HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE XIV.

 

 

Grands mouvements populaires déterminés par la Révolution française. — Elle s'inaugurait aux applaudissements de l'humanité tout entière. — Situation de l'Italie avant la Révolution. — Politique suivie à son égard. — Concessions arrachées au roi de Naples. — La Sardaigne et la Toscane obtiennent des Chartes. — Mauvaise foi du roi de Naples. — Soulèvement inévitable des Lombardo-Vénitiens. — Altitude de Milan. — L'Italie apprend la Révolution de Paris. — Enthousiasme des Italiens. — Conduite oblique du roi de Sardaigne. — . Fuite des Bourbons de Modène et de Lucques. — Grande joie des Romains. — Alarmes du cabinet de Vienne. — Lâcheté de Charles-Albert. — Insurrection de la Lombardie. — Révolution de Milan. — Vicissitudes des cinq jours de lutte avec la garnison. — Triomphe des Milanais. — Toutes les villes de la Lombardie se délivrent du joug de l'Autriche. — Députation italienne au gouvernement provisoire français. — Réponse de M. Lamartine. — C'est l'épée de la France que nous offrirons à l'Italie pour la préserver de tout envahissement.

 

Laissons un moment la France se préparer, au milieu des circonstances intérieures les plus défavorables, aux élections générales de ses représentants à l'Assemblée nationale, objet de tant d'espérances ; quittons ce champ de bataille électoral, où les réactionnaires, appuyés par l'intrigue des royalistes, s'agitent avec une violence inouïe ; jetons un coup d'œil rapide sur la carte générale de l'Europe ; car il est temps de parler des grands mouvements populaires que notre révolution de Février a déterminés dans toutes les contrées prêtes à saluer l'avènement du système républicain. Là nous verrons bien des peuples opprimés s'empresser de suivre l'impulsion que donne au monde entier la nation habituée à marcher à la tête de la civilisation ; de là nous pourrons mieux examiner la position admirable que toutes ces commotions salutaires font à la République naissante ; et nous bénirons la Providence de ce qu'au lieu d'avoir à tirer l'épée pour la défense de ses principes et de son indépendance, comme fut forcée de le faire la République de 1792, celle de 1848, appelée à recueillir paisiblement les fruits de la longue et sanglante lutte que durent soutenir les hommes de la Convention nationale, s'inaugurait aux applaudissements de l'humanité tout entière.

Tournons d'abord nos regards vers l'Italie, vers cette antique terre de la liberté, tour à tour peuplée de grands capitaines, de grands orateurs, de grands poètes, de grands artistes, puis dégénérée par les efforts malfaisants de cette foule de gouvernements divers, mais tous plus ou moins despotiques, qui pesèrent sur ses destinées. Du Phare aux Alpes, de la Sicile à la Lombardie, nous voyous une race nouvelle qui lutte héroïquement pour reconquérir la liberté et l'unité nationale. Mais les rois, mais les princes, mais la France monarchique sont contre l'esprit révolutionnaire qui tient l'Italie en éveil.

Parlez bas ; inclinez-vous devant les princes ; demandez l'aumône pour le droit et la liberté ; n'inquiétez pas l'Autriche ; saluez ses sentinelles ; payez la dîme et l'impôt à l'étranger insolent, et n'attaquez pas les traités de 1815. Tels étaient alors les conseils donnés à l'Italie par le gouvernement français, et tel était le sens des notes officielles envoyées par M. Guizot à ses représentants dans la péninsule ita4lique.

Eloignez-vous du parti révolutionnaire, ajoutaient les orateurs dynastiques formés à l'école de Louis-Philippe ; ne vous laissez pas déborder par ses passions sauvages ; soyez modérés, soyez pacifiques, soyez confiants dans la parole des princes !

Mais la France, qui sentait déjà bouillonner dans ses flânes le volcan du 24 Février, criait à l'Italie :

Grande nation, tu peux et tu dois l'affranchir. Tu devais être inviolable entré toutes les patries de la terre. L'étranger, en foulant ton sol, a souillé l'une des tombes immortelles de l'histoire et le berceau de la civilisation moderne : le pied de l'Autriche sur tes marbres et sur ton sein, est une profanation, est un outrage contre les arts, contre la gloire, contre l'humanité. Que parlent-ils de traités de 1815 ? Que veulent-ils t'imposer, à toi qui résumes l'ancien monde, et qui débattais jadis dans une ville les destinées de l'univers ? Est-ce que la guérite d'un soldat autrichien est plus haute que la colonne Trajane ? Est-ce que la maison d'Habsbourg ne tiendrait pas tout entière dans un des tombeaux de César ? Italie ! Italie ! de par le droit, de par la pudeur humaine, tu dois être indépendante et non vassale ; car tu es à la fois l'urne antique, l'une des gloires passées et la fontaine sacrée de la renaissance !

Italie ! tu dois être libre entre toutes tes sœurs, toi qui fus la patrie de la grande République, la terre du Capitole, du Forum, du mont Sacré !...

— Heureusement, ajoutait un publiciste qui prévoyait le rôle que l'Italie allait jouer en Europe[1] ; heureusement, les Italiens n'ont point écouté les Grecs de la nouvelle décadence, et la Sicile frappait le tyran au cœur quand on devisait, en France, sur la valeur des contrats de la vieille Europe. Le Vésuve s'est allumé comme l'Etna ; les deux sœurs siciliennes se sont embrassées dans la bataille, et Ferdinand aux abois, pleurant ses légions détruites, a été forcé de pactiser avec la révolution.

Quelle sera cette Charte promise ? Nous ne le savons encore ; mais elle a déjà porté ses fruits ; car la Sardaigne et la Toscane échappent au régime des consultes, et la souveraineté du peuple commence !

Que les Deux Siciles tiennent bon ! Ferdinand signera la Constitution de 1812, s'il lui reste encore quelques signatures à donner, et les autres gouvernements suivront : Naples, Palerme, Turin, Florence, Rome, vous êtes solidaires ! Unissez-vous dans le saint amour de l'Italie ! Préparez la grande fédération de l'indépendance ; armez-vous ; et que l'Autrichien, quand il viendra, ne trouve plus sur son chemin des Romains, des Lombards, des Toscans, qu'il ne trouve que l'Italie[2].

 

Nous nous dispenserons de toute autre exposition des affaires générales de l'Italie au commencement de février 1848, car les lignes qui précèdent font connaître la position des choses lorsque Ferdinand, après avoir ensanglanté Naples et bombardé Palerme, fut forcé, devant une manifestation imposante, de renvoyer son ministère, et de promettre une constitution.

Par cette charte, le roi de Naples concédait la responsabilité ministérielle, l'organisation de la garde nationale, et la liberté de la presse, avec des restrictions ; mais il refusait d'accorder à l'a Sicile un parlement indépendant, et repoussait les couleurs tricolores de l'unité Italienne.

C'en fut assez pour exciter à la fois l'enthousiasme des Napolitains et la colère du consul autrichien, qui se permit de baisser son pavillon le jour de la promulgation.

Quant à la Sicile, sa défiance à l'égard du roi de Naples la laissa dans une position d'hostilité passive.

Dans le fond, c'était peu de chose qu'une charte octroyée in extremis ; mais les peuples de l'Italie pensaient que, si le plus entêté de leurs souverains cédait devant l'opinion publique, les autres ne pouvaient se dispenser de l'imiter.

En effet, le roi de Piémont ne tarda pas à promettre une constitution basée sur la charte française ; et, quelques jours après, le grand-duc de Toscane, Léopold II, s'engagea également à donner à ses sujets une constitution libérale.

Ainsi, tous les Etats de l'Italie, à l'exception de ceux occupés par les troupes autrichiennes, allaient devenir des Etats constitutionnels représentatifs ; car Rome avait déjà les deux Chambres obligées des pays monarchiques ; elles y fonctionnaient, tant bien que mal, à côté d'un sénat formé de cardinaux, vieillards sans expérience, comme le disait du sacré collège le général Bonaparte. Mais la municipalité venait de déclarer Rome solidaire de tous les mouvements italiens, et elle annonçait que la ville éternelle aurait sa constitution.

Les Etats italiens soumis au joug de l'Autriche semblaient, en ce moment, attendre l'étincelle qui devait allumer chez eux la guerre sainte de l'indépendance. Le cri du pape Jules : Fuor dell' Italia i Barbari ! était devenu le mot d'ordre de tous les hommes de cœur et de dévouement de la Lombardie et de la Vénétie. Déjà des troubles sanglants avaient eu lieu entre les habitants et les soldats tudesques dans les villes de Côme, de Brescia, de Padoue : partout la jeunesse italienne avait adopté le chapeau calabrais, comme signe de fraternisation avec les révolutionnaires du royaume de Naples ; partout encore les bons Italiens s'étaient sevrés de l'usage du tabac, dans le but de nuire aux recettes du fisc. Tous les jours des collisions sanglantes semblaient annoncer que l'heure d'une révolte générale allait sonner. Les Autrichiens, abhorrés en Lombardie, n'étaient pas moins détestés dans la Vénétie, détestés en Piémont, comme en Toscane ; et dès que les deux souverains de ces Etats se furent exécutés à l'égard de la constitution, on considéra cet acte politique comme une provocation à la guerre. On arma à Turin, comme à Florence.

La proclamation de la Constitution sarde, disait un journal piémontais, est le défi jeté à l'Autriche. En conséquence, sur toute la ligne de la frontière, les troupes sont en mouvement. Les soldats piémontais reçoivent la solde de guerre. Les Autrichiens traînent à leur suite Une immense quantité de fourgons et des pièces de siège ; le général Radetzki demande de plus belle à occuper Alexandrie, d'après le traité signé en 1821. Charles-Albert ne peut plus reculer[3]. Pour l'Autriche c'est une question de vie ou de mort. L'Autriche mourra ; la carte de l'Europe est à refaire... Toutes les correspondances delà Lombardie témoignent avec quelle impatience les populations de Milan, de Vérone, de Mantoue, de Brescia, etc., attendent le commencement des événements.

En Toscane, les feuilles libres poussaient aussi leur cri de guerre :

Que celui qui a dix paoli à consacrer à la défense de la patrie, disait le journal l'Alba, achète de la poudre et fasse des cartouches ; que celui qui a du plomb fonde des balles ; que celui qui a cinq écus achète un fusil, même un fusil de chasse au besoin. La défense héroïque de Palerme ne prouve-t-elle pas que toute arme est bonne entre les mains d'hommes qui savent mourir pour la liberté et l'indépendance de la patrie ?

Tout était donc à la guerre contre l'Autriche de ce côté de l'Italie, tandis que de nouvelles preuves de la déloyauté du roi de Naples confirmaient chaque jour la méfiance des Siciliens. Ainsi, pendant que le gouvernement de Naples faisait bombarder Messine, on le voyait travailler avec ardeur à faire revivre les anciennes rivalités entre cette dernière ville et celle de Palerme, rivalités qui avaient disparu en présence des dangers communs et du commun intérêt de la patrie. Aussi les Siciliens avaient-ils rejeté les propositions du roi de Naples, ne voulant accepter d'autre constitution que celle adoptée en 1812.

Dans la haute Italie de nouveaux conflits entre les habitants et les troupes autrichiennes, conflits qui avaient pris les proportions d'insurrections sanglantes, tant à Pavie, qu'à Padoue, à Parme, Bergame et autres villes, faisaient prévoir une prochaine révolte des Milanais, eux aussi poussés à bout. Les Autrichiens s'y préparaient ; déjà le vice-roi était autorisé à promulguer la loi martiale en Lombardie, et on orga1nisait les Cours prévôtales.

Enfin, dans le pays vénitien, on ne s'attendait pas moins que dans la Lombardie, à un soulèvement général contre les Tudesques.

Une chose étrange, qui rappelle ces prédictions par lesquelles les anciens chefs rendaient le courage à leurs légions, c'est que, dès le 20 février, les journaux de Florence, de Lucques, de Livourne, de Turin et de Gênes appelaient l'attention des Italiens sur la situation de Paris :

Peuples de l'Italie, y lisait-on, levez les yeux ; vous verrez apparaître dans le ciel de la France un signe de rédemption : c'est le drapeau de la République !

Le lundi au soir, 21 février, écrivait-on encore de Milan, sous la date du 23, une aurore boréale magnifique s'est montrée sur le Sempione : elle partait de l'horizon. Tout Milan était dehors pour admirer le phénomène céleste. Dans ces moments de lutte et de sang, je ne saurais vous dire combien ce météore a impressionné la population. Tous espèrent la guerre Depuis lors là joie est dans tous les cœurs ; tant il est vrai que ceux qui souffrent se rattachent aux plus petites choses ! Mourir pour mourir, disent les Milanais, ne vaut-il pas mieux tomber sur le champ de bataille, que d'être insultés, humiliés et assassinés en détail ?

 

L'aspect que présentait alors Milan, la ville gardée à vue par les soldats de Radetzki, était si triste, qu'il ne pouvait durer longtemps. Après avoir promulgué la loi de police le gouvernement autrichien déployait dans cette capitale des forces imposantes : partout des corps de garde, des canons et des sentinelles prêts à faire feu, des rues désertes, les boutiques fermées, les affaires paralysées, la douleur et la rage dans tous les cœurs. Une circulaire adressée à tous les curés les rendait responsables de tout désordre dans leur paroisse. Radetzki se voyait en pays ennemi, sans pouvoir atteindre cet ennemi.

Au milieu de ces rixes quotidiennes, de ces émeutes des rues, de ces collisions sanglantes, Radetzki, aux abois, cherchait à donner le change sur sa position, en annonçant qu'il allait porter les armes de l'Autriche dans le cœur du Piémont même.

Tout à coup, au milieu de celte attention générale, une grande nouvelle traverse les Alpes et arrive à Turin, au moment où le canon saluait la proclamation de la Constitution sarde. Le peuple de cette ville apprend à la fois et la lutte héroïque des enfants de Paris, et leur triomphe, et la proclamation de la République française !

A ce nom magique, qui avait laissé de si grands souvenirs en Italie, le peuple ne put contenir sa joie. Les prodigieux événements de Paris lui donnaient la certitude que l'Italie serait délivrée, et il remercia le Ciel d'avoir donné aux Italiens un si puissant auxiliaire. Le cri de Vive la République française ! retentit en Piémont, comme il avait retenti en Savoie !

Mais la révolution de la France contre la dynastie d'Orléans, et surtout l'établissement de la République, ne furent pas vus du même œil par le roi de Piémont et sa cour. L'aristocratie de Turin se sentit anéantie ; car elle prévit aussitôt que l'exemple de la France pourrait bien être suivi par les Etats limitrophes et s'étendre au loin.

De ce moment, cette cour rétrograde, qui jusqu'alors avait poussé à la guerre contre l'Autriche, non pas pour delivrer le peuple de la Lombardie, mais pour trouver l'occasion d'agrandir le royaume subalpin ; de ce jour, disons-nous, le roi Charles-Albert, dont les belliqueuses promenades avaient excité tant d'enthousiasme, se tint sur la plus prudente réserve. Il fit plus, il empêcha les nouvelles de France de pénétrer immédiatement dans la Lombardie, afin de laisser à Radetzki le temps de prendre ses mesures contre l'inévitable insurrection que ces nouvelles devaient provoquer.

Ce fut encore dans le but d'amortir le coup que la proclamation de la République en France devait porter dans toute l'Italie que les journaux censurés de la Sardaigne, en annonçant ce grand événement, y ajoutèrent, d'après de prétendues lettres particulières, que l'on se battait à Paris, pour ou contre la régence. Les jours suivants seulement, on publia une lettre de Gioberti, alors à Paris, dans laquelle, en racontant le grand fait accompli, il ajoutait : La République en France, c'est la nationalité italienne reconnue aussitôt que les Italiens le voudront.

Gênes commença alors par chasser les jésuites, et établit sa garde civique dans le palais que ces proscrits avaient occupé.

A Livourne, à Florence, à Pise, la révolution de Février fut connue promptement, et grand fut l'enthousiasme des populations. L'Alba de Florence s'exprimait ainsi :

Depuis deux jours, nous attendions avec anxiété les événements de France... Aujourd'hui, que les faits sont accomplis, point n'est besoin de longues réflexions... Un système honteux tombe, et avec lui tous les hommes qui trahissaient les intérêts français. Le peuple se réveille et reprend sa dignité. Il est notre ami ; et plus il sera libre, plus il donnera son appui moral à liberté et à l'indépendance de l'Italie. Guizot et ses collègues étaient ouvertement ligués contre nous avec l'Autriche ; après leur chute, un peuple de héros devient notre frère. Ces événements nous donnent plus de force contre l'ennemi commun.

Que fera l'Autriche ? Il est probable que la victoire du peuple français la mettra entièrement hors d'elle, et que, dans sa fureur, elle tentera de porter un dernier coup à l'Italie. Voilà pourquoi il faut vous armer et vous préparerai ! combat... La Lombardie gémit et frémit sous l'oppression. Tous les Italiens savent quels sont leurs devoirs envers ces frères malheureux. Ainsi des armes ! des armes ! que ce soit notre Cri, le jour et la nuit.

— L'idée fixe italienne, ajoutait le journal de Pise, c'est l'indépendance de l'Italie : tout doit lui être sacrifié !

 

Le premier effet de la révolution française en Toscane fut la mobilisation de la garde nationale. Mais le grand-duc n'alla pas au delà.

Si nous jetons les yeux sur les Etats de Parme et de Modène, nous voyons les petits despotes de ces contrées trembler de tous leurs membres à la lecture des dépêches de France ; partout nous trouvons des soldats autrichiens furieux, ne gardant plus aucune mesure envers les habitants. A Modène, ces soldats tiraient sur les citoyens qui passaient dans les rues après la retraite !

Bientôt le Bourbon de Modène et l'autre Bourbon de Lucques prirent la fuite.

Tandis que les grandes nouvelles de France arrivaient jusqu'au fond de l'Adriatique et qu'elles faisaient bondir d'enthousiasme les citoyens de Trieste, à Rome, l'ambassadeur philippiste, Rossi, cherchait à cacher ces événements. Mais enfin ils furent connus des Romains par un courrier de Civita-Vecchia.

Aussitôt la population de la capitale accourut autour de l'Académie de France et y proclama de nouveau la République française. Ce fut un beau jour pour les Romains, car, au même instant, le sénat présentait au pape une adresse pour supplier S. S. de ne plus mettre de retard à la publication de la Constitution promise.

Après la manifestation faite à l'Académie de France, le peuple se porta en masse au Quirinal, pour appuyer de ses vœux ceux du sénat. On voulait se rendre ensuite à l'ambassade de France, pour faire disparaître l'écusson de l'ancien gouvernement ; mais on parvint à détourner le peuple de ce projet : on savait que M. Rossi avait reçu sa destitution. Le peuple se contenta de crier : Vive la République française, et en Lombardie ! Les démonstrations de joie des Romains durèrent plusieurs jours, pendant lesquels les couleurs françaises furent portées par tout le monde.

Venise salua avec les mêmes transports d'enthousiasme la révolution de France et la proclamation de la République française. La ville des doges, l'intrépide fiancée de la mer se prépara dès lors à chasser les barbares.

Enfin, les Siciliens reçurent la grande nouvelle ; et aussitôt, les patriotes de Messine coururent à leurs pièces : la canonnade recommença contre la citadelle, qui depuis plusieurs jours bombardait celte ville si florissante, et à chaque coup, l'on entendait les canonniers messinois crier : Vive la République française !

En nous rapprochant des Alpes et du Tessin, nous trouvons tout en insurrection autour de la ville contre laquelle les Autrichiens ont concentré leurs forces et une immense artillerie. La France et la Suisse sont avec nous, disaient les populations italiennes ; notre force est centuplée : il n'y a donc pas à hésiter !...

Le cabinet de Vienne, aussi alarmé pour le sort de ses possessions en Italie que des insurrections éclatées en Hongrie et en Bohême, s'était déterminé à parer le coup que lui préparait la commotion partie de Paris ; en conséquence, il menaçait la Lombardie d'une Constitution octroyée. Déjà, assurait-on, l'Imprimerie royale de Milan s'occupait de ce travail, en même temps que Radetzki annonçait qu'il allait entrer en Piémont[4].

Mais de l'autre côté du Tessin, la force des choses poussait les Piémontais à pénétrer en Lombardie. Malheureusement l'indécision du roi Charles-Albert faisait le désespoir des troupes sardes, en les condamnant à l'inaction, et en donnant le temps aux Autrichiens de frapper quelque coup décisif à Milan ou à Venise.

Nous l'avions bien jugé ce Charles-Albert ! disaient les Génois : il a peur... ; le grand-duc de Florence a peur lui aussi. L'un retient ses soldats ; l'autre fait censurer plus sévèrement que jamais ses journaux... Nous le disons hautement : si tous ces princes, dont pas un seul n'ose déclarer l'Italie affranchie, restent au-dessous de leurs devoirs, tant mieux !... Piémontais, Toscans, Romains, Génois sauront à quoi s'en tenir. Encore une fois, tant mieux, si devant une gloire facile, leur pusillanimité est telle qu'ils se couvrent de mépris aux yeux des Italiens, alors que la Lombardie agonise et que la France est là pour soutenir les braves !...

— Le prodigieux événement de France, ajoutait l'Alba de Florence, nous donne pour alliée et amie naturelle cette grande nation. Les idées nouvelles et les droits des peuples proclamés jusqu'à ce jour pacifiquement dans les temples, sur les théâtres, dans les fêtes publiques, devront être soutenus énergiquement les armes à la main sur les champs de bataille. Il faut que nous soyons des héros, si nous ne voulons passer pour des bouffons vulgaires... Le peuple toscan a toujours fait son devoir ; le grand-duc n'a pas fait le sien !

 

Les Italiens avaient cent fois raison de se plaindre du mauvais vouloir des deux seuls princes pouvant quelque chose en faveur des Lombards. Si les publicistes, dont les feuilles faisaient retentir le Piémont et la Toscane d'appels incessants aux armes, eussent pu descendre au fond de la conscience de ces princes, ils y auraient vu dominer surtout la crainte des idées révolutionnaires, et cette crainte maîtrisait tellement ces âmes royales, qu'elle suffisait pour fermer chez elles tout accès aux sympathies que leurs peuples éprouvaient pour les Lombards opprimés. Rien ne pouvait vaincre les appréhensions de ces souverains. Vainement leur faisait-on dire, de Milan, que les troupes autrichiennes étaient livrées au plus grand découragement par les nouvelles qu'elles recevaient à la fois de la France, de la Bohême et surtout de la Hongrie. Vainement encore leur montrait-on Radetzki menacé d'être abandonné par ses meilleures troupes, les grenadiers hongrois. Il ne faut plus qu'une légère secousse, écrivait-on au cabinet sarde ; la domination despotique de l'Autriche est prête à tomber. Envoyez seulement dix mille hommes de l'autre côté du Tessin, et la cause italienne est à jamais victorieuse. Mais qu'on les envoie sur-le-champ : les Lombards n'espèrent qu'en vous !

Ces pressantes sollicitations ne purent déterminer le roi Charles-Albert à envoyer ce secours, qui eût été si opportun ; son instinct royal ne lui permit pas de comprendre que le moment était venu de bien mériter de l'Italie tout entière, en se plaçant à la tête du mouvement contre l'Autriche.

Heureusement, le courage du désespoir fournit aux Lombards les forces que les princes italiens leur refusaient au moment décisif.

Le peuple de Milan, de Brescia, de Pavie, de Bergame, de Mantoue, de Lecco, de Côme, et généralement de toutes les villes occupées par les Autrichiens, sans en excepter Modène, ne tarda pas à imiter l'exemple que lui donnaient en ce moment-là les habitants de la Valcamonica, qui, par une prise d'armes bien concertée, avaient délivré leur pays des commissaires, des troupes autrichiennes et des gendarmes, et étendaient déjà leur insurrection depuis le lac d'Iseo jusqu'au Tyrol.

En présence de ce mouvement, en présence de l'irritation des grandes villes, et surtout de l'attitude belliqueuse de l'armée sarde placée sur l'extrême frontière, le vice-roi fit, dit-on, proposer aux Lombards une Charte qui aurait eu quelque ressemblance avec la Constitution promulguée à Turin ; mais les Lombards, qui voyaient poindre le jour de leur affranchissement ; les patriotes lombards, dont les vœux appelaient la reconstitution d'une nation italienne, répondirent à ces avances qu'il était trop tard.

Ce mot était bien hardi pour une population ne possédant aucun moyen d'entrer en lutte avec des soldats réguliers. En effet, le peuple de Milan n'avait à sa disposition ni canons, ni fusils, ni munitions de guerre quelconques. Chaque citoyen ne voyait d'autre perspective que celle de se faire tuer, sans pour voir défendre chèrement sa vie. Mais l'exemple laissé au monde par le peuple de Paris, en 1830 comme en 1848, était là, vivant dans tous les souvenirs, et il prouvait que rien n'était impossible à une grande population animée par l'amour de la patrie et de la liberté, et décidée à vaincre ou à s'ensevelir sous les ruines de ses habitations. Ces sentiments, stimulés par le désespoir qui s'était emparé de toutes les classes, en présence de l'état d'abjection où le despotisme tudesque les avait réduites, donnèrent au peuple de Milan et le courage de commencer une lutte si inégale, et l'énergie nécessaire pour la soutenir jusqu'au bout.

Le 18 mars, à midi, moment fixé pour l'insurrection de la Lombardie, le peuple de Milan, c'est-à-dire tous les hommes de cœur, de dévouement et d'énergie, s'armèrent comme ils le purent, et se réunirent sous les couleurs nationales italiennes. Bientôt le bruit lugubre du tocsin se joignit aux cris de Vive l'Italie ! vive la liberté ! vive la France ! que poussaient les insurgés. Des barricades s'élevèrent instantanément dans la plupart des rues de la ville et des faubourgs, et l'engagement avec les troupes commença. Le château ne tarda pas à tirer sur les rues et les places occupées par le peuple. Vers les trois heures, l'insurrection avait déjà fait de grands progrès. Les citoyens s'étaient emparés de quelques canons ; des barricades apparaissaient sur tous les points ; l'artillerie tonnait des deux côtés ; la révolution prenait la tournure la plus sérieuse ; enfin le peuple était maître du palais du gouvernement.

En présence de ce grand exemple d'intrépidité, les villes et les campagnes de la Lombardie se levèrent aussi et commencèrent une lutte glorieuse contre les soldats de l'Autriche. Modène, Parme et Lucques tressaillirent de joie. Gênes sentit ses vieux instincts républicains se réveiller ; la ville des Doria se prépara à aller soutenir les Milanais.

Quant au Piémont, dont les brigades se trouvaient sur les frontières de la Lombardie, il frémit aussi, maïs d'impatience, mais de honte de ne recevoir aucun ordre pour marcher contre l'ennemi de l'Italie. Les journaux de ce pays, et principalement la Concordia, élevèrent la voix en faveur des Lombards :

Piémontais ! on égorge vos frères ! criait ce journal dès le 19 au matin. C'est le sang italien qui rougit les barricades de Milan ! Celui qui ne penserait qu'à sa vie et à son repos en ce moment céderait à de mauvais conseils et ferait une œuvre périlleuse entre toutes. Il n'y a pas de peuple en sûreté lorsque le peuple voisin est obligé de combattre seul pour sa liberté.

Piémontais ! le premier usage que vous devez faire de la vôtre est de vous en servir pour aller aider ceux qui combattent ; et qui ne l'entendra pas ainsi n'est qu'un esclave : qu'il aille grossir les rangs des Autrichiens !

 

Charles-Albert ne comprit pas ce qu'il devait à ses voisins de la Lombardie ; il fallut même que son nouveau ministère lui forçât la main pour décréter la réunion de trois camps et l'organisation de trois légions de volontaires, où les Lombards seraient admis : ces légions devaient se former à Novi, à Casale et à Chivasso. Les registres d'inscription devaient s'ouvrir immédiatement.

Ainsi, Charles-Albert ouvrait des registres d'inscription lorsqu'il fallait marcher droit à l'ennemi, et au lieu de diriger ses troupes sur Milan, il ordonnait à la brigade de Casale de se rendre en Savoie ! La Révolution française l'effrayait beaucoup plus que ce qui se passait en Lombardie !

Les peuples n'aiment pas les lâches, disait à ce sujet une feuille française. Que Charles-Albert s'en souvienne !

Cependant, le combat, commencé dans les rues de Milan le 18, n'avait pas encore discontinué le 19 au Soir, et s'était prolongé avec un grand acharnement de part et d'autre, même pendant la nuit du 19. Dans ces deux journées, les troupes et les patriotes avaient tour à tour éprouvé bien des vicissitudes. Les Autrichiens, occupant le château et les bastions des diverses portes, tiraient à mitraille sur la ville, en même temps qu'ils empêchaient aux secours arrivant à tout instant de la campagne et même de la Suisse d'y pénétrer. Les patriotes avaient vu aussi se lever, comme par enchantement, du centre de l'insurrection, l'ancienne garde nationale. D'un autre côté, les soldats italiens s'étaient révoltés ; mais les Autrichiens les avaient désarmés, et on ne leur avait laissé ni cartouches, ni balles. Malgré la pénurie des armes et des munitions de guerre, les Milanais faisaient des prodiges de valeur. On avait entendu le podestat Casati faire dire à Radetzki que lorsqu'il aurait détruit les maisons, il lui faudrait détruire les pierres[5]. Ce même podestat et l'archevêque, portant des drapeaux tricolores à la main, n'avaient point cessé d'encourager les combattants. Le peuple, guidé par quelques anciens officiers, se battait partout avec le plus grand courage. Quand le canon autrichien balayait quelques rues, les insurgés allaient chasser les troupes des autres rues occupées, et aussitôt s'élevaient de nouvelles barricades, dont quelques-unes furent formées de meubles de luxe, commodes, secrétaires, pianos, et jusqu'à des canapés recouverts en damas. Sur un autre point, on avait employé, pour premières assises des barricades, les voitures de la cour et même la calèche du gouvernement. Les Tyroliens étant montés dans le clocher de la cathédrale pour faire feu sur les habitants, ceux-ci fermèrent les portes du clocher, et les chasseurs, après avoir épuisé leurs cartouches, se trouvèrent pris par la famine.

Le peuple allait manquer aussi de munitions, et le maréchal Radetzki menaçait de bombarder la ville. Le consul de France réunit les autres consuls ; tous ensemble ils signèrent une protestation, qu'ils envoyèrent au maréchal, dans la soirée du 19. Le général autrichien n'y fit aucune réponse.

Cependant, bien des citoyens des environs de Milan, réunis à des Suisses, étaient arrivés aux portes de la ville, qu'ils trouvèrent fermées : le canon se faisait entendre au milieu de la fusillade, et l'on ne pouvait apporter ni munitions ni secours quelconques aux insurgés aux prises avec les troupes. Seulement, à la porte Varcellina, des patriotes avaient forcé les dragons qui la gardaient à se retirer, après avoir perdu huit à dix hommes.

Le 20, le combat recommença. Les Milanais venaient d'apprendre que des Suisses et d'autres volontaires, après avoir occupé Côme et Varese, s'approchaient de Milan, conduisant avec eux six pièces de canon ; que les citoyens de Novare envoyaient cinq cents livres de poudre ; et enfin que la révolution avait triomphé à Brescia, à Bergame, ainsi que dans plusieurs autres localités, d'où les Autrichiens étaient chassés.

Le même jour, à Gênes, les patriotes s'organisaient aux cris de : La liberté ou la mort ! Une estafette étant arrivée de Turin, le peuple voulut savoir ce que ce message contenait, La brigade de Savoie, répondit le gouverneur, a l'ordre de partir sur-le-champ pour la frontière : les citoyens peuvent la suivre comme volontaires. Le peuple demanda aussitôt des armes. Les rues se remplirent de citoyens qui prenaient rang pour partir avec la brigade, tandis que les autres régiments murmuraient de l'inaction à laquelle ils semblaient condamnés. Pour arriver plus vite, plusieurs centaines de Génois, armés jusqu'aux dents, se jetèrent dans des voitures ; d'autres quittèrent la ville comme ils se trouvaient, sans chapeau et sans avoir fermé leurs maisons.

Le même enthousiasme se fit remarquer parmi les patriotes et les jeunes gens de Turin. Les volontaires de cette ville, ayant l'un des rédacteurs de la Concordia à leur tête, partirent ce jour-là pour le Tessin.

D'un autre côté, beaucoup de Lombards et de Piémontais se dirigeaient sur Mortara, dans l'espoir d'entrer en Lombardie. Si le gouvernement ne se dépêche pas, disait-on sur toute la frontière, les populations se passeront de lui. Et en effet, le régiment de cavalerie, dit Royal-Piémont, était sorti de ses casernes pour pénétrer sur le territoire lombard.

Parme, Modène, Reggio, Plaisance étaient en insurrection. L'enthousiasme de la liberté s'emparait de toutes les contrées voisines de la Lombardie ; partout les volontaires se multipliaient ; partout le tocsin annonçait la sainte croisade contre les Barbares, et les prêtres marchaient à la tête des populations.

Au milieu de cet élan général, que faisait le gouvernement de Charles-Albert ?

Il continuait à ouvrir des registres pour enrôler des volontaires, et ordonnait à sa censure de se montrer vigilante. La Concordia ne paraissait plus que mutilée.

Mais ce journal redoublait d'énergie pour crier vengeance !

Ou la guerre avec l'Autriche, disait cet organe du patriotisme, ou la guerre contre les peuples !

— J'ai l'âme déchirée, écrivait un Piémontais qui se trouvait à Borgo-Tecinese, aux portes de Milan ; ici, dans le bourg, on est exaspéré contre nous autres Piémontais, qui ne bougeons pas. Je n'ose parler, parce que depuis hier on nous attend ; il serait imprudent de me faire connaître : on nous appelle lâches ! traîtres !

 

Ces épithètes si dures ne pouvaient s'adresser ni aux patriotes Piémontais, ni à l'armée : elles ne pouvaient atteindre que l'ancien prince de Carignan, l'homme de 1821. L'ambitieux couard attendait la fin de la lutte pour aller recueillir les fruits de la victoire d'un peuple qu'il abandonnait à lui-même, dans l'impie pensée qu'il succomberait, et que le vainqueur saurait gré au cabinet sarde de sa prudente conduite !...

Laissons de côté ces hommes destinés à être les fléaux de l'humanité, occupons-nous du brave peuple milanais. Livré à lui-même, sans munitions, presque sans armes, seul, mais dirigé par ses nobles inspirations, par l'amour de la liberté et de l'indépendance, ce peuple intrépide, qui a devant lui une armée entière composée de vieux et braves soldats, une armée ayant avec elle une immense artillerie et tous les approvisionnements nécessaires, n'a pas compté le nombre de ses ennemis, ni ses canons, ni ses projectiles de toutes sortes. Il lutte depuis trois jours entiers ; ses nuits ont été consacrées à élever des barricades, à surveiller les tentatives de l'ennemi ; et lorsque le soleil du quatrième jour se leva, la victoire était encore incertaine : le canon de la citadelle tirait toujours. Heureusement les Autrichiens n'avaient point de bombes ; mais grâce aux efforts et à la persévérance du peuple, les troupes du château manquaient de vivres, et se trouvaient dans la nécessité de faire des sorties dans la campagne pour s'en procurer. D'un autre côté, la poudrière et la porte du Tessin étaient tombées au pouvoir de l'insurrection.

Ce fut dans ces circonstances que le maréchal Radetzki eut une entrevue avec le consul français : celui-ci s'y était rendu après en avoir conféré avec la municipalité improvisée, qui n'avait pas encore pris le titre de gouvernement provisoire. Le général autrichien écouta les représentations du corps consulaire, et le pria de demander à l'autorité municipale un armistice de trois jours. La municipalité refusa, car elle aurait compromis la cause du peuple.

Bientôt l'insurrection s'empara du palais du vice-roi et de l'église du Dôme, sur laquelle on vit flotter à l'instant un immense drapeau aux trois couleurs italiennes. La direction générale de la police fut aussi envahie et saccagée de fond en. comble par le peuple, qui se borna à conduire en prison le directeur général et le fameux comte Bolza, si abhorrés des Milanais. Le soir du 21, il ne restait plus aux troupes autrichiennes que l'hôtel du commandant général militaire. Cet hôtel fut évacué dans la nuit du 22, et les troupes ne conservèrent que le château et les portes de la ville.

Pendant que les Milanais forçaient ainsi la garnison autrichienne à sortir de la ville, après avoir disputé pied à pied à l'insurrection chaque point stratégique, chaque établissement susceptible de défense, des événements non moins extraordinaires se passaient dans tout le royaume Lombardo-Vénitien. Partout les populations avaient arboré le drapeau de l'indépendance et chassé les garnisons. La place forte de Mantoue avait, elle-même, opéré son mouvement dans la journée du 19. La garnison, composée en majeure partie d'Italiens, s'était réunie au peuple, au cri de Vive l'indépendance ! Quelques bataillons de Croates seulement ayant refusé de se joindre au mouvement, s'étaient bornés à se renfermer dans leurs Casernes, où le peuple en armes les gardait.

A Brescia, où le soulèvement avait eu lieu dès le 18, non-seulement les citoyens étaient maîtres de la ville et de toutes les positions, mais encore ils s'étaient trouvés en état de détacher une forte colonne sur Milan.

A Bergame, le peuple avait aussi opéré son mouvement le même jour, en expulsant les Autrichiens de tous les postes, et en les forçant à se réfugier dans le château, vivement attaqué par le peuple, et obligé de se rendre peu de jours après.

Les habitants de Lecco avaient, dans la journée du 20, désarmé la garnison autrichienne, qui se trouvait enfermée dans la caserne. Les citoyens de Lecco, auxquels s'adjoignit une foule immense de paysans armés, marchaient au secours de Milan. En route, ces patriotes, unis à ceux de la Valteline, avaient emporté Monza, après un combat sanglant contre un millier de soldats.

A Varenne, à Menaggio, à Porlezza, et jusqu'à la frontière suisse, toute la population avait arboré avec enthousiasme les couleurs de l'indépendance ; partout des municipalités provisoires s'étaient organisées et fonctionnaient, avec beaucoup de zèle, dans l'intérêt de la révolution lombarde.

Le fort de Pizzighitone s'était rendu à la population, qui marchait aussi au secours de Milan.

Enfin, on voyait les trois bateaux à vapeur du lac de Côme transporter sans cesse de l'extrémité du lac, du côté de la Valteline, des volontaires en armes, qui se rendaient en foulé des vallées des Alpes vers Milan.

Jamais on n'avait vu une insurrection aussi générale éclater sur tant de points divers avec autant d'ensemble, et rester victorieuse partout.

Ajoutons qu'au delà des Lagunes, les Vénitiens avaient même devancé les Lombards dans leur mouvement contre l'Autriche. Dès le 17, les patriotes de Venise s'étaient révoltés contre la garnison, l'avaient forcée de se réfugier dans les forts, et ensuite de se retirer sur la terre ferme. Venise s'était ainsi complètement délivrée en deux jours. Mais ces deux journées avaient été sanglantes, et bien des patriotes étaient restés sur le champ de bataille. Un gouvernement provisoire s'était organisé dans la ville des doges, et il proclama la République.

Cependant, la capitale de la Lombardie, après cinq jours de combats acharnés, n'était pas entièrement délivrée : les troupes de Radetzki occupaient encore le château et campaient à toutes les portes de la ville, empêchant l'entrée des secours qui arrivaient de toutes parts. Sans doute les positions respectives étaient changées : les insurgés se sentaient pleins d'espoir et d'enthousiasme, tandis que les soldats autrichiens devaient être démoralisés. Mais il fallait redoubler d'efforts pour les mettre en déroute : il fallait pouvoir combiner les attaques de l'intérieur avec celles du dehors. L'impatience des Milanais de communiquer avec les secours arrivés de tous côtés fut encore stimulée par les émissaires de l'extérieur, qui escaladaient les murailles pour apprendre aux insurgés les révolutions de Pavie, de Bergame, de Mantoue, etc.

Dans ces circonstances, les Milanais firent usage d'un moyen fort ingénieux pour correspondre avec les campagnes : ils lancèrent, des remparts mêmes, un grand nombre de petits ballons, dans lesquels se trouvaient des adresses à toutes les cités et communes de la Lombardie, où l'on invitait les populations à prendre les armes, à se porter au secours de la ville, et à détruire certains points des routes de Mantoue et de Vérone[6] pour empêcher l'arrivée des renforts d'artillerie et de munitions que Radetzki devait avoir demandés[7].

Dans la matinée du 22, le peuple de Milan, secondé par les populations des campagnes, qui accouraient au secours de la ville, essaya d'attaquer les portes. Mais une artillerie formidable repoussa les efforts combinés des Lombards : il fallut attendre de nouveaux renforts des paysans, très-peu ou mal armés ; car on ne pouvait plus compter sur le roi de Piémont.

Dans la journée du 23, un grand nombre d'insurgés venant de Lecco se présentèrent aux portes de Tosa et de Côme. Mais il fallut un long combat pour s'en rendre maîtres, les Autrichiens du château et ceux de la campagne foudroyant les avenues de ces portes avec leur artillerie. Les portes ne s'ouvrirent enfin aux secours de la campagne, comme aux insurgés de la ville, qu'après de grands efforts de la part des populations.

Là furent tirés les derniers coups de canon de l'Autriche contre Milan. Les troupes de Radetzki se concentrèrent à Marignan, où elles commirent toutes sortes d'horreurs.

Mais ce ne fut que dans la nuit du 23 au 24 que le château fut évacué par les Autrichiens : les régiments de Radetzki se retirèrent alors, en deux colonnes, sur Vérone et sur Mantoue.

Ainsi finit, à l'éternel honneur des Milanais, cette lutte de six jours et cinq nuits, dans laquelle, après avoir engagé le combat sans armes, sans munitions, sans aucune organisation militaire, contre une garnison de quinze à seize mille hommes, pourvue de toutes sortes de munitions et d'une artillerie formidable, dont elle usa largement, ils la forcèrent à abandonner une à une toutes les positions et à se retirer honteusement de leur ville. Et cette belle œuvre, les Milanais l'ont accomplie sans aucun secours étranger, et par le seul fait de leur courage individuel, qui n'a pu être égalé que par leur modération et leur humanité ; tandis que les Autrichiens souillèrent les derniers moments de leur séjour par des actes de cruauté et de barbarie vraiment sauvages !

Les Milanais reçurent à bras ouverts les nombreux patriotes qui arrivaient de toutes les villes et contrées de la Lombardie : ceux de Lecco, de Brescia, de Bergame, etc., et entrèrent dans Milan l'arme au bras. La municipalité fit régner l'ordre le plus parfait au milieu de cet admirable mouvement.

Déjà l'on avait organisé un Comité de défense publique, qui se composait des patriotes :

RICCARDO CERONI, directeur en chef ; Antonio LISSONI, commandant de la civique ; A. ANFOSSI, commandant de toutes les forces actives ; A. CARNEVALI, commandant de tous les points de défense ; Luigi TORELLI, commandant des rondes, patrouilles et corps de garde de l'insurrection.

La victoire des Milanais avait coûté aux Autrichiens environ sept cents hommes blessés ou tués : du côté du peuple, les pertes furent moins considérables ; mais les patriotes eurent à regretter la mort du commandant général Anfossi, tué en combattant.

Quatre jours après la délivrance de Milan, une députation de l'association nationale pour la régénération de l'Italie se présentait au gouvernement provisoire de la République française pour lui présenter son adhésion à ses principes, à ses actes.

En réponse au discours de l'orateur italien, M. Lamartine s'exprima, à l'égard de l'Italie, en ces termes, qui furent vivement applaudis :

L'Italie n'a qu'à reprendre sa place, et l'univers reconnaîtra cette royauté intellectuelle du génie italien sur ce coin de terre qu'elle a consacré dans d'autres siècles... Votre cause est la nôtre... Eh bien ! puisque la France et l'Italie ne font qu'un dans nos sentiments communs pour sa régénération libérale, allez dire à l'Italie qu'elle a aussi des enfants de ce côté des Alpes. Allez lui dire que si elle était attaquée dans son sol ou dans son âme, dans ses limites ou dans ses libertés, que si vos bras ne suffisaient pas à la défendre, ce ne sont plus des vœux seulement, c'est l'épée de la France que nous lui offririons pour la préserver de tout envahissement !

 

 

 



[1] Réforme du 15 février 1848.

[2] Dès cette époque, on disait ouvertement à Rome que le jour n'était pas loin où le pouvoir civil serait entièrement séparé du pouvoir spirituel. Comme pape, ajoutait-on, Pie IX n'a rien à démêler avec le gouvernement temporel ; comme prince, il n'a aucun droit sur le spirituel.

[3] On assura alors que Charles-Albert aurait répondu à Radetzki : Si les traités se font avec la plume, les villes se prennent avec l'épée.

[4] S'il faut en croire certains documents publiés à Milan et à Turin, le plan d'une invasion autrichienne en Piémont aurait reçu l'assentiment de Louis-Philippe. Le roi d'Août voyait de mauvais œil les embarras que pourrait causer à sa politique de la paix l'ambition de son voisin le roi de Sardaigne. Il voulait le mettre hors d'état de rien entreprendre en faveur de l'Italie, même dans l'objet de ses vues.

[5] Les Milanais demandaient aux Autrichiens s'ils n'avaient pas de bombes à leur envoyer !

[6] Mantoue ayant opéré son mouvement révolutionnaire, et celui de Brescla fermant la route directe de Vérone, ces précautions devinrent inutiles, sous le rapport des renforts dont les Milanais pouvaient craindre l'arrivée.

[7] L'une de ces proclamations, tombée en Piémont, était ainsi conçue : Milan, victorieuse depuis deux jours, est encore bloquée par une masse de vils soldats, qui n'en sont pas moins formidables. Nous vous expédions, du haut de ces murs, cette lettre pour inviter toutes les cités', toutes les communes à s'armer immédiatement et à s'organiser, afin que vous soyez prêts à vous porter où besoin sera. Au dehors de la ville, nous apercevons des bandes nombreuses qui arrivent de toutes parts. Nous distinguons quelques uniformes de carabiniers suisses et de Piémontais qui ont passé le Tessin. — Courage et victoire ! Vive l'Italie !