HISTOIRE DE LA RÉVOLUTION DE 1848

TOME PREMIER

 

CHAPITRE III.

 

 

Spectacle offert par la ville de Paris le, 23 au soir. — Le peuple ne veut pas qu'on rendorme avec des changements de cabinet. — Attitude des journaux patriotes dans cette soirée, — Conditions posées par ta Réforme. — Mécontentement des jeunes démocrates. — Pétition proposée par le Comité électoral de Paris. — Il rappelle les grands principes à l'égard de l'armée et de la garde nationale. — Evénements de la rue Bourg-l'Abbé. — Ses péripéties. — Les républicains sauvent les municipaux de la juste colère du peuple. — Situation des quartiers du centre. — Difficultés de peindre ta physionomie de Paris dans cette soirée-. — Ses divers aspects. — Apparence du calme dans les quartiers de l'ouest. — Promenade d'une colonne de peuple partie de la Bastille. — Cris qu'elle fait entendre. — Elle s'arrête à la porte du National. — Expédition faite par le peuple pour faire illuminer la Chancellerie. — Les enfants et les lampions. — La grande colonne arrive devant l'hôtel des Capucines. — Scène de carnage, de désolation et de terreur. — Cinquante-deux victimes d'une seule décharge ! — Convoi funèbre qui parcourt les rues. — Cris de vengeance qui retentissent partout. — Commotion générale. — Dispositions du peuple pour ta journée du lendemain. — Le tocsin sonne une partie de la nuit. — Le peuple s'en prend à la royauté même. — Conseils que les journaux donnent à la garde nationale. — Ce qui eût suffi hier ne suffira plus demain.

 

Le spectacle qu'offrait la ville de Paris, dans la soirée du 23 février, ne peut se décrire, tant il avait d'aspects divers.

Du côté de la Chaussée-d'Antin, sur les boulevards, au Palais-Royal, dans la rue Saint-Honoré et le fa.ubo.urg du Roule, à la Madeleine, à la Bourse, on laissait éclater la joie la plus vive. Dans tous ces quartiers, excepté au Carrousel, qui était toujours fermé, on s'évertuait à crier Vive la réforme ! à bas Guizot. La population de ces lieux témoignait sa satisfaction par des promenades aux flambeaux, qui avaient lieu aux chants de la Marseillaise. Enfin les fenêtres s'illuminaient comme par enchantement.

Les quartiers Saint-Denis, Saint-Martin et du Temple, au contraire ; les faubourgs Saint-Antoine, Saint-Jacques et Saint-Marceau présentaient un autre aspect : le peuple y élevait de nouvelles barricades, gardait militairement celles défendues dans la journée, cherchait partout des armes, incendiait les corps-de-garde tombés en son pouvoir ou abandonnés par les municipaux, travaillait activement à faire des cartouches, à fondre des balles, et préparait des ambulances où les femmes s'empressaient de porter du linge et de la charpie ; et tout cela se faisait aux cris de A bas le système !

Si l'on parlait au peuple du changement de cabinet, il répondait : On veut nous endormir avec un ministère aussi mauvais que celui qui tombe dans le sang : nous ne sommes pas encore disposés à quitter nos fusils et nos barricades : nous ne dormirons pas plus cette nuit que nous ne l'avons fait hier. Et lorsqu'on disait à ces hommes si irrités, que les trois quarts de Paris resplendissaient d'illuminations en signe de réjouissance, on les voyait lever les épaules, en signe de pitié. Ces gens-là sont bien pressés d'allumer leurs lampions, disaient-ils en parlant des bourgeois ; il n'y a encore rien de fini. — Mais où voulez-vous donc en venir ?A chasser Louis-Philippe : il a trop fait souffrir le peuple, et trop longtemps humilié la France !Et après ?Après ? nous aurons la sainte République ![1]

Ainsi, le peuple, c'est-à-dire les hommes de Cœur, d'action et d'intelligence qui versaient leur sang sur les barricadés, à côté d'une jeunesse ardente et dévouée, se montraient bien plus résolus, bien plus exigeants que les journaux, démocratiques ; car, en ce moment-là, les écrivains démocrates de la Réforme et du National n'allaient pas si loin que le peuple.

La Réforme elle-même, dont la cour et les bureaux étaient remplis d'une foule de républicains armés, qui cherchaient à connaître la situation des choses, n'osait pas dire encore ce qu'elle voulait, comme le faisait hardiment le peuple ; ses rédacteurs se bornèrent, ce soir-là, à lancer le manifeste suivant :

Le ministère est tombé dans le sang ! Il faut qu'il entraîne avec lui l'odieux et infâme système dont il était l'expression.

Le peuple français veut être libre : il l'a prouvé ; il a été grand comme en 1789, comme en 1830. Il est toujours digne de la liberté.

Mais croit-on que le changement d'un Guizot, remplacé par un Molé ou un Thiers, puisse le satisfaire ?

Si on le croit, on se trompe.

Nous qui avons le droit de parler en son nom, car nous ne l'avons jamais abandonné, ni trompé, nous nous faisons l'écho de ses justes réclamations.

Voici ce que la masse des citoyens vous demande aujourd'hui :

La mise en liberté des citoyens arrêtés depuis hier ;

La mise en accusation des ministres ;

Le droit de réunion consacré de fait par un banquet pour dimanche ;

La Réforme électorale, assise sur des bases populaires ;

L'abolition des lois de septembre ;

Le licenciement de la garde municipale.

L'amnistie générale.

 

Certes, on ne pouvait se montrer plus modéré que ne le furent les journaux démocratiques de la capitale, au moment où ils croyaient que le parti national avait obtenu gain de cause.. Il était facile (de remarquer que le rédacteur de la Réforme s'était même abstenu de comprendre le dix août 1792 dans l'énumération des époques où le peuple français s'était montré intelligent et grand. Ce manifeste, destiné à ne paraître que le lendemain, ne contenait aucun mot qui indiquât une révolution, ou qui menaçât le gouvernement de Louis-Philippe. Aussi nous a-t-il été assuré que les jeunes gens qui remplissaient la cour et les bureaux de la Réforme se montrèrent très-mécontents des conditions, la plupart puériles, que les démocrates de ce journal faisaient à la royauté constitutionnelle, au nom du peuple.

Un autre document, émané de vingt-quatre membres du Comité électoral démocratique de Paris et présenté à la signature de tous les citoyens, parut encore ce soir-là. Il avait pour objet de rappeler au gouvernement que la ville des arts, de la science, de l'industrie, de la civilisation, ne saurait être le champ de bataille rêvé par le courage des soldats français. On trouvait dans cette déclaration, signée par des hommes marquants du parti national, d'excellents principes puisés dans les Constitutions démocratiques de notre première révolution.

Considérant que l'application de l'armée à la compression des troubles civils est attentatoire à la dignité d'un peuple libre et à la moralité de l'armée elle-même, disait-on dans cette pétition ;

Qu'il y a là renversement de l'ordre véritable et négation permanente de la liberté ;

Que le recours à la force seule est un crime contre le droit ;

Qu'il est injuste et barbare' de forcer des hommes de cœur à choisir entre les devoirs du militaire et ceux du citoyen ;

Que la garde nationale a été instituée précisément pour garantir le repos de la cité, et sauvegarder les libertés publiques ;

Qu'à elle seule appartient de distinguer une révolution d'une émeute ;

Les citoyens soussignés demandent que le peuple entier soit incorporé dans la garde nationale.

Ils demandent que la garde municipale soit dissoute ;

Ils demandent qu'il soit décidé législativement qu'à l'avenir l'armée ne pourra plus être employée à la compression des troubles civils.

 

Il eût été difficile de mieux rappeler les grands principes qui doivent régir la force armée et la garde nationale ; mais cette pétition ne pouvait être d'une application immédiate. Les démocrates rassemblés autour des journaux pensèrent donc avec raison qu'il fallait commencer par faire justice d'un gouvernement qui s'était constamment opposé, et qui s'opposerait tant qu'il existerait, au développement des libertés publiques et au règne des principes. La plupart de ces jeunes gens en armes se dirigèrent du côté des barricades, où ils devaient trouver cette partie de la population ennemie des demi-mesures : ils allaient leur annoncer que rien n'était fini, et qu'il faudrait recommencer le lendemain.

Ces hommes d'élite, parmi lesquels se trouvaient Etienne Arago et quelques-uns de ses amis, arrivaient à la rue Saint-Denis au moment où le peuple assiégeait dans la cour d'un liquoriste de la rue Bourg-l'Abbé, où étaient les magasins de l'armurier Lepage, une cinquantaine de gardes municipaux qui, depuis la veille, défendaient ce magasin, et avaient frappé plus d'une victime. Refoulés et cernés de tous côtés par le flot populaire, ces gardes municipaux avaient dû se réfugier dans la maison sur laquelle ils veillaient. La porte cochère fermée les dérobait, pour quelques instants encore, à la vengeance du peuple, dont les cris retentissaient dans cette maison. Frémissante et furieuse, la foule s'entassait autour d'une compagnie de la 6e légion placée à l'entrée du magasin, et qui, en ce moment suprême, défendait les gardes municipaux de la fureur du peuple.

Mais le salut des soldats assiégés devenait à chaque instant plus difficile ; la foule grossissait toujours en mugissant comme la tempête. Vainement d'autres gardes nationaux arrivaient-ils de divers points de l'arrondissement, pour renforcer leurs camarades ; vainement encore deux compagnies du 7e de ligne furent-elles dirigées sur ce point, l'ouragan populaire menaçait de tout emporter. Il fallait donc que des citoyens, connus par leur patriotisme, se dévouassent au salut de ceux qui avaient tant maltraité le peuple.

Etienne Arago entra dans la cour, en déclinant son nom ; il fut suivi du colonel Husson, du docteur Ségalas, capitaine dans la légion, du maire de l'arrondissement et de quelques gardes nationaux disposés à empêcher la sanglante catastrophe que l'on pouvait prévoir si les municipaux sortaient en armes, ou s'ils étaient forcés dans leur dernier asile. Ces citoyens éminents pensèrent un moment à les faire sauver par les derrières de la maison, en abattant un mur ; mais l'uniforme des municipaux ne les aurait-ils pas exposés à être pris isolément à chaque pas ?

On se décida à entrer en capitulation.

Des paroles d'humanité furent adressées, par les chefs démocrates, à ceux des assaillants qui se montraient les plus irrités : le peuple, dont la colère se calme toujours si vite, les écouta favorablement. Les assaillants consentirent à laisser sortir les municipaux, à condition qu'ils remettraient leurs munitions et leurs armes. Ceux-ci eurent beaucoup de peine à céder sur ce point, qui les livrait, sans défense, à une foule furieuse ; ce ne fut qu'après une heure de pourparlers et d'hésitations que les municipaux consentirent à sortir sans armes, et les uns à la suite des autres.

La troupe de ligne forma alors la haie ; Et. Arago prit le lieutenant des gardes municipaux par la main ; les gardes nationaux donnèrent le bras aux sous-officiers et soldats, et le défilé devant le peuple commença.

Mais une nouvelle humiliation était réservée aux prisonniers : en les voyant sortir, la foule leur cria : A bas les schakos ! Les municipaux semblent vouloir résister à cette injonction ; mais ceux qui les protègent sont les premiers à leur transmettre l'ordre du peuple, qu'il eût été imprudent, dangereux peut-être de vouloir éluder. Les municipaux défilent enfin, la tête découverte, et le cortège, car c'en était un véritable, à la tête duquel marchait un détachement de cuirassiers et que suivaient des flots d'un peuple innombrable, parcourut ainsi toutes les rues populeuses qu'il fallut prendre pour arriver jusqu'à l'Hôtel-de-Ville.

Cependant le peuple n'avait pas quitté ses prisonniers ; il les suivait, agitant des armes et des flambeaux, et ne cessant de faire entendre des cris de vengeance ; car sur tous les trottoirs de nouveaux flots populaires froissaient de leurs blouses ou de leurs habits les habits d'uniforme tout maculés du sang des citoyens : ce contact ravivait les haines mal éteintes, et plus d'une fois les municipaux crurent leur dernière heure arrivée.

A l'eau ! à l'eau les infâmes ! entendit-on crier, en arrivant sur la place du Chatelet.

Le lieutenant Bouvier se serra contre Etienne Arago, et lui dit, avec l'accent du désespoir :

Mourir !... mourir déchiré des mains du peuple que j'ai toujours aimé et défendu !... Oh ! c'est affreux !... Et mon frère est tombé naguère en Afrique !... Et j'ai une femme et des enfants ! triste situation que celle que nous fait le gouvernement !

— Du courage ! lui répondait Etienne en lui pressant fortement le bras ; avant d'arriver jusqu'à vous, il faudra qu'ils me tuent ! Rassurez-vous ; ils ne le feront pas !

 

Le cortège avait mis une heure, une heure qui fut un siècle pour tout le monde, à arriver sur le quai de Gèvres ; on avait à redouter la place de l'Hôtel-de-Ville, et ces marches qui furent jadis si funestes à Foulon. Heureusement, une manœuvre de cavalerie faite à propos et avec intelligence arrêta la foule, et le cortège seul put passer avec les prisonniers. Ceux-ci, se trouvant dès lors au milieu de troupes de toutes armes, se sentirent sauvés. Les soldats de la royauté témoignèrent alors leur reconnaissance à ceux qui les avaient protégés, en exposant leur propre vie.

Oui, leur répondit Etienne Arago, je vous ai sauvés ; mais n'oubliez pas que vous devez la vie à un républicain. Demain, ce soir peut-être, le combat continuera dans les rues ; je compte sur votre honneur, vous ne tirerez pas sur mes frères !

Peu de temps après, les mêmes démocrates visitaient les quartiers barricadés, où des hommes armés de fusils se gardaient militairement, aux feux du bivouac. Le mot d'ordre était donné, et malheur à celui qui se serait approché de trop près sans le transmettre aux sentinelles du peuple ; on courait le risque d'être considéré comme un espion de la police. C'est ce qui arriva au républicain Arago. Il courut les plus grands dangers pour s'être permis de voir ce qui se passait à la barricade du carré Saint-Martin. Les quartiers de l'insurrection étaient à tout instant sillonnés par des bandes de citoyens de tous les états, qui, éclairés par des flambeaux, à défaut, des réverbères, frappaient à toutes les portes jusqu'à ce que l'on se montrât aux fenêtres : Avez-vous des armes ? demandait le peuple ; donnez-les ; et, les armes reçues, on écrivait sur la porte, en gros caractères : Les armes ont été données.

Ce fut ainsi que, dans cette soirée, un grand nombre d'hommes du peuple s'armèrent de bons fusils à baïonnette, et qu'ils parvinrent à se procurer les cartouches que bien des gardes nationaux possédaient depuis longtemps dans leurs gibernes.

Nous l'avons déjà dit, et nous ne saurions assez le répéter, il est de toute impossibilité de rendre la physionomie de Paris dans cette soirée, sans pluie, mais sombre et boueuse. Chaque quartier en avait une particulière. Ici, on travaillait avec ardeur aux retranchements des rues, on fondait des balles, on fabriquait des cartouches et l'on s'emparait de toutes les armes découvertes.

Un peu plus loin, c'étaient des détachements considérables de gardes nationaux, avec ou sans armes, qui parcouraient les rues aux flambeaux, en criant : Vive la réforme ! vive la liberté ! Des flots de peuple et d'enfants les suivaient en chantant des strophes de la Marseillaise et du Chant du départ.

Dans la rue Montmartre, une colonne de deux à trois mille citoyens escortait un brancard sur lequel un blessé de la journée exécutait, avec le cornet à piston, le chant dit des Girondins, qu'il remplaça bientôt par la Marseillaise, accompagnée d'un chœur formidable. Ici, comme sur le boulevard et dans tous les quartiers du nord et de l'ouest, on n'avait pas besoin de flambeaux, les maisons étant illuminées, comme en plein jour, à tous les étages.

Rien de plus merveilleux, dit à ce sujet l'auteur d'une brochure intitulée les Trente heures ; rien de plus curieux que l'attitude joyeuse et dégagée de ces larges trottoirs, après les inquiètes émotions de la matinée. Rien de plus remarquable, déplus grand, que l'aspect de ce peuple, se mouvant sur le pavé des boulevards par masses de plusieurs milliers, oublieux même de ses combats, après la victoire ; ce peuple qui, revêtu des nobles livrées du travail ou des habits de l'homme du monde, n'a qu'un mot d'ordre et une seule préoccupation, la liberté !

Enfin, les postes occupés depuis vingt-quatre heures par les gardes municipaux ayant été relevés, et des soldats de la ligne les gardant à leur tour, on vit les citoyens entrer sans défiance dans les corps-de-garde et fraterniser avec la troupe, qui ne sait plus si elle appartient à l'insurrection amie, ou à un pouvoir détesté.

Cependant l'agitation se calmait dans les quartiers de l'ouest, et tout annonçait une nuit tranquille de ce côté, lorsqu'une colonne nombreuse d'ouvriers et d'habitants du faubourg Saint-Antoine descendit les boulevards pour se mêler à la fête improvisée par la population. Cette colonne, qui défilait avec un certain ordre, flambeaux et drapeaux tricolores en tête, entraînait, dans sa marche bruyante, une foule de curieux, hommes et femmes, charmés de pouvoir manifester leurs sentiments : les cris de Vive la réforme ! à bas Guizot ! retentissaient au milieu de cette foule, lorsque les chants nationaux cessaient un instant.

Les patriotes du faubourg Saint-Antoine avaient longé, sans obstacle, les boulevards des Filles-du-Calvaire, du Temple, Saint-Martin et Saint-Denis, Bonne-Nouvelle et Montmartre, quoique ces boulevards fussent couverts de nombreux régiments d'artillerie, de cuirassiers, de dragons et de ligne ; partout la colonne avait été accueillie avec un grand enthousiasme, et elle s'était grossie à chaque pas, lorsque l'officier de la garde nationale qui la dirigeait commanda une conversion à droite pour aller saluer les bureaux du National, situés à l'entrée de la rue Lepelletier, où se trouve le Grand-Opéra.

Or, cet établissement national renfermant une grande quantité d'armes diverses, la 2e légion avait été chargée tout le long du jour d'en empêcher l'envahissement : le soir seulement elle s'était retirée, ne laissant qu'un faible piquet à la mairie de la rue Pinon. Mais en apprenant que le peuple entrait dans la rue Lepelletier, les compagnies de cette même légion, qui occupaient la Bourse, accoururent sur les lieux pour défendre l'Opéra, que l'on croyait menacé. Ainsi, par l'effet d'une des singulières anomalies que l'on peut remarquer dans cette soirée, les gardes nationaux de la 2e légion se seraient probablement battus contre le peuple cherchant des armes, tandis que les gardes nationaux des légions du centre marchaient avec le peuple pour lui faire donner les fusils inactifs.

Quand les gardes nationaux de la deuxième arrivèrent à l'entrée de la rue Lepelletier, ils trouvèrent la colonne de la Bastille paisiblement agglomérée sous les fenêtres du National, recueillant avec avidité les paroles de sympathie que le rédacteur en chef, Marras t, adressait au peuple du haut du balcon.

Il ne fut donc pas difficile aux soldats de l'ordre d'engager le peuple à s'éloigner de l'Opéra, et la colonne continua sa manifestation en descendant les boulevards.

Arrivée au débouché de la rue de la Paix, elle fut rejointe par une autre colonne de citoyens et de femmes, qui revenaient delà place Vendôme, où ils avaient été forcer le ministre de la justice de Louis-Philippe, Hébert, à illuminer la façade de la Chancellerie. Comme les gens du ministre s'étaient montrés sourds, les cris des lampions ! des lampions ! et le vacarme que les enfants faisaient avec leur joyeux refrain, finirent par ouvrir les oreilles des habitants de l'hôtel, et le peuple avait battu des mains, comme en présence d'un triomphe, lorsqu'il eut aperçu des lampes derrière les croisées. C'était s'exécuter de très-mauvaise grâce, mais on s'était contenté de ce semblant d'illumination.

La foule qui revenait de cette plaisante expédition se confondit alors avec la colonne de la Bastille, qui continua sa marche bruyante et ses chants patriotiques en descendant toujours le boulevard. Le projet des patriotes du faubourg Saint-Antoine était d'aller jusqu'à la place de la Concorde et de terminer cette promenade civique par les quais et l'Hôtel-de-Ville, après avoir fait illuminer les rues et les maisons qui ne l'étaient pas. Tous ces hommes si gais, toutes ces femmes si folles de joie, dont les voix argentines se mêlaient aux cris poussés par le peuple et aux chants qu'il faisait entendre durant cette manifestation si pittoresque et si retentissante, étaient loin de s'attendre à la sanglante catastrophe qui allait les frapper au milieu de leur démonstration pacifique, car cette colonne était sans armes aucunes.

Déjà, en approchant du boulevard des Capucines, les cris et les chants étaient devenus plus significatifs : on allait atteindre l'hôtel des affaires étrangères !

Tout à coup la colonne aperçut devant elle comme un mur couronné de baïonnettes, avec lequel on cherchait à lui barrer le passage. C'était la garnison de l'hôtel de M. Guizot, rangée en bataille sur toute la largeur du boulevard. L'officier supérieur qui la commandait, entendant les cris du peuple, crut que l'hôtel allait être attaqué, et se disposa à le défendre.

Jusque-là, il ne faisait que remplir les devoirs que lui imposait probablement sa consigne. Mais on se demandera toujours comment la consigne des corps stationnant sur les boulevards par où venait de passer cette même colonne de citoyens, permit à ces corps de la laisser défiler, tandis que la consigne de l'hôtel des Capucines se trouvait exclusive et plus sévère ? C'est que ces soldats étaient condamnés à garder l'homme le plus impopulaire de toute la France, le Polignac de Louis-Philippe : tout devait leur porter ombrage.

Cependant la profonde colonne de citoyens, précédée de drapeaux et de quelques éclaireurs portant des flambeaux de résine, s'avançait toujours sans défiance : quand la tête arrivait à l'angle des Capucines, la queue était encore à la rue de la Paix. On ne pouvait pas considérer ces citoyens comme une bande d'émeutiers ; c'était tout un peuple, hommes, femmes, enfants, se livrant à une joyeuse et inoffensive manifestation. Aussi, ceux qui marchaient à la tête de ce peuple s'approchèrent-ils du chef militaire pour lui demander le libre passage, garantissant l'ordre et répondant des intentions pacifiques de tous ceux qui les suivaient. L'officier supérieur refusa ; et, comme les pourparlers s'échauffaient, on le vit tout à coup se retirer du front de la troupe, prendre sa place de bataille, et, sans avertissement préalable, sans sommation aucune, commander le feu[2]. Deux cents coups de fusil partirent aussitôt, presque à bout portant, sur cette foule compacte et sans armes !

Comment peindre la scène de désolation et de terreur dont le boulevard des Capucines fut le témoin en ce triste moment ! Un long cri d'indignation et d'horreur retentit dans toute cette foule d'hommes et de femmes qui, en fuyant, refluèrent jusqu'au boulevard des Italiens ; et, se divisant ensuite en plusieurs troupes, allèrent porter dans tous les quartiers la nouvelle de cette affreuse boucherie, eh criant Aux armes ! On assassine les citoyens ! on assassine le peuple !

D'autres, craignant de nouvelles décharges, s'étaient jetés à plat ventre dans la boue de la chaussée ou sur le bitume des trottoirs, servant ainsi de litière à ceux qui les écrasaient en se sauvant.

Quand ceux qui n'avaient été ni atteints par lès balles ni foulés aux pieds osèrent se relever, le boulevard resta couvert de morts et de mourants ; ceux-ci se débattaient dans des marres de sang et poussaient des cris déchirants plus de trois cents personnes, dont un grand nombre de femmes de toutes classes, gisaient aussi sur le pavé, ayant des membres foulés ou de graves meurtrissures sur toutes les parties du corps[3]. Lorsque le boulevard fut de nouveau éclairé par des flambeaux, on releva les victimes CINQUANTE-DEUX personnes, hommes et femmes, avaient été frappées par les halles des soldats. Plusieurs n'étaient que des cadavres inanimés ; d'autres, blessées plus ou moins dangereusement, faisaient entendre ou le râle de la mort, ou les gémissements les plus propres à arracher les larmes de ceux qui se disposaient à les transporter soit aux hôpitaux, soit chez les voisins qui s'offraient pour soigner les blessés.

Bientôt après, dit à ce sujet la correspondance émanée du National, nous avons vu revenir à la porte de notre journal un tombereau portant des cadavres : le tombereau était éclairé par des torches, entouré de braves gens, dont l'indignation étouffait les larmes et qui, découvrant les blessures saignantes, montrant ces hommes naguère chantants et joyeux, maintenant inanimés et chauds encore du feu des balles, nous criaient avec fureur : Ce sont des assassins qui les ont frappés ! nous les vengerons : donnez-nous des armes !... des armes !... Et les torches, jetant tour à tour leur lueur sur les cadavres et sur les hommes du peuple qui les conduisaient, ajoutaient encore aux émotions violentes que causait ce convoi funèbre

Le tombereau est reparti ensuite, traîné et éclairé de la même manière, ajoute la même correspondance. En portant ces morts dans les quartiers éloignés, les assistants ont fait entendre les mêmes accents de douleur virile et de terrible indignation, et partout l'indignation publique répondait à la leur ; elle s'exhalait en imprécations, en malédictions contre ces ministres impies et atroces dont le pays n'était pas encore débarrassé.

— Les citoyens qu'on massacre ainsi, s'écriait le journal la Réforme, les citoyens sur lesquels on fait feu sans sommation préalable, sont-ils des bêtes fauves, et le peuple de Paris, quand il traverse la ville, inoffensif et sans armes, sera-t-il exposé à tomber sans qu'on daigne même se souvenir, à son égard, des prescriptions d'une aussi triste loi que celle des attroupements ?...

Et après avoir raconté le terrible effet de cette scène lugubre, ce journal ajoutait les détails suivants :

En moins de deux heures, cet événement était connu dans tout Paris. Nous venons de parcourir les quartiers les plus voisins pour nous assurer de l'impression qu'il a produite. On dirait qu'il n'y a plus de sommeil pour personne. Des groupes animés stationnent au milieu et aux coins des rues : on entend tout le monde répéter : C'est infâme ! vengeance ! Des barricades s'élèvent rue Cadet, rue Vivienne, rue Grange-Batelière, rue du Faubourg-Montmartre ; un mouvement extraordinaire règne sur ce point de la capitale, qui est toujours le plus lent à se mouvoir.

 

Quand la nouvelle de cette boucherie arriva aux barricades qui défendaient les quartiers du centre, un seul cri se fit entendre d'une extrémité à l'autre de ces arrondissements populeux. Un mouvement extraordinaire s'organisa : hommes, femmes et enfants s'arrachent au sommeil pour se préparer à venger les victimes de la soirée ; les hommes élèvent d'autres barricades, et s'emparent de toutes les armes qu'ils trouvent dans les boutiques d'une grande partie des gardes nationaux ; on arrache les grilles des monuments publics, des églises mêmes, pour en faire des piques. Les femmes apportent leurs modestes couverts d'étain pour être transformés en balles ; elles montent des pavés jusqu'aux mansardes, promettant de jeter sur les troupes de Louis-Philippe jusqu'à leurs meubles. La hache frappe à coups redoublés ceux des arbres des boulevards que 1830 avait épargnés ; les vespasiennes tombent sous le marteau et la pioche, et leurs débris, mêlés aux branches des ormes, forment autant d'obstacles que la cavalerie et même la ligne vont rencontrer sur ces boulevards où elles ont manœuvré à leur aise dans la journée qui finit à peine. Les pavés sont aussi entassés partout, non-seulement dans les quartiers qui ont soutenu la lutte, mais dans toutes les rues. Enfin, le tocsin fait entendre ses lugubres tintements, et sonne la dernière heure de la dynastie appuyée sur le ministère Guizot, ou plutôt, la dernière heure de la monarchie en France.

En effet, ce n'est plus le ministère qui est désormais l'enjeu de la terrible partie que le pouvoir vient d'engager contre le peuple ; ce n'est plus du renversement du système qu'il s'agit pour le lendemain, mais bien du renversement de tout ce qui existe à la sommité. C'est une revanche de l'escamotage du 1er et du 7 août 1830 que le peuple se dispose à prendre s il s'y prépare en réunissant tous les moyens à sa disposition et toutes ses forces.

Quoique les journaux de l'opposition démocratique n'aillent pas aussi loin que les républicains des barricades, les rédacteurs de ces feuilles, écrites- sous l'impression de l'horrible événement qui est devenu l'objet de tous les entretiens, la cause la plus récente des malédictions que la population lance sur la tète du pouvoir, n'en font pas moins pressentir la gravité des événements qui se préparent.

On a donc envie de pousser le peuple à toutes les extrémités ? s'écriait le rédacteur du National, Croit-on que ceux qui l'aiment, qui défendent sa cause, que la garde nationale laisseront cet égorgement impuni ?

Et s'adressant à cette même garde nationale, dont l'opinion avait paru flottante pendant la journée qui venait de s'écouler, surtout dans les quartiers de l'aristocratie et de la finance, les journaux démocratiques conjuraient cette garde civique de se rappeler que la cause du peuple était la sienne, et que les citoyens en uniforme ne devaient pas se séparer de ceux qui n'en portaient point.

Nous nous adressons encore une fois à la garde nationale, écrivait dans la nuit le rédacteur d'une des feuilles les plus influentes du partie. Elle voudra, nous le savons, pacifier les rues. Qu'elle regarde donc ce qui se passe, et qu'elle examine à quelles conditions elle le pourra.

On pouvait, à la fin du jour, se contenter du changement complet du système politique, de la dissolution de la Chambre et des réformes demandées. La nuit a rendu ces satisfactions insuffisantes. Un crime a été commis ; il faut que justice soit faite...

Il importe que le ministère soit mis en accusation, ne fût-ce que pour ce crime odieux : il doit en répondre. Un grand exemple est nécessaire : que le vœu de la garde nationale se fasse entendre. Et, au nom des droits les plus chers de la France, nous l'adjurons de considérer que dans les temps de crise, les événements changent la situation d'une heure à l'autre. Nous sommes convaincus qu'elle pense, comme nous, que ce qui pouvait suffire naguère, ne suffit plus.

 

Les journaux avaient raison d'éclairer la garde nationale sur la situation des choses ; car la plupart des citoyens qui la composaient alors ne se doutaient guère qu'ils allaient assister, contribuer même à une révolution radicale : le peuple et les démocrates qui combattaient avec lui voyaient seuls, avec joie, poindre cette grande révolution qu'ils n'avaient cessé d'appeler de tous leurs vœux.

 

 

 



[1] Les personnes disposées à supposer que ces dialogues ne sont pas exactement et littéralement vrais, n'auraient jamais été à même d'apprécier le bon sens de beaucoup de classes d'hommes du peuple, d'ouvriers. L'instruction de ces classes a fait d'immenses progrès depuis que les éditeurs des bons livres les vendent par fractions, par livraisons. Sur dix mille souscripteurs à un ouvrage historique, grave, instructif, on peut assurer que les ouvriers y concourent pour neuf mille. Aussi, quelle différence dans le raisonnement des ouvriers, comparé à celui des marchands, trafiquants et bourgeois !

[2] Voici une autre version publiée par une correspondance de Paris, adressée aux journaux des départements, pour expliquer cette déplorable catastrophe :

M. de Courtais, y dit-on, s'est empressé d'accourir au boulevard des Capucines pour aller s'informer des causes de l'indigne tuerie de ce soir. Voici la version qu'il nous rapporte !

Il a trouvé le colonel du régiment qui a fait feu, tout consterné de ce qui était arrivé ; et voici comment ce chef de corps explique ce qu'il appelait lui-même une déplorable imprudence : Au moment où le rassemblement était arrivé, un coup de fusil, parti par mégarde du jardin de l'hôtel, a cassé la jambe du cheval du lieutenant-colonel. L'officier commandant le détachement a cru que c'était une attaque, et aussitôt, avec une irréflexion coupable, il a commandé le feu. Cet officier a été aussitôt mis en prison.

Tel est le récit que, suivant la correspondance du National, le colonel du 64e fit à M. de Courtais le soir même. On y voit que si un coup de fusil fut réellement tiré, il partit du jardin de l'hôtel de M. Guizot, où se trouvaient en effet des soldats. C'est ce coup de fusil que les royalistes ont exploité avec tant de mauvaise foi, et qu'ils exploitent encore aujourd'hui contre un homme de cœur. Mais je dois déclarer que, malgré tout ce qui a pu être dit à M. de Courtais, je n'ai encore rencontré personne qui ait entendu par lui-même ce fameux coup de fusil, et j'ai pourtant parlé de cette triste affaire avec un grand nombre de citoyens faisant partie de la colonne.

[3] Le lendemain de la catastrophe, je vis arriver, de bonne heure, dans la maison que j'habite, à Batignolles, trois demoiselles, trois sœurs, de vingt-cinq à dix-huit ans, travaillant toutes les trois, comme premières ouvrières, dans des magasins de modes ; toutes les trois s'étaient trouvées, avec deux messieurs qui les accompagnaient, à la suite de la colonne ; toutes lés trois avaient été renversées et foulées aux pieds par là foule terrifiée elles venaient chez leur mère pour s'y faire soigner des contusions qu'elles avaient reçues, l'une au bras, l'attire aux jambes, là troisième à la figure, qui était toute meurtrie. Ces demoiselles, ainsi que le beau-frère de l'une d'elles, m'ont raconté plus d'une fois l'événement de visu : personne n'avait entendu le fameux coup de fusil.