HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE XIII.

 

 

La manifestation du 17 mars raffermit le ministre de l'intérieur. — Tendances réactionnaires des hommes du National. — Adresse prophétique des républicains de Berne. — Mission de la démocratie française, — Elle doit marcher à la tête du monde. — Les clubs se préparent aux élections. — Tous les hommes d'élite s'y présentent, — Calme dans la ville. — La réaction se sert des clubs pour effrayer le commerce. — Plantation des arbres de la liberté. — Allocution du ministre de l'intérieur au Champ-de-Mars. — La réaction se plaint de ces cérémonies. — Proclamation du gouvernement provisoire à ce sujet. — Il oublie les préceptes révolutionnaires. — Il n'ose pas toucher aux institutions militaires. — Il manque à l'armée un ministre régénérateur. — Le gouvernement provisoire concentre toute sa sollicitude sur la garde nationale. — Faute qu'il commet à l'égard de cette garde citoyenne. — Il renforce les rangs des réactionnaires. — Difficultés que présente l'incorporation des citoyens. — Habillement, armement des nouveaux inscrits, — Mauvais vouloir des municipalités à l'égard des ouvriers. — Lutte des commissaires avec les autorités locales. — Influence des réactionnaires dans les élections de la garde nationale. — Fautes du peuple. — Devoir qu'avait à remplir le gouvernement provisoire. — Il devait s'appuyer sur les saintes traditions de la démocratie.

 

Comment se fit-il que le ministre de l'intérieur, Ledru-Rollin, dont les actes avaient été le prétexte d'un soulèvement, et qui s'était vu désavoué non-seulement en comité secret, mais encore publiquement, ne tomba pas, le 16 mars, en présence de cette accumulation de haines patentes dont l'ancienne garde nationale se fit l'écho, et en face de ces haines voilées qui couvaient contre lui à la mairie de Paris, et même à l'Hôtel-de-Ville ?

C'est qu'immédiatement après la journée du 16, était survenue celle du 17, C'est que, dans cette grande manifestation, le peuple de Paris avait saisi toutes les occasions qui s'étaient présentées pour donner son approbation aux actes de ce citoyen, et pour témoigner de son dévouement à l'homme qui s'était identifié avec la révolution,

En présence de cette immense protestation eu faveur du ministre de l'intérieur, les haines se turent un instant, les petits complots furent ajournés, et un nouveau baiser Lamourette réconcilia avec l'auteur des circulaires les membres du gouvernement provisoire, hier encore trop sages pour vouloir continuer à s'asseoir à côté d'un pareil démagogue.

Mais si l'énergique attitude du peuple au 17 mars força les partis qui divisaient si malheureusement le pouvoir à se montrer d'accord ; si l'on ajourna certaines rancunes officielles, personne ne put plus se méprendre sur les tendances de la partie du gouvernement provisoire, représentant la nuance du National, à se rapprocher de la bourgeoisie, afin de s'y créer un appui contre ces démonstrations populaires, devenues alarmantes pour quelques consciences. Quant à la bourgeoisie elle-même, ceux qui exploitaient ses terreurs et qui dirigeaient ses mauvaises passions promirent de s'y mieux prendre pour se débarrasser du protecteur des clubs, cause première de l'irritation des ennemis de la République ; mais en attendant la prochaine occasion, ils laissèrent à la calomnie le soin de continuer son œuvre de démolition à l'égard des hommes que le peuple soutenait de toute sa force : ceux qui employaient cette arme déloyale savaient que les républicains les plus énergiques ne pourraient jamais lutter contre des ennemis insaisissables, et que la calomnie ferait leur désespoir.

Dés le 5 mars, et à peine avait-on appris en Suisse les grands événements de la fin de février, les membres du Comité central de l'association populaire de Berne envoyaient à la grande nation une adresse prophétique, puisée dans la propre histoire de la démocratie helvétique.

Peuple ami ! disaient-ils au peuple de France, votre République aura, comme les nôtres, une lutte à la vie et à la mort à soutenir contre les ennemis de tout genre, à l'intérieur et au dehors. La réaction revêtira toutes les formes, entre autres celles de la CALOMNIE. Vous la verrez aussi exploiter les institutions démocratiques et invoquer hypocritement les droits garantis par la Constitution pour les faire servir à la réalisation de ses projets. Une foule d'embarras naîtront encore de ce que plusieurs n'ayant pas saisi l'esprit de la révolution de Février, y transporteront les maximes du régime déchu et celles d'un libéralisme qui a fait son temps. L'égoïsme relèvera la tête et le dévouement sera mis en suspicion.

Mais ayez une foi inébranlable dans l'avenir. Tout de même que la Suisse a surmonté ces difficultés, la République française balayera tous les obstacles qui s'opposent à l'accomplissement de ses glorieuses destinées. L'intelligence, le cœur, le bras du peuple seront toujours là. Tout ce qu'on tentera contre le régime démocratique se brisera contre une force supérieure à toutes les autres, la force des choses. La révolution de Février et l'avènement de la République française qu'elle portait dans ses flancs sont l'œuvre de Dieu.

 

Cette prophétie, les républicains de la France l'avaient déjà vue s'accomplir en tout point, sous le rapport des obstacles qu'ils rencontreraient à fonder le règne de la démocratie, le règne de la liberté, de l'égalité, de la fraternité. Les démocrates français savaient très-bien combien était difficile la noble mission d'élever jusqu'à la dignité humaine cette partie de la population d'un grand Etat abrutie par l'ignorance et encore tout imprégnée des vices inoculés par les régimes corrupteurs qui avaient pesé sur elle : ils ne s'étaient point fait illusion sur les obstacles qu'ils allaient rencontrer de la part de toutes les mauvaises passions fomentées par les gouvernements auxquels la République succédait. Mais ils avaient une foi inébranlable dans l'avenir, et ils comptaient sur le puissant concours de ce peuple si intelligent, si généreux, si dévoué et si fort, à la tête duquel ils mettaient leur gloire de marcher.

A nous plus qu'à tous autres, disaient les démocrates, il appartient de marcher dans la voie du progrès et d'y lancer ou même d'y traîner à la remorque les hommes assez malheureux pour n'avoir pu encore apercevoir cette voie salutaire. Ne sommes-nous pas les sentinelles avancées de la civilisation, les missionnaires de la liberté ? Et lors même qu'il serait vrai, comme ils osent le dire aujourd'hui, que la France n'eût pas été préparée pour la République, que la révolution de Février eût surpris certaines parties de la population, serait-ce une raison pour que les destinées de cette étoile polaire des nations fussent remises entre les mains de ceux qui n'ont jamais eu le sentiment de ses nobles instincts ? ne serait-ce pas renverser l'ordre de choses le plus simple, et oublier la morale de la fable, que de permettre à la queue de l'ordre social de diriger la tête ?

 

Convaincus que le sort de la République et celui du mondé était entre leurs mains, les démocrates français ne faillirent pas à ce que le peuple attendait d'eux. Dédaignant d'entrer en lice avec les républicains de la veille, et comptant sur la bonté et la justice de leur cause, les hommes qui avaient préparé l'avènement de la République négligèrent les intrigues de leurs ennemis pour s'attacher à faire des prosélytes à la cause de la liberté.

Ce fut dans les clubs que les républicains se préparèrent à ces élections qui, faites dans les plus mauvaises circonstances, donnèrent au grand parti national tant de cruels désappointements.

Mais en ce moment-là, malgré les manœuvres des contrerévolutionnaires, l'espoir restait encore, et personne n'eût osé douter, en voyant tous ces hommes d'élite, tous ces jeunes gens pleins d'ardeur et d'enthousiasme se précipiter dans ces sociétés populaires, vastes ateliers où s'élaboraient les institutions de la. liberté, de l'égalité, où se préparait avec tant de foi le gouvernement de l'avenir ! Cent clubs à la parole ardente, à l'agitation fiévreuse de la liberté, se réunissaient chaque jour, dans cette ville où naguère vingt citoyens n'auraient pu se trouver ensemble sans que l'autorité s'alarmât, sans que la police haletante fût mise sur pied et sans que lé parquet préparât ses réquisitoires.

Et pourtant cette ville, sans gendarmes, sans municipaux, était parfaitement tranquille et calme au milieu de ces grandes assemblées populaires qui fermentaient partout sans déborder nulle part. Si les intérêts se montraient soucieux, si le travail était tombé, si le peuple souffrait, gardez-vous de répéter ce blasphème des ennemis de la liberté, qui attribuaient les mal heurs de cette crise aux agitations populaires ; la crise, c'était la désertion du capital conspirateur qui l'avait provoquée et qui la prolongeait ; la crise, c'étaient encore les gens timides jusqu'à la lâcheté qui l'avaient amenée. Aucune violence de la part des clubs ne vint alors justifier les craintes des détenteurs de l'argent. Mais ces clubs furent l'un des mille prétextes dont se servirent les réactionnaires pour effrayer le commerce et faire un ennemi dé la République de chaque petit trafiquant. Or, comme ces gens-là sont très-nombreux et que leur intelligence ne s'étend pas au delà dès affaires de leur détail, on n'eut pas beaucoup de peine à les animer contre un ordre de choses qui semblait nuire à leurs intérêts personnels.

Depuis que la grande manifestation du peuple avait contrarié les projets de la réaction, les contre-révolutionnaires ne pouvaient plus voir le moindre mouvement sur la place publique, sans crier que ces mouvements tuaient le commerce et empêchaient la confiance de renaître. Les habiles du parti savaient bien que la confiance et la reprise des affaires tenaient à d'autres causes, et que ces causes disparaîtraient insensiblement à mesure que la République se consoliderait ! mais en déclamant ainsi ils atteignaient le double but de provoquer un ! chorus de toute ta bourgeoisie, et d'exciter à la haine contre les hommes qui s'habituaient à descendre dans la rue, pour s'habituer à la vie des Républiques.

A cette époque, la population républicaine d'un grand nombre de quartiers s'était livrée avec ardeur à la plantation d'arbres de la liberté, cérémonie à laquelle le clergé des paroisses avait généralement apporté son concours, en même temps que les autorités locales. Pendant près d'un mois, on ne cessa de voir, dans toutes les places, carrefours et promenades de la ville se dresser des arbres de la liberté, autour desquels le peuple allait faire entendre ses airs favoris. On avait vu successivement le ministre de l'intérieur, le préfet de police, les maires des divers arrondissements et les musiques de la plupart des légions se faire un devoir d'inaugurer ces symboles révérés par nos pères ; bien de chaleureuses allocutions avaient été prononcées à ces cérémonies chères au peuple. On avait vu le préfet de police et ses montagnards inaugurer, aux sons d'une musique délicieuse, l'arbre de la liberté planté dans la cour du Grand-Opéra, devenu le Théâtre de la Nation. Quelques jours après, on vit le ministre de l'intérieur, Ledru-Rollin, assister, au milieu de nombreux ouvriers qui avaient été le chercher, à la plantation de l'arbre de la liberté du Champ-de-Mars. Le ministre, invité à prendre la parole, commença par remercier les citoyens de ce quartier d'avoir eu la pensée de renouveler, sur les mêmes lieux, le grand souvenir de la fédération de 1790. Puis il termina par cette allocution adressée au symbole de la liberté :

Salut à toi, glorieux symbole de cette délivrance et de cette liberté ! dit-il. Salut à toi ! Je le prédis avec bonheur : à cette place où, il y a soixante ans, on venait fraterniser au nom de la liberté ; à cette place nous verrons bientôt se ranger les députations du monde entier ; autour de toi viendront s'unir, dans une commune étreinte et dans un commun amour, les membres si longtemps divisés de la grande famille humaine, que la grande famille française aura associée à sa liberté et à son triomphe !... Retournons à nos travaux, mes amis, et que nos voix confondues répètent ce cri, qui a retenti au cœur du monde : Vive la République !

 

Il n'en fallait pas tant pour déchaîner les réactionnaires contre les arbres de la liberté et contre ceux qui, disaient-ils, voulaient ramener les mœurs et les usages de la première Révolution française, en attendant de ramener la guillotine. Ces plaintes, accueillies avec empressement par tous les républicains du lendemain, arrivèrent jusqu'au gouvernement provisoire, dont la majorité, peu soucieuse de voir se renouveler ces fêtes populaires, crut devoir intervenir pour recommander aux citoyens de reprendre leur vie habituelle.

Depuis un mois, la France se gouverne par elle-même, sans l'emploi d'aucune force militaire et par la seule puissance de l'autorité morale du peuple. Paris, cette ville d'un million d'âmes, n'a jamais offert à ses habitants plus de véritable sécurité... Il faut que les derniers jours du gouvernement provisoire ressemblent aux premiers...

Veillez donc, citoyens, à ce qu'une bruyante affectation du patriotisme ne devienne une cause d'alarme et de trouble dans cette cité, maison commune de la République. Dans une ville si remarquable par le calme et la dignité du peuple, on ne saurait ni tolérer ni comprendre le tumulte dans la rue, qui arrêterait les affaires et les travaux, et qui effrayerait les paisibles habitants[1].

 

Ainsi, le gouvernement de la République, après avoir déclaré que jamais Paris n'avait été aussi calme, semblait s'unir à ceux qui affectaient des terreurs au moindre mouvement patriotique, et invitait les bons citoyens à ne pas souffrir ce qui pourrait fournir le moindre prétexte de troubles. C'était autoriser les bons citoyens à intervenir dans les plantations d'arbres de la liberté et à provoquer ainsi les troubles, qu'on voulait prévenir. Le gouvernement provisoire ne se doutait guère qu'il devançait ainsi les désirs des réactionnaires : il ne se rendait pas un compte exact des efforts incessants que devait faire un peuple qui se régénère, et il oubliait que les grandes révolutions ne se soutiennent et n'aboutissent qu'autant que les peuples restent dans cet état de salutaire exaltation qui double leurs forces physiques et morales. Dire à un peuple qui travaille à consolider son œuvre de rénovation, lui ordonner de reprendre sa vie habituelle d'ordre et de calme, c'est le livrer, par impéritie, à ses ennemis, qui guettent, le sommeil du lion pour le museler. Ce fait, entre mille, prouve qu'avec de bonnes intentions, sans doute, la plupart des membres du gouvernement provisoire furent loin, bien loin d'être, par eux-mêmes, à la hauteur de la révolution qui les avait portés au pouvoir.

S'il en eût été autrement, le gouvernement issu de la révolution aurait-il laissé à la tête des grandes administrations, et surtout à la tête de nos armées des hommes si déplorablement connus pour leur servile dévouement aux dynasties déchues ?, Ni le gouvernement provisoire, ni les commissaires délégués n'avaient osé toucher à l'institution militaire, la plus aristocratique et la plus illibérale de toutes, parce que, d'un côté, les ennemis de la République cherchaient à répandre dans les rangs des inquiétudes sur l'avenir des militaires, et que, d'un autre côté le parti légitimiste travaillait à conserver, sous le manteau républicain, la grande influence que les dix-huit années du règne de Louis-Philippe n'avaient pu lui faire perdre.

Tout le monde le comprend, disait le National lui-même, l'organisation militaire de la monarchie ne peut convenir à la République ; le commandement de nos armées ne peut être raisonnablement conservé aux généraux et aux officiers qui se sont compromis au service du gouvernement déchu par un zèle excessif, par dés faveurs scandaleuses ou par des actes justement flétris dans l'opinion publique. N'est-il pas pour le moins étrange qu'un mois' : après la révolution de Février, on trouve encore à la tète de nos divisions et des régiments des députés pritchardistes et satisfaits ? Pourquoi donc tant tarder à appliquer une mesure réclamée par la justice autant que par la politique ? En donnant satisfaction au pays, on trouverait un moyen tout naturel de renouveler la tête de notre armée, et de créer un mouvement général qui la rallierait énergiquement au gouvernement de la République.

 

Il était temps que l'heure de la régénération de l'armée française sonnât, et que le peuple français eût une armée faite à son image, une armée où, sous la protection dé lois sages et justes, le principe ; démocratique dominât naturellement ; il était temps dé détruire ces influences occultes qui pesaient encore sur cette grande institution, et de purifier les rangs de ces corps militaires, ayant mission de faire respecter et triompher la République démocratique ; il était temps d'y faire entrer des hommes nouveaux, comme avait fait la Convention nationale lorsqu'elle voulut pouvoir ordonner aux phalanges républicaines de vaincre les ennemis de la Révolution.

Il eût donc fallu placer à la tête de nos armées un ministre dévoué à la République, comme le furent les Pache, les Bouchotte ; un ministre ferme, éclairé, sans pitié pour les abus, sans pitié pour les mauvais citoyens. Est-ce que les Bourbons de 1814 et de 1815 craignirent de briser des existences, lorsqu'ils rayèrent impitoyablement des cadres de l'activité tous les chefs, et même les nombreux subalternes qui ne convinrent pas à l'ordre de choses établi à cette époque dans l'armée du roi de France !

Ce ministre régénérateur, ce républicain inflexible, cet homme dévoué, le gouvernement provisoire ne sut pas le découvrir ; et si l'on excepte le vieux général Subervic, dont l'administration se borna à empêcher beaucoup de mal, le gouvernement, comme la Commission exécutive, ne trouvèrent sous leur main pour républicaniser l'armée que les généraux les plus compromis avec la monarchie. Certes, l'armée française, malgré les prescriptions de servilisme émanant de ses chefs, était très-bien disposée pour devenir la force militante d'un peuple libre ; il n'eût pas fallu beaucoup d'efforts pour placer dans le cœur du soldat français, encore plein des grands souvenirs des premières années de la République, l'amour de cette même République, qui semblait destiner aux soldats de la France un rôle digne d'elle et d'eux-mêmes : le moment paraissait être arrivé de porter bien haut le drapeau de cette France qui tenait le sort du monde entre ses mains, et l'armée rajeunie eût été fière de le relever elle-même. Les événements dont l'Europe était alors le théâtre offraient une occasion unique dans les fastes du monde de changer la mission des armées permanentes, dans lesquelles seraient entrés avec joie tout ceux qui portaient un cœur d'homme et de citoyen.

Le gouvernement provisoire, laissant complètement de côté l'armée de ligne, parut concentrer toute sa sollicitude sur l'armée sédentaire, sur la garde nationale ; et là encore il entassa fautes sur fautes, et ces fautes ne tardèrent pas à porter des fruits amers.

Oubliant que la fonction d'un gouvernement est de diriger les forces morales et physiques de la nation vers le but de son institution ; oubliant que, si le but d'un gouvernement constitutionnel est de conserver la République, celui d'un gouvernement révolutionnaire, ou, si on l'aime mieux, du gouvernement d'un peuple en révolution, est de fonder cette République ; oubliant encore que, si la Constitution est le régime de la liberté victorieuse et paisible, la révolution est la guerre de la liberté contre ses ennemis, le gouvernement provisoire, confondant ces deux situations si distinctes et si différentes, opéra, à l'égard de la garde nationale, comme s'il s'était trouvé dans les circonstances les plus ordinaires de la vie d'un peuple ; et lorsque la Constitution n'existait pas, il procéda légalement comme si elle lui eût imposé ses prescriptions les plus rigoureuses.

Sous la monarchie, la garde nationale de France n'était qu'un corps privilégié, dont les rangs ne s'ouvraient guère qu'à la grande et petite bourgeoisie. Ce qu'on appelait la haute bourgeoisie s'exonérait facilement de ce service, dont tout le poids retombait sur les commerçants, trafiquants et boutiquiers quelconques. Mais ceux-ci trouvaient une grande compensation à ces charges par le privilège de porter l'uniforme, les galons et quelquefois l'épaulette. Le droit d'être armés, de maintenir l'ordre dans la cité, se trouvait ainsi entre les mains des citoyens généralement les moins éclairés sur leurs droits, et toujours dominés par les nombreux employés, inféodés au pouvoir ; aussi la garde nationale de la monarchie n'eût-elle jamais concouru à aucune révolution, si elle n'eût été entraînée, en partie, par les hommes aux instincts généreux et patriotiques, et surtout par la population des travailleurs, généralement plus avancée que les petits commerçants. Sans cet élan, qu'elle aurait reçu plutôt qu'elle ne l'eût donné, la généralité de la garde nationale ainsi constituée, serait restée constamment stationnaire, même au milieu des plus grandes révolutions ; et s'il fut permis de croire, après les journées de Février, que cette garde privilégiée avait applaudi à l'établissement de la République, le naturel, chez elle, était revenu au. galop, et l'on pouvait, sans se tromper, considérer l'ancien noyau comme composé de réactionnaires et même de contre-révolutionnaires.

Dans un pareil état de choses, le gouvernement de la République naissante avait un devoir impérieux à remplir : il devait, en réorganisant la garde nationale, enlever provisoirement les armes à tous ces employés, fournisseurs, salariés et repus du pouvoir déchu, qui se trouvaient en si grand nombre ' dans les anciens cadres, et qui n'avaient cessé de les diriger ; le gouvernement provisoire ne devait pas douter un instant qu'en laissant entre les mains de ces constants ennemis de la liberté les fusils que la patrie était censée leur avoir confiés pour la défense des libertés publiques autant que de l'ordre, ceux-ci en feraient infailliblement un mauvais usage, si quelque crise contre la jeune République survenait. Il ne devait pas oublier un seul instant que, pour avoir voulu laisser les armes entre les mains des réactionnaires, la Convention avait failli passer sous les fourches caudines de la contre-révolution sectionnaire. La levée de boucliers des compagnies dites d'élite, au 16 mars, eût justifié cette mesure de salut public, à laquelle la garde nationale de la monarchie s'attendait alors.

Au lieu de procéder par les moyens qu'indiquaient la situation des choses et l'audace de la réaction, le gouvernement provisoire crut mieux faire en laissant les armes aux réactionnaires, se bornant à leur donner un contre-poids propre à les contenir, par l'adjonction sur les cadres de la garde nationale de tous les citoyens jouissant de leurs droits.

C'était sans doute une mesure plus légale, plus conforme, au droit public y mais il fallait prévoir que la réaction, aux, aguets, ne manquerait pas de ta faire tourner contre la République. En voyant les citoyens, démocrates ou non ; se précipiter en foule à leurs mairies respectives pour se faire inscrire sur les contrôles généraux de la garde citoyenne, le gouvernement provisoire se montra enchanté de cet empressement ; il crut avoir remporté une grande victoire le jour où il annonça que deux cent mille hommes figuraient sur les cadres de cette garde civique.

Mais il ne suffisait pas de l'inscription pour ouvrir les rangs de l'ancienne garde bourgeoise à, tous les citoyens ; il fallait leur donner des armes, et surtout les mettre à même de se procurer les effets d'habillement et d'équipement nécessaires, afin que ces nouveaux venus pussent figurer convenablement à côté des autres.

Là furent les obstacles que le décret du gouvernement provisoire n'avait pas aperçus, ou qu'il s'était dissimulés.

En effet, quels moyens le gouvernement provisoire possédait-il pour donner un uniforme dispendieux aux citoyens qui n'avaient pas, par eux-mêmes, la possibilité de se procurer ces effets d'habillement et d'équipement ? Aucuns. Il fallut recourir aux expédients.

Parmi ceux que l'on imagina, les uns devaient nécessairement blesser la fierté du pauvre, et les autres Ue donnèrent que des résultats très-incomplets ; de sorte que la plupart des nouveaux inscrits ou se découragèrent, ou se virent l'objet d'une blessante distinction lorsqu'ils furent sous les armes.

Les clubs, qui généralement mirent le plus grand zélé à l'incorporation des citoyens exclus jusqu'alors, se virent dans la nécessité d'ouvrir, par avance, des souscriptions propres à les mettre à même de fournir des habits, et même d'offrir les épaulettes et l'épée aux citoyens peu fortunés qui seraient élevés à des grades. Mais l'aristocratie, se glissant partout, sut trouver le moyen de paralyser cet élan fraternel, et même de présenter ce don comme une aumône déguisée que l'on devait refuser. Par d'autres motifs, elle fit rejeter le vœu émis pour que les chefs de la garde nationale n'eussent que l'épaulette de laine, comme au temps de notre première révolution. Tous ces efforts n'aboutirent donc à aucun bon résultat.

En définitive, la question de l'uniforme découragea ou éloigna d'abord une foule de nouveaux incorporés, et laissa aux anciens gardes nationaux fonctionnaires, employés ou boutiquiers, toute leur suprématie lorsque arriva le jour si prochain de l'élection des chefs.

Mais ce fut bien pis quand il s'agit de l'armement de tous ces nouveaux venus. Cet armement se fit, à Paris même, avec une lenteur désolante, quoiqu'il y eût dans les casemates de Vincennes assez de fusils pour en donner à tous les citoyens. Sous prétexte de mettre de l'ordre dans cette distribution, les maires et leurs employés se firent un méchant plaisir de lasser les ouvriers, de les rebuter même lorsqu'ils allaient réclamer leur arme. Tous les soirs, les clubs retentissaient de nombreuses plaintes qui leur étaient portées par une foule de citoyens n'ayant pu parvenir à avoir leur fusil. Les clubs, qui connaissaient les mauvaises dispositions des municipalités et de leurs commis, nommaient Commissions sur Commissions pour aller demander l'exécution de la loi ; mais les clubs eux-mêmes n'ayant qu'un caractère officieux, étaient éconduits ; ou, si on leur promettait, on ne se croyait pas sérieusement engagé à leur égard.

Ainsi, à Paris même, la ville aux grandes ressources, la ville considérée comme la tête et le cœur de la République, le décret qui prescrivit l'incorporation de tous les citoyens dans la garde nationale et leur armement, fut loin d'obtenir les grands résultats que l'on pouvait se promettre de l'empressement des citoyens à se faire inscrire. Les obstacles de toute nature qu'offrit l'habillement des uns, l'armement des autres ; la lassitude, le découragement, la paresse de beaucoup, finirent par rebuter la plupart des ouvriers ; et lorsque le gouvernement provisoire crut avoir réorganisé, sur les bases les plus larges, cette nouvelle garde nationale, objet de sa sollicitude, il se trouva qu'il n'avait fait autre chose que d'agrandir les cadres de l'ancienne, restée complètement debout.

Il était cependant facile de prévoir qu'en procédant comme on l'avait fait, on ne pouvait obtenir d'autre résultat que celui annoncé par les démocrates, c'est-à-dire de fournir de nombreux auxiliaires à la réaction en uniforme.

Que si l'on jette les yeux sur ce qui se fit, à l'égard de la garde nationale, dans les départements administrés contrairement aux intérêts de la révolution et de la République, on aura la triste conviction qu'en procédant par les voies légales au lieu d'employer les moyens révolutionnaires, cette garde civique ne fut nulle part réorganisée comme elle eût dû l'être, et que partout elle resta ce qu'elle était sous la monarchie, une garde bourgeoise renforcée. Là où les commissaires voulurent donner des armes au peuple, il leur fallut lutter incessamment contre le mauvais vouloir patent, ou contre l'astuce des autorités locales, appuyées par la bourgeoisie ; et quand les commissaires voulurent déployer quelque énergie, les autorités, soumises à l'aristocratie, les firent calomnier par leurs journaux, qui demandaient à grands cris leur renvoi. Des soulèvements, et même des collisions sanglantes, dont ces commissaires furent le prétexte, éclatèrent dans diverses villes, entre la bourgeoisie armée et le peuple sans armes.

C'est que, partout, les armes étaient restées entre les mains des ennemis de la révolution. C'est que nulle part on ne travailla sérieusement à ôter à une bourgeoisie rétrograde l'influence dont elle faisait un si mauvais usage.

Cette influence contre-révolutionnaire se manifesta ouvertement quand arriva le moment des élections pour les grades de la garde nationale. Malgré tous les efforts des Sociétés populaires et des Comités électoraux, les anciens chefs, ligués avec les compagnies d'élite, parvinrent à éloigner plus d'un candidat de la démocratie. Les élections ayant duré plus de temps qu'il n'en fallait pour rappeler les travailleurs à leurs ateliers, ils se retirèrent bientôt en présence des lenteurs du scrutin. Le peuple eût pu, s'il l'eût voulu fortement, lutter avec avantage contre la ligue de l'aristocratie et de la bourgeoisie ; mais il lui eût fallu la persévérance dont ses ennemis lui donnaient l'utile exemple. Peu habitué à ces luttes, où le savoir-faire l'emporte sur le nombre, le peuple se montra pressé d'en finir ; et après avoir contribué à faire élire les chefs supérieurs, il parut ne pas attacher la même importance aux autres grades. Ce fut ainsi que l'on vit généralement le nombre des votants diminuer considérablement à chaque scrutin ; de sorte que lorsqu'on arriva aux chefs des compagnies et aux autres officiers, ceux-ci ne furent presque plus élus que par les vieux cadres, qui renommèrent généralement leurs anciens officiers.

Ce n'est pas que ces candidats eussent eu le courage de se présenter tels qu'ils étaient au fond, c'est-à-dire pour des royalistes ouverts ; presque tous avaient fait, soit dans les clubs, soit dans les Comités électoraux, des professions de foi desquelles il résultait qu'ils étaient les meilleurs républicains du monde. Mais à peine élus, ils changèrent insensiblement de ton.

Nous voulons bien la République, disaient-ils lorsqu'ils n'étaient encore qu'à mi-chemin de leurs évolutions politiques ; mais c'est à condition qu'elle ne dérangera personne, qu'elle maintiendra les positions acquises... Nous aimons bien la République et les républicains ; mais nous repoussons ceci, cela, celui-ci, ceux-là, et généralement tous les démocrates trop avancés... Nous serons dévoués à la République, mais nous ne la voulons pas exclusive ; nous la voulons modérée, et surtout honnête !... Puis on essayait de prouver que les républicains du lendemain, et ceux même qui ne l'étaient que d'occasion, valaient mieux que ceux de la veille ; que les premiers seuls étaient des gens vertueux, probes, dévoués, et qu'eux seuls ils méritaient toutes les places, tous les emplois.

 

Et bien de bons citoyens, mais d'une intelligence trop bornée pour lire dans le fond de l'âme de ces républicains honnêtes, se laissaient séduire par le langage de ces prétendus modérés !

Et le gouvernement lui-même, quoique issu d'une révolution radicale dans son principe, semblait ne pas trop s'effrayer de voir revenir sur la scène politique des hommes qui, se rendant justice, étaient jusqu'alors restés eu dehors du mouvement républicain opéré en France.

Mais si le gouvernement provisoire eût consulté l'histoire des révolutions, des transformations de gouvernement, il y aurait vu que les hommes avaient toujours été changés en même temps que les institutions. Malheureusement, la nouvelle République, ou plutôt les hommes placés à sa tête n'avaient pas cru nécessaire d'agir ainsi. On eût dit même qu'ils espéraient que les serviteurs dévoués à la monarchie s'accommoderaient à merveille du puritanisme démocratique, et s'identifieraient facilement avec le régime républicain.

Le gouvernement provisoire se trompait : on ne fait pas tout à coup un homme libre d'un esclave ; on ne le défait pas subitement de ses habitudes serviles ; le cœur et la pensée ne se détachent pas facilement d'un ordre de choses sous lequel on vivait largement, ou d'un maître qui permettait tout à ceux qui lui donnaient tout, jusqu'à l'honneur. Quelle confiance pouvait-on avoir d'ailleurs dans des hommes qui crient aujourd'hui Vive la monarchie ! et demain : Vive la République !

Le gouvernement provisoire devait savoir que, pour exister, la République avait besoin du dévouement absolu et énergique de tous les citoyens appelés aux fonctions publiques quelconques, et qu'elle ne pouvait attendre ce dévouement de ceux qui avaient renié pendant dix-huit ans les droits du peuple ; il devait savoir que, pour consolider le règne de la liberté, il fallait à la République l'appui des inspirations généreuses de tous les hommes élevés dans les saintes traditions de la démocratie.

Citoyens du gouvernement provisoire, disait à ce sujet le journal la Réforme, songez-y bien ! le peuple, en vous appelant à diriger pendant quelques jours les affaires de la France, a eu confiance dans votre patriotisme, et surtout dans votre fermeté : il a fait de vous tous, non pas des ministres indécis ou complaisants, mais des dictateurs énergiques et résolus : il vous a confié le salut de la République !

 

 

 



[1] Le maire de Paris, le citoyen Marrast, se mit en colère contre ceux qui liraient des feux d'artifice ou des pétards, et contre les enfants qui chantaient : Des lampions ! De tels désordres ne peuvent durer, s'écriait-il ; ceux qui les excitent jettent un défi à ceux que le peuple à élus pour exercer le pouvoir. Et il ordonna aux patrouilles de gardes nationaux d'arrêter et de conduire à la Préfecture les contrevenants à ses ordres.