HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE XVI.

 

 

Révoltes, mouvements populaires et révolutions en diverses autres parties de l'Allemagne. — Electoral de Trèves, Luxembourg allemand, Saxe, Hanovre, Bade, Wurtemberg, Bavière. — Abdication du roi de Bavière en faveur de son fils. — Propositions faites à la réunion d'Offenbourg. — Commission des cinquante, siégeant à Francfort. — Méfiance des Allemands envers leurs princes. — Appréciation des dynasties par un journal anglais. — Contre-coup de la Révolution française en Angleterre. — Meetings monstres à Manchester et à Birmingham. — Langage qu'on y tient. — Fameuse pétition des chartistes à Londres. — Préparatifs pour sa présentation. — Frayeur de l'aristocratie. — Constables auxiliaires. — La police empêche la réunion des chartistes. — O'Connor présente la pétition à la Chambre. — Réponse de lord Morpeth. — Lutte de l'Angleterre avec l'Irlande. — Résolutions prises à Northwall pour la séparation. — Mandats lancés contre les chefs irlandais. — Ils haranguent le peuple. — Députation irlandaise auprès du gouvernement provisoire. — Réponse de M. Lamartine. — L'aristocratie anglaise respire. — Question polonaise. — Comité polonais à Paris. — Un Comité national se forme à Posen. — Sympathie de l'Allemagne pour la Pologne. — Réponse du gouvernement provisoire français au Comité polonais. — Départ des proscrits pour la Pologne. — Efforts des démocrates français en leur faveur. — Mouvement constitutionnel en Hollande. — Révolutions avortées en Suède et en Espagne. — Révolution de la principauté de Monaco.

 

Si les révolutions de Vienne et de Berlin furent les événements les plus imprévus et les plus importants survenus en Allemagne dans ce mois à jamais mémorable de mars 1848, elles n'absorbèrent pas tellement l'opinion publique qu'on n'ait pu s'occuper, en France, comme ailleurs, d'une infinité d'autres révolutions, plus ou moins démocratiques, qui éclatèrent en même temps sur différents autres points des vastes Etats allemands et européens.

Toutes ces révoltes, tous ces mouvements populaires, toutes ces révolutions politiques eurent entre elles une sorte de solidarité, car elles provenaient toutes d'une cause commune : le réveil des peuples sonné par la France.

Ce fut ainsi que des troubles graves avaient éclaté dans l'ancien Electorat de Trêves, avant la nouvelle des insurrections de Vienne et de Berlin. Là, des attroupements considérables s'étaient formés dans la journée du 13 mars ; des milliers de citoyens parcoururent la ville de Trèves en criant : Vive la réforme ! vive la république ! Le général voulut faire marcher les troupes contre le peuple ; mais le préfet, M. d'Auerswald[1], s'y opposa et empêcha ainsi l'effusion du sang.

Le lendemain matin, les collégiens parcouraient les rues, portant tous des rubans tricolores à leurs casquettes, malgré les admonestations des professeurs qui s'épuisaient à faire rétablir les couleurs noir et blanc de la Prusse. Bientôt les paysans arrivèrent en foule pour s'associer au peuple de la ville ; et les corps de réserve déclarèrent qu'ils ne tireraient pas sur les citoyens.

On calma le peuple en promettant de lui faire obtenir tout ce qu'il demandait, et même au delà.

Le Luxembourg allemand aussi avait vu l'autorité grand-ducale méconnue par le peuple, qui renferma dans les casernes les troupes du contingent, chassa les gendarmes et les douaniers, et arbora le drapeau français, aux cris de Vive la liberté ! vive la France républicaine !

A Dresde, une grande masse de citoyens s'était rendue au château en criant : Mort au ministre déchu ! Elle avait ensuite parcouru la rue Maurice en chantant la Marseillaise, et en réclamant les plus larges réformes politiques, qui lui furent promises.

En Hanovre, le roi n'ayant pas voulu consentir à une représentation nationale à la diète germanique, se trouvait, dès le 14 mars, dans la situation la plus critique : on s'attendait à le voir chassé de ses Etats, aux applaudissements des Anglais eux-mêmes.

Mais il ne tarda pas à prendre le seul parti qui lui restait pour éviter une catastrophe. Comme les manifestations contre son gouvernement se multipliaient sur tous les points du royaume, et que l'attitude des habitants des villes et des campagnes devenait de plus en plus menaçante, Ernest de Cumberland, prévenu que la population entière allait se porter en masse et en armes sur la capitale, et même sur son palais, se décida instantanément à satisfaire de la manière la plus explicite aux demandes des délégués. L'attitude insurrectionnelle du pays entier mit ainsi une prompte fin à l'indécision royale. ; ce qui surprit beaucoup les Hanovriens, habitués à la ténacité proverbiale et à l'inflexible absolutisme de ce digne émule de Wellington. Ce roi si impérieux poussa tout à coup l'abnégation au point de se dépouiller volontairement du principal instrument de son despotisme, en faisant placer ses troupes sous les ordres du Conseil municipal de sa capitale.

Pour faire comprendre cette conduite inespérée, il faut dire que, dans beaucoup de localités, l'irritation du peuple l'avait porté à chasser les fonctionnaires royaux ; que plusieurs avaient été pendus, et que le bailli Haquemann, jeté par les fenêtres par les bourgeois modérés de Hanovre, venait d'être égorgé par les paysans de Waningsen. La peur avait donc prévalu sur le caractère entier du roi Ernest.

Dans le grand-duché de Bade, dans la Bavière, dans le Wurtemberg, disait une correspondance de l'Allemagne, en date du 14 mars, tous les paysans sont sous les armes. Les petits princes promettent : le droit de réunion, là liberté illimitée de la presse, etc., devenus des droits sacrés en peu de jours.

Le 16 mars, un grand tumulte avait eu lieu à Munich, toujours à cause de Lola Montés. Le bureau de la police fut saccagé. De là la foule Se porta au palais, et l'on commençait à jeter des pierres contre les vitres, lorsque les troupes arrivèrent : le magistrat fit annoncer que la comtesse de Lansfeld était partie pour Francfort-sur-Mein.

Le lendemain parut une ordonnance qui destituait le directeur de la police, et le remplaçait par le juge Puhmann. Les autorités reçurent l'ordre de rechercher et d'arrêter la comtesse de Lansfeld, parce que, disait-on, elle n'avait pas renoncé au projet de troubler la capitale et le pays. Mais, au fond, les troubles avaient des causes plus graves : partout le peuple, agité politiquement, s'assemblait et demandait des armes. Le roi, voyant les citoyens de sa capitale incessamment sur pied, se décida à abolir certains droits seigneuriaux, et crut que cela suffirait pour contenter ses sujets.

Le 20 mars, la population de Munich apprit avec surprise que le roi de Bavière, Louis Ier, venait d'abdiquer, et que le prince royal allait monter sur le trône, sous le nom de Maximilien II. On soupçonna une intrigue de cour. Mais on sut ou on crut savoirs que Louis n'avait pu se résoudre à opérer les réformes qui lui étaient demandées, et surtout à former un ministère responsable. Le lendemain parut une proclamation au peuple bavarois, dans laquelle le roi démissionnaire affirmait qu'il avait administré les biens et les fonds de l'Etat aussi consciencieusement que s'il avait été fonctionnaire d'une république[2].

En montant sur le trône, le fils de Louis, comme s'il eût fait son entrée dans l'Académie française, fit l'éloge de son père ; il se proposait sans doute de marcher sur ses traces.

Le grand-duché de Bade présentait les mêmes agitations, et l'on pouvait y prévoir un soulèvement dès le milieu du mois de mars. Bientôt les nouvelles de Vienne produisirent une exaltation inexprimable : tous les citoyens cherchèrent à s'armer, et la population entière du duché s'apprêta à marcher sur Carlsruhe pour aller y proclamer la république. Déjà on annonçait que plus de vingt mille hommes étaient réunis à Offenbourg. On remarquait dans les propositions faites à cette réunion, les vœux suivants :

Séparation de l'Eglise et de l'Etat ;

Introduction d'un impôt progressif sur le revenu ; abolition des autres impôts, sauf ceux qui protègent l'industrie et la navigation ;

Fixation d'un maximum pour le traitement de tous les fonctionnaires, surtout des pensionnaires ;

Protection de l'industrie par un règlement, pour garantir les travailleurs contre l'influence du capital et de la concurrence ;

Protection pour l'agriculture ;

Transport des usuriers et autres mauvais citoyens dans un pays au delà de l'Océan.

 

Nous n'en finirions pas si nous voulions seulement mentionner toutes les révolutions, grandes ou petites, qui éclatèrent dans tous les Etats allemands, à la suite de la Révolution française. Pour nous résumer, nous dirons que de tout ce bouleversement de l'Allemagne, dans lequel il est nécessaire de comprendre encore la Hongrie qui s'était solennellement déclarée indépendante la nuit du 30 mars, était née une Commission populaire édite des cinquante, siégeant à Francfort, dans la salle des Empereurs : celte Assemblée, la seule vraiment populaire, la seule voulant le progrès indéfini, la seule portant ses regards vers l'avenir ; cette Commission, disons-nous, voyant les intrigues mises en jeu par tous les princes allemands contre la République française[3] ; convaincue que toutes les petites Diètes aristocratiques, liées avec tous les courtisans, ne travaillaient déjà qu'à tromper les peuples allemands, jugea à propos de prendre l'initiative des grandes réformes nationales qui devaient résulter de toutes ces insurrections, de toutes ces révolutions partielles. En même temps les cinquante invitaient la Diète de Francfort à se conformer aux résolutions déjà décrétées pour les élections à la Constituante allemande. La Diète privilégiée, dissoute de fait et de droit, existait encore nominativement ; la Commission des cinquante devait l'annuler complètement ; elle y travailla dé toutes les forces que le peuple lui prêtait.

Cependant, le vrai peuple allemand se prononçait de plus en plus pour une république allemande, déjouant ainsi les projets mutuels du roi de Prusse et de l'empereur d'Autriche, qui auraient voulu réorganiser l'Empire, chacun à son profit personnel. Dans une adresse que le peuple préparait pour la première Assemblée nationale, il exposait :

1° Que la République démocratique était la forme de gouvernement qui assurerait le mieux les droits des individus et de l'Etat ;

2° Que la souveraineté nationale pouvait seule conduire l'humanité à son but.

Et les auteurs de cette adresse démocratique justifiaient leurs propositions par l'histoire.

Ils faisaient ensuite remarquer que les concessions obtenues des princes leur ayant été arrachées, ils ne manqueraient pas de dire eux-mêmes que des contrats basés sur la violence n'avaient aucune force juridique ni morale.

Si l'état actuel des choses continuait, ajoutaient ces publicistes, il y aurait lieu de craindre que ces princes ne voulussent reprendre leurs concessions ; et leurs serviteurs populaires pourraient se laisser entraîner. Les princes savent très-bien qu'un parlement allemand, représentant les vœux du pays, leur donnera le coup de la mort. Il est donc naturel qu'ils s'efforcent, sinon par la violence, du moins par la ruse, sinon par la menace, du moins par la flatterie, de ressaisir leur pouvoir.

Malheur au peuple allemand s'il était vaincu de nouveau[4] ! l'échafaud prendrait la place de la prison, et on écraserait la tête et l'esprit, que les grands appellent un serpent. Pour éviter une catastrophe comme celle de Varsovie, le seul moyen est de fonder et de faire vivre une République allemande.

D'ailleurs, concluaient les publicistes allemands, la monarchie est impossible ; car parmi tous les princes vivants de l'Allemagne, nous n'en voyons pas un qui pourrait porter, avec la confiance du peuple, la couronne impériale...

 

— Étrange et fatale coïncidence ! ajoutait un journaliste anglais[5], en étendant cette indignité à tous les princes. Toutes les races royales et tous les prétendants royaux sont tombés dans un égal discrédit aux yeux de tous les pays de l'Europe en perturbation. Les trois dynasties de France sont partout méprisables, tant sous le rapport privé qu'au point de vue public. Le descendant des maisons de Habsbourg et de Lorraine est un crétin ; le roi de Bavière se fait cracher dessus ; le Wurtembergois est nul ; le duc de Bade est un hypocrite trembleur ; les Hesses sont gouvernées par des fous rétrogrades ; le Hanovre est sous le sceptre d'un enragé ; le roi de Prusse n'a pas échappé au stigmate imprimé au front des races royales. Le premier élément conservateur, l'élément royal a péri, ou du moins il a reçu un coup mortel en Europe.

 

C'était ainsi que les races royales étaient alors appréciées dans un pays monarchique. Et dans celte vieille Angleterre, dans ce pays aristocratique par excellence, on n'était pas sans crainte sur le contre-coup que la Révolution française imprimait partout où existait une agglomération d'hommes.

En effet, dans les villes manufacturières, à Birmingham, à Manchester, etc., on convoquait des meetings monstres, pour célébrer le glorieux triomphe des Français.

Montrez au monde que vos sympathies sont pour ceux qui luttent pour les libertés, les intérêts des classes industrielles, y disait-on... Rappelez-vous que tous les hommes sont frères, et que notre devise est aussi : Liberté politique et fraternité !

A Nottingham, des processions aux flambeaux venaient de réunir un grand nombre de chartistes, dont les orateurs avaient tenu le langage le plus démocratique.

Si la pétition du peuple anglais est rejetée, disait l'un d'eux, et elle le sera, on adoptera d'autres mesures que des pétitions.

— Nos pères, dans leur ignorance, avait dit un autre, créèrent les rois et les prêtres. Le peuple commence à comprendre qu'il peut s'en passer...

— Depuis notre dernière réunion, fit observer un troisième orateur, onze révolutions ont éclaté coup sur coup. Entendez-vous les trônes qui s'écroulent ? Ou nous aurons des chartes, ou la République sera proclamée en Angleterre... et un tonnerre d'applaudissements accueillait ces paroles.

 

A Londres même, les charlistes tenaient d'immenses réunions, dans lesquelles on se flattait de recevoir la prochaine députation de la République française au Palais du gouvernement anglais, et l'on ne cachait pas l'espoir de voir bientôt une Convention nationale anglaise siéger à Londres.

Aussi les journaux de l'aristocratie anglaise ne cessaient-ils point de s'en prendre à la Révolution française, et même au gouvernement provisoire. Aux yeux de cette aristocratie, non moins insolente que poltronne, le peuple français n'était composé que de canaille. Le langage de ses organes était partout le même : la rage s'était emparée d'eux. Ils voulaient intervenir en Italie, à leur manière habituelle.

Pendant que ces feuilles exhalaient leur colère contre les révolutions qui venaient troubler les jouissances de l'aristocratie, à côté des milliers d'ouvriers mourant de faim, les chartistes de toute l'Angleterre se préparaient à porter au Parlement la fameuse pétition couverte de près de six millions de signatures[6], dans laquelle le peuple anglais réclamait ses droits antérieurs et imprescriptibles.

Si le Parlement refuse de vous écouter, disait à ce sujet un ouvrier de Londres, c'est au Palais royal qu'il faudra marcher ; si l'on vous ferme les portes, vous les ouvrirez. Au premier feu, élancez-vous sur les officiers et terrassez-les...

Le gouvernement anglais était donc effrayé. Il attendait le 10 avril, jour fixé pour la présentation de la pétition charliste, avec une anxiété mêlée d'effroi ; car dans tous les meetings on avait dit au peuple de se tenir prêt, même pour la pire des éventualités. En effet, la question du repeal se trouvait éclipsée par celle de la République.

La police ayant exhumé une loi de, Charles II contre la procession annoncée, les chartistes protestèrent : cette prétention subversive du droit de pétition et de réunion publique fut déclarée illégale, et ils arrêtèrent qu'ils passeraient outre.

Notre procession, disaient-ils, sera une démonstration morale, sans armes ; nous respecterons les personnes et les propriétés ; mais nous sommes aussi décidés à faire respecter nos personnes et notre droit...

L'avant-veille, les quarante-neuf membres de la Convention nationale placés par le pays tout entier à la tête du repeal, déclarèrent encore que la procession ne dépasserait pas l'angle du pont de Westminster, qu'on s'y rendrait sans armes ; que les chartistes, loin d'exciter des troubles, concourraient au maintien de l'ordre ; mais que si on les attaquait, ils se défendraient, et le sang versé retomberait sur la tête des ministres.

Au milieu de la frayeur mortelle que l'aristocratie anglaise laissait percer, le gouvernement prenait toutes les mesures que la situation lui indiquait. Des forces considérables avaient été tirées de Wolwich, et tous les bateaux à vapeur se tenaient prêts à les transporter à Londres.

De son côté, la Chambre des communes votait à la hâte les lois de septembre contre les harangueurs du peuple.

Enfin on imagina de faire un appel à tous les amis de l'ordre, et d'enrôler, comme constables spéciaux-amateurs, tous les jeunes gens appartenant à l'aristocratie et au commerce, auxquels on donna des bâtons, et même des fusils et des cartouches. C'était absolument la répétition des préparatifs faits par le gouvernement de Louis-Philippe aux approches du grand banquet, avec l'addition des assommeurs de la police Gisquet. La tactique du gouvernement anglais fut donc d'empêcher la réunion des citoyens[7].

Dès le matin du 10 avril, Kennington-Common se trouva couvert d'une foule immense de cavaliers et d'agents de police tant à pied qu'à cheval, qui, ayant reçu l'ordre d'empêcher tout rassemblement, chassèrent les chartistes au fur et à mesure qu'ils arrivaient, et finirent par rendre impossible tout rassemblement sur ce point. La foule se porta alors en désordre dans la direction de Blackfriars-Road. Mais arrivée à Stamfords-Street, les agents de police à cheval, assistés des constables-amateurs, lui barrèrent le passage du pont ; la police et la jeunesse dorée de Londres se servaient de leurs bâtons.

Mais de temps en temps le peuple perçait les rangs de la force publique et se précipitait par ces trouées. Un combat s'engagea même à coups de pierre sur le pont dont la police défendait l'entrée ; bien des constables perdirent leurs chapeaux et leurs bâtons, et plusieurs des chartistes arrêtés furent délivrés par le peuple, aux applaudissements des spectateurs.

Ce ne fut que vers les trois heures et demie, et après une lutte très-longue et très-vive, que la police fut débordée par le rassemblement, qui s'élança sur le pont[8]. Toutefois, la manifestation, telle que les chartistes l'avaient conçue, était manquée : on l'ajourna.

Cependant, M. Feargus O'Connor, suivi seulement de quelques milliers de chartistes, se présenta à la Chambre des communes pour déposer sur le parquet la fameuse pétition. Après avoir traîné cette énorme pancarte, O'Connor annonça au président qu'il venait présenter une pétition signée par 5.760.000 personnes, dans laquelle les pétitionnaires demandaient les parlements annuels, le suffrage universel, le vote au scrutin, l'égalité des districts électoraux, la suppression de la clause de la propriété comme donnant exclusivement droit au suffrage, et le payement des membres de la Chambre. O'Connor ayant demandé que la pétition fût lue par le clerc de la Chambre, le président autorisa cette lecture, après laquelle lord Morpeth, au nom du ministre de l'intérieur absent, déclara qu'il ne manquerait pas au respect auquel avait droit une pétition signée par tant de monde.

Le danger que le gouvernement avait couru à l'occasion de cette manifestation était donc conjuré à Londres.

Mais l'Angleterre avait une lutte bien autrement grande à soutenir avec l'Irlande, lutte qui durait depuis longtemps, mais qui prit un plus grand degré d'irritation à partir de la Révolution française. L'Irlande demandait sa séparation de l'Angleterre ; elle voulait avoir une représentation nationale irlandaise, afin de ne plus être la proie de l'aristocratie britannique.

Ses vœux furent formulés dans une résolution présentée par Richard O'Gormon au meeting réuni à Northwall, où fut aussi rédigée une adresse au peuple français, pour lui demander un regard de commisération et ses sympathies.

Considérant, portait la résolution rédigée par O'Gormon, qu'il est universellement reconnu que toute nation a le droit de déterminer quels doivent être ses gouvernants ; qu'avant l'année 1800, l'Irlande était, dans tous ses attributs essentiels, tin peuple indépendant ; que l'acte qui a aboli son indépendance a été enlevé par des moyens séducteurs et de force brutale, contrairement à la volonté déclarée d'une forte majorité du peuple ; que l'union a été ainsi imposée au peuple irlandais en violation d'un traité international solennel, ratifié par acte de la législature anglaise, qui proclamait que l'Irlande avait le droit de n'être régie que par les lois rendues par son parlement, devant être établi et garanti pour toujours ;

Par ces motifs, nous déclarons solennellement être convaincus que cette union est nulle ; que les lois adoptées par la législature anglaise ne sont pas obligatoires pour le peuple irlandais, et que la résistance ou l'obéissance à son autorité n'est plus qu'une question d'opportunité.

 

Ce n'était pas la première fois que l'Irlande protestait ainsi ; mais au milieu des circonstances où l'Angleterre se trouvait, et dans la crainte que la propagande révolutionnaire de la France ne s'emparât de sa vassale, le gouvernement anglais ordonna des poursuites contre les orateurs qui, disait-il, avaient tenu des discours séditieux : des mandats de comparution furent lancés contre O'Brien, Meagher et Mittchell ; ce dernier, propriétaire du journal l'Inshman.

Le lendemain, O'Brien, Meagher et Mittchell étaient arrêtés ; ils furent obligés de donner caution.

Mais, en sortant du bureau de police de Dublin, ils surent improviser un meeting ; et, du balcon de la confédération irlandaise, ils haranguèrent le peuple.

Messieurs, cria O'Brien, le gouvernement, par ses persécutions, vient d'opérer une réconciliation sincère et durable entre tous les repealers. Dans le bureau de police, MM. Maurice et John O'Connell sont accourus nous offrir de se porter caution pour nous... Lord Clarendon nous a tous réunis sous le même drapeau, et avant longtemps il apprendra ce que c'est que d'avoir affaire aux Irlandais réunis...

— Mes amis, reprit Mittchell, nous sommes accusés d'avoir manqué à la majesté de la loi. Eh bien ! si nous ne manquons pas mieux à cette majesté, j'entends être à l'instant même proclamé un traître, un misérable ! On me reproche de vous avoir poussés à la révolte, mes amis, de vous avoir poussés au mécontentement. Mais il me semble qu'il n'y avait pas besoin de beaucoup d'efforts pour cela ! Si le gouvernement croit pouvoir intimider ainsi des hommes déterminés et décidés à arracher la patrie à l'oppression sous laquelle elle gémit ; avec tout ce peuple à nos côtés, mes amis, c'est nous qui renverserons le gouvernement.

— Je profite de cette occasion, la dernière qui me sera probablement offerte avant de partir pour Paris, ajouta Meagher, pour vous annoncer que je compte bien employer tout l'intervalle qui doit s'écouler entre ce moment et le jour de ma comparution devant le banc de la reine, à servir la cause de la révolte... Si le peuple se groupe autour de nous, et j'entends par là dire autour de la justice et de la liberté, nous battrons le gouvernement, sinon devant les tribunaux, du moins sur un plus vaste champ. Voyez ce qui vient de se passer à Vienne ! Vienne est entre les mains du peuple. Dublin sera aussi entre les mains du peuple, j'en ai la conviction...

— Si le sang irlandais coulait, dit alors M. Dohenny, je puis vous garantir qu'il y aura des vengeances en Angleterre. Le peuple anglais ne souffrira pas que les dernières libertés de l'Irlande soient anéanties...

Peu de jours après ces provocations, on apprenait que O'Brien, Meagher et Holywood étaient partis pour aller conférer avec le gouvernement provisoire de Paris,

En même temps, John O'Connell, après avoir fraternisé avec la jeune Irlande, adressait une proclamation aux Irlandais, pour les engager à pétitionner plus que jamais. Mais dans les meetings, on ne parlait plus que de s'armer.

Je ne veux plus avoir rien à démêler avec des rois et des reines, s'était écrié Mittchell ; je ne resterai tranquille que lorsque l'Irlande sera libre... Citoyens, il faut s'armer sur-le-champ...

— Oui, ajouta O'Gormon, la lame est sortie du fourreau ; l'armistice a cessé. Dieu défend maintenant le bon droit !

— Ce qu'il nous faut aujourd'hui, reprit Mittchell, c'est la République irlandaise,

— MM. O'Brien et Meagher, dit alors M. Dohemy, sont allés à Paris, faire savoir au gouvernement provisoire de France ce qu'est notre force, et ce que l'on entend, en Irlande, par haute trahison : ils nous reviendront bientôt, et ils nous diront ce que nous pouvons attendre d'assistance de la République française.

 

Cependant le gouvernement anglais, appuyé sur la partie aristocratique de la presse britannique, prenait les mesures les plus vigoureuses dans le but de comprimer l'Irlande. Tous les moyens lui servaient pour calomnier les patriotes irlandais.

Le mouvement qui se prépare en Irlande, disait à ce sujet le Chronicle, en prêchant une Saint-Barthélemy des Irlandais, est un mouvement jacobin et antiprotestant. Il est donc du devoir de tout fidèle et dévoué sujet de la reine d'aider, par tous les moyens, l'autorité royale à étouffer une révolte audacieuse et qui pourrait devenir formidable. Pas de demi-mesures. Comme l'a dit Mittchell lui-même, il faut qu'un des deux adversaires reste sur le carreau. Le gouvernement doit se montrer vigoureux alors qu'il faut agir pour en finir une fois pour toutes et à jamais. Si la loi constitutionnelle ne suffit pas, ayons quelque chose de plus fort...

 

Tel était le langage des journaux dynastiques honnêtes et modérés de l'Angleterre, à l'égard des Irlandais. Mais il était facile de voir percer la frayeur au milieu de cette assurance que les feuilles royalistes affectaient.

Le voyage des chefs de la jeune Irlande à Paris était un grand sujet d'inquiétude pour le ministère anglais. Comment seraient-ils accueillis ? Et si le gouvernement provisoire, poussé par toutes les révolutions qui éclataient en Europe, donnait seulement quelque espoir aux rebelles, quelle guerre la Grande-Bretagne n'allait-elle pas être forcée de soutenir en Irlande ! La honteuse campagne de l'Amérique du Nord allait-elle recommencer pour l'Angleterre ?

Ministres de la gracieuse reine, ne craignez rien. Le gouvernement provisoire de la République française ne vous suscitera aucun embarras. Sa politique révolutionnaire ne va pas jusqu'à soutenir la cause des peuples. Voyez comme il agit courtoisement envers le roi de Naples, envers le roi des Belges, le roi de Bavière, le roi de Wurtemberg et tous ces autres rois qui, tous, travaillent sourdement à perdre la République elle-même !

Entrons à l'Hôtel-de-Ville. C'est le troisième jour du mois d'avril : une députation de citoyens irlandais, habitant Dublin, Manchester, Liverpool, se présente pour demander les sympathies de la France en faveur de l'indépendance de l'Irlande.

Citoyens de l'Irlande, leur répond M. Lamartine dans un très-beau langage, l'Irlande sait combien ses destinées, ses souffrances ont ému de tout temps le cœur de l'Europe ! Sachez donc bien que vous trouvez en France, sous la République, tous les sentiments que vous lui apportez. Dites à vos concitoyens que le nom de l'Irlande et le nom de la liberté courageusement défendue contre le privilège, est un même nom pour tout citoyen français... Dites-leur surtout que la République française n'est pas ou ne sera pas une république aristocratique, où la liberté masque le privilège, mais une république embrassant le peuple tout entier dans les mêmes droits et dans les mêmes bienfaits...

Et comme l'attention des députés irlandais redouble afin de bien saisir le sens des paroles de l'orateur du gouvernement provisoire, M. Lamartine se décide enfin à aborder la question.

Quant à d'autres encouragements, dit-il, il ne paraît pas convenable à nous de vous les donner, à vous de les recevoir...

Nous sommes cependant venus en France pour recevoir ces encouragements, se disaient entre eux les Irlandais ! —

Nous ne sommes d'aucun parti, ajouta M. Lamartine, pour excuser le gouvernement. En Irlande comme ailleurs, nous ne sommes que du parti de la justice, de la liberté et du bonheur des peuples ! aucun autre rôle ne nous serait acceptable. La France veut se réserver libre pour tous les droits. Nous sommes en paix et nous désirons rester en bons rapports d'égalité, non avec telle ou telle partie de la Grande-Bretagne, mais avec la Grande-Bretagne tout entière...

 

Après ces mots, la députation irlandaise n'avait plus rien à espérer ; aussi n'écouta-t-elle qu'avec une préoccupation marquée le reste de la réponse du gouvernement provisoire ; et les citoyens de Dublin, de Manchester, de Liverpool, allèrent se confondre avec les blessés de Février, qui venaient, eux aussi, rappeler au gouvernement les secours d'une autre nature qu'ils avaient le droit d'attendre de la République cimentée de leur sang.

Deux jours après, les journaux de l'aristocratie anglaise se félicitaient de la réponse que le gouvernement provisoire de la République de France avait faite aux députés du peuple irlandais : ils annonçaient avec joie que cette réponse avait fait hausser les fonds publics anglais. L'un de ces journaux, joignant l'ironie au contentement, disait, en parlant de la démarche de cette députation populaire : Les Irlandais ont cru qu'ils allaient parler à la Convention ou au Comité de salut public !

Si le gouvernement provisoire de la nouvelle République française ne pouvait rien, parce qu'il voulait vivre en bonne harmonie avec la reine de la Grande-Bretagne, cette amie si dévouée de Louis-Philippe et de sa dynastie, au moins allons-nous le voir encourager les constants amis de la France, ces nobles Polonais, qui se flattaient déjà d'aller retrouver et reconstituer leur patrie. La révolution de Février avait ouvert leur cœur à l'espérance ; les révolutions de Vienne et de Berlin leur indiquaient que le moment marqué par l'Etre suprême pour l'affranchissement d'un peuple si intéressant était venu. Pourquoi les Polonais ne feraient-ils pas comme les Lombards ? Comme les Milanais, les citoyens de Varsovie n'étaient-ils pas poussés aux dernières limites du désespoir !... Et puis les Français n'étaient-ils pas en république ? ne devaient-ils pas être naturellement pour les peuples contre leurs oppresseurs ? A cette époque, le brave Mierolawski n'était-il pas libre et dans le duché de Posen ?

Que de motifs d'espoir et de confiance pour les proscrits !

Pouvaient-ils, un seul instant, mettre en doute les bonnes intentions du gouvernement provisoire et de la future Assemblée constituante de la France libre ?

Le Comité démocratique de l'émigration polonaise se mit donc à l'œuvre, à Paris, tandis que les Polonais de Posen travaillaient de leur côté à ouvrir les portes de la Pologne à tous ses enfants, en préparant une nouvelle levée de boucliers contre le despotisme chancelant.

Déjà les Polonais de la ci-devant République de Cracovie, profitant de l'heureuse révolution qui venait de mettre en fuite les bourreaux de Tarnow, se levaient, eux aussi, chassaient les troupes autrichiennes, rendaient à la liberté environ 500 prisonniers politiques, et proclamaient de nouveau la République cracovienne.

Le même jour, 21 mars, à l'autre extrémité de la Pologne, un Comité national se créait à Posen.

Frères Polonais, disait ce Comité, l'heure a aussi sonné pour nous... La nouvelle de notre régénération prochaine est arrivée avec la rapidité de l'éclair. Pour éviter une effusion de sang inutile, attendu que l'occasion dé vendre chèrement notre vie ne nous manquera pas, quelques citoyens se sont rendus auprès des autorités prussiennes pour leur annoncer que l'établissement d'un Comité chargé d'agir pour notre sainte cause, jusqu'à ce que notre patrie soit indépendante, était nécessaire.

Les soussignés ont été nommés membres de ce Comité dans l'Assemblée du peuple qui a eu lieu aujourd'hui.

Frères, si un amour fervent de Dieu et de la patrie vous anime ; si vous êtes prêts à vivre ou à mourir pour elle ; si vous avez élevé au Ciel vos yeux pleins de larmes et d'espérance ; si vous avez de la sympathie pour vos frères exilés, qui répandent sur toute la terre leur sang pour la patrie ; enfin, si l'amour de la patrie vit en vous, évitez toute effusion de sang inutile, et réservez vos efforts et votre noble dévouement pour le moment où vous en aurez besoin et où ils seront salutaires...

 

Cette proclamation ayant calmé la population polonaise, on décida aussitôt de faire partir une députation pour Berlin, afin d'aller exposer au roi de Prusse les vœux du Grand-Duché. Les Polonais se proposaient de procéder vigoureusement à la réorganisation de cette partie de l'ancienne Pologne, si la réponse de Frédéric-Guillaume était favorable.

En ce moment, la Pologne comptait beaucoup sur les sympathies de l'Allemagne et même de la Prusse pour sa résurrection. Le Comité central polonais de Paris acceptait, avec une reconnaissance toute fraternelle, l'alliance que la démocratie allemande lui offrait.

La France démocratique n'est plus une espérance des âmes ardentes, disaient les démocrates polonais à ceux de l'Allemagne ; elle est la providence de tous ; elle le sera dans le reste de l'Europe, si toutes les nations savent remplir leur devoir... Nos efforts réunis briseront tous les obstacles. Dites à vos frères que, dans les circonstances actuelles, c'est d'eux que dépendent les destinées de l'humanité... A l'œuvre donc, frères ; secondez, avec autant de sentiments fraternels que de courage, les efforts que va faire la démocratie polonaise...

 

La fraternisation entre les deux peuples fut si complète, que les Allemands portaient à la fois la cocarde nationale et celle de la Pologne.

Bientôt on apprit à Posen que les prisonniers de Montabite avaient quitté Berlin pour se rendre dans le Grand-Duché, et que le président du cabinet prussien, Je comte d'Arnim, autorisait les Polonais à porter leur cocarde, et à former une garde nationale polonaise. Le Comité prit alors possession de l'Hôtel-de-Ville. Le soir, la troupe prussienne évacua la ville et se retira dans la citadelle. Le mouvement national ne tarda pas à s'étendre à toute la province d'Ostroyvo. Enfin le bruit courut que l'empereur d'Autriche et le roi de Prusse restitueraient leurs provinces polonaises[9].

L'heure de la résurrection de la Pologne semblait donc être arrivée. Le Comité central de Paris crut devoir demander au gouvernement provisoire de la République française si la Pologne serait franchement soutenue par la France républicaine.

Je n'ai pas besoin de vous dire ses sentiments pour les fils de la Pologne, répondit M. Lamartine ; elle vous les prouvera sous toutes les formes compatibles avec la politique de justice, de modération et de paix qu'elle a proclamée pour le monde... La France ne vous doit pas seulement des vœux et des larmes, elle vous doit un appui moral et éventuel en retour de ce sang polonais que vous avez versé, pendant nos grandes guerres, sur tous les champs de bataille. La France vous rendra ce qu'elle vous doit, soyez-en sûrs, et rapportez-vous-en au cœur de trente-six millions de Français !

Seulement, laissez à la France ce qui lui appartient exclusivement, l'heure, le moment, la forme dont la Providence déterminera le choix et la convenance, pour vous rendre, sans agression et sans effusion de sang humain, la place qui vous est due au soleil et dans le catalogue des peuples...

 

C'était là tout ce que le gouvernement provisoire pouvait dire officiellement ; et les Polonais exilés eurent au moins la certitude que l'appui moral de la France ne manquerait pas aux enfants de la Pologne, qui allaient travailler à son affranchissement. Les portes de l'Allemagne étaient enfin ouvertes à l'émigration polonaise, et cette noble émigration quitta, en grande partie, le sol hospitalier de la France pour courir à de nouveaux combats.

Déjà Czartoryski et plusieurs anciens généraux polonais avaient traversé le Rhin ; ils étaient entrés en Allemagne, non en proscrits, mais comme des triomphateurs. L'étendard noir, rouge et or des Allemands flottait au-devant du cortège, avec le drapeau blanc et rouge de la Pologne. Des délégués du peuple haranguèrent les chefs de l'émigration polonaise, qui prirent aussi la cocarde allemande, au milieu des cris répétés par la foule de Vive la Pologne.

Un Polonais ayant demandé au prince Czartoryski ce qu'il entendait par la liberté de la Pologne, attendu que cette liberté n'était pas celle des aristocrates, mais du peuple, le prince répondit que tous ses efforts tendraient à reconstituer une Pologne libre, une Pologne sans privilèges, en un mot, une Pologne démocratique. Il ajouta que cette Pologne devait être digne de l'Allemagne et l'égaler dans toutes ses libertés.

Ce programme fut vivement applaudi.

Malgré son désir de suivre ses chefs, toute l'émigration polonaise ne put pas se mettre en route, empêchée qu'elle était par le défaut d'argent. Une foule de proscrits laissaient d'ailleurs en France leurs familles sans moyen d'exister. Sur la demande du club de Batignolles, le ministre de l'intérieur promit de continuer aux femmes et aux enfants de ceux qui allaient aux frontières de la Pologne les subsides alloués aux chefs des familles.

D'un autre côté, les journaux démocratiques ouvrirent une souscription pour mettre les réfugiés à même de se lancer sur la route de leur patrie.

Ils partent, disait le journal la Réforme en faisant un appel à tous les cœurs sympathiques ; ils partent après quinze ans d'exil, d'un exil tempéré par l'hospitalité fraternelle d'une seconde patrie ! Proscrits et martyrs, mais toujours fidèles au culte de leur Pologne bien-aimée, ils ont gardé, comme un trésor, sa langue, ses traditions, sa pensée, son histoire ; ils ne laissent derrière eux que les morts confiés à la terre de France, et bientôt tous ces grands soldats auront quitté nos foyers amis.

Les laisserons-nous partir nus et désarmés, ces frères de l'avant-garde, et la France de la République n'aura-t-elle, pour ses enfants du Nord, que des larmes et les courtoisies stériles d'un dernier adieu ? Les pères de ces grands proscrits sont tombés pour nous, à côté de nos pères, dans nos cent batailles ; ils ont eu leur drapeau dans toutes nos victoires ; ils ont laissé des cadavres dans toutes nos défaites. Aujourd'hui, leurs fils ont vécu de notre vie ; ils ont de notre sang, de nos mœurs, de nos idées, et la communion s'est faite entre eux et nous jusque dans les principes les plus absolus du saint évangile de l'avenir, jusque dans l'égalité.

Ainsi, pour nous tous, le devoir fraternel est sacré ; car nos hôtes emportent là-bas le drapeau de la Pologne et celui de la démocratie française ; ils vont combattre pour la patrie et pour la justice. Qui les abandonnera ?

Donnez donc, citoyens, donnez pour armer les soldats de la Pologne et les confesseurs de l'égalité : c'est la Révolution française qui va livrer bataille au dernier César sur les tombes de la Gallicie, de Posen et de Varsovie.

Que cette colonie de héros ne quitte pas la terre de la République sans l'épée de combat et toute nue : c'est la Révolution française qui se met en marche ; c'est une de nos frontières, frontière vivante ; c'est la France qui va jusqu'à la Vistule.

 

En deux jours, un seul journal avait obtenu des démocrates français une somme assez ronde, dans laquelle l'école de Sainte-Barbe entrait pour près de cinq cents francs.

Laissons un moment les Polonais pleins d'espoir accourir à leurs frontières où les attendent tant et de si cruelles déceptions ; laissons les Italiens, les Prussiens, les Autrichiens et tous les Allemands quelconques s'endormir aux paroles mielleuses de leurs princes et aux caresses de l'aristocratie, pour se réveiller au milieu des trahisons, et achevons cette revue des révolutions populaires éclatées partout, le lendemain de la grande Révolution française ; car il nous reste à noter encore plus d'un élan patriotique sur les traces des démocrates français.

Si. les Belges, ce peuple à part de tous les autres peuples de l'Europe, était resté muet en présence des miracles de la liberté, les Hollandais, ces fiers républicains du dix-septième siècle, ressentirent la commotion générale.

Le 16 mars, toute la population de La Haye, ayant à sa tête de Bevervoode, rédacteur du journal démocratique, et les ouvriers typographes, se porta, drapeaux en tête, sous les balcons du roi, en criant : A bas les accises ! vive la liberté de la presse ! Des députations ayant été reçues par le roi, il promit d'accueillir les vœux du peuple et de changer son cabinet. L'immense manifestation, à laquelle prirent part bien des militaires, ne se retira qu'à une heure du mâtin, après avoir fait acte de présence devant les palais du prince d'Orange et du prince Frédéric. MM. Dirk Donker Curtius et de Bevervoode, les deux citoyens aimés du peuple, furent reconduits en triomphe au milieu de milliers de flambeaux, qui donnaient à cette fête le caractère le plus pittoresque. Le peuple hollandais crut avoir conquis pacifiquement, et par cette seule démonstration inoffensive, les libertés qu'il réclamait en vain depuis longtemps. Mais il se retrouva, dès le lendemain, en présence d'une Chambre issue du privilège, et par conséquent conservatrice rétrograde.

Au delà de la Baltique, au milieu de ce royaume de Suède qui a conservé sa place dans l'histoire des luttes soutenues pour la liberté, une insurrection populaire des plus formidables éclata vers le soir du 18 mars, et, du marché de Brunkeberg, elle pénétra dans la ville de Stockholm. Mais la troupe fit feu sur le peuple, tua plusieurs insurgés, en blessa beaucoup d'autres, et la rue fut enfin balayée à une heure du matin, après que le roi eut paru lui-même sur les lieux.

Le lendemain 19, les attroupements recommencèrent ; mais le peuple, étant sans armes, ne put lutter longtemps contre les soldats, qui, ce jour-là encore, firent usage de leurs fusils. Le conseil des ministres, encouragé par les succès de la troupe, décida que si les troubles recommençaient, on ferait usage des moyens les plus énergiques ; que l'on emploierait même le canon. Ces mesures extrêmes ne furent pas nécessaires ; la tranquillité régna à Stockholm : on venait d'enterrer quelques hommes du peuple ; une centaine gisaient dans les ambulances, et les prisons étaient pleines d'hommes qui avaient cru le moment favorable pour réclamer quelques droits absorbés par la royauté ou par l'aristocratie.

Ainsi, à Stockholm, la révolution, dans le sens populaire et démocratique, avait échoué.

Il en fut de même en Espagne, où un mouvement républicain avorta dans le sang des patriotes.

Ce pays, où le sabre s'était mis au service des plus révoltantes intrigues dynastiques et autres, était alors dans une bien triste position. Et cependant la reine mère concertait, avec ses amis réfugiés en Angleterre, une conspiration contre la République française !

Le 22, Narvaez était entré dans la salle du Congrès pour déclarer, de la part de la gracieuse Isabelle, que les séances de ce Congrès national étaient suspendues. C'était une dissolution honteuse, un coup d'Etat couard, dont la majorité de la Chambre laissa tout l'odieux au ministère.

Bientôt les patriotes de Madrid, poussés à bout par le misérable despotisme qui pesait sur tout le pays, essayèrent de le soustraire au joug de Mme Munoz et de son grand-maréchal Narvaez. Une insurrection éclata contre ce gouvernement en jupons, dans la nuit du 26 mars : des barricades furent élevées par le peuple dans les rues del Principe, de la Cruz, de los Peligros, Lobo, Prado, Carrera, San Geronimo, ainsi que dans d'autres quartiers. Des groupes armés attaquèrent l'hôtel des Postes. D'autres insurgés se retranchèrent dans le théâtre. Le combat devint acharné entre le peuple et les soldats : les insurgés criaient : Vive la République ! vive la milice nationale ! vive Espartero ! On vit des femmes se montrer sur les barricades, et on en compta parmi les morts et les blessés. Des charges à la baïonnette furent faites par la troupe, dans les rues de Tolède, del Prado et autres. Mais, malgré tout le courage que montrèrent les démocrates et les libéraux de Madrid, le défaut de munitions et la rareté des fusils furent cause que l'insurrection fut vaincue, après avoir ensanglanté les rues de la capitale. On comptait un grand nombre de morts et près de deux cents blessés.

Mais là ne s'arrêta pas la liste des victimes de cette insurrection, que le gouvernement fut accusé d'avoir fait éclater intempestivement et lorsqu'il était sûr de la comprimer. La Chambre fut aussitôt dissoute, comme un obstacle aux vengeances. Madrid fut déclaré en état de siège ; le sabre seul régna dans cette capitale ; les Conseils de guerre se mirent à fonctionner, et une ère de proscriptions recommença dans ce pays, dont un publiciste espagnol disait : Elles sont bien malheureuses les nations gouvernées par les favoris des courtisanes royales !

Si des grands Etats régénérés ou seulement ébranlés par la Révolution française nous passons aux petites nationalités, nous trouvons encore la Savoie montrant la velléité de se séparer du Piémont pour se mettre en république. Mais, convaincus que leur affranchissement naturel n'était qu'une question de temps, de quelques jours peut-être, les Savoisiens se bornèrent à manifester leur vœu.

Enfin, la petite principauté de Monaco, si habituée à suivre les mouvements de la France, dont elle est l'infime satellite, opéra aussi son mouvement démocratique, sans que le sang coulât. Mais ici la Révolution ne put être complète. La ville de Menton, dont les énergiques habitants s'étaient plus d'une fois insurgés contre l'avare et despotique domination des princes que leur avaient réimposés les traités de 1815 ; cette ville, principale par sa population, eut bientôt, secoué le joug et se déclara libre et indépendante, ainsi que la commune de Roquebrune. Mais elles crurent devoir rester sous la protection de la Sardaigne.

Ce fut une faute, car en ce moment-là la République française n'eût pas mieux demandé que de faire revivre les vieux traités qui liaient cette principauté à la France[10].

Quant à Monaco, siège de la principauté et place forte gardée, au préjudice de la France, par une garnison sarde, ses habitants ne purent suivre l'impulsion qui leur venait de l'autre côté du Var, ni celle plus immédiate qu'ils recevaient de Menton. Trop faibles pour lutter avec la troupe, et d'ailleurs confiants dans l'avenir, ils furent forcés de subir les conséquences fatales et ruineuses pour eux de leur séparation avec la France, et de continuer à vivre sous la domination de leur souverain, apprenant, à leurs dépens, ce qu'il en coûte aux peuples pour restaurer les princes pauvres !

 

 

 



[1] C'est ce même préfet que le gouvernement de Frédéric-Guillaume appela bientôt au ministère prussien.

[2] Ce fut une chose bien remarquable que cet éloge de la probité et de l'économie des républiques, sorti de la plume d'un roi dissipateur.

[3] Déjà les gouvernements de la Bavière et de la Hesse, dans le but de diviser les citoyens et de les détourner des grandes questions politiques qui les préoccupaient, faisaient marcher des troupes vers leurs frontières pour repousser les irruptions des révolutionnaires, déclarant en même temps que la guerre entre l'Allemagne et la France paraissait imminente. Ce qui n'empêchait pas les habitants de Munich et de Damstadt d'envoyer des adresses de félicitation à ceux de Vienne et de Berlin.

[4] La prise de Vienne sur le peuple par Windischgraetz n'a que trop justifié cette triste prédiction.

[5] Réflexions du Daily-News.

[6] Cette pétition monstre, qui devait être présentée par trois cent mille personnes, n'avait pas moins de deux cents yards de longueur (à peu près quatre cents pieds de France) ; elle pesait plus d'un quintal ; elle devait être portée sur les épaules de six hommes.

[7] Français, Louis-Napoléon Bonaparte, sollicita et obtint la faveur d'être enrôlé comme constable-amateur.

[8] En France, en vertu des lois martiales portées par les ennemis du peuple, une scène pareille n'eût pas duré longtemps sans que les coups de fusil eussent répandu la terreur et la mort au milieu de cette foule de citoyens exerçant un droit.

[9] En ce moment-là, ces souverains pouvaient se montrer généreux, car toutes ces provinces, y compris même la Gallicie, s'arrachaient d'elles-mêmes à la domination étrangère.

[10] Nous nous proposons de démontrer ailleurs combien il importe à la France, tant sous les rapports topographique et militaire que sous celui de l'influence qu'elle doit avoir en Italie, de posséder, à quelque titre que ce soit, le pays de Monaco, avec ou sans le comté de Nice.