HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE XVII.

 

 

Effet que doit produire la lecture des journaux du mois de mars 1848. — Grand spectacle qu'offrit alors le monde entier. — Il rend la lâche du gouvernement provisoire facile. — Il est attaqué par les républicains du lendemain. — Danger que court le journal la Presse. — Les démocrates concentrent leur sollicitude sur les élections. — Ils repoussent les républicains du lendemain. — Nuances du parti démocratique. Exemples. — L'esprit de coterie s'en mêle. — Influence du National. — Les clubs, les journaux et la maison Sobrier. — Le Luxembourg. — Faute du club des clubs. — Sa liste. — Elle contrarie bien des républicains. — Journée du 16 avril. — Objet de la réunion des corporations au Champ-de-Mars. — Bruits alarmants que les réactionnaires font circuler. — La maison Sobrier. — Les ouvriers deviennent l'objet des appréhensions du gouvernement provisoire. — Il fait battre le rappel dans tout Paris. — Déplorables effets de ce rappel. — Marche des ouvriers vers l'Hôtel-de-Ville. — Etonnement que leur cause l'accueil qu'ils reçoivent de la garde nationale. — Efforts de Louis Blanc pour les calmer. — Le peuple défilé aux cris de Vive la République ! vive le gouvernement provisoire ! — Les réactionnaires s'attaquent aux communistes. — Détestables suites de cette journée. — Protestation des journaux à l'égard de la journée du 16 avril. — Elle donne une grande prépondérance à la garde nationale. — Protestation des corporations et de tous les ouvriers.

 

Celui qui, à un an de distance seulement, parcourt aujourd'hui les feuilles publiques du mois de mars 1848, où chaque jour est marqué par l'un de ces grands événements qui suffisent pour signaler tout un siècle aux méditations de la postérité, doit croire qu'il rêve en les lisant.

Avec quelle émotion profonde ne doit-il pas suivre le grand drame qui s'accomplissait alors dans la vieille Europe ! Et combien toutes ces étonnantes péripéties ne doivent-elles pas remuer son cœur ; car ce sont là encore nos idées qui faisaient explosion ; c'est toujours la Révolution française qui luttait sur tous ces champs de bataille, et c'est la France que les peuples invoquaient en tirant l'épée de leur délivrance.

Le monde offrit-il jamais le spectacle de tant de mouvements populaires éclatant à la fois dans tous les Etats considérés jusqu'alors comme le plus à l'abri des révolutions politiques, dans les contrés les plus familiarisées avec le despotisme ?

Paris, en trois jours, a fait une révolution, s'écriait à ce sujet un journal démocratique, et cette révolution, en vingt jours, a changé le monde. Les républiques germent de toutes parts : les rois sont effarés comme des hiboux qu'aveugle l'éclair des tempêtes, et partout le droit est en fleur, jusque sur les tombes où les grands peuples martyrs râlaient ensevelis vivants.

Cette situation est grande : elle nous enivre ; elle nous accable sous les miracles, et, saisis par l'extase révolutionnaire, nous nous sentons presque impuissants pour la parole : nous avions porté si longtemps dans nos cœurs tous les désespoirs du peuple et de sa pensée !

La voilà donc qui se lève et s'affranchit, cette vieille Europe, où les rois, il y a quelques jours à peine, assassinaient en plein soleil les nations vassales ! Les patries mutilées ressuscitent ; les membres épars se rejoignent, et l'Europe aura bientôt ses grandes divisions naturelles, ses familles du sang, des mœurs et des idées.

Ce puissant réveil nous impose de sérieux devoirs : il faut les remplir. Il faut que notre République, sous sa tente provisoire, s'élève forte comme le granit, et que les peuples la voient de loin comme un phare.

 

De quel œil radieux le gouvernement de cette République française, dont le nom seul opérait tant de miracles, ne devait-il pas contempler ce spectacle admirable ? Partout la propagande du dix-neuvième siècle portait ses fruits ; partout la victoire était à nous, ou plutôt au bon droit, à la sainte cause des peuples. Ces merveilleux effets de la sympathie ne rendaient-ils pas facile la tâche que le gouvernement provisoire avait assumée, en acceptant l'immortel honneur de présider aux brillantes destinées de la République de 1848 ?

La voix des peuples ne lui criait-elle pas de tous les points du globe : Marchez ! marchez droit dans les voies que votre grande Révolution vous a ouvertes ! Point de concessions aux intérêts particuliers, aux vieilles coteries, et surtout à la peur ! Soyez à la hauteur où nous vous avons placés ; ne trompez point les espérances de l'humanité, et ne laissez pas perdre l'occasion unique que vous offre la Providence de fonder le règne de la liberté, de l'égalité, de la fraternité !

Et cette même voix disait encore à ceux que la situation pouvait troubler ou rendre craintifs :

Rappelez-vous ce qu'était l'Europe il y a deux mois : misère et servitude partout. Telles étaient les destinées que lui avaient faites les hommes que nous chassons ignominieusement aujourd'hui. Or, un seul jour a suffi pour rajeunir ce vieux monde. Les traités, les conventions, les chaînes, les mépris insolents sous lesquels nous accablaient les monarchies, tout est tombé : les peuples seuls sont restés debout.

— Ah ! ne troublons point ce grand mouvement, cette renaissance inespérée par de vaines et misérables querelles, ajoutaient les républicains. Si notre gouvernement, qui travaille au milieu des tempêtes, à la lueur des éclairs, parfois se trompe, n'entravons pas son œuvre : soyons vigilants, mais soyons patriotes !

 

C'était ainsi que s'exprimaient les organes du peuple à l'égard du gouvernement provisoire. Malgré les faiblesses inexplicables qu'ils pouvaient lui reprocher, malgré ses erreurs financières et ses fautes administratives et politiques, les anciens républicains s'efforçaient de soutenir la marche vacillante de ce pouvoir, espérant toujours de le voir entrer dans les voies révolutionnaires.

Mais pendant que le gouvernement provisoire était supporté même par les plus impatients parmi les vrais démocrates, il se trouvait attaqué avec une violence inouïe par les républicains du lendemain, par tous les réactionnaires, qui ne s'acharnaient ainsi contre les hommes élevés par le peuple, que pour frapper la République à deux pas des barricades. Le journal la Presse surtout exhalait ses rancunes avec une mauvaise foi capable de soulever le peuple de Paris ; et peu s'en était fallu que les ateliers et les bureaux de ce journal ne fussent saccagés.

Heureusement les journalistes républicains s'interposèrent pour faire respecter la liberté de la presse et de l'écrivain.

Que le peuple y songe, disait la Réforme, tout n'est pas digne de ses colères dans ces belles journées pleines de miracles. Hier il brisait un trône, il chassait une dynastie ; veut-il aujourd'hui briser un journal et chasser un prote ? Ce serait par trop déchoir !

Citoyens, nous sommes en pleine épopée ; vous venez de réveiller le monde, et la terre chante vos louanges : laissez donc crier les hiboux. Travaillez seulement à donner à notre jeune République une Assemblée grande et forte, qui nous donne à son tour la loi de justice, la sainte loi de l'égalité !

 

En effet, là devait être l'unique affaire du peuple rentré dans l'exercice de sa souveraineté ; car de la composition plus ou moins républicaine de cette Assemblée nationale allaient dépendre non-seulement le sort de la France, mais encore celui du monde entier.

Les démocrates étaient tellement convaincus que l'urne électorale renfermait les destinées de l'humanité, qu'ils concentrèrent toute leur sollicitude sur les futures élections.

D'un côté, le ministre de l'intérieur dressait instruction sur instruction pour que chaque citoyen pût facilement exercer ses droits d'électeur. D'un autre côté, les clubs, les Comités électoraux démocratiques, tous les républicains concouraient de toutes leurs facultés, de tous leurs moyens à détruire les obstacles qui pouvaient empêcher la grande conquête de la révolution de Février, le suffrage Universel, de fonctionner dans toute son étendue.

Pour bien apprécier le zèle dont les, vrais démocrates firent preuve en ce moment suprême, il suffit de lire l'adresse du Comité central des écoles de Paris, aux étudiants de cette ville.

Il y a un mois, à peine, disait-il, deux forces se trouvaient en présence : d'un côté le gouvernement, de l'autre la nation. La lutte s'engagea ; la royauté fut brisée dans les mains du peuple ; la République fut proclamée, et l'Europe tressaillit en voyant la France prête à se régénérer.

... Oui, l'on put croire un instant que la Révolution n'avait plus d'ennemis ; tout le monde criait : Vive la République ! Eh bien ! frères, ce ne fut qu'une illusion, et aujourd'hui en écrivant ces lignes, au lieu d'un ennemi, nous en avons deux : d'un côté les vaincus de 1830, de l'autre.les poltrons de Février.

 Et cependant tous ont crié Vive la République ! Oui, mais en poussant ce cri, ils ont commencé par douter, puis est venue l'intrigue, et aujourd'hui c'est l'attaque...

Frères, à vous de répondre à notre appel ; à vous de réfléchir qu'il s'agit en ce moment du salut ou de la ruine de la France ; à vous de rester fermement convaincus que ceux qui osent aujourd'hui douter de la République n'amèneront que le désordre et l'anarchie.

Frères, un dernier mot, car il ne s'agit pas seulement de Paris, mais encore des départements : que ceux d'entre nous qui peuvent être utiles hors de Paris partent, sans plus tarder, pour aller propager les doctrines de la liberté ; que les autres restent toujours fermes pour écraser toute réaction, si des insensés osaient donner le signal de la guerre civile. Vive la République !

 

Toutes les sociétés démocratiques, toutes les corporations firent leur adresse, leur circulaire, où l'on établissait la nécessite de n'envoyer à l'Assemblée que des républicains bien connus, afin que la République pût être assise sur les vrais principes démocratiques.

Républicains éprouvés, patriotes sincères, disait-on dans les circulaires ayant pour but de stimuler le zèle des hommes de la Révolution ; pendant que vous vous reposez tranquilles sur l'issue de la lutte électorale, les adversaires de la République, ceux qui ne la voulaient pas, qui ne la demandaient pas, qui auraient cherché à empêcher son avènement les armes à la main, s'ils avaient eu assez de courage pour cela, ces soi-disant républicains modérés qui ont si peu de modération dans leurs exagérations royalistes, les tièdes, les trembleurs sur lesquels agissent ces hommes, tous ces éléments antidémocratiques se coordonnent, s'entendent et combinent leurs efforts pour nous combattre...

Citoyens, soyez-en sûrs, leur présence irriterait la Révolution, car pour elle ce serait une menace. La guerre civile sortirait peut-être des flancs d'une Assemblée constituante où les dynastiques seraient assez nombreux pour dominer, ou seulement pour contrarier la marche des républicains de la veille...

— Républicains, s'écriait une feuille départementale, faites bien comprendre à tout le monde que la République ne peut être fondée que par des républicains éprouvés ; nous ne voulons, nous ne pouvons vouloir à l'Assemblée constituante que des républicains connus comme tels avant le 24 Février 1848.

— Nous le répétons encore, ajoutait un autre journal qui ne pouvait pas concevoir l'audace des dynastiques à se présenter aux élections ; repoussons sans miséricorde la candidature de ces hommes de la monarchie : leur passé pèse sur eux ; il les écrase ; il fait oublier à tous le souvenir de leur opposition sans vigueur et sans énergie. Ils n'ont pas donné de gages de leur conduite future à la République ; les bons et francs républicains les laisseront donc à l'écart. Ce sera le plus grand service qu'on puisse leur rendre.

 

A ceux qui avaient tant crié contre les circulaires du ministre de l'intérieur, parce que ce ministre disait aux commissaires de repousser les hommes à double visage ; à ceux qui se plaignaient de ce que les républicains voulaient mettre au ban de l'ostracisme les grands talents, le journal le National répondait :

De quoi vous plaignez-vous ? Vous a-t-on interdit le vote dans les élections, les candidatures à l'Assemblée nationale, la liberté de la presse dans les journaux, la liberté de la parole dans les clubs ou Comités ? Vous a-t-on interdit cette éloquence que vous vantez tant, le prosélytisme de vos idées, l'action sur le pays, l'emploi de cette expérience que vous regardez comme nécessaire au salut public, l'énergie, le succès, l'influence, tout ce que vous êtes, tout ce que vous pouvez devenir, et même ce que vous avez été, s'il vous convenait de remonter le cours de vos convictions récentes ? Où donc est ce soi-disant ostracisme des lumières, du talent, des réputations éclatantes ?

Présentons-nous chacun et séparément devant ce grand et souverain jury d'élection : vous, avec votre passé monarchique, votre passé d'action gouvernementale complice de l'ancien pouvoir, votre passé d'opposition faite non pas au nom du principe qui règne maintenant, mais au nom de l'intérêt bien entendu, disiez-vous, de la dynastie elle-même ; nous, avec notre passé démocratique, notre passé de luttes, notre passé d'opposition faite au nom de ce principe même dont vous redoutiez l'avènement. Interrogeons ensemble la conscience du pays, et qu'elle nous réponde.

 

Malheureusement, tous les démocrates n'arrivaient pas sur le terrain des élections avec les mêmes vues. Les nuances, peu sensibles d'abord, se caractérisèrent plus fortement à mesure que l'esprit révolutionnaire se développait davantage en France comme dans le reste de l'Europe.

Prenons pour exemple trois professions de foi que nous trouvons le même jour dans le même journal : elles appartiennent toutes les trois à des citoyens également considérés comme démocrates. Mais quelle différence dans leur manière de voir !

L'un, Philippe Lebas, fils d'un conventionnel étroitement lié avec Robespierre et Saint-Just, et comme eux mis à mort par les modérés thermidoriens, annonce que ses principes sont les mêmes que ceux du Comité central pour les élections, formé des amis du National.

L'ordre et le progrès ! dit-il. Plus heureux que nos pères, nous avons mission, non plus de détruire, mais d'édifier. Sans le progrès, point d'ordre qui soit durable. Sans l'ordre, pas de progrès qui ait le temps de prendre racine...

 

L'autre candidat est un homme d'une profession libérale, un médecin qui, par conviction, s'est fait homme politique, homme de la lutte.

Je me suis battu en 1830, dit-il, et j'ai reçu la décoration de juillet.

Je me suis battu en juin 1832, et j'ai été obligé de me cacher pour échapper à l'incarcération.

Le 24 février 1848, capitaine de la garde nationale, je me suis jeté dans l'insurrection, où j'ai reçu la blessure qui me tient cruellement attaché sur mon lit...

 

Enfin le troisième candidat est l'homme de lettres, le journaliste Félix Pyal, qui a tant grandi depuis.

Citoyens, dit-il à ses compatriotes, c'en est fait de la monarchie. Mais vous n'êtes pas libres encore. Il vous reste à détrôner deux tyrannies : l'ignorance et la misère.

Sujet ou citoyen, républicain ou royaliste, l'homme qui a faim est esclave du besoin ; l'homme qui ne sait pas est esclave de l'erreur.

Il faut donc briser maintenant cette double chaîne de l'erreur et du besoin. Il faut qu'un républicain puisse exercer son droit en connaissance de cause et en toute liberté ; qu'il ne dépende ni du préjugé, ni de la gêne ; qu'il n'écoute que sa conscience et la vérité.

Ainsi, la bonne République, la République des gens libres, doit être faite à l'image de l'homme et suivant sa nature. Elle doit lui donner bien-être et lumière ; car l'homme est un corps et une âme ; il vit de pensée comme de pain ; son besoin est double, sa satisfaction doit l'être.

 

Et après avoir indiqué sur quelles bases politiques et sociales doit être fondée la vraie République,

Constituée ainsi, ajoute-t-il, la République affranchira l'homme de toute servitude ; elle représentera tous les droits, accordera tous les intérêts, satisfera tous les besoins ; elle réalisera enfin toutes les conséquences justes et légitimes des trois grands principes de la Révolution : liberté, égalité, fraternité.

La liberté, c'est l'exercice du droit d'être ; l'ordre en est la règle ;

L'égalité, c'est le droit de justice ; le talent en est la mesure ;

La fraternité, c'est la loi d'amour, c'est le contre-poids de l'égoïsme. C'est le seul principe qui n'admette ni règle, ni mesure ; la fraternité c'est toute la République !

 

Qui ne voit ici, par ces exemples pris au hasard dans une seule et même feuille publique, combien différaient entre elles les opinions, nous dirons encore les facultés de ces trois candidats, que l'on n'a pas encore vus à l'œuvre ?

Le premier est un de ces sages démocrates qui croient la révolution finie, parce que la tyrannie est tombée ; qui pensent déjà à rétablir l'ordre ordinaire : aussi parle-t-il fort à son aise du progrès qui découle de l'ordre, Il croit qu'il n'y a plus rien à détruire ; et, avec le mot ordre dans son programme, il laissera étouffer la révolution. Telle était la politique nouvelle du National.

Le second candidat est l'homme de la lutte, du combat : il est prêt à faire le sacrifice de sa vie à la cause qu'il défend ; c'est lui qui fait les révolutions matérielles, et qui se sent au comble de la joie lorsqu'il voit écrouler le vieil édifice dans lequel le despotisme s'était retranché.

Le troisième, c'est le penseur qui ne considère les révolutions matérielles que comme moyen de recommencer la vie de l'humanité ; il veut que cette terre, ainsi préparée, reçoive toutes les semences propres à régénérer complètement la société, afin que la créature de Dieu soit réellement affranchie. C'est l'homme de l'avenir ; c'est le législateur qui saura réédifier, mais qui ne posera pas ses assises avant que le terrain soit nettoyé ; il se gardera surtout d'employer les vieux matériaux. C'est un monde nouveau que la République lui montre ; c'est ce monde qu'il veut reconstituer.

Les peuples qui font les grandes révolutions peuvent se passer momentanément du premier ; mais ils doivent utiliser le bras et l'épée du second, et réclamer le concours de toutes les facultés du troisième.

Au sortir d'un ordre de choses qui s'était constamment opposé à l'éducation politique des peuples ; au sortir d'une révolution qui avait trouvé tant de bons citoyens si peu ou si mal préparés pour la République, ces diversités d'opinions et de vues devaient nécessairement et malheureusement se multiplier à l'infini. C'est ce qui arriva.

Ajoutons que l'esprit étroit de coterie vint se jeter à travers les impulsions que le parti démocratique recevait de la situation des choses. Plus le moment des élections approchait, plus on s'apercevait avec peine que les moindres nuances dans les opinions républicaines tendaient à former des camps divers, patronnant chacun des candidats qui, bien souvent, n'étaient pas les plus dignes, mais les plus considérables aux yeux des coteries, et quelquefois les plus intrigants.

Dans les départements il n'y eut guère, en général, que deux listes de candidats : celle des républicains de la veille, des démocrates éprouvés, et celle des républicains du lendemain, ou, comme on le disait, des républicains d'occasion, de la troisième réquisition : ce fut dans ces dernières que parurent effrontément les noms d'anciens dynastiques, devenus les républicains honnêtes, les républicains modérés.

Mais à Paris, dans cette ville immense, où l'on se connaît si peu, où la calomnie et l'intrigue ont souvent si beau jeu, le mal fut beaucoup plus grave ; il devint déplorable, irréparable même. Les listes des- candidats républicains de tous les systèmes se multiplièrent, et par cela même, nuisirent au succès du parti révolutionnaire.

Expliquons d'où vint le mal.

Trois grandes divisions s'étaient formées parmi les vainqueurs de Février.

Ces divisions comprenaient le parti du National ; celui des journaux la Réforme, la Commune de Paris, et le parti du Luxembourg.

Nous avons déjà dit ce qu'était sous le rapport des opinions politiques l'Eglise, ou, comme on l'appelait alors, la dynastie du National. Celte feuille, rattachée au gouvernement provisoire par son ancien rédacteur en chef, M. Marrast, et par plusieurs des membres de ce même gouvernement, marchait alors sous la bannière de M. Lamartine ; drapeau brillant, mais qui devait bientôt se décolorer aux rayons du soleil de l'été. Cette nuance, la plus pâle du grand parti républicain, n'en était pas moins la plus exclusive ; elle ne voulut admettre partout que les hommes de sa clientèle, ou représentant ses opinions ; elle eut la malheureuse pensée de vouloir rendre à la bourgeoisie l'influence pernicieuse que la Révolution du peuple lui avait enlevée, et elle en épousa les funestes terreurs.

La liste de ses candidats ne devait donc comprendre et ne comprit en effet que les noms de ses amis. Le National se montra ainsi ingrat et rancunier envers plusieurs démocrates éminents qui avaient rendu les plus grands services à la cause de la liberté.

Le parti de la Réforme et de la Commune de Paris, auquel se rattachaient aussi quelques autres feuilles non moins caractérisées, telles que la Vraie République, le Représentant du Peuple, etc., marchait avec le ministre de l'intérieur, Ledru-Rollin, avec la Préfecture de police et avec la plupart, des clubs franchement républicains. Son quartier général était établi dans la maison, désormais historique, de la rue de Rivoli, n° 16, où étaient à la fois et les bureaux du club des Clubs et ceux du journal la Commune de Paris. Là avait été fondée, par les soins du citoyen Sobrier, une sorte de société littéraire et politique, constamment en permanence, où aboutissaient de tous les quartiers de la capitale, de toutes les communes de la banlieue, des villes des départements et enfin de toutes les contrées de l'Europe les hommes de cœur s'étant donné la patriotique mission de veiller sur la République et de conserver intacts les principes démocratiques pour lesquels le peuple français avait si longtemps lutté et combattu. Le gouvernement provisoire, qui n'avait point encore de forces organisées, avait consenti à donner des armes à cette vaste association de républicains ; et la maison du citoyen Sobrier était ainsi devenue à la fois et un poste d'avant-garde pour l'armée de la liberté, et un club redouté par les contrerévolutionnaires, qui cherchaient à le démolir par la calomnie, en attendant de l'attaquer ouvertement parles armes.

Le troisième parti qui se présentait aux élections, sous le drapeau de la Révolution, se composait des délégués des corporations, siégeant dans ce concile des intérêts matériels du peuple, qu'avec le titre de Commission du gouvernement pour les travailleurs, on avait relégué au Luxembourg, sous la présidence de Louis Blanc et d'Albert[1], deux des membres du gouvernement provisoire qui n'étaient pas de la dynastie du National. Tous ces délégués, appelés à résoudre les grands problèmes qui se rattachent au travail, ne s'en étaient pas moins occupés de politique, et principalement des élections. Se fondant, avec raison, sur la nécessité d'admettre dans les Assemblées législatives des hommes représentant spécialement le travail et ceux qui s'y vouaient, ils avaient décidé, après avoir appelé à leur aide les lumières de nombreux chefs d'industrie et des ouvriers, de présenter aussi leurs candidats aux prochaines élections. Se croyant assurée du vote de tous les travailleurs de la capitale, et ne doutant pas de faire pencher la balance de son côté, au moyen de l'appui que devaient lui prêter les ateliers nationaux, la réunion du Luxembourg se montra exigeante ; elle imposa aux journaux eux-mêmes un nombre d'ouvriers, qui n'était nullement dans la proportion de celui des représentants que Paris et son département devaient élire, et elle persista dans ses prétentions exagérées, en faisant valoir le nombre des votes qu'elle apportait à la masse.

Disons encore, pour bien faire comprendre les fautes de discipline qui annulèrent les forces du véritable parti de la Révolution, que les divers clubs patriotiques, appelés à rendre de grands services à la cause de la liberté, nuisirent à la chose publique par leur trop grande multiplicité et par le défaut de cohésion entre eux. Dans un excès de zèle et d'ardeur, chacun d'eux voulut présenter la liste de ses candidats, et chacun y comprit les citoyens, bons ou mauvais, qui gravitaient dans sa sphère. De là cette multiplicité de listes et de noms, sur lesquels l'attention publique se dissémina.

Quant au club des Clubs, dit club Révolutionnaire, il s'était donné la mission d'indiquer et de faire appuyer les candidats républicains ; mais il commit fautes sur fautes. Au lieu de devenir le régulateur des électeurs révolutionnaires, au lieu de former une liste qui pût réunir l'assentiment général de tous les républicains penchant vers la montagne, il ne sut que subir la loi qui lui fut imposée par les délégués des travailleurs. C'est ainsi qu'après avoir usé en pure perte un temps précieux, il présenta enfin, la veille même des élections, une liste bâtarde, dans laquelle, sur trente-quatre candidats, figuraient les quatre membres du gouvernement provisoire appartenant à cette opinion, sept démocrates bien connus, puis quelques citoyens, très-peu connus, faisant partie du club des Clubs ; puis encore, les vingt ouvriers présentés par le Luxembourg, tous très-probablement bons démocrates et distingués par leur intelligence et leur moralité, mais tous inconnus dans l'histoire des luttes du parti républicain.

Une pareille liste, arrivant d'ailleurs si tard, et lorsqu'il n'y avait plus moyen de la modifier, excita l'étonnement de bien d'anciens républicains ; non pas qu'elle fût jugée indigne, mais comme maladroite. Quoi ! le National, car là était alors la seule opposition sérieuse à Paris, le National avait eu le bon esprit de ne mettre sur la sienne que des hommes bien connus du public comme anciens démocrates ; il avait, pour ainsi dire, fait un tri entre les citoyens ayant marqué dans les luttes de la liberté contre le despotisme, et le parti radical, celui qui pouvait se considérer comme le véritable représentant de la Révolution à Paris, venait entrer dans la lice électorale en recommandant aux électeurs des candidats aux trois quarts complètement inconnus !

Ce fut une véritable mystification pour tous les républicains d'un sens droit ; et plus d'un journaliste démocrate aurait voulu pouvoir rejeter cette malencontreuse liste. Malheureusement, ces mêmes journalistes, en vue de discipliner leur parti et de le faire voter avec ensemble, avaient pris, par avance, l'engagement d'adopter franchement la liste qui serait arrêtée entre le club des Clubs et les délégués du Luxembourg ; ils avaient promis de la placer sous les yeux des électeurs telle qu'elle sortirait de ce double creuset, et de ne recommander que celle-là. Ils se virent dans la nécessité de tenir leur parole ; mais il leur fut facile de prévoir un grand échec.

Un événement des plus graves vint encore réagir sur les élections de la capitale, et donner à celles des départements l'impulsion la plus réactionnaire. Cet événement, à jamais déplorable dans les annales de la révolution de Février, fut la journée du 16 avril, appelée avec tant de vérité la journée des dupes.

C'était un dimanche ; le temps magnifique avait permis à la foule d'inonder les rues et les promenades publiques. On était alors si habitué aux réunions populaires qui se rendaient processionnellement chaque jour à l'Hôtel-de-Ville pour y présenter le vœu des citoyens ou des corporations diverses, que personne ne s'occupait d'un rassemblement des ouvriers de tous les métiers, qui avait lieu, dès le matin, au Champ-de-Mars. La population se montrait tranquille, confiante ; la conduite exemplaire des hommes du peuple, pendant et depuis là révolution, était un garant que cette réunion ne serait pas de nature à troubler l'ordre.

En effet, ces nombreux ouvriers ne s'étaient donné rendez-vous loin du centre de la ville, qu'afin de ne pas fournir des motifs de plainte aux boutiquiers, toujours prêts à accuser les manifestations publiques de la stagnation des affaires. L'objet de cette réunion, bien connu d'avance, puisque la vocation avait été faite par le moyen des journaux, était d'abord le choix des quatorze ouvriers qui devaient faire partie de l'état-major de la garde nationale ; de montrer ensuite que les idées d'organisation du travail et d'association étaient les idées du peuple, et non pas seulement l'idée de quelques nommes ; de dire au gouvernement que le peuple avait assez de confiance en la révolution de Février pour ne pas douter qu'elle ne mît un terme à l'exploitation de l'homme par l'homme[2] ; et enfin, d'offrir au gouvernement provisoire, après lui avoir fait connaître leurs vœux, l'appui du patriotisme des travailleurs contre la réaction, et une offrande pécuniaire[3].

Tout cela était bien connu de tout le monde, et l'on s'en montrait si peu alarmé, que toute la population élégante de Paris était sortie comme aux jours de fête.

Cependant le gouvernement provisoire avait appris, par des rapports de police, que, la veille au soir, quelques clubs, et principalement celui du citoyen Blanqui, s'étaient exprimés sur le compte de ce gouvernement en termes qui purent faire croire à une agression. D'après ces rapports, toujours véridiques comme on sait, il n'était question de rien moins que de marcher sur l'Hôtel-de-Ville, et de substituer un Comité de salut public, plus homogène et plus révolutionnaire, au gouvernement provisoire, auquel on reprochait de perdre la République.

Il n'y avait de vrai, dans ces bruits répandus, que quelques paroles peu bienveillantes pour le gouvernement, que quelques vœux émis pour l'exciter à entrer dans les voies révolutionnaires, tant à l'égard de l'intérieur que du dehors. Le club de Blanqui, que les rapports de la police montraient comme un foyer de conspirateurs, n'était pas plus hostile au gouvernement provisoire que bien d'autres sociétés révolutionnaires. Comme dans toutes ces réunions patriotiques, tout s'y faisait au grand jour et s'y disait à haute voix : le défaut de ces tribuns consistait dans un excès de franchise. Ce club n'avait donc pas conspiré le renversement du gouvernement provisoire ; et l'aurait-il fait, qu'il n'eût jamais été en son pouvoir d'opérer cette révolution ; car il ne faut pas oublier que Blanqui n'avait qu'une influence très-circonscrite, et qu'en ce même moment bien des républicains, à tort ou à raison, influencés par les effets de la publication, dans la Revue rétrospective, d'une pièce qui était très-défavorable au prisonnier de Tours, nourrissaient alors contre lui dés préventions qui allaient jusqu'à la suspicion, jusqu'à la méfiance.

Ainsi, l'on peut affirmer que les craintes manifestées ce jour-là par bien des membres du gouvernement provisoire, à l'égard des intentions du club Blanqui, furent chimériques.

A ce nom de Blanqui, si redouté par plusieurs des hauts fonctionnaires de la République, et principalement par le maire de Paris, on mêla, dans cette triste journée, le nom du chef des communistes-icariens, Cabet, que l'on transforma aussi, lui et ses inoffensifs adeptes, en conspirateurs voulant renverser le gouvernement de la République démocratique, pour faire régner le communisme.

Ce fut là encore une de ces basses calomnies de la police ou de ceux qui, tenant les fils de toutes ces intrigues réactionnaires, lui demandaient des rapports propres à alarmer les autres membres du gouvernement provisoire. Ces rapports à la main, on troublait ainsi le sommeil de ces membres timorés et toujours prêts à se considérer comme menacés, et on les amenait à adopter les moyens combinés pour perdre les plus fermes soutiens de la Révolution.

La maison Sobrier ne pouvait être oubliée dans ces rapports ; car là se trouvaient aussi des révolutionnaires ardents, qui surveillaient les tièdes et ne perdaient pas de vue la mairie et son chef. Déjà on avait ameuté les réactionnaires et les républicains modérés contre les bureaux du journal la Commune de Paris, et tous ces honnêtes gens ne parlaient de rien moins que de faire sauter cette redoutable maison[4], où l'on s'occupait sans répit des moyens propres à conserver au peuple sa conquête de Février.

Certes, il y avait dans le cercle Sobrier bien des républicains ayant l'expérience des révolutions, qui auraient voulu que le gouvernement provisoire prît l'initiative d'une propagande active des principes démocratiques ; qu'il fît même une dernière guerre pour asseoir la liberté en Europe. Beaucoup parmi ces hommes, aussi dévoués qu'inflexibles à l'égard de ces principes, pouvaient déplorer l'aveuglement de l'Hôtel-de-Ville ; mais tous, par l'organe de Sobrier lui-même, avaient promis de soutenir le gouvernement provisoire jusqu'à la réunion de l'Assemblée nationale, et leur conduite dans cette même journée, comme dans celle du 17 mars, prouva qu'ils savaient tenir leur parole[5].

Mais ce ne fut pas sans protester journellement contre la funeste tendance qui, en mettant en suspicion près du gouvernement tous les républicains énergiques et dévoués à la cause de la liberté, permettait aux réactionnaires de s'emparer des abords du pouvoir. On craignait, avec quelque raison, que la modération du gouvernement ne fût considérée comme une preuve de sa faiblesse, et que la réaction, dont l'audace était déjà bien grande, ne poussât l'impudence jusqu'à lever le masque.

Dans cette prévision, les citoyens les plus influents parmi ceux qui allaient chez Sobrier, avaient mis en délibération un plan de conduite avouable. Il s'agissait, non pas, comme on l'a dit dans la fameuse enquête dont nous aurons à parler plus loin et dans le grand procès de Bourges, de renverser le gouvernement provisoire, en le remplaçant par un Comité de salut public, ce qui eût pu être considéré comme une révolution nouvelle, mais bien d'aller le renforcer dans le sens de la révolution, au cas où les réactionnaires parviendraient à dominer et à annihiler ce gouvernement issu des barricades. C'était là un droit que le peuple avait jusqu'à la réunion de l'Assemblée nationale, un droit qu'il pouvait et devait exercer, si la République eût été en péril ; c'était un devoir que les vrais républicains auraient accompli le jour où les progrès de la contre-révolution eussent pu faire craindre que la réaction ne voulût donner à la France les suites de thermidor avant le règne d'un gouvernement révolutionnaire.

Mais du projet à l'exécution, il restait, au 16 avril, toute la distance de la gestation à la maturité du fruit.

Nous répétons donc que, ce jour-là, les craintes suggérées au gouvernement provisoire par les rapports des diverses polices qui se contredisaient mutuellement, furent complètement chimériques. Les ouvriers des corporations réunis au Champ-de-Mars n'eurent pas même la pensée de l'acte qu'on les accusa d'avoir voulu accomplir.

Il en fut de même d'une autre réunion beaucoup moins importante qui eut lieu, dans la même matinée, à l'Hippodrome. Là s'étaient aussi rassemblés 5 à 6.000 ouvriers des ateliers nationaux pour se concerter sur des objets de règlement de leur organisation. Mais, à l'Hippodrome comme au Champ-de-Mars, personne n'eut l'idée d'aller attaquer le gouvernement provisoire et de le remplacer par un Comité de salut public imaginaire.

On a dit après coup, dans les régions officielles, que les ouvriers avaient repoussé avec force les provocations des perturbateurs. C'est là un fait matériellement faux : il n'y eut point de provocations au Champ-de-Mars ; et aucun chef des clubs — car les chefs des clubs, les plus ardents républicains, ceux qui soutenaient de toutes leurs forces le gouvernement contré les attaques incessantes de la réaction, étaient déjà devenus les perturbateurs —, aucun instigateur de mauvais dessein ne se trouva au milieu des ouvriers. Blanqui seul a déclaré, dans le procès de Bourges, qu'il s'y était rendu, mais dans des intentions bien différentes de celles qu'on lui a prêtées. Le citoyen Blanqui n'était allé au milieu des ouvriers que pour distribuer un écrit où il se disculpait des attaques graves dont il avait été l'objet de la part de la Revue rétrospective. Et l'on comprend bien toute la distance qui sépare l'homme cherchant à se justifier, de l'audacieux conspirateur qui veut entraîner les masses à sa suite.

Les ouvriers du Champ-de-Mars et de l'Hippodrome furent donc bien étonnés lorsqu'on vint leur dire qu'ils étaient l'objet des plus graves appréhensions.

En effet, vers le milieu de la journée, la physionomie de Paris changea tout à coup. On entendit les tambours de la garde nationale battre le rappel dans toutes les rues ; on vit ces tambours escortés par des piquets de gardes nationaux, comme dans les journées de Février, et chacun accourait joindre son bataillon, sans connaître le motif de cet appel si brusque. Toutes les casernes de la garde mobile faisaient leur branle-bas de combat. Les habitants de Paris, les paisibles promeneurs de tantôt, se sentirent instantanément saisis d'une inquiétude et d'une frayeur dont personne ne put se rendre compte d'abord[6].

Bientôt des bruits de conspiration contre le gouvernement de la République circulèrent sourdement ; mais ces bruits étaient si vagues, si confus qu'on ne savait quelle couleur revêtait la conspiration. Au premier moment, l'instinct des bons citoyens leur dit que les contre-révolutionnaires seuls pouvaient vouloir le renversement de ce que la révolution de Février avait élevé.

Mais le nom de Blanqui et le mot de Communisme, lancés dans le public des fenêtres de l'Hôtel-de-Ville, furent répétés aussitôt par toutes les trompettes de la réaction. Les factieux étaient donc les républicains. Il n'y eut pas à s'y tromper en entendant ce toile général qui partit de tous les camps antirévolutionnaires contre les communistes et les socialistes, et en voyant la fureur peinte sur toutes les figures des anciens gardes nationaux de la royauté. Jamais les boudeurs des bonnets à poil n'avaient mis tant d'empressement à prendre le fusil et à charger leurs armes ; jamais la garde nationale tout entière ne déploya plus d'activité que dans cette journée des dupes.

En effet, ce rappel général, battu un jour de fête et par une belle journée, rassembla sous les armes non-seulement les citoyens qui faisaient partie de la garde nationale sous Louis-Philippe, mais encore tous ceux, bien plus nombreux, qui venaient d'y être incorporés récemment, et dont la plupart étaient encore en habit de ville et même en blouse. C'est que si les uns ignoraient ce qu'ils faisaient, d'autres le savaient trop bien pour qu'on pût se méprendre sur cet excès de zèle ; c'est encore que s'il s'agissait, pour les nouveaux incorporés, de défendre la République dans son gouvernement, les autres devinaient qu'ils allaient prendre leur revanche sur la manifestation du 17 mars.

Ce fut ainsi qu'en moins de deux heures la place de la Concorde et les quais qui aboutissent à l'Hôtel-de-Ville se couvrirent littéralement de troupes : garde nationale, garde républicaine, garde mobile, tout fut mis sur pied. A une heure, la 9e légion prit position dans les jardins de l'Hôtel-de-Ville, et les 1er et 2e bataillons de la mobile occupèrent la salle Saint-Jean, ainsi que les appartements donnant sur la rue Lobau. Les élèves des Ecoles et ceux de l'Ecole Polytechnique ayant fait irruption dans l'Hôtel-de-Ville, on leur distribua des armes et des cartouches. Des cartouches furent aussi données à toutes les légions occupant la place et le palais. Enfin une pièce d'artillerie fut placée à la grande porte d'entrée. C'est ainsi que la peur transforma ce palais en une forteresse inexpugnable.

A deux heures, raconte un journal, la place de l'Hôtel-de-Ville était occupée par cinquante mille gardes nationaux, formés par légions et massés en colonnes profondes.

Sur les quais, jusqu'au pont Saint-Michel, cinquante mille autres gardes nationaux se trouvaient massés, barrant tout passage. Les rues de la Vannerie, du Temple, Lobau, des Coquilles et de la Tixeranderie, débouchant sur la place de l'Hôtel-de-Ville, étaient occupées par des masses de gardes nationaux et par les vingt mille hommes de la garde mobile, ayant à leur tète le général Duvivier. Cette population armée faisait retentir l'air des chants nationaux, et ne cessait de crier Vive la République ! vive le gouvernement provisoire ! à bas les réactionnaires !

 

Ce fut dans ces dispositions que l'on attendit l'ennemi.

Or, cet ennemi, c'étaient les ouvriers du Champ-de-Mars et ceux de l'Hippodrome. Ces ouvriers, après avoir désigné les officiers d'état-major, venaient de faire une collecte qu'ils allaient offrir au gouvernement provisoire en lui présentant une adresse finissant par ces mots : Vive le gouvernement provisoire ! vive la République ![7]

A deux heures, raconte le journal la Patrie, qui avait envoyé l'un de ses rédacteurs sur les lieux[8], la foule immense qui se trouvait au Champ-de-Mars s'est mise en marche, dans le plus grand ordre, pour l'Hôtel-de-Ville. Le défilé de cette masse d'hommes présentait le coup d'œil le plus pittoresque : des bannières flottaient au milieu de chaque corps d'état : sur toutes ces bannières était inscrite en grosses lettres cette devise :

ABOLITION DE L'EXPLOITATION DE L'HOMME PAR L'HOMME.

ORGANISATION DU TRAVAIL PAR L'ASSOCIATION.

La colonne a suivi les quais jusqu'à l'Hôtel-de-Ville. Le plus grand ordre n'a pas cessé de régner pendant ce défilé[9].

 

Grand fut l'étonnement des ouvriers appartenant aux corporations lorsque, s'approchant si pacifiquement du centre de Paris, ils aperçurent des masses de gardes nationaux en armes sur la place de la Concorde. L'étonnement des autres ouvriers venant de l'Hippodrome fut plus grand encore lorsqu'ils se virent l'objet d'une surveillance hostile. Ne voulant pas engager une collision, les ouvriers des ateliers nationaux se séparèrent sur la place même : une partie d'entre eux rentra dans Paris, par la Madeleine et les boulevards, tandis que d'autres allèrent se mêler dans les corporations : celles-ci ne se doutant nullement de l'accueil qu'on leur réservait autour de l'Hôtel-de-Ville, continuèrent leur marche paisible.

Cependant, on était toujours, de ce côté-là, dans l'attente des conspirateurs, des perturbateurs, de l'ennemi ; et, dans l'Hôtel-de-Ville même, plus d'un des membres du gouvernement provisoire avait donné accès à la défiance contre Louis Blanc et Albert, qu'on peignait non-seulement comme les instigateurs du rassemblement du Champs-de-Mars, quoique ces deux citoyens eussent été complètement étrangers à cette réunion, mais encore comme ayant encouragé les ouvriers à épurer le gouvernement provisoire.

C'étaient là de ces calomnies auxquelles la réaction avait déjà habitué le public, mais qui n'en furent pas moins accueillies avec autant d'avidité que d'irréflexion par la plupart des gardes nationaux sous les armes[10].

Aussi y eut-il un moment de défiance lorsque la tête de la manifestation des ouvriers approcha de la place de l'Hôtel-de-Ville. La garde nationale les accueillit aux cris de Vive le gouvernement provisoire ! Les ouvriers répondirent par le même cri, et par celui de vive la République !

Ainsi l'ennemi du Champ-de-Mars confondit ses vœux avec ceux des citoyens en armes, que la plus déplorable erreur ou la combinaison la plus machiavélique avait mis sur pied pour repousser des conspirateurs imaginaires.

Aussitôt que le caractère de la manifestation a été parfaitement connu, racontait le soir même le journal la Patrie, le peuple en armes de la garde nationale et le peuple qui venait du Champ-de-Mars ont fraternisé aux cris mille fois répétés de Vive la République !

 

Mais les préventions du gouvernement provisoire étaient tellement fortes, que lorsque les délégués des ouvriers montèrent à l'Hôtel-de-Ville pour lire l'adresse et déposer l'offrande qu'ils apportaient, ils y furent accueillis comme des factieux.

De là, de leur part, raconte Louis Blanc[11], un très-grand étonnement, une très-grande indignation. Ils se répandirent en plaintes ; ils me firent demander, et alors, courant à eux, je leur dis qu'ils avaient tort de croire que le gouvernement provisoire regardât comme factieux les hommes du peuple ; que si l'on avait fait battre le rappel[12], c'était précisément parce que le gouvernement provisoire avait craint que des meneurs ne se fussent mêlés au mouvement populaire pour le pervertir.

Mes amis, leur ai-je dit, soyez bien convaincus que si vous avez été mal accueillis, ce n'est pas par ordre du gouvernement provisoire.

— Nous ne le pensons pas, me répondirent plusieurs délégués. — Mais d'autres ne cessaient de se plaindre des ordres donnés pour convoquer la garde nationale.

Voulant leur donner toutes les explications propres à les calmer :

Il nous avait été dit, leur répondis-je, que.des ouvriers s'étaient rassemblés au Champ-de-Mars, en grand nombre, mais dans le meilleur ordre, comme de bons citoyens voulant exprimer leurs vœux, parce que ce sont des vœux qui intéressent la classe ouvrière tout entière ; mais voulant les exprimer avec calme et sans désordre.

Eh bien ! il a été dit aux membres du gouvernement provisoire que des hommes ardents, que des forcenés avaient voulu se mêler à ce mouvement, afin de le pervertir et de le faire aboutir au désordre.

C'est contre ce désordre qu'on a dû se prémunir, soyez-en convaincus. Soyez certains d'une chose, c'est que le rappel a été ordonné contre ces hommes, et non contre vous, parce que moi, et j'en prends à témoin mes collègues, j'ai dit : Soyez certains que le peuple ne commettra aucun désordre ; j'ai répondu de lui, mes amis, comme vous pouvez répondre de moi.

 

Après ces paroles bienveillantes, par lesquelles Louis Blanc chercha à expliquer le mieux qu'il lui fut possible les mesures de défiance provoquées par le gouvernement provisoire, les délégués demandèrent que le peuple pût défiler paisiblement devant l'Hôtel-de-Ville, et, en ayant obtenu la permission, ils sortirent pour présider à ce grand mouvement. Il s'exécuta dans l'ordre le plus parfait, en présence du gouvernement provisoire, et au milieu des cris Vive la République ! vive le gouvernement provisoire ! que faisaient retentir à la fois et la garde nationale et les ouvriers et la garnison de l'Hôtel-de-Ville.

Mais à peine les corporations eurent-elles quitté la place de l'Hôtel-de-Ville, que plusieurs des membres du gouvernement provisoire se mêlèrent aux gardes nationaux et les remercièrent, au nom de l'ordre, de l'empressement qu'ils avaient mis à sauver ce gouvernement des attaques insensées des conspirateurs et des communistes.

Ce fut alors que les gardes nationaux réactionnaires, fâchés, peut-être, de ce que la journée se passait à la satisfaction générale, se mirent à crier : A bas les communistes ! à bas les factieux ! et que ce cri devint le mot de ralliement de tous les ennemis des républicains et de la République.

Jusque-là le mal n'eût pas été très-grand, mais il le devint par imitation. Les nouveaux incorporés, dont la plupart se croyaient peut-être inférieurs aux anciens parce qu'ils ne portaient pas encore l'habit semi-militaire, crurent qu'ils devaient faire chorus avec les contre-révolutionnaires, et, comme eux, ils crièrent : A bas les communistes ! à bas les factieux ! Et, tant que dura le défilé des légions, l'on n'entendit plus que des cris de mort contre ces quelques rêveurs inoffensifs et fort peu dangereux, qui marchaient à la suite du chef icarien Cabet.

L'attitude de la garde nationale, en revenant de l'Hôtel-de-Ville, fut toute différente de celle qu'on avait pu remarquer lorsqu'elle s'y rendait. Cette garde, triplée et quadruplée par l'incorporation récente des hommes du peuple, avait reçu sur la place de Grève une impulsion fâcheuse : elle se montra haineuse et fière. Comme elle s'imagina avoir, par sa seule présence, sauvé le gouvernement provisoire, que personne n'avait attaqué, la tête tourna à tous les porteurs d'épaulettes, de sabre et de fusil ; les anciens gardes nationaux dynastiques, les employés et marchands réactionnaires, tous ceux enfin que le peuple appelait si pittoresquement royal ourson, se crurent tout-puissants, parce qu'ils se sentirent accoudés, soutenus par l'immense renfort que le peuple leur avait fourni : ils s'imaginèrent qu'ils étaient tout dans l'Etat, et firent revivre ainsi les sottes prétentions de la bourgeoisie. De forts détachements de garde nationale crurent devoir bivouaquer pendant la nuit.

Le lendemain, les réactionnaires s'étaient emparés de cette disposition des esprits ; des hommes en uniforme et en armes faisaient la chasse aux républicains, en criant : Mort aux communistes ! On pouvait prévoir que la réaction ne tarderait pas à crier hautement : A mort les socialistes ! à mort les démocrates !

Nous avions raison de nous défier, s'écriait un journal républicain, la journée d'hier n'a été qu'une journée de dupes. La garde nationale a prêté la main, sans s'en douter, à une infâme machination. Elle a servi de comparse à la réaction, qui chante victoire.

Ce rappel matinal, cette prise d'armes soudaine, cette irruption de la banlieue au sein de la cité en émoi, tout cela n'était qu'une fausse alerte, qu'un effet sans cause, ou plutôt tout cela n'était que l'effet d'un calcul impie qui spéculait sur d'affreux conflits.

Nous aurions dû les reconnaître à leur cri d'alarme : ils criaient au feu, au pillage ! et on aurait pu se croire sous le dernier règne, si l'anathème qui pesait alors sur les républicains n'avait, cette fois, porté sur les communistes. C'est des communistes dont on va essayer de nous faire peur !

A ces mots, il est vrai, venaient s'adjoindre çà et là quelques noms ; mais ces noms étaient-ils donc si importants qu'il fallût faire descendre deux cent mille hommes armés dans la rue ? N'était-ce pas les grandir de tous les efforts que l'on faisait pour en conjurer l'influence ? Etait-ce bien Paris ? étaient-ce-bien les hommes du 24 Février.qui devaient s'émouvoir de si peu ?

Où était cependant l'ennemi, tandis que la réaction sonnait le tocsin et semait, l'alarme ? L'ennemi était au Champ-de-Mars, où cent mille travailleurs se dépouillaient de leurs derniers sous pour offrir leur tribut à la République : ils donnaient une leçon nouvelle aux lâchetés égoïstes qui les accusaient.

Et comment ne nous sommes-nous pas souvenus que ces mêmes hommes qu'on nous représentait comme des incendiaires et des pillards, avaient été deux fois les maîtres de la cité, qui dormait en paix sous leur sauvegarde ? Comment ne nous sommes-nous pas demandé quels étaient leurs accusateurs ? Si ce n'étaient pas précisément ces hommes tarés qui n'avaient vécu que de déprédations sous tous les régimes !

La garde nationale, nous le répétons, a été le jouet d'une ignoble intrigue. Mais la réaction a mal joué son jeu et s'est trop hâtée.

 

— Dans la journée d'hier, nous le maintenons, ajoutait un autre journal, le Courrier français, il n'y a eu de péril pour personne. Le gouvernement provisoire n'était pas menacé le moins du monde... Nous sommes fatigués, à la fin, des terreurs puériles que certaines ambitions déçues ont soulevées dans ces derniers temps.

Une grande pensée, un grand dévouement animait hier la population de Paris : le dévouement à la République. Il n'y a pas d'embûches ni d'intrigues qui puissent prévaloir contre elle, après une telle manifestation. Nous craignons fort cependant que tout le monde n'en ait point compris la portée. Nous n'en voulons pour preuve que l'allégresse naïve qui éclate ce matin dans certains journaux. Il est évident qu'ils ont repris toutes leurs illusions. Ils font un appel éclatant à tous leurs amis de province. Que ceux-ci ne redoutent plus la lutte électorale : Paris est si patient ! La France républicaine est si tolérante !... Si la manifestation d'hier devait servir à relever les espérances des ennemis de la République, il faudrait la déplorer...

 

Oui, elle fut déplorable, désastreuse pour la République démocratique cette prise d'armes de la garde nationale ; car, d'un côté, elle eut pour conséquence immédiate de doubler les forces de la réaction, et de donner à la France des élections bien plus défavorables à la démocratie ; tandis que d'un autre côté, elle servit merveilleusement tous ceux qui travaillaient à rétablir dans la nation les deux camps opposés que la révolution de Février avait commencé à fondre en un seul : le camp de la bourgeoisie et celui des travailleurs.

Ajoutons que le gouvernement provisoire parut oublier combien il lui restait à faire pour fonder le règne de la liberté : se figurant que sa force résidait dès lors dans les baïonnettes, il ne s'occupa plus que de la force armée : on ne vit plus que des fusils et des uniformes dans les rues et les places publiques ; on n'entendit plus parler que de légions, de bataillons, de compagnies ; que de capitaines, de commandants, de colonels : l'esprit militaire avait tourné la tête d'une population qui voulait être libre, et qui crut l'être parce qu'elle avait beaucoup de fusils : le grand foyer des sciences, des lettres, des arts, fut métamorphosé en un camp : la civilisation en souffrit, car les baïonnettes régnaient fièrement à Paris !

Nous terminerons ce chapitre en publiant la protestation que les ouvriers des corporations et ceux des ateliers nationaux firent parvenir, le lendemain, au gouvernement provisoire ; ce sera une preuve de plus que notre calme appréciation de la journée du 16 avril est aussi juste que vraie.

Citoyens membres du gouvernement provisoire, lui disaient-ils, notre manifestation d'hier a donné lieu à des manœuvres contre-révolutionnaires, à mille bruits mensongers, et aujourd'hui encore elle reçoit, dans certains journaux, des commentaires aussi dangereux qu'absurdes.

D'un autre côté, les fausses rumeurs qui avaient précédé notre arrivée à l'Hôtel-de-Ville dans la journée d'hier, y ont donné lieu à un malentendu, à propos duquel il est de notre dignité et de notre devoir de nous expliquer nettement.

Nous commençons par affirmer, sur l'honneur, qu'en nous réunissant au Champ-de-Mars pour nous rendre de là à l'Hôtel-de-Ville, notre but n'a pas été autre que celui-ci :

1° Élire quatorze d'entre nous devant faire partie de l'état-major de la garde nationale ;

2° Trouver que les idées d'organisation du travail et d'association, si courageusement soutenues par les hommes qui se sont dévoués à notre cause, sont les idées du peuple, et que, suivant lui, la révolution de Février serait avortée, si elle ne devait pas avoir pour effet de mettre un terme à l'exploitation de l'homme par l'homme ;

3° Enfin, offrir au gouvernement provisoire, après lui avoir exprimé nos vœux, l'appui de notre patriotisme contre les réacteurs.

Voilà ce qu'ont bien clairement prouvé : la devise écrite sur les bannières de nos corporations ; le texte de la pétition remise par nos députés à l'Hôtel-de-Ville, le calme inaltérable de notre attitude, et l'offrande apportée par nous au gouvernement provisoire de la République.

D'où vient donc que la garde nationale a été convoquée extra ordinairement et en armes, comme en un jour de danger ? D'où vient qu'avant l'arrivée à l'Hôtel-de-Ville de nos représentants et amis, les citoyens Louis Blanc et Albert, nos délégués ont reçu un accueil qui avait tous les caractères de la défiance ?

Nous connaissons maintenant ce qui eu est, et nous allons le dire,

Précisément parce qu'ils savaient ce que notre manifestation avait de calme, de vraiment républicain et de favorable à la consolidation de la révolution populaire de Février, les réacteurs ont d'abord fait courir le bruit que nous voulions renverser le gouvernement provisoire au profit, du citoyen Blanqui, de manière à exciter contre nous tous ceux qui voient dans l'existence du gouvernement provisoire la garantie de l'ordre et de la liberté.

En même temps, des émissaires de la réaction allaient colportant cette monstrueuse calomnie que les citoyens Louis Blanc et Albert nous avaient encouragés à scinder violemment le gouvernement provisoire, calomnie contre laquelle nous protestons de toutes les forces de notre âme indignée.

Si nous avions voulu renverser le gouvernement ou le changer, nous ne nous serions pas réunis sans armes au Champ-de-Mars ; nous aurions pris des mesures pour nous y trouver, non pas comme hier au nombre de cent mille, mais au nombre de deux cent mille ; ce qui nous eût été facile. Enfin, nous n'aurions pas fait entre nous cette collecté que nous avons été porter à l'Hôtel-de-Ville, et nous n'aurions pas terminé notre pétition par ces mots : Vive le gouvernement provisoire ?...

Ill faut donc qu'on le sache bien ; rien dans la journée d'hier n'était de nature à motiver les alarmes. Le peuple sait qu'il est fort ; il lui est permis de rester calmé. Il est là pour défendre la révolution telle qu'il la comprend : sous sa sauvegarde elle ne périra pas.

Nous confions cette protestation au gouvernement provisoire, et nous le prions de vouloir bien la rendre publique.

Paris, 17 avril 1848. — Les délégués des corporations :

LAGARDE, président du Comité central ; DUMONT, GODIN, vice-présidents ; A. LEFAURE, secrétaire.

— Les délégués des ouvriers des ateliers nationaux protestent également, au nom de leurs frères assemblés hier à l'Hippodrome, contre les calomnies dont leur réunion de famille a été l'objet, et joignent leurs voix à celles de tous les délégués au Luxembourg.

GUSTAVE ROBERT, vice-président des ateliers réunis ; JACQUET, délégué ; AUGUSTE DÉHAUT, secrétaire.

 

 

 



[1] Nous consacrerons un chapitre aux travaux de cette Commission des travailleurs dès que la marche des événements politiques nous permettra de nous arrêter un instant dans les régions spéculatives.

[2] La pensée de mettre un terme à l'exploitation de l'homme par l'homme n'est pas, comme on le croit, une pensée éclose d'aujourd'hui : nous l'avons trouvée exprimée, dans les mêmes termes, par plus d'un conventionnel. Qu'on ne s'y trompe pas, si nos pères ne se servirent pas des mois socialisme, socialiste, ils n'en essayèrent pas moins de mettre en pratique les maximes du socialisme.

[3] Le gouvernement avait lui-même provoqué ces offrandes, et l'obole du pauvre lui était arrivée plus souvent que l'or du riche. Que l'on consulte les états de la Commission chargée de recueillir les dons patriotiques, et l'on n'y trouvera aucun des noms de ces hommes habitués au faste : quelques-uns d'entre eux crurent avoir fait assez pour la patrie, à la ruine de laquelle ils avaient eu leur part, quand ils eurent échangé leur vaisselle contre des pièces de monnaie. Le vertueux Louis XVI envoya aussi sa vaisselle à la Monnaie ; ce qui ne le mit pas hors d'état d'employer des millions à perdre la Révolution française.

[4] Le procès de Bourges nous a révélé un fait curieux : c'est qu'au moment où, tous les citoyens qui allaient dans la maison Sobrier prenaient les armes, chargeaient leurs fusils et attendaient qu'on leur indiquât où il fallait marcher pour soutenir le gouvernement provisoire de la République, d'honnêtes ouvriers du faubourg Saint-Antoine se présentèrent chez le général Courtais pour lui offrir de faire sauter cette maison, sur laquelle les réactionnaires avaient concentré toute leur animadversion !

[5] Nous avons déjà fait connaître les paroles que Sobrier prononça à l'Hôtel-de-Ville le 17 mars. Nous ajouterons ici que dans la journée du 16 avril on prit les armes dans la rue de Rivoli pour aller s'opposer à toute tentative qui aurait eu pour but de dissoudre ou d'attaquer le gouvernement provisoire.

[6] Quelques républicains ayant été s'adresser à l'état-major de la garde nationale pour savoir de quoi il s'agissait réellement, le chef d'état-major, le loyal Guinard, retenu au lit, répondit : Je ne comprends rien à cet ordre de battre le rappel ; car il n'y a nulle part le moindre symptôme d'hostilité contre le gouvernement.

[7] Pour ne pas rendre plus palpable la mystification dont il avait été l'objet de la part de la police, le gouvernement provisoire n'osa pas placer dans le compte-rendu officiel que publia le Moniteur du lendemain, le texte de l'adresse que lui présentèrent les ouvriers ; adresse qui avait été rédigée dès le samedi.

[8] Je cite de préférence le journal la Patrie, afin que l'on ne puisse mettre en doute le récit de ce qui se passait au Champs-de-Mars, au moment où le rappel bouleversait tout Paris.

[9] Ce fidèle récit de ce qui se passait au Champ-de-Mars, au moment où la peur bouleversait tout Paris, fut confirmé par les personnes que Sobrier avait aussi envoyées au Champ-de-Mars. Ainsi, les nouvelles de l'Ouest étaient des plus pacifiques, lorsque celles de l'Est étaient belliqueuses au plus haut degré.

[10] Dans le but d'exaspérer les ouvriers, on fit même courir le bruit qu'on avait attenté aux jours de Louis Blanc ; car tous les moyens étaient bons pour les ennemis de la République.

[11] Quelques pages d'histoire contemporaine.

[12] Bien des controverses se sont engagées pour savoir au juste d'où était sorti l'ordre primitif de faire battre le rappel. M. Lamartine, M. Marrast, M. Changarnier et M. Ledru-Rollin ont tour à tour passé, aux yeux du public, pour les provocateurs de ce rappel ; et enfin M. Ledru-Rollin a voulu en assumer la triste responsabilité.

Mais ce qu'il n'a pas dit, c'est qu'étant allé vers les onze heures à l'Hôtel-de-Ville, il y trouva ses collègues, et principalement MM. Marrast et Lamartine, complètement bouleversés par ces mêmes rapports de la police, qu'il connaissait aussi et qui l'avaient très-peu ému. Lorsque le ministre de l'intérieur arriva à l'Hôtel-de-Ville, M. Lamartine avait pris toutes les dispositions que ses appréhensions purent lui suggérer (Voyez l'Appendice), et le maire de Paris s'était, déjà déterminé à rassembler la garde nationale. Si M. Ledru-Rollin fut le premier à transmettre l'ordre officiel au général Courtais de faire battre le rappel, il ne fit que se conformer aux prescriptions les plus pressantes de ceux des membres du gouvernement provisoire qu'il trouva réunis, et parce que cela était dans ses attributions. Voilà ce que M. Ledru-Rollin n'a pas dit, mais ce que tout le monde peut facilement penser en lisant la lettre de M. Lamartine aux dix départements. Pour nous, après avoir médité tout ce qui a été dit et écrit à cet égard, notre conviction intime est que M. Lamartine, M. Marrast et quelques autres membres du gouvernement provisoire furent les dupes de leurs agents, et qu'ils se mirent en défense contre des moulins à vent.