organisation puisse être créée en quelques jours. Ainsi, pas exemple, vous allez décréter le droit à l'instruction ; vous allez inscrire le droit à l'assistance ; mais quel est l'insensé qui s'imaginera qu'en vingt-quatre heures vous allez réaliser ces promesses ? Et parce qu'il y aura des transitions nécessaires, est-ce une raison pour que ce droit au travail soit rejeté ? Plantez les jalons qui doivent marquer la marche de l'humanité pour votre but, et faites ensuite que toutes les lois convergent vers ce but.

Inscrivez-le donc, concluait Ledru-Rollin, inscrivez-le pour que, dans les fastes de l'humanité, nous n'ayons pas l'air de reculer à cinquante ans de distance ; pour que nous ne soyons pas moins avancés que nos pères. Inscrivez-le donc, parce que que le peuple doit obtenir ce qu'il demande de juste, et ce qu'il a inscrit sur ses bannières : Vivre en travaillant ou mourir en combattant !

On devait croire, après tout ce, qui avait déjà été dit pour ou contre la consécration du droit au travail dans le préambule de la constitution, que la discussion de cette grande question était arrivée à son terme. Il n'en fut pas ainsi, et quoique sur les trente ou quarante orateurs inscrits, beaucoup eussent déjà renoncé volontairement à prendre la parole, les débats n'en durèrent pas moins plusieurs jours encore. Historiens fidèles, nous sommes donc forcés, au risque de voir l'intérêt s'éteindre par des répétitions inévitables ou des arguments sans portée, de. continuer à résumer plus ou moins ce qui fut dit encore tant sur le préambule que sur la constitution elle-même, afin que ce chapitre, soit aussi complet que possible. On n'a pas tous les jours sous les yeux un Moniteur qui vous rappelle ce qui s'est dit durant une discussion si importante ; notre propre travail sur la constitution de 1848 pourra être utile dans l'avenir, si on le reconnaît consciencieux.

Nous suivrons donc pas à pas les divers orateurs qui ont parlé encore sur le préambule et sur la question qui préoccupait si vivement et l'assemblée et le peuple, en commençant par M. Duvergier de Hauranne, qui monta à la tribune après Ledru-Rollin. Ce membre, du côté droit, se plaignit d'abord de ce qu'on paraissait avoir divisé l'assemblée constituante en deux fractions, l'une ayant des entrailles pour le peuple, et l'autre n'en ayant pas.

Si vous décrétez le droit au travail, dit-il ensuite, vous étouffez et la bienfaisance publique et la bienfaisance privée ; chacun se reposera sur l'État et croira avoir tout fait quand il aura acquitté sa cote d'impôt. On dit, il est vrai, l'Etat est assez riche ; et là-dessus on parle de l'inépuisable fécondité de la France : Il y a, dit-on, des terres à défricher, des canaux à creuser, des monuments à construire. Mais on oublie que pour faire tous ces travaux, il faut de l'argent, et que les dépenses excèdent les recettes. Vous placerez vos ouvriers en présence d'un coffre vide, et ils vous reprocheront vos promesses illusoires. Ils vous disent : vous avez souscrit une lettre de change en notre faveur, il faut la payer.

Pour ma part, concluait l'orateur, après avoir longuement exposé les motifs qui le forçaient à repousser l'amendement du citoyen Mathieu, je suis profondément convaincu que nous devons tout faire pour améliorer le sort des classes laborieuses et souffrantes ; mais ce que je ne veux pas, c'est qu'on trompe le peuple par de fallacieuses promesses ; ce que je ne veux pas c'est qu'on tarisse les sources, de la bienfaisance publique. J'accepte donc la seconde rédaction de la constitution, et je vote contre l'amendement de M. Mathieu, qui, bien a son insu, sans doute, est un mensonge.

— Je répondrai d'abord à un argument du préopinant, argument qu'on nous présente sans cesse comme un épouvantait, répliqua le citoyen Crémieux. Il a dit : que répondrez-vous à cinq cent mille ouvriers qui viendront, votre lettre de change à la main, vous demander du pain ou du travail ? Cet argument n'a rien de sérieux, car ces ouvriers pourraient vous faire cette demande lors même que vous n'auriez rien mis dans la constitution. Il faut examiner les choses sans exagération.

La constitution de 1791 avait dit : on accordera du travail aux citoyens valides et des secours aux invalides et à la veuve lorsqu'elle n'aura pas des moyens d'existence.

Ainsi, vous le voyez, la constitution monarchique a distingué de la manière la plus absolue, les secours publics aux infirmes. La constitution de 1793 fait la même distinction. Il me semble donc que nous n'étions pas si loin de la vérité quand nous avons déclaré que le travail était une dette sacrée. Maintenant nous vous demandons de déclarer que le travail est une dette de la société. Il s'est passé entre la première rédaction de la constitution et cette seconde addition une affreuse catastrophe ; mais est-ce une raison pour soutenir que ce qui était un droit la veille ne le fut plus le lendemain ? Ne déshéritez pas le. peuple d'un droit que vous lui avez reconnu...

— On ne l'a pas reconnu, s'écrie le côté droit.

— Vous ne vous rappelez donc plus ce qui s'est passé dans les bureaux, réplique aussitôt le citoyen Crémieux.

Puis il ajoute :

La conséquence naturelle du suffrage universel, c'est le droit au travail. Il s'agit donc de savoir si vous voulez donner à la révolution de février sa consécration, si vous préférez au travail qui élève l'ouvrier à sa véritable dignité, l'assistance, c'est-à-dire l'aumône qui le dégrade et l'avilit.

 

A l'ancien membre du gouvernement provisoire succéda le citoyen Martel Barthe, représentant complètement inconnu à Paris, et qui dut à son nom d'exciter une sorte de curiosité lorsqu'il parut à la tribune. Cet orateur ce livra, dès le commencement, à un parallèle entre les doctrines fouriéristes et celles de cabétiens, et traita fort mal les unes et les autres. Toutes les deux, dit-il, tendent au renversement de la propriété. Si vous voulez sauver la république, rassurez la propriété ; car il y a dans les campagnes des hommes qui croient que la république mettra un jour la main sur la propriété ; il faut les désabuser[10]. Rattachant ensuite, à la manière des orateurs qui avaient repoussé, l'amendement du citoyen Mathieu, le droit au travail des dangers que courait la propriété, si ce droit était sanctionné, le représentant Barthe conjurait l'assemblée de rejeter cette déclaration, parce que le. droit au travail entraînerait l'organisation du travail, et. que l'on tomberait ainsi dans les utopies des fouriéristes.

Un autre membre du côté droit, le citoyen Gaslonde, vint encore appuyer le rejet de l'amendement, et toujours par les mêmes motifs tirés des dangers que, sans lui, la consécration du droit au travail ferait courir à la propriété.

Reconnaissant d'abord que la société devait venir, n'importe sous quelle forme, au secours de ceux qui souffraient, le citoyen Gaslonde se refusait à admettre que ce devoir constituât un droit corrélatif, qu'il devînt une sorte ; de dette de la société à l'égard de l'individu.

Les devoirs de l'assistance, de la charité, ajouta l'orateur, sont des devoirs moraux ; on ne saurait y voir des droits absolus. Ce serait là une confusion qui nous mènerait droit au communisme. En effet, les socialistes entendent pousser l'aggravation de l'impôt jusqu'à l'absorption de la propriété.

— Nous y voilà revenus ! dit alors une voix de la gauche.

Peu m'importe que vous niez ces conséquences, reprit le citoyen Gaslonde, que vous protestiez contre le communisme et le socialisme ; la logique est plus forte que vous. En effet, si le droit au travail est admis par vous comme un droit absolu, il ne reste plus à l'Etat, qu'à absorber, par l'impôt, la propriété.

Le citoyen Arnaud (de l'Ariège) répondit aux frayeurs du préopinant, qu'il ne suffirait pas du rêve de quelques insensés, de quelques utopistes, du crime de quelques mauvais citoyens pour enlever à un droit si légitime son véritable caractère.

Nul devons, ajouta-t-il, n'hésite à séparer le christianisme des fausses doctrines qu'on lui a si souvent prêtées ; ne confondez donc pas davantage les principes de la démocratie avec les fausses conséquences qu'on leur attribué. Oui, le droit au travail est, dans la pensée dé quelques rêveurs, de quelques mauvais citoyens, la négation de la propriété ; oui le principe du droit au travail est pour quelques-uns le droit de l'insurrection ; mais s'il est possible de le rapprocher de la liberté, ne devrions-nous pas tous applaudir ?

L'orateur reconnaissait des faits incontestables :

C'est, disait-il, que la propriété est une nécessité sociale ; je n'y vois pas un principe supérieur ; je ne m'incline pas devant ce principe de toute société, je n'adore pas la propriété : elle n'est à mes yeux, je le répète, qu'une nécessité sociale ; et pourquoi ? parce qu'elle est l'instrument et la garantie de la liberté ; elle est tout aussi sacrée ainsi que sous tout autre point de vue.

Mais le travail est aussi une nécessité sociale ; car c'est le travail qui fait la richesse publique ; et sans travail, nul né le conteste, il n'y a point de société.

Un troisième fait enfin est celui-ci : La peine est nécessairement attachée au travail.

Ces trois faits : la propriété considérée comme nécessité sociale, le travail consacré comme nécessité sociale, la peine sans cesse attachée au travail, ne sont-ils dans le monde que pour se combattre, que pour se nier et se détruire l'un l'autre ? Non ; le devoir de la science sociale et du législateur est de les concilier ; c'est la tâche entreprise par le christianisme ; c'est à nous de la poursuivre.

 

Après avoir exposé ces doctrines, le citoyen Arnaud soutenait, avec raison, que l'intervention de l'Etat était indispensable en présence de l'égoïsme des hommes, et que, sous prétexte de protéger la liberté, le gouvernement n'avait point cessé de protéger l'égoïsme.

Arrivant ensuite au principe du droit au travail : Il n'y a pas un seul d'entre vous, disait-il, qui ne convienne que l'Etat ne doive du travail à l'homme valide sans travail, et l'assistance à l'homme infirme. Chez tous les peuples l'assistance a été reconnue comme un devoir ; mettons donc le devoir à la place du droit, et nous ne rencontrerons d'opposition sur aucune ligne.

Le citoyen Thiers vint ensuite user, à son tour, du droit dont chacun de ses collègues avait usé, de contribuer à l'œuvre de la constitution républicaine.

Il commença par déclarer qu'il n'avait ni fait ni désiré la révolution de février ; il dit qu'il l'avait acceptée sincèrement et loyalement ; ce qui fut accueilli avec incrédulité par le côté gauche. Il déclara ensuite que, n'étant ni professeur d'économie politique, ni disciple d'aucune école, il ne traiterait pas ces questions à la tribune, et qu'il se bornerait à la question sociale ; ce qui ne l'empêcha pas de faire un cours complet d'économie politique, dans lequel.il traita tour à tour de la propriété, du travail, de la liberté, de la concurrence, des machines, des professions, des salaires, etc., etc. Son discours, démesurément long, ne nous permettant pas de l'analyser, nous nous bornerons à mentionner seulement ce qu'il dit de relatif du droit au travail, la seule question en discussion.

Sans doute, si le droit au travail est possible, dit-il à ce sujet, nous pouvons le consacrer. Mais est-il possible ? Ce que vous voulez, vous, c'est le chômage.

Vous dites que nous n'offrons que la bienfaisance, et que c'est contraire au principe d'égalité.

La bienfaisance est un outrage, dites-vous ? Saint Vincent de Paule a donc outragé l'humanité ? Si la bienfaisance de l'individu outrage, ce que je nie formellement, je demanderai si la bienfaisance de la société outrage. Sous la restauration, n'avons-nous pas vu un général qui n'avait laissé à ses enfants que son épée ? La France vint au secours de sa famille !.....

— C'était une dette payée, s'écrient des membres du côté gauche.

— Ce sont là des mots de parti qu'il faut laisser de côté, réplique l'orateur.

— Nous ne demandons que le prix des services rendus, ajoute Félix Pyat.

— L'interrupteur a son droit de parole réservé, dit alors le président ; il est le vingt-huitième.

Et rassemblée se dérida un instant.

— Que faites-vous par ce droit au travail ? poursuivit enfin le citoyen Thiers. Au dessinateur sans ouvrage, au mécanicien j qu'offrirez-vous ? Le travail des ateliers nationaux, un travail de manouvrier ? Ne vous souvenez-vous pas de ce qui est arrivé dans ces ateliers nationaux ? Des hommes habitués au burin, aux travaux délicats, vous leur mettiez aux mains la pioche qui les déchirait, les ensanglantait ; et par humanité vous leur disiez : Ne travaillez pas, vous toucherez vingt sous ! Eh quoi ! n'est-ce pas là quelque chose de plus humiliant que l'aumône, que la charité sous son vrai nom ? Oui, sans doute, car c'est un détournement des deniers publics, une malversation.

Eh bien ! oui, en réalité, vous faites cela. Nous vous dirons : alors il faut parler la langue sincèrement, et ce qui ne sera qu'un secours, il ne faut pas l'appeler un droit..... Vous avez mal parlé la langue. Vous avez, en bien des circonstances, offensé le bon sens, le bon goût et le bon langage ; nous nous sommes résignés à laisser passer toutes ces excentricités ; mais prenez garde, quand on parle mal la langue et que ce mauvais langage doit avoir d'aussi funestes conséquences, permettez-moi de réclamer. Puisque vous ne pouvez donner qu'un secours, ne l'appelez donc pas un droit.

Et puis, si les réclamants se présentaient à vous ayant aux mains un article de la constitution. Oh ! souvenez-vous des néfastes journées de juin ! Prenez garde d'armer notre souverain nouveau de son article 14 !....

J'arrive à la question financière.

Où prendrez-vous vos ressources ? Il faut le dire, d'une part, il n'y a pas de pain ; de l'autre, il n'y a pas de riches.

On a dit : jusqu'ici on a fait payer l'impôt aux pauvres ; il faut le faire payer aux riches, et la question sera tranchée..... Vous prendriez, par la loi agraire, toutes les fortunes des riches de France que vous ne paieriez pas une année de revenu ! Quand vous abaissez l'impôt de consommation, quand vous diminuez l'octroi sur le vin, vous augmentez le prix du pain. Votre tort c'est de ne pas songer assez à l'habitant des campagnes. On fait appel à votre humanité, moi, je fais appel à votre justice.

 

M. Thiers fut fort applaudi par le côté droit ; en effet, il avait discuté sur tout avec une merveilleuse facilité. Mais ses arguments contre le droit au travail n'en avaient pas moins paru sans valeur aux yeux de ceux qui appuyaient l'amendement du citoyen Mathieu.

M. Thiers avait surtout entrepris l'éloge de la société, telle que la royauté l'avait faite. C'était se montrer par trop reconnaissant. Aussi fit-il beau jeu à ceux qui trouvaient cette vieille organisation sociale détestable, et qui, depuis longtemps, disaient comme M. Thiers lui-même : Il y a quelque chose à faire !

Je ne trouve pas que la société soit admirable, lui répondit le citoyen Considérant ; elle est à refaire du haut en bas. Je crois qu'une société au sein de laquelle on compte un si petit nombre de riches et tant de pauvres, est une société mal organisée et à laquelle il manque quelque chose ; je crois qu'une société qui se solde tous les dix ans par une suite de ruines et de banqueroutes, est une société mal organisée ; je crois qu'une société qui engendre des insurrections, et dans laquelle pullule une aussi grande quantité d'utopies, est malade et a des maux à guérir. Sans entrer dans de plus grands détails, car le sentiment qui m'a fait monter à la tribune n'en demandé pas davantage, je dis qu'une telle société est faite pour attirer enfin l'attention du législateur.

Oui ! mais le remède, lui cria le côté droit. Le moyen ! le moyen !

Le citoyen Considérant ne croyant pas que les grandes questions sociales pussent être traitées par des improvisations de tribune, demanda alors que l'assemblée lui consacrât quatre séances du soir, quatre séances libres, afin qu'il pût développer ses théories. Mais, ainsi que cela devait se comprendre, l'assemblée accueillit fort mal cette proposition ; et le président s'opposa même à ce qu'elle fût examinée.

M. Considérant, dit-il, a la tribune pour émettre ses idées ; s'il veut faire des cours, s'il veut sortir des habitudes parlementaires, cela ne regarde plus l'assemblée. Et la parole fut donnée au citoyen Rollinat, qui la prit aussitôt pour combattre l'amendement Mathieu, moins dans le fond, dit-il, que dans la forme ; car cet orateur reconnaissait le droit au travail ; mais il voulait qu'il fût consacré par une forme moins hostile.

La question du travail ne peut être éludée, ajouta-t-il ; il faut que la constitution la règle ; il faut que le législateur dégage la lumière du chaos, et en fasse sortir quelques germes de vérité. ; Si la question n'eût pas été posée d'une manière si formidable, aussi impérieuse, peut-être le silence de la constitution serait-il la chose la plus prudente. Mais dans la situation actuelle des esprits, en présence de tant de millions de travailleurs initiés à la vie politique, et qui réclament le droit au travail, le silence n'est plus possible.

Il s'agit, comme la dit M. de Tocqueville, d'apprécier le caractère de la révolution de février : ce n'est pas une révolution politique, mais sociale ; c'est là son but et sa fin. Ce serait méconnaître cette révolution que de ne pas proclamer le droit au travail. Il y en a qui disent que cette révolution a été un accident, un coup de vent ; d'autres disent qu'ils avaient tout prévu, tout, excepté l'intervention du peuple dans le débat, venant revendiquer son droit de vivre en travaillant

Voulons-nous fonder une démocratie ou une aristocratie ? s'écriait l'orateur en terminant. Si, comme je le pense, nous voulons une démocratie, rendez au. peuple la vie intellectuelle en même temps que la vie matérielle, autrement vous, aurez déshonoré la révolution de février.

 

Ici le côté droit recommença à demander plus vivement que jamais la clôture de la discussion sur l'amendement qui occupait l'assemblée depuis tant de séances ; mais elle ne fut pas encore prononcée, et à la séance suivante, de nouveaux athlètes parurent tour à tour à la tribune, pour ou contre le droit au travail.

Ce fut d'abord le citoyen Bouhiers (de l'Ecluse), qui proposa de remplacer la rédaction du comité par le paragraphe suivant :

La république protège les citoyens dans leurs personnes, leurs familles, leurs religions, leurs propriétés, leur travail. Elle favorise et encourage l'instruction ; elle met à la portée de chacun celle indispensable ; assiste les citoyens nécessiteux par tous les moyens à sa disposition ; surveille les intérêts, prévoit les besoins de tous, et s'attache avec une inquiète vigilance à les prévenir, ou à les faire cesser, en ne mettant d'autres limites à sa sollicitude que celles qui lui sont imposées à elle-même par sa puissance et ses ressources.

 

Certes, cet amendement avait été rédigé dans de bonnes intentions ; mais il fallait autre chose que des phrases pour satisfaire ceux qui voulaient inscrire le droit au travail dans la constitution. Aussi M. Bouhiers n'obtint-il aucune attention lorsqu'il développa sa proposition.

Le citoyen Martin Bernard, l'un des démocrates les plus éprouvés, fut beaucoup plus explicite et positif dans le discours qu'il prononça ce jour-là, discours où les idées et les phrases s'enchaînaient tellement qu'il faudrait le transcrire en entier pour laisser subsister la pensée de son auteur, qui ne craignit pas de se poser en socialiste dans toute la vérité de l'expression.

Permettez-moi de vous le dire, disait-il en commençant ; vous avez laissé une regrettable lacune dans votre projet de constitution, en omettant de signaler explicitement la voie par laquelle notre France devait passer pour arriver au but vraiment social et providentiel, à la réalisation pleine et entière de la sainte devisé : Liberté, égalité, fraternité. Et cette voie libératrice que vous avez omise, quelle est-elle ? Il n'y a pas à s'y méprendre, Messieurs, c'est l'association appliquée à toutes les branches de l'industrie nationale, sous la haute protection de l'Etat, devenu le grand régulateur du crédit.....

Le grand problème qui agite le mondé est celui-ci : La société peut-elle laisser mourir de faim quelques-uns de ses membres pendant que d'autres regorgent de toutes les superfluités ?..... Eh bien ! je le déclare, il y a un mot dont le sens profond n'est pas compris, un mot qui a une signification toute nouvelle, un mot qui contient la solution du problème, un mot enfin qui met hors de cause, ou plutôt qui concilie les deux écoles dont je viens de parler ; ce mot, je le répète, c'est celui-ci : Association.

Et quand je dis associations, n'allez pas vous écrier : égalité des salaires, absorption de la liberté individuelle, méconnaissance des virtualités particulières, primes données à la paresse. Messieurs, ne jouons pas sur les mots. Si l'association, telle que les esprits sérieux la voient dans l'avenir, pouvait entraîner un seul de ces reproches, un seul de ces maux, un seul de ces froissements de la personnalité humaine, elle ne serait pas l'association ; car l'association réelle ne peut exister qu'à la condition de respecter les vues immuables de la nature ; hors de la, il n'y a rien de possible, rien de discutable...

 

Après avoir ainsi démontré que l'association seule guérirait la plaie qui rongeait le monde, le citoyen Martin Bernard, présentait ce moyen comme efficace dans cet avenir progressif, dans cet avenir, prévu par tous les penseurs, et qui devait établir, disait-il, la sainte solidarité de l'humanité tout entière, cette solidarité qui n'enlèverait rien à ceux qui ont, mais qui donnerait beaucoup à ceux qui n'ont pas.

Mais, ajoutait-il, l'humanité ne peut pas rester inerte entre la voie du salut prochain et les misères du présent. Il faut qu'elle travaille sans cesse à combler l'abîme, à jeter un pont entre les deux rives. C'est l'histoire de notre époque, du jour où nous vivons. N'entendez-vous pas ce grand cri, ce cri immense qui s'élève du sein de la mêlée obscure où nous nous débattons, impatients et modérateurs ? Ce cri, c'est celui-ci : Droit au travail, c'est-à-dire droit à l'existence.....

Ah ! Messieurs, consignez-le, ce droit sacré, dans votre constitution ; c'est le moins que vous puissiez : faire pour le temps présent ; ne le repoussez pas par une de ces fins de non-recevoir comme l'égoïsme de l'homme en recélera toujours de pareilles. Ne dites pas que vous ne voulez pas promettre plus que vous ne pourriez tenir ; votre loyauté serait suspecte ; car de deux choses l'une : vous reconnaissez qu'une portion de vos semblables ne doit pas mourir de faim, ou vous croyez le contraire. Si vous croyez qu'une portion de vos semblables est fatalement destinée à périr de misère, il faut le dire hardiment ; on saura à quoi s'en tenir. Mais si la première de ces deux propositions renferme votre pensée véritable, pourquoi auriez-vous des scrupules en présence d'un pareil devoir humanitaire !

Je me résume, concluait l'orateur. Le but de la société est évidemment la transformation complète des salariés en associés. Les tendances de l'esprit humain, les enseignements de l'histoire, tout prouve d'une manière irréfragable que là est le but social. Si vous ne voulez pas consacrer la mention de ce but dans votre préambule, reconnaissez au moins, reconnaissez surtout, dans votre constitution, je vous en conjure, le principe immédiatement applicable du droit au travail. Alors seulement vous aurez fermé le cratère toujours béant des révolutions et intronisé dans le monde l'ère du progrès pacifique.

 

A Martin Bernard, qui venait de se faire applaudir sur bien des bancs, succéda immédiatement un vigoureux logicien qui n'en était pas à faire ses preuves à la tribune. Le citoyen Billault reconnut d'abord lui-même avec humilité qu'il n'était qu'un républicain du lendemain ; mais à la manière dont il défendit les principes démocratiques, il prouva qu'il n'arrivait pas trop tard pour recevoir le baptême révolutionnaire.

C'est parce que je crois fermement que la république peut seule assurer les destinées de mon pays, dit cet ancien député, que je crois à la nécessité d'inscrire, dans le préambule de notre constitution quelque chose de la dette que la société a contractée envers les travailleurs.

Le spirituel M. Duvergier de Hauranne disait avant-hier qu'il fallait dégager cette question des généralités, des phrases banales ; je dis, à mon tour, qu'il faut la dégager des exagérations et des suppositions ; il est commode de supposer à ses adversaires la pensée de saper l'ancienne société et de détruire les bases de l'ordre social pour, en se posant comme défenseurs de la société nouvelle, se créer une popularité facile... J'appartiens à cette école, que la nouveauté n'effraie pas, qui cherche à réaliser le progrès de chaque jour, qui s'en contente, mais qui n'en néglige aucun. Je n'irai donc point nier le mal, et encore moins nier la puissance de la société à y porter remède. Mais une assemblée nationale ne peut s'en tenir à ces dénégations ; elle ne peut détourner les yeux de la misère pour s'épargner la peine d'y chercher un remède. Quant à moi, je reconnais le mal, parce que je ne veux pas nier la dette, et parce que je ne veux pas nier la puissance de la société à y porter remède.....

On disait hier à l'homme : travaille et tu jouiras du prix de ton travail, et je prolongerai ta jouissance. Oui, poursuivait l'orateur, mais continuons le dialogue. Supposez que l'homme réponde : Je n'ai pas de travail ; voilà mes bras, occupez-les. La société répondra donc : je ne puis rien pour toi, meurs !..... L'assemblée entière se soulève avec raison contre une telle idée. Prenez garde de confondre la nature et la société. La nature dit à l'homme : travaille, et si l'homme ne peut travailler elle le laisse mourir. Mais la société n'a-t-elle pas été organisée précisément pour rendre moins dure, moins cruelle, cette loi de la nature, pour créer une providence sur la terre et venir au secours des malheureux ? Nier ce fait, nier cette dette de la société, c'est effacer les bienfaits du. dix-neuvième siècle !.....

 

Le comité de constitution ne pouvait laisser passer les paroles du citoyen Billault sans une réponse. M. Dufaure s'en chargea. Il déclara que les principes posés par le préopinant étaient ceux du comité ; mais qu'il ne pouvait garder le silence sur une certaine exaspération qu'il avait remarquée dans les termes. M. Dufaure s'attacha donc à prouver que le comité n'avait nullement hésité à reconnaître toutes les conséquences de la révolution de février, que la plus constante préoccupation de l'assemblée avait été d'aller toujours au-devant des soulagements que les circonstances lui imposaient à l'égard des travailleurs, et qu'elle s'était constamment préoccupée des misères de la société.

C'est parce que la commission a été fidèle aux sentiments de l'assemblée, ajouta-t-il, que nous avons rédigé le préambule de la constitution, afin de déclarer la propriété, la religion inviolables. Elle a été plus loin ; elle vous a proposé d'ajouter que la société devait l'instruction, l'assistance, par le travail, à ceux qui peuvent travailler, par des secours, à ceux qui ne le peuvent pas.

Voilà notre œuvre, s'écriait ce membre de la commission. Mais nous n'avons rien fait de nouveau : nous avons emprunté à Montesquieu, à la constitution de 1791, et même, M. Ledru-Rollin s'en est aperçu, nous avons employé presque le même langage que la convention..... Maintenant, en consacrant le droit au travail, que voulez-vous ? Vous voulez que le citoyen puisse demander à la société ou à son concitoyen le travail qu'on n'aurait pas à lui donner ? L'ouvrier voudra travailler dans le pays où il a sa famille, ses habitudes ; c'est son droit ; vous ne pourrez le lui enlever..... Une fois reconnu le droit, il faudra déterminer le salaire. Vous voyez donc que vous voulez aller trop loin.

 

M. de Lamartine ne voulut pas qu'on pût lui reprocher de n'avoir point fait un dernier effort en faveur de l'amendement en discussion : Il prit donc encore la parole pour tâcher de concilier les deux parties de l'assemblée, selon lui, divisée par la force ou la faiblesse d'une expression. M. de Lamartine avait l'espoir de ramener les esprits au sens pratique et au sens politique de la disposition contestée si vivement. J'espère, dit-il, que nous arriverons à voter quelque chose qui sera à égale distance de la dureté qu'on nous reproche et de l'exigence d'une pensée impossible à réaliser. Mais il échoua complètement devant l'obstination des réactionnaires à reconnaître le droit au travail, et d'un autre côté, en présence de la ténacité du côté gauche à considérer cette reconnaissance comme un devoir absolu.

Le ministre des finances Goudchaux parla encore pour combattre l'amendement comme devant entraîner l'Etat à des dépenses énormes qui ruineraient le trésor sans aucune utilité publique. Tout ce qui serait adopté de favorable à l'amendement, dit-il, tuerait la société. Cette société marche, et elle marchera malgré vous, Messieurs les montagnards.....

Ces derniers mots, auxquels le côté gauche était loin de s'attendre de la part de M. Goudchaux, Israélite, jadis de race proscrite, à laquelle la convention avait donné le baptême civique et les droits qui en découlaient ; cette insulte lancée sans provocation contre ceux qui se considéraient comme les vrais soutiens de la république, excita une tempête des plus furieuses. Il fallut longtemps pour que le président pût enfin prononcer la clôture de la discussion et la mise aux voix de l'amendement du citoyen Mathieu. Le droit au travail fût repoussé par une grande majorité : près de six cents membres refusèrent d'inscrire dans le préambule un droit qui, ayant les journées de juin, avait été reconnu parla commission, et que l'on croyait être alors dans la pensée de l'assemblée tout entière, moins les royalistes prononcés.

Le droit au travail a disparu de la constitution, s'écriait le journal qui se montrait fidèle aux traditions démocratiques. C'est une faute, une grande ! Car en effaçant de la loi sociale le droit de la faim qui s'en vient offrir son intelligence ou ses bras pour payer l'aliment par le labeur, on proscrit la vie elle-même, on condamne le travailleur dévoué mais impuissant au vol ou bien au suicide.

N'y a-t-il pas des cas, en effet, des cas de force majeure, comme ceux du chômage ou des grèves, qui chassent forcément le peuple des ateliers, et qui le livrent, si la loi n'intervient, à la honte de l'aumône, aux suggestions empoisonnées des partis, ou. bien aux fièvres terribles du désespoir ? Le travailleur qui ne trouve pas à échanger son travail contre un morceau de pain n'appartient-il pas fatalement aux séductions de l'intrigue riche, aux manœuvres des Catalina ? Peut-il garder la prérogative du citoyen, et la fierté de l'homme libre ? Le suffrage, qui est son droit, sera par lui vendu pour les besoins du jour, comme autrefois à Rome, et nous n'aurons plus alors que la grande clientèle des patriciens.....

En suivant aujourd'hui ces débats si graves sur le plus grand intérêt du siècle, nous avons été confondus, ajoutait le rédacteur de cette feuille, de l'obstination inintelligente et folle qui domine dans ce vieux monde, ébranlé tant de fois pourtant, et qui n'a plus pour créneaux que des ruines !

Quoi ! citoyens, vous craignez d'inscrire dans la loi le droit au travail comme un principe ou plutôt comme une promesse ? Vous craignez de poser en thèse générale : un engagement d'Etat, et vous ne voyez pas que cet engagement est écrit dans les religions, dans la conscience humaine, sur les tablettes de nos révolutions, et dans le contrat antérieur à toutes les lois écrites ? Ce droit, vous le trouverez gravé sur les dalles de la morgue ; il a pour organe éternel le cri de l'orphelin et celui de la veuve ; il est partout, car il est la condition de la vie. Vous avez voulu l'effacer de vos codes comme un danger, comme une créance immédiate et de rigueur absolue ; mais vous ne savez pas qu'il y a dix-huit siècles que ce principe est écrit dans le monde avec le sang du Christ !.....

 

Le rejet de l'amendement du citoyen Mathieu semblait avoir définitivement résolu la question du droit au travail ; toutefois, il existait encore plusieurs autres amendements ayant presque tous un but à.peu près analogue, celui d'obliger la république à assurer la subsistance au moyen du travail. En présence de ces amendements, la commission se demanda si, tout en maintenant sa pensée, elle ne pouvait pas, par une modification de termes, couper court à tout. Elle se présenta donc le lendemain, avec une nouvelle rédaction ainsi conçue :

Elle doit, par une assistance fraternelle, assurer l'existence des citoyens nécessiteux, soit en leur procurant du travail dans la limite de ses ressources, soit en donnant, à défaut de la famille, des secours à ceux qui sont hors d'état de travailler.

 

Ce fut dans ces termes que la commission présenta enfin, par l'organe de M. Dufaure, la dernière rédaction de l'article en discussion ; et l'assemblée, renonçant à recommencer les débats, s'empressa d'adopter l'art. 8 du préambule tel qu'il venait d'être corrigé.

Cette rédaction ne dit rien, s'écriait la Réforme, voilà pourquoi elle a rallié tant d'opinions diverses !

Avant de finir la discussion du fameux préambule, le citoyen Chapeau, appuyé par plusieurs de ses collègues, demanda qu'il fût terminé par une déclaration portant que le pacte fondamental de la république n'aurait force d'exécution qu'après avoir été soumis à la sanction du peuple convoqué à cet effet et votant, an scrutin secret, par oui ou par non.

Ce représentant ayant obtenu de pouvoir développer son amendement au milieu du bruit produit parles conversations, se fonda sur ce qu'il était temps de choisir franchement entre les traditions de la monarchie et celles de la république. Toute constitution n'a de force, ajouta-t-il, que celle qui lui est donnée par la sanction du peuple. Il y a d'ailleurs pour celle que nous discutons une raison toute spéciale : vous savez de quel nom l'on vous a prédit qu'elle serait flétrie ; on vous a dit que ce serait la constitution de l'état de siège.

De violents murmures ayant accueilli les dernières paroles de l'orateur, il dut descendre de la tribune ; et l'assemblée adopta la question préalable sur cette proposition. Et pourtant, la convention nationale, qui se connaissait en institutions démocratiques, avait commencé sa session en déclarant, sur la motion de Danton, qu'il n'y aurait de constitution que celle qui serait textuellement adoptée par le peuple ! Et la constitution républicaine de Ï793 portait aussi textuellement : Le peuple souverain délibère sur les lois. Mais il y a république et république, aurait dit Sganarelle !

Les débats qu'avait fait naître le préambule se terminèrent par une proposition très-importante du citoyen Detours. Ce représentant démocrate demandait qu'on inscrivît à la suite des derniers mots, l'article suivant :

Toutefois, et préalablement, l'assemblée nationale élue en vertu du droit de suffrage universel, source et base de tous les pouvoirs dans la république, doit déclarer solennellement que le droit qu'a tout citoyen français majeur de participer personnellement à l'élection des représentants du peuple est un droit préexistant, souverain et imprescriptible, qu'il n'appartient à aucune assemblée quelconque, même à celle de révision, de suspendre, d'altérer ou d'amoindrir.

 

Je demande, dit l'auteur de la proposition, que le préambule de la constitution se termine par cette déclaration solennelle..... Elle aurait une haute importance ; elle donnerait au droit reconnu par l'assemblée une certitude, une garantie, et un appui moral qui ne peuvent résulter d'une constitution livrée d'avance aux contestations et aux caprices des partis

On me dira que le suffrage universel dérive essentiellement de la souveraineté du peuple ! Lorsqu'en 1830 on voulut faire reconnaître la souveraineté du peuple, on répondit que la souveraineté du peuple n'avait pas besoin d'être déclarée, parce qu'une assemblée ne devait pas paraître octroyer aux citoyens des droits qui leur appartiennent essentiellement. On passa outre, et vous savez ce que devint la souveraineté du peuple !...

Citoyens représentants, ajoutait l'orateur, faites attention que les hommes qui ont proscrit, qui ont bafoué le suffrage universel, qui l'ont méconnu, calomnié, dénoncé comme un fléau, comme le déchaînement de l'anarchie, qui l'ont déclaré impossible pendant dix-huit ans ; pensez que ces honorables citoyens sont parmi vous, qu'ils sont les princes de cette tribune ; qu'ils se croient maîtres de l'avenir ! Faites attention, je vous en conjure, à leurs tendances, à leurs discours d'aujourd'hui ! Ce sont les mêmes hommes ? Oh ! bien les mêmes. Ils n'ont pas changé ; ils n'ont rien abjuré de leur dédain pour le suffrage universel ! Soyez sûrs de leur superbe ténacité ! Eh ! ne les avez-vous pas entendus dans toutes les questions vitales portées à cette tribune ? Ces hommes sont debout, guerroyants et arrogants dans la même ligne, pour les mêmes projets ; ils sont pétrifiés dans leurs vieux préjugés, dans les mêmes instincts, dans le même scepticisme et la même incrédulité, à l'endroit du progrès et des grandes vérités qui assiègent le monde, et qui font effort pour pénétrer dans les lois !

Citoyens représentants, concluait Detours, nous entendrons bientôt contre le suffrage universel, ce que nous avons entendu pendant dix-huit ans ! Qu'il ose envoyer ici trop de forces à la démocratie ; j'ose assurer qu'il se sera modifié. On ne le supprimera pas tout de suite, et en effet, cela serait malaisé, si près encore des grands jours de février ! Mais on commencera par interdire le droit électoral aux citoyens illettrés ; et déjà on propose ici même cet attentat au droit souverain et préexistant ; un amendement est déposé dans ce but ; et après un premier succès, si on l'obtient, on essaiera de plier le suffrage universel à deux, trois, quatre degrés, et enfin on retirera de l'arsenal l'arme du monopole, et...

 

Le citoyen Detours n'achevait pas son éloquente prédiction, puisée dans les hauts enseignements de l'histoire comme dans la connaissance approfondie du cœur humain ; les dix-sept se chargèrent de la compléter !

Mais savez-vous, lecteurs, ce que répondit le citoyen Martin (de Strasbourg), organe de la commission de constitution ? Le voici, tiré textuellement du Moniteur :

La commission rend hommage au sentiment qui a conduit l'honorable préopinant, à insister sur l'adoption de son amendement ou de son article additionnel ; mais elle ne comprend pas comment cet article additionnel aurait la portée que son auteur croit lui reconnaître. En effet, on nous dit qu'il faut garantir d'une manière absolue, irrévocable à tout jamais, le suffrage universel, parce que le suffrage universel est un principe antérieur à la constitution.

Si véritablement le suffrage universel est un principe antérieur et supérieur à la constitution, il n'est donc pas besoin de l'écrire dans la constitution ! Et si vous l'inscrivez, quelle force pouvez-vous lui donner de plus ? Aucune ; car vous n'avez pas la prétention d'enchaîner les générations à venir ?.....

Je crois qu'il est plus raisonnable de rejeter l'amendement par la question préalable.

Oui ! oui ! s'écrièrent les contre-révolutionnaires de l'assemblée ; et la proposition, du citoyen Detours fut rejetée à une majorité de 543 voix contre 180.

Quels législateurs que ceux qui mettaient en doute que les droits imprescriptibles des citoyens, que le suffrage universel fût un droit antérieur et supérieur à leur œuvre éphémère ! Quels législateurs que ceux qui craignaient d'enchaîner les générations futures aux grands principes ! Ne méritaient-ils pas d'être jetés à la porte par les monopoleurs !

 

 

 



[1] La constitution de 1848, dont le citoyen Marrast fut le rapporteur, et le citoyen Martin (de Strasbourg) le défenseur à la tribune, n'était, en effet, que l'œuvre du parti du National. La montagne repoussa constamment le chapitre V, qui admettait un président de la république, avec presque toutes les attributions de la royauté.

[2] Comment se fait-il que la fameuse commission d'enquête n'ait point aperçu cet esprit de caste, c'est-à-dire la légitimité spéculant sur la misère, et faisant commencer par ses agents cette déplorable insurrection de juin, si funeste à la cause de la révolution et de la liberté ? Si la contre-enquête, que quelques républicains avaient demandée, eût eu les pouvoirs qu'on avait confiés à la commission contre-révolutionnaire, nul doute que la vérité ne se fût révélée sur les vrais instigateurs de la révolte du 23 juin.

[3] Voici en quels termes fut présenté le projet de décret formulé par le comité de législation contre la presse, tant que durerait l'état de siège :

Article 1er. Pendant la durée de l'état de siège décrété le 24 juin, les journaux condamnés pour délit de la presse pourront être suspendus dans les cas et suivant les formes ci-après déterminées.

Art. 2. Le ministère public aura la faculté, même dans le cas de saisie, de traduire les prévenus devant la cour d'assises, par voie de citation directe, et à un délai de quarante-huit heures. La citation contiendra l'articulation et la qualification des délits imputés à l'écrit poursuivi.

Art. 3. En cas de culpabilité déclarée par le jury, l'arrêt de condamnation pourra prononcer la suspension du journal pendant un délai de huit jours à trois mois.

Art. 4. Si le prévenu ne comparaît pas au jour fixé dans l'assignation, il sera jugé par défaut ; la cour statuera sans assistance ni intervention des jurés. En cas de condamnation, la suspension du journal pourra être prononcée comme il est dit ci-dessus.

Art. 5. L'arrêt de condamnation par défaut ou contradictoire sera exécuté provisoirement en la disposition prononçant la suppression du journal, nonobstant l'opposition sur pourvoi en cassation. L'opposition ne sera recevable que dans la huitaine, à compter de la notification de l'arrêt de défaut ; il entraînera de plein droit assignation au surlendemain. Le pourvoi en cassation contre l'arrêt qui aura statué sur les exceptions d'incompétence ou tous autres incidents, ne sera recevable qu'après l'arrêt définitif et avec le pourvoi contre cet arrêt. En conséquence, il sera passé outre, et les poursuites devant la cour d'assises seront continuées jusqu'à l'arrêt définitif.

[4] L'éducation républicaine était si peu faite à l'égard d'une fouie de membres de l'assemblée, que bien des démocrates à la suite des Américains, ne mettaient pas seulement en doute l'existence d'un président de la république.

[5] Nous publierons, à la fin de ce volume, le texte de rapport, en même temps que la constitution et son préambule.

[6] Le citoyen Fresneau oubliait que, si les lois notaient point précédées par un préambule, presque toutes celles considérées comme importantes l'avaient été par un exposé des motifs, qui devenait pour chacune d'elles ce que le préambule était à l'égard de la constitution.

[7] Comme nous publierons, aux pièces justificatives placées à la fin de ce volume, l'ensemble de la constitution de 1848, nous ne nous attacherons pas à rappeler ici les diverses rédactions des articles, soit avant, soit après les débats.

[8] Voyez également et l'art. 21 de la Déclaration des droits de l'homme et du citoyen adoptée par la Convention, et l'art. 10 du projet rédigé par Robespierre ; projet qui servit de base à celui du comité de constitution de 1793 ; voyez encore le discours de ce dernier sur les contributions et charges publiques.

[9] Ce sont ceux de l'art. 21 de la Déclaration des droits qu'on vient de lire un peu plus haut.

[10] Les habitants des campagnes ne croyaient, à la violabilité de la propriété, que parce que les réactionnaires calomniant les intentions des républicains, n'avaient cessé, depuis six mois, d'effrayer les populations rurales, comme celles des villes, en disant partout et en écrivant dans leurs journaux que la république allait mettre à exécution les rêves de quelques communistes, des partageux. C'est avec ces calomnies que les royalistes ont fait tant de mal à la forme du gouvernement ayant mission de faire tant de bien aux paysans et aux ouvriers.