HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE IV.

 

 

L'insurrection prend la couleur républicaine. — Possibilité de sauver la royauté. — Aveuglement de Louis-Philippe. — Concessions tardives. — Les républicains révèlent au peuple la portée de la lutte. — Agrandissement des âmes. — Enlèvement des armes dans les maisons. — Postes pris et désarmés. — Casernes désarmées. — Attitude de la garde nationale. — Le combat s'engage sur plusieurs points. — Résolution du peuple. — Troupes concentrées autour des Tuileries. — M. Thiers au château. — Ministère Thiers-Barrot. — Bugeaud, commandant supérieur. — Mauvais effet de celte nomination. — Revues passées au Carrousel. — Proclamations du général Bugeaud et des nouveaux ministres. — Il est trop tard ! — L'insurrection s'étend et serpente dans toutes les rues. — Démarches de Lamoricière et Barrot sur les boulevards. — Le peuple repousse les endormeurs. — Aspect de la capitale. — Louis XVI et Louis-Philippe. — Démarche de M. Crémieux au château. — Du canon ! du canon ! pour cette canaille ! — E. Girardin conseille l'abdication du roi en faveur de son petit-fils. — Les hommes du château comptent sans les hommes de la rue. — Et. Arago et le général Lamoricière. — Nous voulons la République ! — Combat sur la place du Palais-Royal. — Ses nombreuses péripéties. — Part qu'y prennent les républicains et les gardes nationaux. — Episodes de ce dernier combat. — Prise du Château-d'Eau. — Le peuple marche sur les Tuileries.

 

Quoique la journée du 23 février et celle du lendemain semblent se lier entre elles par l'identité des faits et par la nature de la lutte elle-même, il est facile d'apercevoir la différence qui sépare le but respectif de chacun de ces derniers combats livrés par le peuple à un pouvoir antinational.

Si le 23 au matin, ou même dans le courant du jour, la royauté se fût décidée franchement à accéder au vœu public relativement à la réforme électorale, qu'elle eût pris pour ministres quelques-uns des chefs de l'opposition dynastique, et qu'elle l'eût annoncé authentiquement, nul doute que le soulèvement ne se fût calmé en présence de ces fallacieuses concessions : le gouvernement eût sauvé ainsi et la monarchie constitutionnelle de 1830, et la famille au profit de laquelle cette royauté bâtarde avait été établie, et même ce qu'on appelait le système, c'est-à-dire la pensée contre-révolutionnaire qui dirigeait le chef du pouvoir depuis le commencement de son règne. L'amour-propre personnel du roi eût seul souffert un instant devant cette violence morale faite à ses répugnances intimes ; mais il s'en fût consolé bientôt par l'espoir de regagner le terrain perdu en ce jour néfaste pour lui, et surtout par les nouvelles déceptions que ces combinaisons menteuses eussent fait éprouver au parti républicain pur.

Si ce parti ne se fût pas contenté, ce jour-là, de ce que l'opposition dynastique n'aurait pas manqué de prôner comme une victoire éclatante donnant à la France ce que cette opposition aurait considéré comme de grands bienfaits, il eût vu se tourner contre lui, et toute cette opposition parlementaire qui ne combattait que les ministres, et la majorité de cette garde nationale, si étrangère aux principes et aux formes de la démocratie, et même une partie du peuple, celle dont l'éducation politique était encore incomplète. L'armée, trouvant dès lors un appui dans ces fractions importantes de la population, eût marché avec plus de résolution, et le triomphe de la cause de la liberté eût été encore retardé de quelques années ; car, au sortir d'une crise qui bouleverse toutes les notions, il faut du temps à l'esprit public pour se rallier autour du vrai.

La Providence a voulu qu'il en fût autrement. Elle a permis que le gouvernement de Louis-Philippe ne pût jamais bien apprécier la situation des choses, et qu'il ne sût faire que des concessions tardives, propres seulement à révéler au peuple la faiblesse de son ennemi, et à l'encourager toujours davantage dans sa révolte.

L'événement si grave de la soirée ; le silence que le journal officiel du soir garda sur le changement de ministère, annoncé d'une manière si captieuse à la Chambre des députés seulement ; les paroles arrogantes dé M. Guizot en réponse aux interpellations du député Vavin ; le résultat si significatif des tentatives d'interpellations faites à la Chambre des pairs ; tout cela, mieux connu ou mieux jugé dans la soirée, et surtout le lendemain au matin par la lecture des journaux, avait changé complètement l'aspect de l'insurrection parisienne, qu'aucune proclamation pacificative n'essayait de calmer.

Ajoutons que les républicains n'avaient pas été inactifs pendant la nuit. Profitant de l'exaspération excitée par la boucherie du boulevard des Capucines, ils étaient allés de barricade en barricade communiquer aux hommes du peuple qui les gardaient la juste haine dont leur âme s'était nourrie contre un pouvoir parjure à ses serments, traître envers la cause de la liberté ; contre un pouvoir fonctionnant en opposition avec son origine et avec les sentiments généreux du peuple français ; contre un système qui avait accumulé tant de honte sur la grande nation.

Cette élite du parti de la démocratie, ces jeunes gens si intrépides, sortant presque tous des journaux ou des anciennes sociétés républicaines, n'eurent pas beaucoup de peine à faire comprendre au peuple toute la portée de la révolution qui se préparait, et à l'engager à prendre l'offensive, afin d'en assurer le succès.

Le peuple, c'est-à-dire tous les hommes d'action, de cœur et de conviction se trouvèrent donc prêts à engager la dernière lutte entre la servitude et l'affranchissement, entre le despotisme et la liberté ; toutes les âmes se trouvèrent agrandies par l'idée qu'on allait se dévouer et combattre pour le salut de trente-cinq millions d'hommes, pour le bonheur du genre humain. Les forces de la démocratie se trouvèrent ainsi quintuplées.

N'ayant plus de ménagements à garder envers les honteux soutiens d'un gouvernement détesté, d'un gouvernement condamné par toute la partie saine et énergique d'une population formidable qui représente toute la France, les hommes du 24 février mirent à profit le temps. Pendant que les troupes de ligne, fatiguées d'une journée sans fin comme sans repos, attendaient les ordres pour celle qui commençait, le peuple s'empara sans coup férir de plusieurs corps-de-garde confiés à la ligne : partout il se borna à prendre les armes qui s'y trouvaient, sans faire le moindre mal aux soldats, avec lesquels il établit des relations amicales.

En même temps, des colonnes nombreuses d'ouvriers, conduites par des jeunes gens des Ecoles, ou par des hommes appartenant aux professions libérales, parcouraient les rues pour enlever à tous les gardes nationaux qui n'avaient pas osé sortir, leurs fusils et leurs munitions. Bientôt des masses considérables, tout armées, se présentèrent devant plusieurs des casernes de la ligne, gardées seulement par les conscrits ou les dépôts. Ne voulant pas les attaquer, les insurgés engagèrent ces soldats à leur donner les armes et les cartouches qui se trouvaient dans ces casernes. Effrayés par le nombre des assaillants, désorientés par les cris de Vive la ligne ! vive la liberté ! qui retentissaient autour d'eux, plusieurs de ces bataillons des dépôts finirent par donner leurs propres fusils. D'autres casernes furent successivement désarmées. Le peuple trouva de grandes ressources en munitions, soit dans la caserne du Faubourg-Poissonnière, soit dans celle de la rue de Clichy, soit dans tous les quartiers militaires que l'on avait approvisionnés avec tant de profusion aux approches du grand banquet. Ce fut ainsi que l'insurrection, la veille encore forcée de ne répondre qu'à coups de pierre aux feux de file des municipaux, se trouva généralement armée dès le 24 au matin. Bientôt des gardes nationaux isolés, et même des officiers de cette garde se montrèrent, en armes, dans les rangs du peuple.

Les légions de l'ordre public se rassemblaient à leurs mairies ; mais le nombre des absents laissait les rangs bien dégarnis : on voyait même des compagnies et des détachements se préparer à faire cause commune avec le peuple.

Enfin les rapports arrivés aux Tuileries dans cette même matinée eurent une teinte si alarmante que le Conseil se vit forcé de délibérer de nouvelles concessions. Le roi fit appeler M. Thiers, comme la veille il avait fait appeler M. Mole.

Cependant le combat s'engageait de nouveau sur plusieurs points du centre et même des boulevards et des rues de l'ouest, où des barricades formidables s'étaient dressées pendant la nuit : la troupe de ligne, lancée contre ces retranchements, ne les abordait qu'avec une certaine hésitation, surtout en voyant sur ces barricades quelques uniformes de la garde nationale. La population entourait partout ces soldats condamnés à tirer sur des Français ; elle ne cessait de faire entendre les cris de Vive la ligne ! elle conjurait ces soldats de ne plus se servir de leurs armes fratricides, et de fraterniser avec les défenseurs de la liberté.

Tout en défendant les barricades attaquées, le peuple se disposait à en sortir pour prendre l'offensive à son tour. On avait conseillé aux combattants de ne pas aller se faire tuer inutilement à attaquer les grands postes tels que l'Hôtel-de-Ville, gardé par des régiments entiers, ayant avec eux de l'artillerie ; ses efforts devaient se concentrer sur deux points seulement, dont la prise pouvait décider le sort de la journée. Aussi voyait-on les masses quitter successivement les quartiers défendus la veille et s'approcher, en combattant toujours, des quartiers du Palais-Royal et des Tuileries. Le peuple avait fort bien compris que, s'il parvenait à effrayer les hôtes de ces deux palais et à les mettre en fuite ou à s'en emparer, la l'évolution serait accomplie immédiatement ; car, lui aussi s'apercevait des fluctuations des troupes de ligne.

Quant à la garde nationale, les hommes des barricades comptaient qu'une partie, celle appartenant à l'opinion démocratique, ne tarderait pas de se joindre ouvertement à eux, et que l'autre partie, voyant ses rangs éclaircis, ne demanderait pas mieux qu'à ne point sortir de cette prudente neutralité qui lui avait valu les applaudissements du reste de la population.

Ces prévisions furent assez justes.

Mais, de son côté, le gouvernement, craignant que les Tuileries ne devinssent l'objet de quelque attaque, concentrait, autour de cette résidence royale, des forces considérables, qu'éclairaient encore une foule de postes fortement défendus depuis le Louvre et le Palais-Royal, jusqu'à la place de la Concorde et le pont du Carrousel.

Néanmoins, Louis-Philippe et sa famille se montraient très-inquiets : on attendait au château, avec une vive impatience, l'homme à qui on s'était enfin décidé de confier la composition d'un cabinet propre, pensait-on, à mettre un terme à l'insurrection. Mais M. Thiers déclara que le remède ne pourrait être efficace qu'autant qu'on lui adjoindrait quelques-uns des principaux membres de l'opposition dynastique, et il désigna MM. Odilon Barrot et Maleville. Le roi, les princes, la reine, résistent d'abord ; ils ne cèdent qu'en apprenant des nouvelles qui annoncent l'attitude formidable de l'insurrection. C'est une armée qui s'avance !

Aussitôt les journaux dynastiques, le Constitutionnel et la Presse, se chargent de faire imprimer rapidement une proclamation annonçant ces concessions ; ils espèrent trouver les moyens de l'afficher et de la répandre partout : on s'en promet les meilleurs résultats.

Tandis qu'on réunit à l'état-major du Carrousel les hommes destinés à siéger au Conseil avec MM. Thiers et Barrot, et que MM. Duvergier de Hauranne, de Rémusat, Lamoricière et autres personnages arrêtent les premières mesures jugées nécessaires pour rétablir ce qu'ils appellent l'ordre ; le roi, par suite de cet aveuglement qui lui fit toujours donner sa confiance aux hommes les plus impopulaires du royaume, désignait pour commandant supérieur des troupes, et même de la garde nationale, le général que le peuple considérait comme le Bourmont de la branche cadette[1]. Ni Louis-Philippe, ni aucun de ses fils n'avaient le sentiment de la répulsion que le seul nom de Bugeaud inspirait à la population entière, et principalement aux hommes qui étaient sous les armes. Aux yeux de la famille royale, le nouveau général en chef devait être le bras de fer destiné à frapper les insurgés, dans le cas où les nouvelles concessions du roi n'arrêteraient pas l'audace de ces révolutionnaires incorrigibles. Dans cette prévision, on agglomérait de grandes forces au Carrousel, dans la cour et le jardin des Tuileries ; et, comme si ce n'eût pas été assez, pour mitrailler Paris, des soixante bouches à feu et des pétards dénoncés par le pair Boissy, le due de Montpensier envoyait, à Vincennes l'ordre de faire arriver au quartier-général soixante-douze autres pièces de canon approvisionnées[2].

Au fur et à mesure que les troupes arrivent autour du quartier-général, on s'empresse de les passer en revue, et de les encourager, par tous les moyens, à se battre contre la population. C'est d'abord le nouveau général en chef, M. Bugeaud, qui inspecte son armée, et qui adresse aux soldats, contre ceux qu'il appelle les éternels ennemis de l'ordre, l'une de ces harangues africaines, comme seul il sait en faire.

Je vais me mettre de côté, dit-il aux officiers et soldats en prenant une pose théâtrale, afin que tout le monde m'entende mieux. Le vent vous portera mes paroles.

Messieurs, je vous annonce avec plaisir, avec bonheur que le roi vient de me nommer commandant supérieur des troupes et de la garde nationale ; je suis fier de cette confiance ; elle ne sera pas trompée. Je n'ai jamais eu d'insuccès ; j'espère bien que je ne commencerai pas aujourd'hui. J'ai pour garants de cette virginité dont je suis fier, les nobles cœurs qui battent dans vos poitrines.

Nous combattrons ces masses à ma manière : Vous mettrez deux balles dans le fusil ; les hommes contre lesquels nous avons affaire ne sont que des galériens, des forçats libérés. Ce sont là nos seuls ennemis.

Que demandent-ils ? Le roi n'est jamais sorti de la légalité, vous le savez tous comme moi. Notre combat est légitime. Rappelez-vous que leur nombre ne doit nous effrayer en aucune manière. Leurs colonnes fussent-elles profondes d'ici à la Bastille, je me charge de les détruire, et plus ils seront nombreux, plus leur défaite sera facile. Vous mettrez deux balles dans vos fusils. Plus nous tuerons de ces misérables, plus nous débarrasserons le pays.

Ainsi, vous m'entendez : Vous attaquerez les barricades ; vous les enlèverez ; vous ferez feu par devant et par derrière.

Allez, messieurs, répétez à vos soldats ce que je viens de vous dire, afin qu'ils soient bien pénétrés du sentiment qui nous anime.

 

Puis ce général, qui se donne la féroce mission de transformer en bourreaux du peuple les soldats français auxquels il commande, ne tarde pas à s'apercevoir que cette virginité d'insuccès dont il se targue va être sérieusement compromise. Aussi baisse-t-il de ton dans la proclamation qu'il fait afficher deux heures après, proclamation qui porte encore le cachet caractéristique du charlatanisme de son auteur. La voici :

Le roi, usant de sa prérogative constitutionnelle, a chargé MM. Thiers et Odilon Barrot de former un cabinet.

Sa Majesté a confié au maréchal duc d'Isly le commandement en chef des gardes nationales et de toutes les troupes de ligne.

 

Paris, 24 février 1848.

Je donne l'ordre de cesser le feu partout, et la garde nationale va faire la police.

Signé : Le maréchal duc d'ISLY.

Et pour copie conforme,

Le lieutenant-colonel de service, GRINIER.

 

Cette proclamation, fort peu connue, eut le sort de celle imprimée au Constitutionnel, annonçant au peuple l'avènement du ministère Thiers, Barrot, Malleville, Duvergier et Rémusat, et même la dissolution de la Chambre.

Voici le contenu de cette seconde proclamation :

Citoyens de Paris, l'ordre est donné de suspendre le feu. Nous venons d'être chargés, par le roi, de composer un ministère. La Chambre va être dissoute. Le général Lamoricière est nommé commandant en chef de la garde nationale de Paris.

MM. Odilon Barrot, Thiers, Lamoricière, Duvergier de Hauranne sont ses ministres.

Liberté ! Ordre ! Union ! Réforme !

Signé : ODILON BARROT ET THIERS.

 

Mais partout la population empêcha que ces avis ne fussent affichés ; elle huait les afficheurs officieux ; et, là où on put en placarder quelques-uns, ils furent mis en lambeaux. Un lieutenant-colonel de la garde nationale, envoyé par le général Aupick, s'étant présenté à la barricade Mazagran, pour y donner connaissance de ces dispositions : Il est trop tard ! lui répondit Sobrier ; Il est trop tard ! répétaient les hommes qui marchaient à la tête de l'insurrection ; Il est trop tard ! s'écriait le peuple.

Et ces mots terribles, comme ceux du trappiste ; ces mots qui avaient retenti jusqu'à Saint-Cloud le 29 juillet 1830 ; ces mots qui avaient frappé de stupeur le vieux roi Charles X, commencèrent à circuler jusqu'aux Tuileries, et à frapper les oreilles du vieux roi Louis-Philippe.

En ce moment-là, l'insurrection s'étendait partout ; elle serpentait en mille replis dans toutes les rues paisibles jusqu'alors. Des barricades s'élevaient par centaines au milieu des quartiers de l'ouest : tous les petits postes étaient successivement pris et désarmés sans effusion de sang. On aurait dit que la Liberté, frappant la terre de son pied magique, en faisait sortir des milliers d'hommes en armes, prêts à combattre sous son égide. Quittant les retranchements du centre et les confiant aux nouvelles recrues qui se présentaient par essaims, les intrépides combattants de la veille et les républicains qui marchaient à leur tête s'approchaient en masse des palais royaux ; les événements se succédaient avec une telle rapidité qu'il était impossible de les suivre.

Tandis que les fils de Louis-Philippe se présentaient, eux aussi, sur le front des troupes amoncelées au Carrousel, pour les adjurer de soutenir la monarchie, MM. Odilon Barrot, Lamoricière et Horace Vernet étaient accourus sur les boulevards et les parcouraient, depuis la rue Montmartre jusqu'à la Porte-Saint-Denis, essayant partout de faire déposer les armes aux colonnes d'insurgés qu'ils rencontraient à chaque pas. Mais ces hommes, dès lors sûrs d'obtenir un succès plus complet qu'un changement de ministres, répondaient aux envoyés du château : Pas de trêve ! et les chefs du peuple disaient à leurs frères d'armes : Citoyens, gardez-vous des endormeurs et des bla..... ! Ils ont perdu la cause de la liberté en 1830 ; ils la perdraient encore aujourd'hui, si vous les écoutiez ! Point de trêve ; vive la République !

Et ces mots, propres à faire frissonner les amis de la dynastie, retentissaient sur tous les boulevards, comme partout où se trouvaient des troupes de combattants : En avant ! marchons aux Tuileries ! s'écriait le peuple, allons chasser les corrupteurs et les corrompus ! vive la République !

Il est impossible de peindre l'aspect qu'offrit l'intérieur des Tuileries pendant les quelques heures qui précédèrent la fuite du roi. Tout y était en mouvement et bouleversé ; les nombreux aides de camp et officiers d'ordonnance du roi et de tous les princes ne suffisaient pas pour transmettre des ordres qui ne pouvaient plus être exécutés, ou qui étaient remplacés par d'autres dispositions se succédant sans relâche. Ce palais et sa cour offrirent alors la répétition des scènes que la journée du 10 août 1792 vit s'y dérouler.

Comme Louis XVI, Louis-Philippe voulut passer lui-même la revue des forces sur lesquelles il comptait encore ; comme Louis XVI, il put juger que les troupes nationales ne tourneraient point leurs armes contre le parti national, quelques caresses qu'on leur fit ; comme Louis XVI, Louis-Philippe eut à essuyer les querelles de sa femme, de cette Marie-Amélie, citée comme un modèle de bonté et de douceur, qui lui reprocha publiquement et amèrement la mansuétude des moyens employés pour réduire l'insurrection ; et enfin, comme Louis XVI, le roi-citoyen se proposait de se rendre au sein de l'Assemblée des députés, lorsqu'il en fut empêché par les conseils divers que chacun s'empressait de lui donner.

Cependant Louis-Philippe ne se croyait pas aussi près de la grande catastrophe qui le menaçait. Ayant admis dans son cabinet un des députés de l'opposition dynastique, M. Crémieux, jouissant d'une certaine popularité, le roi des contrerévolutionnaires parut étonné en apprenant de la bouche de ce député que M. Thiers n'était plus possible, et que M. Bugeaud serait nuisible.

Qu'est-ce qu'il leur faut donc ? demandait le duc de Nemours ?

Et la majorité de la famille voulait qu'on usât des dernières rigueurs ; et l'on entendit le futur régent s'écrier : Du canon ! du canon pour cette canaille !

Et cet insensé se renferma avec quelques généraux de son avis pour employer utilement la mitraille contre le peuple !

En ce même moment, un autre ami de la dynastie se présente au château : c'était le rédacteur du journal la Presse, M. de Girardin : il venait de parcourir quelques rues, et pouvait se croire en état de rendre compte au roi de la situation des choses. On l'engage à s'adresser d'abord aux nouveaux ministres, réunis à l'état-major. Il insiste pour voir le roi. Louis-Philippe le reçoit assis dans un grand fauteuil qu'entourent quelques conseillers, parmi lesquels se font apercevoir les Guizot, les Broglie, les d'Haussonville, etc.

Qu'y a-t-il, monsieur de Girardin ? lui demanda le roi. — Il y a, sire, qu'on vous fait perdre votre temps ; que si un parti extrême n'est pas pris immédiatement, dans une heure il n'y a plus de royauté en France.

A ces mots, le messager de malheur se voit considéré par les personnages qui sont autour du roi comme un homme qui perd la tête. Mais ses convictions ne lui permettent pas de se faire courtisan, c'est-à-dire de dissimuler la vérité. Sire, interrogez M. Merruau[3] sur l'accueil qu'a reçu la proclamation qui vient d'être imprimée au Constitutionnel et à la Presse ; demandez-lui si on a permis qu'elle fût affichée !

M. Merruau ayant confirmé le récit de son collègue, le roi ne put dissimuler son abattement. Quoi ! pas même Barrot ! s'écria-t-il. C'est donc une révolution ! c'est donc 1830 qui revient ![4]

Tout le monde se sentant absorbé, il y eut un instant de silence : le roi le rompit par ces mots : Que faire ?

Abdiquer, sire ; abdiquer sans hésiter, afin de sauver la monarchie en péril. — Eh bien, j'abdique. Le roi se leva et fit appeler les futurs ministres de la régence du duc de Nemours. Il fallut employer bien des ménagements pour faire comprendre à Louis-Philippe que le duc de Nemours serait repoussé, et que la seule régence de la duchesse d'Orléans pouvait être acceptée.

Mais ici encore les hommes du château comptaient sans les hommes de la rue.

Les premiers ayant arraché au roi le consentement à cette dernière combinaison, la seule qui leur parût propre à sauver la monarchie, se mirent à l'œuvre pour absorber la grande révolution que le peuple scellait de son sang par un de ces revirements dynastiques qui aurait permis aux hommes jugés impossibles de revenir au pouvoir. Les rôles que chacun avait à remplir dans la Chambre des députés, où devait se jouer la grande comédie, furent distribués : le président Sauzet, M. Dupin, M. Barrot, M. Lacrosse, M. Oudinot, la duchesse d'Orléans, ses enfants, le duc de Nemours, assistèrent tous à la répétition, qui eut lieu au Tuileries, au milieu de la panique générale causée par la fusillade qui s'approchait. Quant à M. de Girardin, on le chargea d'aller faire connaître au peuple : l'abdication du roi,, la régence de la duchesse d'Orléans, la dissolution de la Chambre et l'amnistie générale.

Que faisaient les insurgés pendant que les ministres passés et futurs travaillaient à détourner la révolution de son irrésistible cours ?

Le peuple arrivait en masse autour du Palais-Royal, prêt à marcher sur les Tuileries et sur la Chambre des députés, non moins odieuse, à la démocratie ; il s'avançait toujours vers le but qu'il s'était proposé depuis le matin, et il ne rencontrait point d'obstacles sérieux ; ce qui s'explique par l'ordre de cesser le feu qu'avait donné le général Bugeaud, seul service que cet homme du sabre ait jamais rendu à la cause de la liberté.

De temps à autre, des officiers généraux se présentaient pour faire connaître aux combattants les concessions successives que le pouvoir faisait à l'opinion publique. Et le peuple ne les écoutait pas, ne voulant plus d'endormeurs, disait-il.

Cependant les abords du Palais-Royal étaient fortement gardés, non-seulement par le poste d'infanterie placé dans la première cour, mais encore par celui qui occupait le vaste corps-de-garde dit du Château-d'Eau, dont les feux couverts devaient balayer toute la place et fermer les issues de toutes les rues qui y aboutissent. Dans un de ces moments de répit que venaient de procurer aux combattants les ordres de l'état-major, confirmés par les ministres nommés naguère, plusieurs des rédacteurs du journal la Réforme[5], accompagnés d'une foule d'amis politiques, tous démocrates, s'étaient rendus sur la place du Palais-Royal, après avoir fait élever les barricades de la rue Jean-Jacques Rousseau et aboutissants. Ces citoyens s'étaient approchés de l'officier du 14e de ligne chargé de la défense du poste du Château-d'Eau, et ils l'avaient supplié de se retirer, afin d'épargner aux soldats et au peuple une lutte désormais inutile. Nous ne sommes que vingt à présent, lui disait Etienne Arago ; dans un quart d'heure nous serons cent en face de vous, et dans une heure nous nous compterons par milliers : la résistance sera impossible ; elle deviendra criminelle. Le capitaine, les officiers et même les soldats se retranchèrent derrière le devoir et l'honneur militaire. Leur refus ayant été invincible, les républicains se retirèrent avec la triste pensée que le sang coulerait encore en face du palais qu'occupait le fils aîné de Louis-Philippe.

Entre la barricade du Théâtre-Français et celle de la fontaine Molière, ces républicains rencontrèrent un officier d'état-major de la garde nationale, précédant de quelques pas le général Lamoricière et un autre officier.

Usez donc de l'influence que vous avez pour faire reconnaître le général Lamoricière comme commandant la garde nationale ? dit à Etienne Arago le premier officier.

Ce serait en vain qu'on le tenterait, répondit Arago.

Et s'adressant au général lui-même : Il ne s'agit plus de réforme ni de régence, général : cette fois nous voulons la République, et nous l'aurons. Et comme Lamoricière fit un signe d'incrédulité : Oui, la République est à nous, reprit vivement Arago, et personne ne nous l'arrachera des mains... N'allez pas plus loin ; vous essayeriez en vain de vous faire entendre aujourd'hui.

Le général et les deux officiers retournèrent du côté des Tuileries.

Non loin de là, une autre tentative de pacification était faite du côté de la rue de Rohan, au coin de la rue Saint-Honoré, par le général Gourgaud, accompagné d'un officier d'ordonnance de Louis-Philippe. Ce général apprit au peuple que Louis-Philippe abdiquait en faveur du comte de Paris, et que l'on aurait la régence de madame la duchesse d'Orléans. Nous ne voulons plus ni comtes ni duchesses, s'écrièrent plusieurs voix qui trouvèrent de l'écho ; nous voulons la République !

On assure cependant qu'une colonne, composée d'ouvriers et de gardes nationaux en armes, se rendit alors au Carrousel, où elle arriva, en passant entre les haies de la cavalerie, jusqu'à l'état-major. Les hommes qui marchaient à la tête entrèrent pour faire connaître les conditions du peuple ; mais ayant parlé de République, il fut impossible de s'entendre, et la colonne revint derrière la barricade du café de la Régence.

En ce moment, le combat s'engageait sur la place du Palais-Royal, entre les démocrates et les deux postes.

Au bruit de la mousqueterie, qui se faisait entendre vive et nourrie, les républicains de la Réforme, qui s'étaient réunis, sur la place des Victoires, à d'autres de leurs amis, parmi lesquels se trouvaient Caussidière, Vigne, Chancel, puis Sobrier et les siens, arrivant de la barricade Mazagran, accoururent au lieu du combat, le fusil au poing. Les rues avoisinant le Palais-Royal étaient encombrées de peuple et de gardes nationaux armés, qui se dirigeaient aussi du côté du feu, en battant la charge.

Tout était en mouvement de ce côté ; mais la place de ce palais, naguère si animée, était vide et nue.

Après avoir inutilement essayé, pendant une heure, de déterminer les soldats à sortir du corps-de-garde en y laissant leurs armes, la foule s'était retirée et s'échelonnait derrière les barricades latérales, afin de se préparer au combat. Cette fois, le peuple possédait aussi des armes, avec lesquelles il avait cherché à intimider la troupe par quelques coups de feu ; les soldats avaient répondu par la fusillade nourrie qui amenait les républicains sur les lieux.

Le combat devait être long ; car le poste du Château-d'Eau, placé sur une terrasse et dans un bâtiment des plus solides, n'ayant que des fenêtres étroites, garnies de grilles en fer et comme crénelées ; ce grand corps-de-garde, dont la porte doublée de lames de fer ne pouvait céder qu'au canon, était une sorte de forteresse, de laquelle on pouvait faire feu sans se découvrir.

Heureusement, l'autre poste du Palais-Royal, beaucoup moins redoutable, ne tarda pas à rendre ses armes, et l'on put alors attaquer le Château-d'Eau par les deux travers et en face. Ici, des insurgés, placés dans la cour d'honneur, pouvaient tirer droit sur le poste fortifié ; mais leurs balles ne frappaient que la pierre. Insensiblement, quelques combattants des plus braves allèrent se placer jusque derrière les colonnes et même sur les trottoirs du palais. Des gardes nationaux étaient là avec le peuple ; et ceux de ces soldats-citoyens qui avaient pu se procurer des munitions tiraient à côté des républicains.

Comment raconter les épisodes qui se présentèrent pendant ce combat si acharné de part et d'autre ? Ici, c'étaient des citoyens qui, méprisant les balles, allaient se placer à découvert, en face des soldats, dont on ne voyait que le fusil ou le feu ; là, des enfants, dont la chemise déjà ensanglantée attestait les blessures, couraient de tous côtés comme les voltigeurs du corps de bataille ; plus loin, des gardes nationaux, faisant un feu régulier, comme à l'exercice. Partout, des blessés ou des morts gisant sur le pavé ; les uns atteints lorsqu'ils déployaient la plus rare intrépidité ; les autres, en remplissant des actes d'humanité ; quelques-uns même pour avoir voulu témérairement traverser la place en bravaches. On vit même apparaître sur ce champ de bataille le général Lamoricière, escorté par deux officiers d'état-major ; mais il quitta bientôt les abords du poste, ne pouvant pas se faire écouter ; il n'emporta qu'une légère blessure.

Plusieurs fois les républicains et les gardes nationaux s'étaient approchés du poste, et toujours des décharges, parties instantanément, les avaient forcés à se retirer. Dans certains moments, on avait pu croire que les soldats, profitant de la fumée qui couvrait la place, s'étaient sauvés du côté du Louvre ; mais un instant après, on voyait le feu du Château-d'Eau recommencer plus vif, plus meurtrier, tant du rez-de-chaussée que des étages supérieurs. Ce combat si inégal durait depuis plus d'une heure ; les pertes du côté du peuple étaient considérables, tandis que ses coups, ne portant que sur la pierre, n'en faisaient éprouver aucune au détachement enfermé. On ne savait plus comment s'y prendre pour s'emparer de ce poste si fort et si bien défendu. On voulut essayer de chasser la troupe par la crainte d'un incendie, et, à cet effet, on amena, des écuries de la rue Saint-Thomas-du-Louvre, quatre voitures royales, auxquelles on mit le feu sur la place même. Déjà les paillasses entassées devant le corps-de-garde flambaient.

Bientôt cette enceinte offrit le spectacle d'une sublime horreur, raconte un témoin oculaire. A travers l'épais nuage de fumée qui enveloppait, comme un brouillard, toute l'étendue de la place, se détachaient les huit langues de feu, ardentes et rouges comme du sang, dont les voitures royales étaient le foyer. Plus loin, commençaient à s'élever en tourbillons les flammes qui s'élançaient sur les murailles du corps-de-garde, qui, lui-même, semblait près de s'abîmer sous cet horrible embrasement.

Dans un demi-jour, on distinguait les mille têtes du peuple inondant les alentours ; on entrevoyait briller les sabres et les baïonnettes ; on entendait partir les décharges soit de la barricade Valois, soit de celle de Rohan, soit des rues de Chartres, du Musée, de la cour d'honneur du Palais-Royal, des croisées du milieu de la place, et, enfin, des fenêtres du corps-de-garde, où les soldats, aveuglés, à demi étouffés par la fumée et par la flamme, tiraient, tiraient toujours !

 

En ce moment-là venait d'arriver derrière la barricade Saint-Honoré, une compagnie de gardes nationaux de la 3e légion, commandée par le capitaine Jouanne, puis celle du capitaine Lesseré. Ces deux officiers appartenaient par leurs intérêts, comme par leurs opinions politiques, au journal la Réforme ; aussi leurs compagnies se montrèrent-elles ardentes au combat.

Nous emporterons le poste, s'écriaient les gardes nationaux, dussions-nous l'attaquer à la baïonnette !

A l'instant le capitaine Lesseré tombait gravement atteint.

Encore quelques morts et quelques mutilés, et le poste appartenait au peuple, les soldats ayant enfin pris la fuite par la rue Saint-Thomas.

Au milieu de la joie que faisaient éclater les vainqueurs, un cri se fit entendre : Aux Tuileiies ! aux Tuileries ! et tous les combattants du Palais-Royal se dirigèrent sur la demeure de Louis-Philippe.

 

 

 



[1] Il paraît positif qu'avant d'offrir le commandement supérieur au général Bugeaud, le roi l'avait proposé au général Lamoricière. On assure que ce dernier se serait excusé, alléguant son ignorance des dispositions stratégiques, des ressources du gouvernement et de l'étal de choses. Il demanda le commandement de la garde nationale, poste où il espérait pouvoir rendre quelques services à Sa Majesté.

[2] L'ordre en vertu duquel on fit cette demande au commandant de l'artillerie de Vincennes fut trouvé à l'état-major, lorsque le peuple y entra ; cet ordre était écrit de la main de celui des fils de Louis-Philippe à qui l'on avait donné la charge de grand-maître de l'artillerie.

[3] Rédacteur en chef du Constitutionnel, journal inspiré par M. Thiers.

[4] Tout le monde connaît le dialogue qui eut lieu, dans la nuit du 14 juillet 1789, entre Louis XVI et le grand-maître de sa garde-robe, M. La Rochefoucauld-Liancourt, qui apprenait au roi la prise de la Bastille. Monsieur de La Rochefoucauld, c'est donc une révolte que vous m'annoncez ?Sire, c'est plus qu'une révolte, c'est une révolution !

[5] M. Dangeliers nous apprend qu'au nombre de ces républicains se trouvaient Etienne Arago, Baune, Fayolle, Lagrange, Tisserandot, Jeantry Sarre, Bossens, Caussanel, tous démocrates éprouvés.