HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME QUATRIÈME

 

CHAPITRE II.

 

 

Elections des conseils municipaux. — Manœuvres des réactionnaires à ce sujet. — Connivence des fonctionnaires avec la réaction. — Préfets contre-révolutionnaires nommés par le gouvernement du général Cavaignac. — Bruits sur la prochaine arrivée de Henri V. — Tendances réactionnaires du gouvernement. — II abandonne l'Italie pour ne pas déplaire à l'Angleterre. — Il sollicite la reconnaissance officielle des rois, comme Louis-Philippe. — Ce que ces vaines reconnaissances coûtèrent à la démocratie et aux peuples. — Rapport successif de tous les bons décrets rendus par le gouvernement provisoire. — Abrogation du décret relatif aux heures de travail. — Rétablissement de l'octroi sur la viande. — Projet de loi pour atteindre les créances hypothécaires. — Il est repoussé par le comité des finances. — Discours de M. Thiers à ce sujet. — Réponse vigoureuse du ministre Goudchaux. — Vote mal entendu contre cet impôt. — Le ministre retire son projet de loi. — Question de concordats amiables. — Proposition faite à ce sujet par Jules Favre et Dupont de Bussac. — La commission change complètement celle proposition. — Grands débats à ce sujet. — L'assemblée rejette la proposition primitive et adopte le projet de la commission. — Projet de loi pour le rétablissement du cautionnement des journaux. — Grands débats qu'il fait naître. — Opinion de Louis Blanc. — Léon Faucher appuie le projet du gouvernement. — Il est combattu par Antony Thouret, Sarrans, Félix Pyat. — Efforts des réactionnaires pour soutenir le projet. — Les citoyens Mathieu (de la Drôme) et Avond le combattent. — Discours de M. Marie. — Proposition nouvelle présentée par M. Bourzat. — Elle est soutenue par Pascal Duprat.. — Arguments du rapporteur. — Brillante improvisation du citoyen Ledru-Rollin. — Il défend noblement ses principes et sa personne. — Ses conclusions. — Discours de M. Sénard. — M. Léon Faucher reparaît à la tribune. — Réponse du citoyen Flocon. — L'assemblée vote le cautionnement. — Discussion de la loi sur les crimes et délits de la presse. — Code liberticide. sur la presse, fait à coups de rabot. — Le gouvernement puise la dictature dans l'état de siège. — Il suspend quatre nouveaux journaux. — Marche à pleines voiles de la réaction. — Contrainte par corps. — Inscriptions révolutionnaires effacées par les ennemis du peuple. — La république n'existe plus que de nom.

 

Si les déplorables résultats des investigations de la commission d'enquête n'eussent pas suffi à démontrer les effrayants progrès de la réaction, ce qui se passa dans le courant du mois d'août à l'occasion du renouvellement des conseils municipaux, attesterait le chemin que les contre-révolutionnaires avaient fait en moins de trois mois. Partout les légitimistes, aveuglément appuyés par les modérés, étaient parvenus, non sans avoir préalablement calomnié les républicains de la veille, à faire entrer leurs créatures dans les conseils municipaux ; des noms qui n'eussent jamais osé se mettre en évidence, même sous la monarchie de Louis-Philippe, sortaient partout de l'urne, sous la protection des autorités locales, et grâce au peu d'empressement que le peuple mettait à aller remplir les devoirs que le vote universel lui avait imposés, ils perçaient sous la république,

Faut-il s'étonner de ces déplorables résultats, s'écriaient les journaux démocrates ? C'est aux agents de l'autorité qu'il faut s'en prendre ; ce sont ces républicains douteux, ces républicains de toutes les couleurs, que nous n'avons cessé de signaler, qui sacrifiaient les dévouements les plus sincères aux promesses de la réaction.

Ce que nous avons dit de la connivence des fonctionnaires ci-devant royaux, laissés en place ou réintégrés depuis peu, avec les ennemis de la république, nous est confirmé par toutes les correspondances que nous recevons, ajoutait une autre feuille républicaine ; les élections municipales ont lieu sous leur direction, et ce sont toujours les candidatures les plus hostiles à la démocratie qu'ils appuient. Les bulletins de liste sont imprimés par les ordres des maires, et distribués par les agents et les employés de l'autorité. La république a contre elle précisément les hommes que nous avons eu la générosité de laisser en place. Il n'est pas de manœuvres que ces hommes n'imaginent pour aliéner les populations au gouvernement républicain, en donnant surtout le change aux intérêts matériels.

Depuis les élections générales, qui ont fourni à la réaction l'occasion de mesurer ses forces, écrivait-on d'Alençon, elle n'est pas restée inactive. Satisfaite de ce premier résultat, elle a, fidèle à sa tactique, continué les mêmes manœuvres, s'attaquant successivement à tous les hommes que leurs antécédents signalaient comme des républicains sincères et dévoués ; il n'est pas de calomnies, de mensonges qu'elle n'ait prodigués pour les renverser. Exploitant avec une habileté infernale les craintes et les alarmes qu'ont jetées dans les populations les déplorables événements de juin, elle a dénoncé comme complices les fonctionnaires républicains qui étaient à la tête des départements[1]. La plupart de ces hommes, qui revenaient de l'exil ou sortaient des cachots de la monarchie, avaient été envoyés comme commissaires dans les départements, et, pendant plusieurs mois, ils avaient fait preuve d'énergie et de courage, en rétablissant partout l'ordre et la confiance, si profondément ébranlés. Eh bien ! la réaction les a signalés à l'opinion publique ; et le gouvernement de la république, cédant aux criailleries du royalisme déguisé, poussé d'ailleurs par un fatal aveuglement, les a remplacés presque partout par des hommes dont les actes antérieurs, dont toute la vie fut une lutte incessante contre les principes de ce gouvernement. Les preuves de ce que nous écrivons ne nous manquent point ; et dans cette galerie de préfets et de sous-préfets que vient de compléter le ministre de l'intérieur, nous ne trouvons guère que les anciens agents de M. Guizot !

Les journaux de la capitale gémissaient alors autant que ceux des départements, des nominations qui sortaient chaque jour des bureaux de l'intérieur ; ils croyaient y voir un système arrêté ayant pour objet de confier l'administration du pays à ceux qui, avant le 24 février, disaient-ils, en avaient tiré un parti si habile. Ce qu'il y avait de plus désespérant pour les républicains, c'était de voir que lés solliciteurs et nouveaux fonctionnaires, se paraient de leurs antécédents comme d'un titre à la faveur du gouvernement qui se prétendait antiroyaliste. La contre-révolution est donc faite ? s'écriaient-ils.

D'autres feuilles n'attribuaient pas tant ces anachronismes au ministre de l'intérieur, M. Sénard, qu'à la composition de ses bureaux, où l'on comptait encore tant de dévouements dynastiques et tant de chefs habitués à un certain personnel administratif selon le cœur du ministre Duchâtel.

Le journal la Réforme, après avoir esquissé à grands traits la biographie politique d'une foule de préfets et sous-préfets appelés par M. Sénard à remplacer ceux de Ledru-Rollin, s'écriait :

Et qu'on nous dise maintenant si de pareilles nominations ne sont pas un défi jeté à la face de la révolution que nous avons faite ? si elles ne sont pas une scandaleuse protestation contre le principe issu des barricades de février ? qu'on nous dise ce qu'il faut penser du ministre qui les encourage ou qui les permet, et si elles ne doivent pas nous faire douter de sa confiance dans la stabilité de la république !

 

Et, en effet, comment croire à cette stabilité, quand on ne parlait, à Paris comme ailleurs, que de l'avènement prochain de Henri V ? Toute la France a connu cette fraternisation de la 2e lésion de Paris avec la garde nationale de Bourges, fraternisation opérée sous le drapeau fleurdelisé. Il était donc naturel qu'un ancien soldat de la ville où existait une société qui s'appelait le Club des deux Royautés, se fût écrié, à la vue du cortège à la tête duquel marchaient les anciennes autorités royalistes : Voilà l'avant-garde d'Henri V ![2]

Or, ce prince, que certains cerveaux ardents de la ci-devant section des Filles-Thomas annonçaient, devait être un roi libéral, semi-républicain, quasi-socialiste, disaient les meneurs en cherchant à embaucher les ouvriers, dont ils excitaient la misère ; il devait arriver les mains pleines, et restaurer nos finances du jour au lendemain.

Qu'on se rassure pourtant, s'écriait la Réforme en enregistrant les bruits du jour ; les continuateurs de vendémiaire y regarderont à deux fois avant de s'engager sur les marches de Saint-Roch ; ils ne s'exposeront pas trop pour cette royauté à qui l'étranger a appliqué son cachet, et qui porte sur la face l'empreinte de son affront et de son ignominie ! Non, il n'y a plus parmi nous de trône possible. Le trône ! nous l'avons jeté par la fenêtre, et le peuple l'a brûlé au pied de la colonne de juillet. Il ne faudrait pas l'oublier trop tôt.

Sans doute qu'il ne fallait pas désespérer de l'avenir de la république, car la France renfermait encore un grand nombre de citoyens qui ne s'étaient pas découragés. On pouvait même s'apercevoir, dès la fin du mois d'août, que la contre-réaction commençait à s'opérer, même dans les contrées où les royalistes avaient eu le plus de chances, même dans les départements dont les administrateurs, nommés par M. Sénard, affichaient les opinions les plus contre-révolutionnaires. Aussi les résultats des élections des conseils généraux de département furent-ils généralement meilleurs qu'on ne l'espérait d'abord ; et le patriotisme, un moment accablé, se releva avec une vigueur nouvelle dans toutes les localités qui n'étaient pas complètement sous la domination des ex-nobles et du clergé.

Et pourtant les populations avaient à lutter non-seulement contre les autorités locales, mais encore contre le gouvernement lui-même, dont les tendances réactionnaires se révélaient chaque jour par quelques mesures liberticides et par une direction bien déplorable imprimée à la politique de la république française au dehors.

Ce fut ainsi que, lors des désastreux événements de l'Adige et du Mincio qui replacèrent la patriotique Lombardie sous le joug abhorré des Tudesques, le gouvernement du général Cavaignac, contrairement aux principes exposés dans le manifeste de M. Lamartine, avait refusé l'intervention salutaire d'une armée française, intervention que Charles-Albert venait enfin de solliciter lui-même.

La première nouvelle de cet abandon de l'Italie parvint à Paris par les journaux anglais, car le gouvernement chercha à cacher le plus longtemps possible cette honteuse désertion.

Nous apprenons à l'instant, disait le Globe du 2 août, que le roi Charles-Albert a fait au gouvernement français la demande d'une intervention armée dans la question piémontaise. Nous sommes heureux de pouvoir ajouter que le gouvernement français, agissant dans un esprit vraiment pacifique[3], a refusé d'accéder à cette demande, dans l'espoir que d'heureuses négociations pourront terminer le différend actuel entre l'Autriche et le nord de l'Italie.

Cette nouvelle, donnée au monde d'une manière détournée et comme ballon d'essai, fut d'abord mise en doute par les feuilles publiques de toutes les nuances.

Nous pensons que le Globe est dans l'erreur, s'écrièrent les journaux de la démocratie. Il n'est pas possible que, contrairement aux principes posés par la déclaration déjà suffisamment pacifique du gouvernement provisoire, le gouvernement actuel de la république française refuse l'intervention demandée même par Charles-Albert, et agisse comme Louis-Philippe et M. Guizot eussent agi eux-mêmes ![4]

Huit jours après, quand l'indiscrétion d'un membre du comité diplomatique de l'assemblée nationale eut appelé la discussion sur les affaires de l'Italie, il ne fut plus possible au gouvernement de dissimuler sa lâche désertion des principes adoptés par l'assemblée elle-même à l'égard de la politique extérieure ; et malgré le chaleureux plaidoyer du représentant Baune en faveur de nos coreligionnaires politiques de la péninsule italienne, la France n'eut plus qu'à se voiler le visage. Le sort en était jeté : le général Cavaignac et son cabinet avaient craint de déplaire à l'Angleterre. Le général Cavaignac et son conseil avaient foulé aux pieds toutes les sympathies de la France républicaine ; ils avaient foulé aux pieds les propres ordres de l'assemblée lorsqu'elle avait applaudi aux résolutions que lui présentait naguère son comité diplomatique, résolutions solennellement formulées par ces mots :

Pacte fraternel avec l'Allemagne, reconstitution de la Pologne libre, indépendante, AFFRANCHISSEMENT DE L'ITALIE !

Mais la réaction était alors partout : elle était dans la diplomatie surtout, car les agents que le ministre des affaires étrangères, Bastide, envoyait dans toutes les résidences, étaient généralement ceux qui avaient si longtemps fait prévaloir la honteuse politique du gouvernement de Louis-Philippe. S'il y avait quelque part des hommes nouveaux, ils ne différaient guère d'opinion avec leurs prédécesseurs accrédités par M. Guizot.

Nous apprenons ce soir que M. Gustave de Beaumont part demain pour Londres, où il est nommé envoyé extraordinaire du gouvernement français en remplacement de M. de Tallenay, lisait-on dans le Journal des Débats du 9 août. Il parait que le gouvernement français, informé que l'Angleterre allait reconnaître officiellement la république, a voulu, par celte nomination, manifester son désir d'établir des relations désormais officielles entre les deux pays[5].

Que si l'on veut bien méditer sur cette nomination, examiner sa portée et rapprocher les dates, on restera convaincu que le gouvernement de la république faisait au gouvernement de sa majesté la reine d'Angleterre la gracieuseté de renoncer à l'influence légitime de la France sur l'Italie en échange d'une reconnaissance officielle de cette même république par l'Angleterre. Ainsi, cette grande république, qui n'avait nullement besoin d'être reconnue des têtes couronnées, par cela seul qu'elle existait, oubliait les nobles traditions de nos pères, et mendiait, comme Louis-Philippe, les reconnaissances officielles !

Sous la première république française, un membre de la Convention, le représentant Boursault, avait mis un chef vendéen à la porte du lieu où il traitait diplomatiquement la pacification de ce pays pour avoir offert de reconnaître la république. La république n'a pas besoin de votre consécration, s'était écrié l'un des collègues du représentant Cavaignac, elle est comme le soleil, elle brille aux yeux de tout le monde. Deux ans après, un diplomate, qui était lui aussi un général d'armée, rayait avec indignation un article du traité de Campoformio dans lequel le ministre autrichien, Cobentzel, avait insolemment écrit cette reconnaissance. Bonaparte aussi s'était écrié, non sans orgueil : La République française est comme le soleil !....Et quand le chef du gouvernement de cette même république pouvait, de nos jours, dédaigner toutes ces reconnaissances officielles et repousser tous ces baisers de Judas, on le voyait enregistrer minutieusement ces reconnaissances successives, dont chacune coûtait à la France républicaine quelques lambeaux de ses principes et toujours quelque atteinte à sa considération, quelque dommage à ses intérêts !

La reconnaissance officielle de la Prusse n'a-t-elle pas été pour la république française la cause la plus prépondérante de l'abandon des Poméraniens ?

Celle de l'Autriche n'a-t-elle pas imposé successivement au gouvernement français la désertion des intérêts des Galiciens, des Lombardo-Vénitiens et de la Hongrie ?

L'une et l'autre de ces deux reconnaissances officielles, jointes à celles du roi de Bavière, du roi de Wurtemberg, des grands ducs, ducs et princes de la Germanie, n'ont-elles pas influencé puissamment sur le sort de l'Allemagne tout entière, qui s'était levée d'un seul bond pour se reconstituer ?

Je reconnaîtrai avec plaisir la république française, disait le tyran de Naples ; mais à condition que vous ne vous mêlerez pas des affaires de la Sicile ; et que je pourrai planter dans ce pays autant de potences qu'il me plaira.

Nous sommes prêts à reconnaître la puissante république de France, avaient dit pendant longtemps le roi de Sardaigne et son conseil oligarchique ; mais nous espérons qu'en échange de nos bons procédés, vous défendrez à vos soldats de franchir les Alpes. Soyez d'ailleurs tranquilles : l'Italia fara da sè, et l'épée de l'Italie saura protéger la péninsule. On sait ce qui est advenu.

La Russie aussi s'est décidée à reconnaître la république française. Qu'y avons-nous gagné ? La ruine de la Hongrie et probablement d'autres stipulations secrètes qui pourraient bien un jour ruiner notre propre république.

Un écrivain que l'indignation dominait, en présence de celte misérable politique, s'écriait : Il est très-vrai que nous sommes pauvres de cœur, que nous n'avons point la force morale de nos pères et le saint dévouement de ceux qui sont morts, voilà cinquante années, pour le droit et pour la patrie. Mais quelque chétifs que nous ait faits la civilisation des concurrences, est-ce que nous ne pourrions pas nous retrouver encore dans le sentiment national et dans la doctrine révolutionnaire à l'égard de l'étranger ?

Comment ! voilà l'Italie, l'Italie mère de toutes nos civilisations, l'Italie symbole de l'intelligence, de la force, de la beauté ; l'Italie qui, depuis Savonarole jusqu'aux Bandiera, a versé son sang et ses idées sur l'échafaud, d'où la vérité tombe en larmes de sang, voilà ce grand peuple qui, morcelé, brisé, accablé, retrouve encore assez de courage et de vie pour s'agenouiller sur ses tombes et tirer sur l'étranger. Et nous le laissons une dernière fois dans l'angoisse de la mort ! Et tout ce que nous trouvons à lui dire, nous les fils de la république, c'est qu'avec l'Anglais et l'Autrichien nous arrangerons son affaire !.... Il y aura toujours dans le programme de la révolution deux choses que l'on n'effacera pas : l'amour fraternel de la France républicaine pour les peuples qui souffrent, et sa haine contre le gouvernement oligarchique de l'Angleterre.

Et pourtant, c'était à cette alliance mensongère avec les disciples des Pitt, des Castlreagh et des Peel que le gouvernement de la république française sacrifiait les sympathies de la France pour les peuples opprimés ! Voyez avec quelle joie stupide ses journaux annonçaient la prochaine arrivée à Paris du successeur de lord Normanby.

L'envoyé extraordinaire du gouvernement anglais arrivera demain ou après demain à Paris, s'écriait le Moniteur du soir du 11 août. Le successeur de lord Normanby arrivera porteur de lettres de créance par lesquelles la république française sera officiellement reconnue par le gouvernement anglais, même avant le vote de notre nouvelle constitution.

Et le monde officiel était en admiration devant cette grande politique qui nous ramenait si vite aux beaux jours de M. Guizot !

Avec quelle ardeur le gouvernement ne travaillait-il pas à rapporter successivement les bons décrets émanés du gouvernement provisoire, et tout ce qui pouvait rappeler la révolution si radicale du 24 février ! Quelle insistance ne mettait-on pas, gouvernement et majorité, à repousser toutes lès propositions pendantes qui pouvaient avoir quelque chose de révolutionnaire ?

C'est ainsi que les innovations qu'avait essayé d'introduire dans le système financier le ministre Goudchaux, furent toutes cavalièrement et systématiquement repoussées par le comité des finances de l'assemblée constituante, devenu le quartier général contre-révolutionnaire.

Nous avons déjà parlé de la proposition ayant pour objet l'abrogation du décret relatif aux heures de travail des ouvriers. Lorsqu'il fut question de délibérer sur le rapport du citoyen Pascal Duprat, l'assemblée se trouva en présence d'une simple proposition ainsi conçue : Considérant que le décret du 2 mars est nuisible aux intérêts de l'industrie et contraire à la liberté du travail, ce décret est rapporté.

Ce décret, dit alors Pierre Leroux, après avoir déploré l'absence de son principal auteur, Louis Blanc ; ce décret a pris naissance dans un moment sublime, dans un de ces moments où le sentiment des masses fait entendre sa grande voix. L'État a-t-il le droit de réglementer le travail et de le borner suivant les facultés des travailleurs ? Et l'orateur ne balançait pas à se prononcer pour l'affirmative.

On invoque contre cette opinion, poursuivait-il, la liberté des transactions. Mais oublie-t-on qu'il n'y a pas de liberté qui ne doive être réglementée, limitée même ? Par la même raison que la loi défend l'homicide, elle doit défendre un travail qui tue l'ouvrier en usant ses forces. Un travail excessif abrutit l'homme et abâtardit l'espèce. L'homme abruti cherche sa distraction non plus dans les plaisirs de l'intelligence, mais dans ceux de l'ivresse.....

Mais, disent les industriels, si les ouvriers ne travaillaient pas quatorze heures par jour ils mourraient de faim. La solution de cette difficulté est une question économique que j'aborderai tout à l'heure. Ce n'est pas au moment où l'assemblée nationale proclame l'émancipation des noirs, qu'elle doit proclamer l'esclavage des blancs. Ne cherchez pas à comprimer l'essor des grandes vérités humaines qui sont plus vivaces que le feu du Vésuve ; craignez l'éruption du volcan de la conscience humaine.

Arrivant ensuite à la question économique, Pierre Leroux concluait par demander que l'on mît un terme et une limite à l'abaissement continu du prix des salaires. C'est la concurrence et ses terribles effets qui tuent l'ouvrier.

Un seul orateur se présenta pour soutenir la nécessité de rapporter le décret du 2 mars : ce fut le citoyen Dufey. Dans un discours fort étendu, ce représentant des doctrinaires soutint qu'en infligeant aux ouvriers l'interdiction de ne pas travailler plus de dix heures par jour, on en faisait des esclaves. C'est, dit-il, appliquer la loi agraire au travail avant de l'appliquer aux propriétés. L'orateur critiquait aussi l'abolition du marchandage par les mêmes arguments tirés de ce qu'il appelait la véritable liberté de travail. Le procès du marchandage, affirmait-il à ce sujet, c'est celui de l'entreprise même ; il n'y a pas plus de raison pour supprimer le marchandage que les entrepreneurs.

Il était évident pour tout le monde que le rapport du décret du 2 mars n'était que l'effet d'une rancune entre les anciens économistes et les socialistes ; c'était M. Wolowski qui voulait donner une leçon à M. Louis Blanc en fuite. Pour la majorité c'était mieux encore ; c'était frapper le gouvernement provisoire, contre lequel les réactionnaires ne cessaient de crier haro !

Aussi, ne se bornèrent-ils pas à rapporter la mesure relative aux heures de travail. On les vit, dans la même séance, jeter au vent un autre décret de cette époque que l'on devait bientôt qualifier d'abominable, de honteuse. A l'heure de la crise, le gouvernement provisoire avait fait comme la première assemblée constituante de 1789, il avait supprimé la taxe d'octroi de la viande de boucherie. Ce décret, comme on le pense, ne devait point trouver grâce aux yeux des conservateurs : il fut considéré par le syndicat financier comme une hérésie, et les droits d'octroi sur la viande furent rétablis, au grand contentement du caissier de l'Hôtel-de-Ville.

Au nombre des projets financiers présentés naguère par le ministre Goudchaux se trouvait l'impôt qu'il voulait faire peser sur les créances hypothécaires. Ce projet, renvoyé au comité des finances, acheva de mettre la désunion entre le ministre et ce comité, évidemment réactionnaire et toujours mal disposé pour toutes les questions d'impôts qu'il pouvait considérer comme révolutionnaires. Des scènes très-vives avaient déjà eu lieu au sein du comité, lorsque le projet fut mis en discussion par l'assemblée.

Le citoyen Gouin, président du comité, commença par repousser les reproches que le ministre avait adressés au comité, en l'accusant de mauvais vouloir à son égard. Si le comité a proposé le rejet de plusieurs projets de décrets, dit-il, ce n'a été qu'après un examen sérieux, attentif, prolongé, qu'après de nombreuses délibérations. Dans aucun cas, le comité n'a obéi à aucun sentiment hostile, mais à sa conviction. Loin de vouloir entraver M. le ministre, il cherchait plutôt toutes les occasions de l'aider.

Toutefois, l'orateur insistait sur les motifs formulés par le comité pour demander le rejet de l'impôt sur les créances hypothécaires.

Un autre membre, le citoyen Gaslonde, soutint qu'en présence de la situation, il valait mieux recourir à l'emprunt qu'à la création de nouveaux impôts ; aussi se prononça-t-il contre le projet du ministre.

Parut alors à la tribune le citoyen Thiers, encore tout gonflé de ses récents succès. Il venait, dit-il, exprimer sa pensée personnelle sur une question fort grave, qui lui paraissait intéresser au plus haut degré une classe intéressante de capitalistes. A ses yeux, l'impôt proposé était dur et injuste ; et, comme expédient pour l'année 1848, l'orateur le croyait insuffisant et dangereux.

Je dis qu'il est dur et injuste, reprit-il, parce qu'il attaque durement et injustement une classe de capitalistes qui, par le fait, est la plus pauvre, tandis que vous favorisez la plus riche. Vous avez des capitalistes, de petits capitalistes qui ne placent que sur hypothèque, parce qu'ils ne peuvent pas perdre et qu'ils ont besoin de sécurité.

M. Thiers affirmait que, dans aucun temps, dans aucun pays, on n'avait jamais songé à frapper le capital mobilier, par une raison toute simple, affirmait-il : c'est qu'on ne frappe pas les matières premières. Eh bien ! ajoutait ce membre du comité des finances, le capital est la matière première du travail. Frapper le capital, c'est frapper l'emprunteur.

Pourquoi dans une chambre qui, certes, n'est pas antipathique aux idées nouvelles, n'a-t-on jamais songé à imposer les rentes[6] ? C'est qu'on a reconnu que cela élèverait l'intérêt.

L'orateur, après avoir déploré le désaccord qui s'était manifesté entre le ministre et le comité, terminait par cette réflexion : Un impôt permanent de 20 millions serait une chose grave ; mais un expédient de 20 millions est illusoire.

Les finances sont en mes mains, se hâta de répondre le ministre ; il s'agit de savoir si je pourrai en supporter le fardeau. Après la brillante discussion que vous venez d'entendre, il s'agit de savoir si la république verra périr ses finances en mes mains.....

Je répondrai d'abord au reproche qu'on m'a fait d'avoir été ingrat envers le comité. J'ai dit hier que j'avais à me plaindre du comité des finances ; je le dis encore aujourd'hui. Il faut que chacun, lui comme moi, conserve sa position.

Tous les gouvernements depuis février, le gouvernement auquel j'ai l'honneur d'appartenir aussi, se sont préoccupés de l'avenir de la famille, de la propriété C'est là que le désaccord commence entre le comité et moi.

Vous avez dû entendre, il y a quelques jours, à cette tribune, des théories que, pour ma part, je n'ai pu entendre sans quitter mon banc..... On a pu nous comprendre dans ces théories..... Dans un rapport remarquable, que l'assemblée a accueilli par un vote unanime, on nous a compris dans d'amères critiques. On a attaqué plusieurs projets présentés par moi, et notamment le projet des prêts hypothécaires..... Vous ne m'avez pas permis d'achever, reprenait le citoyen Goudchaux après une longue interruption. Je n'ai pas voulu parler du décret actuel seulement, mais des mesures que nous pourrions présenter encore dans l'avenir.

On a dit que la loi sur les prêts hypothécaires était une loi spoliatrice : elle est spoliatrice comme tout impôt.....

Comment ! c'est une injustice de frapper les capitaux qui n'ont jamais été imposés ? On a dit que nous ne frappions que les plus riches ; c'est encore une erreur. Nous avons frappé le prêt hypothécaire, parce que c'est le seul capital qui n'ait pas apporté sa part de secours dans le malheur général.

Est-ce bien la monarchie qui va nous donner des leçons de crédit et de finances ? s'écriait plus loin le ministre de la république. Est-ce bien la monarchie qui a le droit de nous dire que nous ignorons les premières lois des finances, elle qui nous a légué un état que tout le monde connaît ; elle qui, par son ignorance financière, a amené la république que nous possédons ?.....

Sommes-nous restés au-dessous de notre devoir, disait encore le ministre, et doit-on alarmer ainsi le pays sur nos projets ?

Nous voulons fonder solidement le crédit ; c'est pour cela que nous trouvons des contradicteurs. Je ne vois et je n'ai jamais vu le salut du pays que dans le remaniement des finances. Tout est là ; et c'est pourquoi nous remanierons profondément ces lois en imposant ce qui ne l'a jamais été.

Je demande que l'on passe à la discussion des articles.

La vigoureuse sortie du ministre contre les financiers de la monarchie, le ton pénétré avec lequel il avait parlé des innovations qu'il voulait apporter dans notre système d'impôts l'avaient fait applaudir, malgré les amis du comité ; aussi le premier article, c'est-à-dire le principe de la loi sur les prêts hypothécaires fut-il adopté dans cette même séance.

Mais quand l'assemblée put reprendre la discussion de cette loi, les opposants avaient tout préparé pour en ruiner le système et la faire avorter.

Ce fut pour arrivera ce but que, lorsqu'on passa à l'article deuxième qui fixait au cinquième des intérêts du capital l'impôt à établir, le représentant Dérodé demanda que ce taux fût réduit au huitième des intérêts du capital. C'était priver l'auteur du projet de loi de la moitié des ressources qu'il pouvait espérer, c'était miner la loi tout entière. Néanmoins, cet amendement, mis aux voix avec précipitation, fut adopté à une majorité de seize boules.

Ce vote ne pouvait provenir que d'un malentendu, surtout de la part des trois cent soixante-dix-huit voix qui avaient appuyé le ministre quelques jours auparavant ; mais il était définitif quant au taux de l'impôt.

Citoyens représentants, dit aussitôt le ministre des finances, dans une de vos dernières séances, vous avez adopté le principe de la loi ; vous avez même adopté le premier article. Je remercie l'assemblée de l'assentiment dont elle m'avait donné d'abord une preuve. Mais un amendement qui vient d'être adopté au moment où je voulais monter à la tribune pour le combattre, change totalement l'esprit de la loi. Je viens donc annoncer que je la retire ; je la retire, non pas de plein gré, mais devant cet amendement, que je dois respecter et que je respecte.

Mais en même temps, ajouta M. Goudchaux en se tournant vers le côté droit, je crois devoir vous annoncer la prochaine présentation d'un projet de loi pour 1849 portant proposition d'un impôt sur les revenus mobiliers. Cet avertissement, je crois devoir le donner à l'assemblée pour lui prouver que je n'abandonne pas mes projets lorsque je les crois justes et qu'ils peuvent être salutaires.

C'est ainsi que le projet de loi sur les prêts hypothécaires fut rejoindre dans le vieux panier de l'oubli toutes les autres questions financières élaborées d'abord avec zèle, puis repoussées comme entachées du crime originel.

À cette même époque, l'assemblée nationale était saisie d'un projet de loi présenté depuis longtemps par les citoyens Jules Favre et Dupont (de Bussac), ayant pour objet de permettre à toutes les maisons de commerce en suspension de paiement depuis février, de faire un concordat amiable entre créanciers et débiteurs, et d'échapper ainsi à la dure nécessité d'une faillite.

C'était le moyen le plus équitable de régulariser une situation remplie de confusion et de dangers ; on pouvait espérer de ranimer les transactions arrêtées par les craintes et la méfiance. La crise cruelle qui pesait sur la France devait, au moyen de cette proposition, avoir un terme, puisqu'on aurait ainsi amené à liquider tout ce qu'il y avait de véreux parmi les commerçants de la capitale.

Dans l'état actuel des choses, disait un journal, après avoir applaudi à la proposition des concordats amiables, le petit commerce, la patente moyenne, et même certaines maisons jadis opulentes sont depuis longtemps sous la main crochue de l'huissier, et les faiseurs d'affaires les guettent comme une proie qui ne peut leur échapper[7]..... Les concordats amiables seraient un compromis honnête et loyal destiné à amener une liquidation pacifique. Aussi, messieurs de la réaction, ajoutait le rédacteur, se sont-ils empressés de combattre, et dans la presse et dans la chambre, cette demi-solution, qui aurait diminué le mal et permettait l'espérance.

En effet, les légistes et les puritains du code se montrèrent fidèles aux principes de la bazoche ; ils cherchèrent, par des chicanes de barreau, à faire rejeter le projet de loi, considéré par les réactionnaires comme une émanation des doctrines socialistes.

La commission saisie de cette proposition, essentiellement opportune et bienfaisante, se montra effrayée par tous les cris de réprobation qui frappèrent les oreilles de ses membres. N'osant pas conclure à l'adoption de la mesure et ne pouvant consciencieusement la rejeter, elle prit un de ces termes moyens qui gâtent tout : elle substitua un projet qu'elle élabora elle-même au projet primitif. La discussion va nous éclairer sur la portée de ces deux projets de loi mis ainsi en concurrence.

C'est pour venir en aide aux commerçants malheureux qu'a été présentée la proposition relative aux concordats amiables, dit le représentant Bernard en combattant le projet de la commission. La commission n'a pas adopté cette proposition ; elle veut que les suspensions ou cessations de paiement continuent d'être régies par le livre du code de commerce relatif aux faillites. Seulement elle laisse aux tribunaux de commerce la faculté d'affranchir exceptionnellement le commerçant mal heureux des conséquences de la faillite. C'est là une proposition qui ne profiterait qu'à quelques individualités, et dont le plus grand nombre des commerçants ne tirerait aucun avantage.

La proposition de MM. Dupont et Jules Favre, ajoutait cet orateur, est préférable à tous égards, en ce qu'elle permet aux deux tiers des créanciers en nombre, représentant les trois quarts des créances, de consentir à un concordat amiable.

Ce représentant se prononçait donc en faveur du projet de loi primitif.

Mais la tourbe des légistes se mit à crier contre cette grande innovation aux prescriptions du code. Sans réfléchir que, dans l'ordre des faits, il y a des nécessités qu'on ne saurait méconnaître à moins d'aller droit à l'abîme avec le code en main, ces légistes entassèrent arguments sur arguments, c'est-à-dire sophismes sur sophismes, pour prouver que la proposition des deux avocats célèbres était contraire à la morale, contraire à l'intérêt de tous, contraire à la renaissance du crédit[8], en ce qu'elle aurait pour résultat de favoriser, d'une manière exceptionnelle et dangereuse, certains intérêts individuels. D'autres adversaires du projet primitif[9] s'attachèrent à démontrer, ce qui n'avait besoin d'aucune démonstration, que les concordats à l'amiable seraient une violation légale du droit commercial en vigueur ; d'autres enfin[10] les repoussèrent comme détruisant toutes les garanties que les capitalistes trouvent dans la loi[11]. On n'osa pas dire que les greffes, les huissiers et les hommes d'affaires auraient perdu le plus net de leurs épices.

Écoutons maintenant les auteurs d'une proposition qui doit, tôt ou tard, trouver sa place dans les lois de la république.

La proposition, dit Jules Favre en répondant à M. Bravard-Verrières, n'a pas pour objet les intérêts de quelques-uns ; elle a un but plus large, celui de relever le crédit public. La révolution de février a créé, pour la plupart des négociants en retard de paiement, un véritable cas de force majeure..... Si vous appliquez avec rigueur les dispositions de la législation des faillites, vous faites passer entre les mains des gens d'affaires le plus clair et le plus net de ce qui reste de numéraire en circulation ; vous amenez en outre l'avilissement de toutes les valeurs qui sont en ce moment le gage des créanciers, l'avilissement de tous les actifs ; et la lenteur, qui est la conséquence des formalités de la faillite, amène la cessation absolue du travail, c'est-à-dire la ruine des ouvriers qui dépendent des huit mille maisons de commerce menacées à Paris, et des quinze mille qui sont menacées en province.

Sans doute la législation existante est sacrée ; mais elle a été faite pour des circonstances ordinaires ; elle n'a pas été faite pour la crise que nous avons tant de peine à traverser....

On a dit que la banque de France est contraire à cette proposition ; je m'étonne, poursuivait Jules Favre, que la banque de France soit si indifférente à la position du petit commerce, elle qui, malgré sa puissance, a été obligée d'invoquer l'appui du gouvernement ; et qui aurait peut-être été engouffrée, sans une de ces mesures appropriées aux circonstances !

Je supplie l'assemblée de ne pas perdre de vue le côté politique de la proposition, disait l'orateur en terminant ses appréciations. Nous avons cru qu'il serait souverainement injuste de punir d'honnêtes négociants des fautes qu'ils n'ont pas commises ; nous avons cru qu'il, serait souverainement dangereux de suspendre des maisons et des ateliers au sort desquels le sort de tant de malheureux ouvriers est attaché. N'oubliez pas que si ces ateliers se ferment, ils ne se rouvriront plus.

 

Le représentant Freslon, en sa qualité de légiste, voulut donner le coup de grâce au projet révolutionnaire. En admettant, dit-il, qu'il y ait à Paris sept mille personnes dans la situation exigée pour la déclaration de faillite, c'est donc au profit de ces sept mille individus qu'on sacrifierait les intérêts de quatre-vingt mille commerçants qui restent dans la population parisienne ? Ce n'est pas au frontispice de la révolution qu'il faut inscrire ce relâchement des mœurs commerciales ; il n'est pas encore temps d'importer dans notre jeune république cette facilité déplorable empruntée aux mœurs des États-Unis, pour la substituer à cette antique probité française !

Le citoyen Dupont de Bussac répondit à ces phrases en ramenant la question à son véritable point de vue. Il semble, au dire des adversaires de la proposition, s'écria-t-il, qu'il s'agit de faire une loi tout en faveur des intérêts des débiteurs, toute contraire à ceux des créanciers. Bien loin de prendre les intérêts des débiteurs contre ceux des créanciers, il faudrait être aveugle pour ne pas voir qu'il s'agit des intérêts de la majorité des créanciers à opposer aux intérêts de la minorité. Les auteurs du projet ont vu un intérêt supérieur encore à l'intérêt de la majorité des créanciers, c'est l'intérêt de tous, c'est l'intérêt du crédit général, que vous sacrifieriez en écartant le projet de loi.

Cette intéressante discussion, à laquelle la majorité de l'assemblée prêta néanmoins peu d'attention, ne pouvait se terminer sans que le socialisme, mis en cause, ne défendit ses principes et son but. Ce fut le citoyen Considérant qui se chargea de ce soin.

On a beaucoup accusé les socialistes, dit-il, de viser à la destruction de l'ordre actuel pour lui en substituer un autre, et toutes les fois qu'on propose ici quelque chose qui n'existe pas, on crie au socialisme. Je suis socialiste depuis vingt ans, et pourtant toutes mes actions ont eu pour but de raffermir le bon ordre et le crédit. Je crois aujourd'hui que le projet qui vous est présenté est le moyen d'y parvenir. C'est dans ces idées, c'est à ce point de vue économique, social, que je considère la proposition qui vous est soumise connue le premier pas à faire pour rétablir le commerce et l'industrie, qui sont dans un si grand péril....

Entrant ensuite dans la discussion, le citoyen Considérant répondait à M. Bravard, qui avait mis en évidence les bataillons de créanciers comme plus nombreux que ceux des débiteurs : Il est donc plus juste de prendre l'intérêt des créanciers que celui des débiteurs. Or, pour arriver à ce but, il faut que la majorité des créanciers ne soit pas sacrifiée, comme elle l'est aujourd'hui par les anciennes lois, à la minorité des créanciers récalcitrants.... Si vous n'entrez pas dans les concordats amiables, poursuivait l'orateur, si vous n'entrez pas dans cette voie paternelle de liquidation sociale, savez-vous ce qui arrivera ? c'est que toutes les maisons qui pourraient aujourd'hui se soutenir au moyen de cette mesure, feront de vains efforts pour lutter contre la sévérité de la loi, et finiront par tomber..... Au contraire, si vous ouvrez la voie des concordats, vous pouvez être sûrs que les maisons qui refuseront, dans le délai donné, de profiter de ce bénéfice, vous pouvez être sûrs que ces maisons se sentent la force et ont réellement la possibilité de marcher sans accidents. Dès lors la confiance leur sera rendue, et elle se rétablira ainsi des individus à la masse.

Malgré tous ces plaidoyers en faveur d'une mesure opportune et équitable en elle-même, les conservateurs ne pouvaient vouloir d'une innovation entée sur la révolution et le socialisme ; leurs votes la tuèrent. Le projet primitif fut rejeté par une majorité de 339 voix contre 337.

Ainsi, c'était un parti pris par les contre-révolutionnaires de rejeter tout ce que présenterait d'utile, de bon, d'opportun, le côté gauche de l'assemblée, et de détruire en même temps ce que le gouvernement provisoire avait conçu de libéral.

Nous avons déjà fait connaître les interpellations qui eurent lieu dans l'assemblée nationale à l'occasion d'une circulaire du procureur général, qui semblait faire revivre les lois de la royauté sur le cautionnement des journaux. Le général Cavaignac, dans une réponse fort ambiguë, avait déclaré que la circulaire ne préjugeait pas la question.

Mais un projet de loi liberticide s'il en fut jamais ne tarda pas à être présenté par le gouvernement pour rétablir le cautionnement des feuilles périodiques ; et comme tout devait s'enchaîner dans cette législation empruntée aux plus mauvaises idées de la monarchie, un autre projet de loi fut également élaboré pour réprimer les crimes et délits commis par la voie de la presse.

Dans les grands débats qui s'élevèrent à l'occasion de la loi sur le cautionnement, on fit cette remarque, qu'un journaliste présidait l'assemblée nationale, que deux autres journalistes siégeaient au banc des ministres, et qu'on voyait dans la salle une foule de journalistes dont la presse avait fait la fortune. Et ce, disait le journal à qui nous empruntons cette remarque, sans compter les avocats qu'elle a mis en lumière, qu'elle a nourris de sa propagande ; de sorte que l'on peut dire que les deux tiers de l'assemblée doivent à la presse les lettres patentes de législateurs. Quelques-uns ont bien voulu s'en souvenir.

En effet, il n'en fut plus ici comme lors de la loi contre les clubs ; la question de la liberté de la presse trouva un plus grand nombre d'orateurs prêts à parler sur ce sujet ; aussi la tribune fut-elle assaillie par une foule de membres impatients d'entrer en lutte pour combattre en faveur de la libre émission de la pensée.

Le premier qui parla fut Louis Blanc.

Cet enfant gâté de la presse dit d'abord que l'avènement du suffrage universel ayant inauguré un nouveau droit public, les attaques qui étaient légitimes contre un gouvernement de monopole et de privilège, ne pouvaient plus s'adresser, sans crime, à un pouvoir sorti du suffrage de tous.

C'est précisément, ajouta-t-il, parce que le suffrage universel possède une force immense, qu'il lui faut un contrepoids ; ce contre-poids, c'est la liberté de la presse. Sans doute il faut des garanties contre les abus de ce droit. Ces garanties sont particulièrement nécessaires sous un gouvernement républicain. Mais que la garantie aille jusqu'à la suppression du droit, c'est ce que vous ne pouvez admettre. En effet, le cautionnement c'est l'interdiction de la presse du pauvre ; c'est le monopole du riche, c'est la violation du droit lui-même.

Louis Blanc n'eut pas beaucoup de peine à prouver que le cautionnement aurait pour résultat de soumettre la pensée à la plus honteuse des censures, et de faire de l'écrivain l'instrument de l'homme d'affaires. Il mit sous les yeux de l'assemblée le triste spectacle de ces entreprises commerciales les moins respectables, disait-il, qui s'étaient créées en vertu du cautionnement.

Le régime des cautionnements, ajouta-t-il, tend à donner à la presse un caractère beaucoup plus industriel que politique. C'est ce caractère de mercantilisme qu'il importe de lui enlever, puisqu'elle exerce le privilège de la coercition, en agissant si fortement sur les hommes. Quelle sera alors, me dira-t-on, la garantie contre les abus de la presse ? Ce sera la garantie personnelle ; et celle-ci résultera de la signature du journal. On me répond par l'abus des gérants fictifs ; mais cet abus vient précisément du principe abusif des cautionnements, qui tend à ne frapper que des coupables de convention, et à épargner celui qui commet le délit.

A Louis Blanc succéda un autre orateur qui devait aussi tout ce qu'il était à la liberté, quoiqu'il ne l'eût jamais servie ni avec éclat ni avec bonheur. Aussi le citoyen Léon Faucher, devenu, sous la république, représentant du peuple, comme tant d'autres adorateurs de la royauté dite constitutionnelle, montra-t-il, pendant cette discussion de principes de la vraie liberté, qu'il était complètement étranger aux formes républicaines.

Dans l'opinion de cet écrivain, qui avait quelques vengeances. à exercer contre la presse libre, le cautionnement ne touchait en rien au principe établi en matière de presse. Il en donnait pour preuve la grande liberté dont les journaux avaient joui en France sous le régime des cautionnements ; car, ajoutait-il, vous savez tous que c'est de l'établissement des cautionnements que date, en France, la liberté de la presse ; c'est de 1817 que date vraiment cette liberté.

Sans doute, répondit l'orateur, à quelques voix qui lui rappelèrent l'histoire contemporaine, sans doute la liberté de la presse a existé antérieurement, mais pendant quelques jours seulement, et la licence la fit bientôt dégénérer. De même, depuis février, une tolérance fâcheuse a eu pour résultat les sanglantes journées de juin.....

Il y a deux sortes de presses, poursuivait l'écrivain qui avait toujours aperçu la bonne et la mauvaise presse ; l'une individuelle, l'autre collective. Cette dernière est une spéculation. Mais depuis l'abolition des cautionnements nous avons eu une presse individuelle, obligée pour vivre de faire du scandale et de la spéculation sur les plus mauvaises passions. Ce serait un détestable système, et de plus un système impraticable, concluait le citoyen Faucher, que celui qui consisterait à substituer la garantie de la signature à celle du cautionnement. Vous voulez faire signer les articles par les auteurs ; mais dans un journal il n'y a pas d'auteurs ; c'est le rédacteur en chef qui est le seul auteur ; en sorte qu'il est juste de dire qu'un journal est une œuvre politique. Et comme la société vient d'être fortement ébranlée par les journaux, elle a besoin de se rasseoir.

Ce pauvre plaidoyer pour le cautionnement avait été loin de détruire les arguments serrés de Louis Blanc en faveur du principe de la liberté de la presse ; le représentant Antony. Thouret vint en ajouter de nouveaux contre le projet du gouvernement.

Les journaux ont été quelquefois exaltés, violents, dit-il ; mais est-ce une raison pour empêcher la pensée de se produire librement ? On veut entraver la presse ; il faut sans doute que la société ne reste pas désarmée, qu'elle puisse se défendre. La presse doit se régler, se censurer, se sauver elle-même. Si la presse se sauve, ne serez-vous pas heureux d'avoir résolu un si grand problème ? Si elle se perd, il sera toujours temps de sévir, car alors toutes nos libertés seront perdues avec elle. Antony Thouret proposait qu'on constituât un jury d'honneur composé des illustrations de la presse et de la littérature, qui serait appelé à juger la pensée, l'intention, et rappellerait à l'ordre l'écrivain qui aurait manqué aux règles des convenances et de l'ordre. Croyez-vous, ajoutait l'orateur, qu'un écrivain qui aurait été ainsi rappelé à l'ordre deux ou trois fois, serait moins flétri que celui qui aurait été saisi et emprisonné ?

Le citoyen Thouret avait sans doute les meilleures intentions en proposant ce jury ; mais il ne réfléchissait pas que ce jury ne remédierait à rien ; car si cette institution d'honneur pouvait s'étendre préventivement aux questions et aux opinions politiques et littéraires traitées par les journalistes, elle devenait une sorte de censure ; que si, au contraire, le jury ne s'inquiétait que des articles publiés, il laissait la société à découvert. Le seul remède au mal dont les organes du gouvernement se plaignaient à tort ou à raison, devait exister dans la responsabilité morale du journaliste. On ne trouvera pas, j'en suis sûr, affirmait le citoyen Sarrans, un journaliste, un seul écrivain qui se respecte, prêt à décliner cette condition de publicité réelle du nom de l'auteur des articles publiés.

Ces débats offrirent cela de singulier, qu'on ne vit paraître à la tribune que des orateurs repoussant tous la mesure liberticide du cautionnement. A l'exception du réactionnaire Léon Faucher, et du citoyen Charancey, qui soutint aussi la nécessité du cautionnement, tous les autres membres, montés successivement à cette tribune dans la première séance, émirent les opinions les plus contraires au projet de loi présenté par le gouvernement.

Mais personne ne s'était encore prononcé plus fortement et avec plus de logique que le fit, ce jour-là, le citoyen Félix Pyat. Dans un discours étincelant de verve et d'esprit, dont l'idée se développait avec éclat, cet orateur vengea la presse et les lettres des peurs furieuses qui les traquaient. Ses arguments eussent tué le projet de loi, s'il ne se fût si malheureusement trouvé dans l'assemblée une majorité décidée à s'en prendre à la plus importante des libertés publiques pour déguiser ses terreurs. Cette majorité était celle qui avait applaudi les phrases ampoulées du citoyen Léon Faucher. Les excellentes raisons de Félix Pyat devaient peu la toucher. Et pourtant le discours de cet écrivain restera comme un monument élevé à la liberté de la presse.

Partant de cette règle, que toute loi, toute institution politique qui ne serait pas une conséquence directe, un développement logique des trois grands principes de la révolution française : liberté, égalité, fraternité, ne saurait être, quoique votée, une institution républicaine ; Félix Pyat se demandait si la loi sur le cautionnement pouvait s'ajuster avec un de ces trois termes de la formule sacramentelle.

Cette loi est-elle d'accord avec la liberté ? s'écriait-il. Poser la question c'est la résoudre' : assurément non. L'homme qui n'a pas vingt-quatre mille francs n'est pas libre : il faut acheter, payer le droit. C'est donc là une entrave à l'exercice du droit même, une contradiction au principe ; c'est donc évidemment une loi contraire à la liberté.

Est-elle d'accord avec l'égalité ? Pas davantage ; car le riche peut pratiquer son droit, tandis que le pauvre ne le peut pas ; ce qui s'appelle, dans toutes les langues du monde, un privilège, que dis-je ? un monopole. Je ne sache pas beaucoup d'écrivains qui puissent, à cette heure, disposer de vingt-quatre mille francs. C'est donc une loi contraire à l'égalité.

Enfin, est-elle d'accord avec la fraternité ? Non, toujours non, citoyens ; car c'est une loi préventive, le projet l'avoue en toutes lettres, c'est-à-dire une loi de défiance et de soupçon, qui met hors du droit commun et tient pour ennemi tout citoyen qui prend la plume ; une loi d'injure qui suppose le mal comme la règle, tandis que pour l'honneur de l'homme et de l'écrivain, il n'est que l'exception ; enfin une loi mauvaise qui, pour prévenir un peu de mal, qu'elle ne prévient pas, je le prouverai bientôt, commence d'abord par supprimer le bien.

Cette loi contraire à tous les principes de la république, ajoutait l'orateur, ne saurait donc être, je le répète, une loi républicaine. Et, en effet, elle est d'origine monarchique. C'est un fruit constitutionnel né sur la branche aînée, mûri sur la branche cadette, et qui devait tomber avec l'arbre.

 

Félix Pyat faisait ici l'historique du cautionnement des journaux : il démontrait que la monarchie ayant matérialisé les droits politiques des citoyens, en faisant dépendre le vote de la cote des contributions, elle s'était montrée conséquente avec elle-même en faisant dépendre le droit d'écrire de la fortune. Si donc la république était inconséquente, ajoutait-il, si elle voulait croître avec les lois iniques de la monarchie, elle périrait comme elle, et plus vite qu'elle ; car la tyrannie est encore plus impossible au nom de tous qu'au nom d'un seul.

Abordant ensuite les termes du projet de loi, Félix Pyat, après avoir prouvé qu'il était illogique, impuissant et immoral, ingrat et imprudent, démontrait facilement que ce projet était une sorte de perfection des précédentes lois de la monarchie, en ce qu'il reproduisait tout ce que l'expérience avait dévoilé de plus nuisible à la liberté de la presse, tout ce que les auteurs des lois de septembre avaient pu trouver de plus mortel pour les entreprises relatives aux journaux.

Je l'avoue, s'écriait l'orateur, je sens à repousser celte loi le même embarras que le ministre et le rapporteur à nous la proposer. Eh quoi ! après trois révolutions, après six mois de république, nous en sommes encore à disputer la liberté, la liberté qui nous a coûté si cher, la liberté qui a coûté à la France depuis un demi-siècle tant d'efforts, de courage et de génie ; tant de sang, tant d'amendes et de prison ; tant de victimes et de martyrs ! Et c'est toujours à recommencer ! Il faut la défendre encore, et la défendre contre la république ! Oui, j'éprouve un sentiment de honte et de douleur, une sorte de peine de Sisyphe, d'avoir à relever sans cesse ce grand droit qui retombe toujours ! Après tout ce qu'on a dit, écrit et fait, retrouver encore mêmes obstacles, mêmes haines, mêmes luttes, c'est à douter du progrès de l'humanité ; c'est à la croire condamnée à tourner sans cesse, comme un cheval aveugle, dans un cercle vicieux !...

Quoi ! nous ne sommes ici que par la grâce du peuple, c'est-à-dire par le triomphe du droit, de la pensée, en un mot de la presse, qui a fait triompher la pensée elle droit du privilège et de la force, et nous allons frapper celle qui nous a faits ce que nous sommes ? C'est presque un parricide ; surtout au moment où la presse ne vit plus que par les journaux ?.... Autant la royauté avait besoin d'aveugler les masses, autant la république a besoin de les éclairer et de les instruire, concluait l'orateur. Quand on connaît ses droits, on les pratique exactement, régulièrement, pacifiquement, sinon on passe de l'indifférence à l'impatience, et de la soumission à l'insurrection. Répandez, répandez donc vous-mêmes la pensée librement, largement, gratuitement, universellement ; il en est de la lumière physique comme de la lumière morale ; le mal naît dans l'ombre, le jour chasse le crime. La royauté a laissé le peuple dans la nuit ; éclairez-le, élevez-le ; donnez-lui le pain quotidien, celui de l'esprit comme celui du corps ; et vous aurez plus fait pour l'ordre, la paix et la sûreté de la république, qu'avec les lois de cautionnement, de prison et d'amendes, toutes ces' armes vermoulues qui n'ont jamais tué la vérité ni sauvé le mensonge.

 

C'était ainsi que Félix Pyat avait terminé ce plaidoyer en faveur des libertés reconquises en février, et principalement en faveur de la liberté de la presse, si audacieusement attaquée par le projet de loi rétablissant le cautionnement des journaux. Sa parole puissante avait produit un grand effet moral sur les esprits honnêtes de l'assemblée ; mais les contre-révolutionnaires systématiques supportaient difficilement les grandes vérités qui tombaient de la tribune : aussi se montraient-ils impatients d'en finir avec ces débats qu'ils savaient bien devoir être stériles pour les amis de la révolution et de la république.

Ils durent cependant se résigner à subir bien d'autres orateurs démocrates. La révolution de février, de même que celle de 1830, avait exigé trois jours d'efforts et de lutte pour que le peuple pût aboutir au renversement de la royauté ; les royalistes de l'assemblée nationale, tous les réactionnaires que cette chambre renfermait eurent également besoin de trois longues journées de dissimulation pour frapper au cœur la république naissante. Mais cette lutte de tribune eut au moins pour résultat de démontrer de quel côté étaient les amis ou les ennemis de la liberté.

Dans la deuxième journée, on remarqua successivement à la tribune les représentants Mathieu de la Drôme, Avond, Bourzat, Pascal Duprat et Ledru-Rollin d'un côté, tandis que du côté opposé, à l'exception du citoyen Berville, rapporteur du projet de loi, et du ministre de la justice, Marie, on n'y vit monter que quelques honteux enfants perdus de la réaction. Ces derniers soutinrent la loi du cautionnement comme une mesure qui, à leurs yeux, ne portait aucune atteinte ni à la liberté de la presse ni à celle de l'écrivain.

Le représentant Mathieu s'appliqua à renverser tous les arguments et les calculs établis par Léon Faucher. Arrivant à apprécier la loi, l'orateur démontra que le cautionnement resterait inefficace pour protéger la société tant que les mauvaises passions seraient excitées.

Est-ce que le cautionnement a sauvé Charles X et Louis-Philippe de la colère du peuple ? s'écria-t-il. Est-ce que cette législation qui assimile la plume au poignard a été d'un grand secours à ce roi Louis-Philippe ! La législation de septembre a pesé sur lui du poids d'un crime.

Ce que le cautionnement n'a pu faire en France, la censure n'a pu le faire elle-même en Allemagne... Laissez donc la parole sortir libre de la poitrine de l'homme ; en la comprimant vous préparez une explosion.... La question du cautionnement deviendra mortelle pour vous, comme celle de la révision des lois de septembre l'a été pour la monarchie !...

Ministres de la république, concluait le citoyen Mathieu, rappelez-vous ce que vous disiez autrefois, lorsqu'une atteinte quelconque était portée à la liberté de la presse. Tous trois aujourd'hui vous êtes assis au banc des ministres, de grâce, ne venez pas vous-mêmes défendre à cette tribune celte loi malheureuse et fatale à la liberté. Laissez à d'autres le soin de la défendre ; laissez-leur le soin de réhabiliter le dernier règne que nous avons subi. Prenez garde ! une fois attirés dans la voie fatale où vous allez de vous-mêmes, vous referez pièce à pièce l'histoire des dix-sept années de la royauté de Louis-Philippe, si bien qualifiée par le peuple.

Le citoyen Avond, membre de la minorité de la commission, combattit aussi le projet de loi. Il s'attacha à démontrer que cette loi était illogique et absurde, en ce qu'elle maintenait la fiction du gérant ; fiction honteuse, disait-il, qui a fait qu'un gérant à qui un président demandait s'il était l'auteur de l'article, lui répondit : Je balaie les bureaux et j'allume les lampes ; fiction qui a fait condamner un valet de chambre pour un article sur le dogme de la souveraineté, et qui a mis récemment le ministre de la justice de la république dans la nécessité de répondre, la loi à la main, à M. de Lamennais sollicitant la faveur d'être poursuivi, qu'il fallait poursuivre celui qui n'était pas l'auteur de l'article. Ce sont là des monstruosités dont je ne veux plus, s'écriait le citoyen Avond.

J'aime la liberté au moins autant que les orateurs que vous avez entendus, répondit le citoyen Marie, ministre de la justice ; mais au-dessus de la liberté, je place la patrie. Les idées absolues sont une belle chose ; mais avec elles on ne gouverne pas ; elles planent trop haut, elles se tiennent trop dans les nuages, elles ne touchent pas assez aux difficultés, aux haines, aux ambitions particulières qui compliquent la marche des événements.

La loi transitoire que nous vous demandons, est-elle réellement nécessaire ? poursuivit le ministre de la justice. Voilà toute la question.

Et nous aussi nous avions cru qu'avec la presse absolument libre nous pourrions développer les principes démocratiques ; et nous avons brisé toutes les entraves, et nous les avons foulées aux pieds. Mais nous nous sommes trompés ; ce n'étaient plus seulement les hommes qui étaient attaqués, c'étaient les principes mêmes sur lesquels repose la société. Je respecte la liberté, mais je veux qu'elle respecte aussi ceux qui l'aiment ; je veux la rendre généreuse comme je l'ai rêvée. La loi qui vous est présentée est une loi temporaire, transitoire ; c'est avec ce caractère que nous vous demandons de l'adopter.

Le ministre était à peine descendu de la tribune, que le citoyen Bourzat y développait un contre-projet présenté par la minorité de la commission. Ce contre-projet consacrait la liberté de la presse, en admettant seulement la déclaration préalable de tout écrit ou journal ; les articles manuscrits, etc., devaient être signés par les auteurs et remis à l'imprimeur, obligé de les garder pendant le délai fixé pour la saisie des journaux, et d'en donner communication à la justice. Les poursuites des articles de journal non signés devaient être dirigées contre les rédacteurs en chef. Des pénalités étaient établies contre tout écrivain qui se serait caché sous le nom d'un autre. Lorsqu'un journal aurait été condamné trois fois pour apposition de fausse signature, il pouvait être supprimé par l'autorité judiciaire. Le jury devait d'abord résoudre la question de l'identité du coupable, etc.

Ce contre-projet, vivement soutenu par le citoyen Pascal Duprat, qui demanda la priorité, fut repoussé par le citoyen Berville, rapporteur de la commission,

Si j'entre dans le système qui vient de vous être présenté, dit-il, soyez convaincus, et vous pouvez en croire un homme qui a lutté longtemps dans la presse, qui l'a souvent défendue ; soyez convaincus que jamais vous n'aurez la signature du véritable auteur d'un article. Il ne sera pas plus difficile de trouver un prête-nom pour la signature d'un article que pour la signature du gérant.

La commission ne croit pas pouvoir, dans ce moment, faire une loi organique de la presse ; car d'un côté, il faut considérer que cette loi ne peut venir qu'après le vote de la constitution ; et d'un autre côté, nous sortons d'une crise trop forte pour pouvoir établir dès à présent une règle définitive et immuable. Le moment n'est pas venu de faire l'expérience d'un nouveau système.

Supprimer les cautionnements c'est supprimer la pénalité pécuniaire, c'est forcer le pouvoir à employer la pénalité personnelle. Dans les séances de la commission on a dit qu'en prononçant la contrainte par corps pour le recouvrement des amendes on sera sûr qu'elles seront toujours payées ; mais que ce soit pour une cause ou pour une autre, la contrainte par corps n'en sera pas moins l'emprisonnement, et c'est ce que nous voulons éviter.

Je demande que la loi actuelle soit adoptée telle qu'elle a été modifiée par la commission, mais seulement à titre de provisoire, jusqu'à ce que la constitution ait été votée, et que les règles de la morale se soient raffermies.

 

Les impatients d'en finir crurent un moment que la clôture allait être prononcée après les paroles du rapporteur ; ils commençaient même à la demander, quand le citoyen Ledru-Rollin accourut à la tribune ; il fallut le laisser parler.

Définissons bien ce que nous voulons, dit-il en commençant sa brillante improvisation. Le voici, si je ne me trompe : La liberté de la pensée, et le respect de l'autorité. Tout le monde me paraît d'accord sur ces deux points : la liberté de la pensée, sans laquelle toutes les autres seraient stériles ; le respect de l'autorité, sans lequel il n'y a pas de société possible. C'est la solution de ce problème qui se présente aujourd'hui, et qui depuis bien des siècles s'est présenté en philosophie : concilier la liberté humaine avec l'autorité.

Voyons comment on s'y prend pour amener cet accord si nécessaire ?

On commence par nous dire, dans le projet de loi, que ceux qui ne veulent pas du cautionnement veulent l'anarchie ; et on met sur le compte des défenseurs de la liberté toutes les exagérations et tous les crimes que le principe du mal a jetés en ce monde. Ce n'est pas là une objection sérieuse, s'écriait Ledru-Rollin ; je la repousse.

Arrivant à la loi, l'orateur affirmait qu'elle n'était pas sincère ; qu'elle n'était autre chose, au fond, qu'une prévention pour que les pauvres qui auraient une pensée dans l'âme ne pussent librement la faire prévaloir.

Vous parlez de loi transitoire, disait-il en s'adressant aux auteurs du projet. Je ne sache pas une violation de principes qui n'ait eu pour excuse la transition, le passager. On l'a dit avant moi : En France, il n'y a de définitif que le provisoire. Je le répète, ce n'est pas là un argument. Si votre principe n'est pas vrai, s'il est contraire à ce qui est juste, né fût-ce que pour un mois, que pour deux mois, vous ne pouvez-vous en servir ; ce sera toujours quelque chose d'odieux au point de vue des principes.

Le citoyen Ledru-Rollin proposait donc de trouver la réalité au lieu d'une fiction qui disparaissait devant la raison. Cette réalité, c'était la signature de l'auteur ; et, après avoir démontré que ce système n'offrait aucune des difficultés que le rapporteur y avait aperçues, l'orateur affirmait que la responsabilité de la signature était plus sérieuse, plus vraie que celle du cautionnement.

Vous me répondez : c'est nouveau, ajoutait le citoyen Ledru-Rollin ; mais vous oubliez donc que tout est nouveau ici, que tout doit être nouveau ? Vous qui m'écoutez, et le gouvernement sous lequel nous avons le bonheur de vivre, tout est nouveau. Est-ce qu'il faut suivre les traces de la monarchie quand on est en république ?.... C'est nouveau ! Oui, pour vous qui n'avez rien consulté sur cette grave question ; pour Vous qui avez changé les uns et les autres, permettez-moi de vous le dire, un peu vite d'opinion.

Ici l'orateur citait l'exemple de la Suisse, des États-Unis d'Amérique, qui ne connaissent pas le cautionnement, et où néanmoins la calomnie est plus rare que partout ailleurs. En Angleterre, répondait Ledru-Rollin à Léon Faucher, il y a un cautionnement ; la loi exige deux cents livres sterling ; mais l'Angleterre est un pays soumis à un gouvernement aristocratique ; nous n'avons pas à nous en occuper, encore moins devons-nous l'imiter.

Répondant ensuite à quelque chose de personnel qui avait été avancé contre lui par le citoyen Marie, Ledru-Rollin s'écriait :

Et vous qui, en passant, avez voulu me donner une leçon, permettez-moi de vous répondre. Ce que je viens vous dire ici n'est pas un langage de circonstance ; je l'ai dit quand j'étais dans l'opposition, je l'ai dit le 24 février, je l'ai dit le 22 juin, quand j'étais au pouvoir ; car je ne sache pas que les idées chevaleresques que j'y ai portées aient été répudiées par moi quand j'y étais assis. Le 22 juin, j'ai présenté à la commission exécutive un projet de loi qui repoussait le cautionnement et qui établissait la responsabilité morale de la signature. Il était accepté par tous les membres, entendez-vous bien ; il avait été remis au ministre de la justice, et sans les lamentables journées de juin, il vous aurait été présenté. Oh ! Dieu merci, ma politique peut être contestée, mais elle est homogène, elle est une, elle est logique ; ce que j'ai voulu avant, je l'ai voulu pendant, et je combats encore pour l'obtenir. Si d'autres ont changé pour demeurer au pouvoir, ce n'est pas moi.

 

Les réactionnaires ayant prétendu que ceux qui ne voulaient point de cautionnement étaient des hommes de désordre et d'anarchie, le citoyen Ledru-Rollin se bornait à mettre sous les yeux de l'assemblée les préceptes des grands hommes d'État de l'Amérique, eux, disait-il, qui se connaissaient si bien en république.

Savez-vous ce qu'ils veulent pour la presse ? faire le contraire de ce que vous faites. Et je m'adresse ici à ceux d'entre vous qui, comme moi, trouvent que la presse est une trop grande puissance quand la république existe. Savez-vous ce qu'ils font ? Ils multiplient les journaux ; et le secret de leurs hommes d'État, d'un président de la bouche duquel j'ai eu l'honneur de l'entendre, c'est de décentraliser la presse au lieu de la centraliser, de la fortifier ; c'est de faire que la presse ne soit pas une puissance collective, une citadelle des créneaux de laquelle on puisse tirer mystérieusement ; mais qu'elle ne soit, au contraire, qu'une protestation individuelle. Ce sont là les maximes d'un véritable homme d'État ; et celui-là n'était pas un agitateur ; il avait gouverné avec gloire son pays ; et tous ceux qui dans ce pays arrivent aux affaires ont la même pensée. Laissez donc publier, laissez multiplier les journaux, pour qu'ils puissent se neutraliser les uns les autres, et qu'au milieu de cet océan de la polémique, indécis, tumultueux, mais flottant, il surnage quelque chose de stable, d'immuable : l'amour de l'ordre, l'amour de la liberté, l'amour de la patrie....

Nous comprenons, reprenait l'orateur qui ne voulait rien laisser d'incomplet dans ses démonstrations, nous comprenons très-bien que, dans un gouvernement monarchique, où l'Etat est tout, la presse, qui remplace le suffrage universel, soit puissante, concentrée ; il faut qu'elle puisse contrebalancer une force considérable aussi, la royauté. Mais quand la république existe, quand, le suffrage universel vient, par ses affluents infinis, purifier tous les jours ce qu'il peut y avoir dans le pays de mauvais à rejeter, alors la presse n'a plus le même rôle ; elle ne doit plus être une collection ; il faut qu'elle devienne une individualité pour céder devant la volonté de tous ; elle ne doit plus être qu'un censeur austère et la messagère des vérités nouvelles.... Voilà les vrais principes ; ils peuvent ne pas être les vôtres, mais, à coup sûr, ce ne sont pas ceux d'un désorganisateur, d'un anarchiste.

Ô presse ! s'écriait en terminant sa vigoureuse improvisation le citoyen Ledru-Rollin, ô presse ! j'ai encore le bonheur de le défendre, toi, qui m'as si outrageusement, si odieusement attaqué ! Ledru-Rollin qui vous parle, c'est, selon elle, Ledru-Rollin le voleur, le libertin. C'est ainsi qu'elle a payé mon dévouement à la république !.... Oui, oui, je m'en glorifie : le libertin avec des courtisanes qu'il n'avait jamais vues ; le voleur qui a sacrifié sa fortune pour hâter l'avènement de la république, dont beaucoup d'entre vous ne voulaient pas, et à qui il ne reste guère de patrimoine que son inextinguible amour de la liberté ! Je ne pouvais pas répondre à ces attaques ; mais avec Franklin, leur maître à tous, je me disais : Si ce sont des vices qu'ils me reprochent, leur censure me corrigera ; si ce sont des calomnies, peut-être un jour l'histoire les corrigera à leur tour.

Il ne restait plus au citoyen Ledru-Rollin qu'à conclure. Cet éminent orateur le fit en ces termes :

Je crois, citoyens, que ce qu'on vous propose dans une bonne intention est mauvais. Un gouvernement ne peut vivre qu'en marchant en ligne droite avec le principe qui est son fondement, son origine, sa source. Or, vouloir dès l'abord enchaîner, frapper la liberté de la presse, n'importe sous quel prétexte, croyez-le bien, citoyens, c'est contraire au principe, c'est tuer, à un jour donné, le gouvernement que vous voulez fonder. Si les raisons que je vous ai données vous touchent, si elles touchent cette assemblée, qui veut l'ordre avec moi, qui veut l'autorité avec moi, mais qui doit vouloir aussi la liberté avec moi ; car, encore un coup, il y a un jour dans le monde où un seul homme a raison contre tous, et il n'y a pas une des vérités qui ont fécondé la terre qui d'abord n'ait été châtiée, n'ait été punie dans un pauvre, dans un humble.

 

Jamais la liberté de la presse n'avait été plus noblement défendue que dans ces deux séances ; aussi ceux qui, par devoir ou par conviction, soutenaient le projet de la commission, se sentaient-ils honteux : on les voyait eux-mêmes proclamer cette liberté, palladium de toutes les autres, et ne différer de l'opposition, disaient-ils, que sur les moyens les plus propres à réglementer cette liberté sans y porter atteinte.

Nous voulons sincèrement la liberté de la presse, disait le ministre de l'intérieur, Sénard, en répondant aux arguments du citoyen Ledru-Rollin, et si, nous tous ici, nous valons quelque chose, c'est par la presse, c'est pour avoir défendu ses libertés. Nous différons seulement sur les moyens, sur le chemin à prendre pour atteindre le but que chacun de nous se propose.

Nous voulons que la liberté se défende de ses propres excès. Mais quand nous pensons aux funestes journées de juin, nous ne pouvons nous dissimuler que le dévergondage d'une certaine partie de la presse a été une des causes de ces fatales journées.

Oui ! oui ! s'écrièrent les réactionnaires.

Nous ne voulons pas que cela se renouvelle, reprit le ministre. Nous avons usé d'un pouvoir exorbitant que vous aviez mis entre nos mains, mais nous en avons usé sous vos yeux, sous votre contrôle ; cependant nous n'avons pas cru devoir rester désarmés contre les attaques de la presse, et nous avons dû préparer un projet de loi pour en réprimer les écarts. Quand la presse n'est plus un instrument de discussion pour les actes du pouvoir, lorsqu'elle se transforme en une arme de destruction, il faut nécessairement l'arrêter et la prévenir. Aussi est-ce pour cela que nous demandons le maintien des anciennes lois, en substituant le gouvernement de la république à ce qui était autrefois le gouvernement du roi.

Il était impossible de pousser la naïveté plus loin que venait de le faire M. Sénard. Il n'y avait dès lors plus rien à dire ; il n'y avait plus qu'à compter les boules pour ou contre le système fictif du cautionnement. Mais M. Léon Faucher, disait un journaliste, avait besoin d'épancher encore sa petite science politique, et la chambre a dû subir une nouvelle harangue. De par M. Faucher, il faut que l'on sache que les entreprises de journaux doivent être assimilées aux fabriques, aux manufactures, et que le cautionnement ne blesse ni la liberté ni l'égalité, M. Léon Faucher ne donne point ses preuves ; à quoi bon ? Le dogme ne s'explique pas. Le seul motif que M. Léon Faucher ait développé pour le service de son opinion, c'est que l'écrivain signataire se laissera, comme Français, entraîner par l'orgueil jusqu'aux plus folles témérités, et que, pour briller, il se jettera dans l'arène en toréador.

Le second discours de M. Léon Faucher, ajoutait un autre journaliste qui avait assisté à ces séances, a fait monter à la tribune M. Flocon. Fidèle aux opinions de toute sa vie, que d'autres oublient après quelques mois de pouvoir, le républicain démocrate a, dans un résumé substantiel, détruit toutes les raisons de police ou d'État alléguées depuis trois jours en. faveur du cautionnement. Ce discours, prononcé dès le début, aurait puissamment servi la cause du droit ; mais la discussion étant épuisée, l'attention devait nécessairement languir, et l'orateur ne pouvait que payer sa dette à la presse et à la chose publique ; il l'a fait noblement.

La clôture ayant été alors prononcée sans opposition, l'assemblée vota d'abord sur le principe, c'est-à-dire sur la question de savoir s'il y aurait ou non un cautionnement pour la presse périodique ; une majorité de 65 voix repoussa le contre-projet présenté par Pascal Duprat, et adopta la loi du cautionnement.

Deux jours après, la même majorité votait, au pas de course, tous les articles de la loi relative aux crimes, délits et contraventions commis par la voie de la presse. Jamais, même aux plus mauvais jours de la royauté, on n'avait vu entasser tant de cas coupables et tant de pénalités.

On nous a fait, en quelques coups de rabot, disait la Réforme au sujet de cette nouvelle loi liberticide, un petit code où sont casés et numérotés tous les crimes et délits imaginables que la presse peut commettre, avec indication et tarif des peines. C'est un travail fait de raccords, car les matériaux sont de vieilles rognures législatives empruntées à toutes les chartes, à toutes les lois organiques ou de circonstance usées par la monarchie.

Il serait curieux de faire une étude comparée du nouveau décret avec les lois gracieuses qui lui servent d'attache et de fondement. On verrait par là combien la peur est féconde en petites tyrannies, et ce que deviennent les garanties du droit quand on décrète au milieu des crises. Dans l'ancien temps, on ne s'inclinait que devant le buste de S. M. Louis-Philippe et des princes de sa race ; aujourd'hui, tout est majesté, tout est dieu. Le culte égyptien ne comptait pas plus d'idolâtries : la famille, la propriété, la religion et ses ministres, le gouvernement et ses agents ; son principe, ses institutions, tout est devenu inviolable et sacré. Malheur à ceux qui oseront en douter !

 

Le journaliste que nous citons ici se trompait lorsqu'il disait que cette loi présentait un code complet des crimes, délits et contraventions qui pouvaient se commettre par la presse. Le décret de 1848 se gardait bien de toucher à tant d'autres lois ou articles de loi que le peuple croyait avoir effacés à jamais de notre législation. Ainsi, ce décret laissait subsister tous ces tronçons de lois pénales sur la matière, et les légistes de la réaction ne tardèrent pas à les retrouver pour les appliquer aux journalistes démocrates, ébahis de s'entendre encore frapper en vertu des lois de 1814, de 1815, de 1822, de 1830, de 1834, etc., etc., etc. Ils purent se croire en pleine monarchie.

Et qu'avait besoin le gouvernement de l'état de siège de toutes ces lois ? N'exerçait-il pas une dictature consentie par la majorité de l'assemblée nationale ? Ne pouvait-il pas se passer de toutes ces dispositions législatives qui faisaient croire à un semblant de liberté ? N'avait-il pas, sans saisies, ni procès, ni condamnations préalables, supprimé onze journaux, par un simple arrêté en date du 25 juin, et ne venait-il pas tout récemment (le 21 août) de supprimer, par un simple arrêté émané du président du conseil des ministres, les journaux démocratiques le Représentant du Peuple, la Vraie République, le Père Duchesne et le Lampion ? Vainement les parties intéressées et la presse tout entière protestèrent-elles contre ces atteintes portées à la liberté de la presse sous le gouvernement républicain. Il leur fallut courber la tête et attendre de meilleurs moments.

Car alors la réaction marchait à pleines voiles rien et, ne pouvait plus arrêter son élan.

Aussi, après avoir repoussé les concordats amiables, les contre-révolutionnaires s'occupèrent-ils de rétablir la contrainte par corps et de rouvrir les portes de cette prison pour dettes, que la première révolution croyait avoir fermée à tout jamais, et que le gouvernement provisoire avait transformée en ateliers pour les travailleurs.

La réaction se montrait si pressée, si ardente à détruire les moindres vestiges de la dernière victoire du peuple, qu'on la vit rétablir sur le fronton de la maison des Enfants de la Pairie cette vieille et insultante inscription d'Hospice des Enfants trouvés.

Une grande idée, renfermant à elle seule une révolution sociale, s'était produite par cette autre inscription qu'on lisait depuis février sur la façade du palais des Tuileries : Hôtel des Invalides civils. Mais cette pensée était toute révolutionnaire ; elle avait été conçue par le ministre de l'intérieur Ledru-Rollin. Une main guidée par la faction royaliste l'effaça nuitamment à la même époque. Et pourtant la république existait encore de nom !

 

 

 



[1] A propos des élections et des manœuvres de la réaction, on lisait alors dans le Propagateur des Ardennes, l'article suivant, qui peignait si bien la situation des départements :

La réaction est ici puissante, et de récents succès augmentent son audace. La classe ouvrière ne va plus aux comices ; indifférente aux débats électoraux, renfermée dans sa misère, elle craint de servir d'appoint à des ambitieux, sans profit pour les intérêts de la chose publique, sans profit pour ses intérêts personnels. Nous blâmons cette indifférence, que nous comprenons pourtant : la réaction a jeté le désenchantement dans le peuple. Accoutumé à être trompé, il n'a plus de foi dans le gouvernement républicain, et son abattement se manifeste par son indifférence en matière politique. Voilà comment les hommes de l'ancien régime ont des chances. Qu'ils se hâtent de les exploiter, car jamais les hommes de ce parti n'ont été si près de leur perte que la veille de leur triomphe !....

[2] La campagne de Bourges a échauffé toutes les têtes, disait à ce sujet un journal de Paris ; elles ont mis résolument leur képi de travers, et il n'est question de rien moins que d'une démonstration décisive, après laquelle les fleurs de lis seront arborées sans taffetas bleu.... Tout cela paraît burlesque : d'accord ; mais tout cela se dit et se répète. Certaines élections municipales, où les légitimistes l'ont emporté, sont la cause de tout ce tapage. Eh bien ! donc, qu'ils se montrent, nous ne demandons pas mieux que de les voir à l'œuvre !...

[3] Ce que nous avons dit ailleurs de l'opposition systématique et jalouse de l'Angleterre à toute intervention armée de la France en Italie, explique les éloges que les journaux de Londres faisaient de la nouvelle politique du gouvernement français.

[4] Les feuilles qui servaient d'organe au pouvoir, n'avaient cessé, depuis quelques jours, d'entretenir leurs lecteurs des dispositions belliqueuses que l'on remarquait dans les cantonnements de l'armée dite d'Italie. Récemment encore, elles avaient annoncé le départ de Paris du général Oudinot, comme un signe certain de la prochaine intervention de nos armes au delà des Alpes.

[5] Qu'on dise après cela que les royalistes et les ex-dynastiques ne sont pas en faveur ! s'écriait un journal républicain. La république représentée à l'étranger par les anciens affidés de la monarchie ! C'est à ne pas y croire ! Les comtes, les gentilshommes se pavanent dans les ambassades ! Qu'en pense M. le ministre des affaires étrangères ?

[6] M. Thiers oubliait que, lors de la création du grand livre et de la constitution de la rente perpétuelle du 5 pour 100, cette rente fut imposée comme le capital foncier, et que cela parut juste et équitable à une assemblée qui ne manquait pas de lumières, et au sein de laquelle se trouvaient de grands financiers.

[7] Dans l'opinion des hommes superficiels, les désastres du commerce, en 1848, furent généralement attribués à la révolution de février, qui, disait-on, avait amené dans Paris près de huit mille liquidations. On pouvait cependant affirmer que l'avènement de la république n'avait pas été la seule cause de tous ces dérangements. N'avait-on pas vu, dans les dernières années de la monarchie, le commerce, l'industrie, le travail aux abois ? Les tribunaux et les greffes de la spécialité commerciale n'avaient-ils pas eu leurs dossiers chargés de sinistres ? La république, eu naissant, avait donc trouvé les intérêts en pleine déroute, et ce serait à tort qu'on chargerait ses épaules meurtries, disait la Réforme, d'une responsabilité qui remonte aux luttes effrénées de la concurrence, à l'agiotage désordonné, aux entreprises téméraires, à toutes les folies qui signalèrent le dernier règne.

[8] Opinion de M. Villiers.

[9] M. Bravard-Verrières.

[10] M. Lacaze.

[11] M. Lacaze entendait probablement parler des garanties que la loi donne au créancier, en lui permettant de déshonorer le débiteur par une déclaration de faillite, ou de le jeter en prison pour y rétablir ses affaires. Belles garanties ! qui ruinent les créanciers comme les débiteurs, au seul profit des officiers ministériels et gens d'affaires.